La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre VII

Durand (p. 193-210).

CHAPITRE VII.

LA RELIGION DE LA CITÉ.

1o Les repas publics.

On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un repas qu’on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l’homme ait donnée à l’acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, auquel on ne doutait pas qu’elle ne fût présente, et dont on lui donnait sa part.

La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette nature ; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en l’honneur des divinités protectrices. L’usage de ces repas publics était universel en Grèce ; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur accomplissement[1].

L’Odyssée nous donne la description d’un de ces repas sacrés ; neuf longues tables sont dressées pour le peuple de Pylos ; à chacune d’elles cinq cents citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l’honneur des dieux. Ce repas, que l’on appelle le repas des dieux, commence et finit par des libations et des prières[2]. L’antique usage des repas en commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes ; on racontait qu’Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l’acte sacré[3].

Les repas publics de Sparte sont fort connus ; mais on s’en fait ordinairement une idée qui n’est pas conforme à la vérité. Or se figure les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie privée n’eût pas été connue chez eux. Nous savons au contraire par des textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur maison, au milieu de leur famille[4]. Les repas publics avaient lieu deux fois par mois, sans compter les jours de fête. C’étaient des actes religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos et dans toute la Grèce[5].

Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne pouvaient guère avoir lieu qu’aux fêtes solennelles, la religion prescrivait qu’il y eût chaque jour un repas sacré. À cet effet, quelques hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans l’enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les Grecs étaient convaincus que si ce repas venait à être omis un seul jour, l’État était menacé de perdre la faveur de ses dieux.

À Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s’acquitter de ce devoir. Les citoyens qui s’asseyaient à la table sacrée, étaient revêtus momentanément d’un caractère sacerdotal ; on les appelait parasites ; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par être un titre sacré[6]. Au temps de Démosthènes, les parasites avaient disparu ; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées aux repas communs[7].

À voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête ; c’était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs chaque fois qu’on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux ; mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi[8]. » « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d’heureux augure que la prière envoie devant elle vers les dieux[9]. » Les convives, pour la même raison, étaient vêtus de robes blanches ; le blanc était la couleur sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux[10].

Le repas commençait invariablement par une prière et des libations ; on chantait des hymnes. La nature des mets et l’espèce de vin qu’on devait servir étaient réglées par le rituel de chaque cité. S’écarter en quoi que ce fût de l’usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu’à fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre ; dans telle autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des pains était immuablement fixée[11]. Ces règles de la vieille religion ne cessèrent jamais d’être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours leur simplicité primitive. Croyances, mœurs, état social, tout changea ; ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très-scrupuleux observateurs de leur religion nationale.

Il est juste d’ajouter que lorsque les convives avaient satisfait à la religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient, immédiatement après, commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec leur goût. C’était assez l’usage à Sparte[12].

La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu’en Grèce. Aristote dit qu’elle existait anciennement chez les peuples qu’on appelait Œnotriens, Osques, Ausones[13]. Virgile en a consigné le souvenir, par deux fois, dans son Énéide ; le vieux Latinus reçoit les envoyés d’Énée, non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion des ancêtres ; là ont lieu les festins sacrés après l’immolation des victimes ; là tous les chefs de famille s’asseyent ensemble à de longues tables. » Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve célébrant un sacrifice ; le roi est au milieu de son peuple ; tous sont couronnés de fleurs ; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la louange du dieu de la cité.

Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les représentants des curies mangèrent en commun. Le Sénat, à certains jours, faisait un repas sacré au Capitole[14]. Aux fêtes solennelles, des tables étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. À l’origine, les pontifes présidaient à ces repas ; plus tard on délégua ce soin à des prêtres spéciaux que l’on appela epulones.

Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait les membres d’une cité. L’association humaine était une religion ; son symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une couronne ; tous font ensemble la libation, récitent une même prière, chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même autel ; au milieu d’eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n’est ni l’intérêt, ni une convention, ni l’habitude ; c’est cette communion sainte pieusement accomplie en présence des dieux de la cité.

2o Les fêtes et le calendrier.

De tout temps et dans toutes les sociétés, l’homme a voulu honorer ses dieux par des fêtes ; il a établi qu’il y aurait des jours pendant lesquels le sentiment religieux règnerait seul dans son âme, sans être distrait par les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu’il a à vivre, il a fait la part des dieux.

Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année par une nouvelle cérémonie religieuse ; on appelait cette fête le jour natal ; tous les citoyens devaient la célébrer.

Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de l’enceinte de la ville, amburbalia, celle des limites du territoire, ambarvalia. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, vêtus de robes blanches et couronnés de feuillage ; ils faisaient le tour de la ville ou du territoire en chantant des prières ; en tête marchaient les prêtres, conduisant des victimes qu’on immolait à la fin de la cérémonie[15].

Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité, chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, réclamait un culte ; Romulus avait le sien, et Servius Tullius, et bien d’autres, jusqu’à la nourrice de Romulus et à la mère d’Évandre. Athènes avait de même la fête de Cécrops, celle d’Érechthée, celle de Thésée ; et elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et Eurysthée, et Androgée, et une foule d’autres.

Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en Italie, chaque acte de la vie de l’agriculteur était accompagné de sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. À Rome, les prêtres fixaient chaque année le jour où devaient commencer les vendanges, et le jour où l’on pouvait boire du vin nouveau. Tout était réglé par la religion. C’était la religion qui ordonnait de tailler la vigne ; car elle disait aux hommes : il y aura impiété à offrir aux dieux une libation avec le vin d’une vigne non taillée[16].

Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu’elle avait adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. À mesure que le culte d’une divinité nouvelle s’introduisait dans la cité, il fallait trouver dans l’année un jour à lui consacrer. Ce qui caractérisait ces fêtes religieuses, c’était l’interdiction du travail, l’obligation d’être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion athénienne ajoutait : gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les uns aux autres[17].

Le calendrier n’était pas autre chose que la succession des fêtes religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres.

À Rome on fut longtemps sans le mettre en écrit ; le premier jour du mois, le pontife, après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple et disait quelles fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s’appelait calatio, d’où vient le nom de calendes qu’on donnait à ce jour-là.

Le calendrier n’était réglé ni sur le cours de la lune ni sur le cours apparent du soleil ; il n’était réglé que par les lois de la religion, lois mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion prescrivait de raccourcir l’année et quelquefois de l’allonger. On peut se faire une idée des calendriers primitifs, si l’on songe que chez les Albains le mois de mai avait douze jours et que mars en avait trente-six[18].

On conçoit que le calendrier d’une ville ne devait ressembler en rien à celui d’une autre, puisque la religion n’était pas la même entre elles, et que les fêtes, comme les dieux, différaient. L’année n’avait pas la même durée d’une ville à l’autre. Les mois ne portaient pas le même nom ; Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré ordinairement de la principale fête qu’il contenait ; or les fêtes n’étaient pas les mêmes. Les cités ne s’accordaient pas pour faire commencer l’année à la même époque, ni pour compter la série de leurs années à partir d’une même date. En Grèce, la fête d’Olympie devint à la longue une date commune, mais qui n’empêcha pas chaque cité d’avoir son année particulière. En Italie chaque ville comptait les années à partir du jour de sa fondation.

3o Le cens.

Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité il y en avait une qu’on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans à Athènes[19] ; on ne l’accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les rites qui y étaient observés et le nom même qu’elle portait, indiquent que cette cérémonie devait avoir pour vertu d’effacer les fautes commises par les citoyens contre le culte. En effet cette religion si compliquée était une source de terreurs pour les anciens ; comme la foi et la pureté des intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans la pratique minutieuse d’innombrables prescriptions, on devait toujours craindre d’avoir commis quelque négligence, quelqu’omission ou quelqu’erreur, et l’on n’était jamais sûr de n’être pas sous le coup de la colère ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le cœur de l’homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de l’accomplir (c’était à Rome le censeur, avant le censeur c’était le consul, avant le consul le roi), commençait par s’assurer à l’aide des auspices que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le peuple par l’intermédiaire d’un héraut qui se servait à cet effet d’une formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient hors des murs ; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois le tour de l’assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un porc, un taureau (suovetaurile) ; la réunion de ces trois animaux constituait chez les Grecs comme chez les Romains un sacrifice expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession ; quand le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de prière, et il immolait les victimes[20]. À partir de ce moment, toute souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la cité était en paix avec ses dieux.

