La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre XII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 10-11).
CHAPITRE XII.
LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE[1].

Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs chrétiens n’ont pu être ensevelis. Eh bien ! est-ce un si grand sujet de crainte pour des hommes de foi, qui ont appris de l’Évangile que la dent des bêtes féroces n’empêchera pas la résurrection des corps, et qu’il n’y a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr[2] ? Si les traitements que l’ennemi fait subir à nos cadavres pouvaient faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l’âme[3] ?» À moins qu’il ne se rencontre un homme assez insensé pour prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort, en ce qu’ils peuvent priver le corps de sépulture. À ce compte, elle serait fausse cette parole du Christ : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous[4] » ; car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité ! S’il est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsqu’ils tuent, c’est que le corps ressent le coup dont il est frappé ; une fois mort, il n’y a plus rien à faire contre lui, parce qu’il a perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre n’a pas recouvert le corps d’un grand nombre de chrétiens ; mais aucune puissance n’a pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa présence le maître de la création et de la résurrection des hommes. On m’opposera cette parole du Psalmiste : « Ils ont exposé les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme l’eau autour de Jérusalem, et il n’y avait personne qui leur donnât la sépulture[5] ». Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort paraît horrible aux yeux des hommes ; « mais elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort des saints ». Ainsi donc, toute cette pompe des funérailles, sépulture choisie, cortège funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait croire que c’est un obstacle à la gloire du juste d’être enseveli simplement ou de ne pas l’être du tout. Certes, cette multitude de serviteurs qui suivait le corps du riche voluptueux de l’Évangile composait aux yeux des hommes une pompe magnifique, mais elles furent bien autrement éclatantes aux yeux de Dieu les funérailles de ce pauvre couvert d’ulcères que les anges portèrent, non dans un tombeau de marbre, mais dans le sein d’Abraham[6].

Je vois sourire les adversaires contre qui j’ai entrepris de défendre la Cité de Dieu. Et cependant leurs philosophes ont souvent marqué du mépris pour les soins de la sépulture[7]. Plus d’une fois aussi, des armées entières, décidées à mourir pour leur patrie terrestre, se sont mises peu en peine de ce que deviendraient leurs corps et à quelles bêtes ils serviraient de pâture. C’est ce qui fait applaudir ce vers d’un poète[8] :

« Le ciel couvre celui qui n’a point de tombeau ».

Pourquoi donc tirer un sujet d’insulte contre les chrétiens de ces corps non ensevelis ? N’a-t-il pas été promis[9] aux fidèles que tous leurs membres et leur propre chair sortiront un jour de la terre et du plus profond abîme des éléments, pour leur être rendus dans leur première intégrité ?

  1. Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées dans le petit traité de saint Augustin : De cura pro mortuis gerenda. Voir tome XII.
  2. Luc. XXI, 18.
  3. Matt. X, 28.
  4. Luc. XII, 4.
  5. Psal. LXXVIII, 2-3.
  6. Luc. XVI, 19 et seq.
  7. Notamment les philosophes de l’école cynique et ceux de l’école stoïcienne. Voyez Sénèque, De tranquill. an., cap. 14, et Epist. 92 ; — et Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 12 et seq.
  8. Lucain, Pharsale, liv. vii, vers 819.
  9. I Cor. xv, 52.