La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre XXII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 17).
CHAPITRE XXII.
LA MORT VOLONTAIRE N’EST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR D’ÂME.

On peut admirer la grandeur d’âme de ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, mais, à coup sûr, on ne saurait louer leur sagesse. Et même, à examiner les choses de plus près et de l’œil de la raison, est-il juste d’appeler grandeur d’âme cette faiblesse qui rend impuissant à supporter son propre mal ou les fautes d’autrui ? Rien ne marque mieux une âme sans énergie que de ne pouvoir se résigner à l’esclavage du corps et à la folie de l’opinion. Il y a plus de force à endurer une vie misérable qu’à la fuir, et les lueurs douteuses de l’opinion, surtout de l’opinion vulgaire, ne doivent pas prévaloir sur les pures clartés de la conscience. Certes, s’il y a quelque grandeur d’âme à se tuer, personne n’a un meilleur droit à la revendiquer que Cléombrote, dont on raconte qu’ayant lu le livre où Platon discute l’immortalité de l’âme, il se précipita du haut d’un mur pour passer de cette vie dans une autre qu’il croyait meilleure[1] ; car il n’y avait ni calamité, ni crime faussement ou justement imputé dont le poids pût lui paraître insupportable ; si donc il se donna la mort, s’il brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par pure grandeur d’âme. Eh bien ! je dis que si l’action de Cléombrote est grande, elle n’est du moins pas bonne ; et j’en atteste Platon lui-même, Platon, qui n’aurait pas manqué de se donner la mort et de prescrire le suicide aux autres, si ce même génie qui lui révélait l’immortalité de l’âme, ne lui avait fait comprendre que, cette action, loin d’être permise, doit être expressément défendue[2].

Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne pas tomber en la puissance des ennemis. Je réponds qu’il ne s’agit pas de ce qui a été fait, mais de ce qu’on doit faire. La raison est au-dessus des exemples, et les exemples eux-mêmes s’accordent avec la raison, quand on sait choisir ceux qui sont le plus dignes d’être imités, ceux qui viennent de la plus haute piété. Ni les Patriarches, ni les Prophètes, ni les Apôtres ne nous ont donné l’exemple du suicide. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui avertit ses disciples, en cas de persécution, de fuir de ville en ville[3], ne pouvait-il pas leur conseiller de se donner la mort, plutôt que de tomber dans les mains de leurs persécuteurs ? Si donc il ne leur a donné ni le conseil, ni l’ordre de quitter la vie, lui qui leur prépare, suivant ses promesses, les demeures de l’éternité[4], il s’ensuit que les exemples invoqués par les Gentils, dans leur ignorance de Dieu, ne prouvent rien pour les adorateurs du seul Dieu véritable.

  1. Voyez Cicéron, Tusc. qu., lib. i, cap. 31.
  2. En effet, dans le Phédon même, Platon se prononce formellement contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de la philosophie. Voyez le Phédon, trad. fr., tome i, p. 194 et suiv.
  3. Matt. x, 23.
  4. Jean. xiv, 2.