La Cité de Dieu (Augustin)/Livre I/Chapitre VI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 4-5).
CHAPITRE VI.
LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT UNE VILLE D’ASSAUT, N’AVAIENT POINT COUTUME DE FAIRE GRACE AUX VAINCUS RÉFUGIÉS DANS LES TEMPLES DES DIEUX.

Laissons donc de côté cette infinité de peuples qui se sont fait la guerre et n’ont jamais épargné les vaincus qui se sauvaient dans les temples de leurs dieux : parlons des Romains, de ces Romains dont le plus magnifique éloge est renfermé dans le vers fameux du poëte :

« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes ».

Considérons ce peuple à qui un auteur a rendu ce témoignage, qu’il aimait mieux pardonner une injure que d’en tirer vengeance[1]. Quand ils ont pris et saccagé tant de grandes villes pour étendre leur domination, qu’on nous dise quels temples ils avaient coutume d’excepter pour servir d’asile aux vaincus. S’ils en avaient usé de la sorte, est-ce que leurs historiens en auraient fait mystère ? Mais quelle apparence que des écrivains qui cherchaient avidement l’occasion de louer les Romains eussent passé sous silence des marques si éclatantes et à leurs yeux si admirables de respect envers leurs dieux ! Marcus Marcellus, l’honneur du nom romain, qui prit la célèbre ville de Syracuse, la pleura, dit-on, avant de la saccager, et répandit des larmes pour elle avant que de répandre le sang de ses habitants[2]. Il fit plus : persuadé que les lois de la pudeur doivent être respectées même à l’égard d’un ennemi, il donna l’ordre avant l’assaut de ne violer aucune personne libre. La ville néanmoins fut saccagée avec toutes les horreurs de la guerre, et l’on ne lit nulle part qu’un capitaine si chaste et si clément ait commandé que ceux qui se réfugieraient dans tel ou tel temple eussent la vie sauve. Et certes, si un pareil commandement eût été donné, les historiens ne l’auraient point passé sous silence, eux qui n’ont oublié ni les larmes de Marcellus, ni ses ordres pour protéger la chasteté. Fabius[3] le vainqueur de Tarente, est loué pour s’être abstenu de toucher aux images des dieux. Un de ses secrétaires lui ayant demandé ce qu’il fallait faire d’un grand nombre de statues tombées sous la main des vainqueurs, il fit une réponse dont la modération est relevée de fine ironie. « Comment sont-elles ? » demanda-t-il. Et sur la réponse qu’on lui fit, qu’elles étaient fort grandes et même armées : « Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs dieux irrités ». Puis donc que les historiens romains n’ont pas manqué de nous dire les larmes de celui-ci et le rire de celui-là, la chaste compassion du premier et la modération spirituelle du second, comment auraient-ils gardé le silence, si quelques généraux avaient ordonné de tel ou tel de leurs dieux que l’on ne fit dans son temple ni victimes ni prisonniers ?

  1. Salluste, Ibid., ch, 9.
  2. Voyez Tite-Live liv. xxv, ch. 24.
  3. Q. Fabius Maximus Verrucosus. Voyez Tite-Live, liv. xxvii, ch. 16 ; et Plutarque, Vie de Fabius, ch. 23.