La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre X

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 8-10).
CHAPITRE X.
LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANT LES CHOSES TEMPORELLES.

Pesez bien toutes ces raisons, et dites-moi s’il peut arriver aucun mal aux hommes de foi et de piété qui ne se tourne en bien pour eux. Serait-elle vaine, par hasard, cette parole de l’Apôtre : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu[1] ? » — Mais ils ont perdu tout ce qu’ils avaient. Ont-ils perdu la foi, la piété ? Ont-ils perdu les biens de l’homme intérieur, riche devant Dieu[2] ? Voilà l’opulence des chrétiens, comme parle le très-opulent apôtre : « C’est une grande richesse que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit. Car nous n’avons rien apporté en ce monde, et il est sans aucun doute que nous ne pouvons aussi en rien emporter. Ayant donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. Mais ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège du diable, et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation. Car l’amour des richesses est la racine de tous les maux, et quelques-uns, pour en avoir été possédés, se sont détournés de la foi et embarrassés en une infinité d’afflictions et de peines[3] ».

Ceux donc qui, dans le sac de Rome, ont perdu les richesses de la terre, s’ils les possédaient de la façon que recommande l’Apôtre, pauvres au dehors, riches au dedans, c’est-à-dire s’ils en usaient comme n’en usant pas[4], ils ont pu dire avec un homme fortement éprouvé, mais nullement vaincu : « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et je retournerai nu dans la terre. Le Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout ôté. Il n’est arrivé que ce qui lui a plu ; que le nom du Seigneur soit béni[5] ! » Job pensait donc que la volonté du Seigneur était sa richesse, la richesse de son âme, et il ne s’affligeait point de perdre pendant la vie ce qu’il faut nécessairement perdre à la mort. Quant aux âmes plus faibles, qui, sans préférer ces biens terrestres au Christ, avaient pour eux quelque attachement profane, elles ont senti dans la douleur de les perdre le péché de les avoir aimés. Suivant la parole de l’Apôtre, que je rappelais tout à l’heure, elles ont d’autant plus souffert qu’elles avaient donné plus de prise à la douleur en s’embarrassant dans ses voies. Après avoir si longtemps fermé l’oreille aux leçons de la parole divine, il était bon qu’elles fussent rendues attentives à celles de l’expérience ; car lorsque l’Apôtre a dit : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, etc. », ce qu’il blâme dans les richesses, ce n’est pas de les posséder, mais de les convoiter ; aussi donne-t-il ailleurs des règles pour leur usage : « Recommandez », dit-il à Timothée, « aux riches de ce monde de n’être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines et périssables, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance tout ce qui est nécessaire à la vie ; et ordonnez-leur d’être charitables et bienfaisants, de se rendre riches en bonnes œuvres, de donner l’aumône de bon cœur, de faire part de leurs biens, de se faire un trésor et un fondement solide pour l’avenir, afin d’arriver à la véritable vie[6] ». Ceux qui faisaient un tel usage de leurs biens ont été consolés de pertes légères par de grands bénéfices, et ils ont tiré plus de satisfaction des biens qu’ils ont mis en sûreté, en les employant en aumônes, qu’ils n’ont ressenti de tristesse de ceux qu’ils ont perdus en voulant les retenir par avarice. Tout ce qu’ils n’ont pas eu la force d’enlever à la terre, la terre le leur a ravi pour jamais.

Il en est tout autrement de ceux qui ont écouté ce commandement de leur Seigneur : « Ne vous faites point des trésors dans la terre, où la rouille et les vers les dévorent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ; mais faites-vous des trésors dans le ciel, où les voleurs ne peuvent les dérober, ni la rouille et les vers les corrompre ; car, où est votre trésor, là est aussi votre cœur[7] ». Ceux qui ont écouté cette voix ont éprouvé, dans les jours d’affliction, combien ils ont été sages de ne point mépriser le conseil d’un maître si véridique et d’un gardien si puissant et si fidèle de leur trésor. Si plusieurs se sont applaudis d’avoir caché leurs richesses en des lieux que le hasard a préservés pour un jour des atteintes de l’ennemi, quelle joie plus solide et plus sûre d’elle-même ont dû éprouver ceux qui, fidèles à l’avertissement de leur Dieu, ont cherché un asile à jamais inviolable à toutes les atteintes !

C’est ainsi que notre cher Paulin, évêque de Nole, de très-riche qu’il était, devenu volontairement très-pauvre, et d’autant plus opulent en sainteté, quand il fut fait prisonnier des barbares, à la prise de Nole[8], adressait en son cœur (c’est lui-même qui nous l’a confié) cette prière à Dieu : « Seigneur, ne permettez pas ce que je sois torturé pour de l’or et de l’argent ; car où sont toutes mes richesses, vous le savez ». Elles étaient, en effet, aux lieux où nous recommande de les recueillir et de thésauriser le Prophète qui avait prédit au monde toutes ces calamités. Ainsi, ceux qui avaient obéi à leur Seigneur et thésaurisé suivant ses conseils, n’ont pas même perdu leurs richesses terrestres dans cette invasion des barbares ; et pour ceux qui ont eu à se repentir de leur désobéissance, ils ont appris le véritable usage de ces biens, non par une sagesse qui ait prévenu leur perte, mais par l’expérience qui l’a suivie.

Mais, dit-on, parmi les bons, il s’en est trouvé plusieurs, même chrétiens, qu’on a mis à la torture pour leur faire livrer leurs biens. Je réponds que le bien qui les rendait bons, ils n’ont pu ni le livrer, ni le perdre. S’ils ont préféré supporter les tourments que de livrer ces richesses, tristes gages d’iniquité, je dis qu’ils n’étaient pas vraiment bons. Ils avaient donc besoin d’être avertis par les souffrances que l’amour de l’or leur a fait subir, de celles que l’amour du Christ doit nous faire surmonter, afin d’apprendre ainsi à aimer celui qui enrichit d’une félicité éternelle les fidèles qui souffrent pour lui, de préférence à l’or et à l’argent, biens misérables qui ne sont pas dignes qu’on souffre pour eux, soit qu’on les conserve par un mensonge, soit qu’on les perde en avouant la vérité. Au surplus, nul dans les tortures n’a perdu le Christ en le confessant ; nul n’a conservé sa fortune qu’en la niant. Aussi, je dirai que les tourments leur étaient peut-être plus utiles, en leur apprenant à aimer un bien qui ne se corrompt pas, que ces biens temporels, dont l’amour ne servait qu’à tourmenter leurs possesseurs d’agitations sans fruit. Mais, dit-on encore, quelques-uns, qui n’avaient aucun trésor à livrer, n’ont pas laissé d’être mis à la torture, parce qu’on ne les en croyait pas sur parole. Je réponds que, s’ils n’avaient rien, ils désiraient peut-être avoir ; ils n’étaient point saintement pauvres dans leur volonté ; il a donc fallu leur montrer que ce ne sont point les richesses, mais la passion d’en avoir, qui rendent dignes de pareils châtiments. En est-il maintenant qui, ayant embrassé une vie meilleure, ne possédant ni or ni argent cachés, aient été torturés à cause des trésors qu’on leur supposait ? Je n’en sais rien, mais en serait-il ainsi, je dirais encore que celui qui, au milieu des tourments, confessait la pauvreté sainte, celui-là, certes, confessait Jésus-Christ. Or, un confesseur de la pauvreté sainte a bien pu être méconnu par les barbares, mais il n’a pu souffrir sans recevoir du ciel le prix de sa vertu.

J’entends dire que plusieurs chrétiens ont eu à subir une longue famine. Mais c’est encore une épreuve que les vrais fidèles ont tournée à leur avantage eu la souffrant pieusement. Pour ceux, en effet, que la faim a tués, elle les a délivrés des maux de la vie, comme aurait pu faire une maladie ; pour ceux qu’elle n’a pas tués, elle leur a appris à mener une vie plus sobre et à faire des jeûnes plus longs.

  1. Rom. VIII, 28.
  2. I Petr. III, 4.
  3. I Tim. VI, 6-10.
  4. I Cor. VII, 31.
  5. Job. I, 21.
  6. I Tim. VI, 17-19.
  7. Matt. VI, 19-21.
  8. Nole fut prise par Alaric, peu après le sac de Rome. Sur l’héroïque résignation de saint Paulin, voyez Montaigne, Essais, liv. I, chap. 38.