Pour un acte de cette nature et d’une telle importance, deux choses étaient nécessaires : l’une était qu’aucun étranger ne se glissât parmi les citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie ; l’autre était que tous les citoyens y soient présents, sans quoi la cité aurait pu garder quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût précédée d’un dénombrement des citoyens. À Rome et à Athènes on les comptait avec un soin très-scrupuleux ; il est probable que leur nombre était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la cérémonie.

La perte du droit de cité était la punition de l’homme qui ne s’était pas fait inscrire. Cette sévérité s’explique. L’homme qui n’avait pas pris part à l’acte religieux, qui n’avait pas été purifié, pour qui la prière n’avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, il n’était plus citoyen[21].

On peut juger de l’importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l’acte sacré. Or il résultait de là qu’à partir de ce jour jusqu’à la lustration suivante, chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait assigné dans la cérémonie. Il était sénateur, s’il avait compté ce jour-là parmi les sénateurs ; chevalier, s’il avait figuré parmi les chevaliers. Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle il avait été ce jour-là ; et même, si le magistrat avait refusé de l’admettre dans la cérémonie, il n’était plus citoyen. Ainsi la place que chacun avait occupée dans l’acte religieux et où les dieux l’avaient vu, était celle qu’il gardait dans la cité pendant quatre ans. L’immense pouvoir des censeurs est venu de là.

À cette cérémonie les citoyens seuls assistaient ; mais leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves, leurs biens meubles et immeubles étaient, en quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C’est pour cela qu’avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l’énumération des personnes et des choses qui dépendaient de lui.

La lustration était accomplie au temps d’Auguste avec la même exactitude et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la regardaient encore comme un acte religieux ; les hommes d’État y voyaient au moins une excellente mesure d’administration.

4o La religion dans l’assemblée, au Sénat, au tribunal, à l’armée ; le triomphe.

Il n’y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît intervenir les dieux. Comme on était sous l’empire de cette idée qu’ils étaient tour à tour d’excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l’homme n’osait jamais agir sans être sûr qu’ils lui fussent favorables.

Le peuple ne se réunissait en assemblée qu’aux jours où la religion le lui permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un certain jour ; c’était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient été ou absents ou irrités ; sans doute encore ils devaient l’être chaque année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce jour était à tout jamais néfaste : on ne s’assemblait pas, on ne jugeait pas, la vie publique était suspendue.

À Rome, avant d’entrer en séance, il fallait que les augures assurassent que les dieux étaient propices. L’assemblée commençait par une prière que l’augure prononçait et que le consul répétait après lui.

Il en était de même chez les Athéniens : l’assemblée commençait toujours par un acte religieux. Des prêtres offraient un sacrifice ; puis on traçait un grand cercle en répandant à terre de l’eau lustrale, et c’était dans ce cercle sacré que les citoyens se réunissaient[22]. Avant qu’aucun orateur prit la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On consultait aussi les auspices, et s’il se manifestait dans le ciel quelque signe d’un caractère funeste, l’assemblée se séparait aussitôt[23].

La tribune était un lieu sacré, et l’orateur n’y montait qu’avec une couronne sur la tête.[24]

Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions prises eussent été entachées de nullité ; car les dieux n’y eussent pas été présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux[25].

Le sénat d’Athènes n’était guère différent. La salle renfermait aussi un autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque séance. Tout sénateur en entrant s’approchait de l’autel et prononçait une prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne sur la tête comme dans les cérémonies religieuses[26].

On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu’aux jours que la religion indiquait comme favorables. À Athènes, la séance du tribunal avait lieu près d’un autel et commençait par un sacrifice[27]. Au temps d’Homère, les juges s’assemblaient « dans un cercle sacré. »

Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l’indication de la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que toutes ces choses touchaient à la religion.

Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la paix. Il y avait dans les villes italiennes[28] des colléges de prêtres appelés féciaux qui présidaient, comme les κήρυκες chez les Grecs, à toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus vénérée de l’Italie. Avant de partir pour une expédition, l’armée étant rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il en était exactement de même à Athènes et à Sparte[29].

L’armée en campagne présentait l’image de la cité ; sa religion la suivait. Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait nuit et jour le feu sacré[30]. Une armée romaine était accompagnée d’augures et de pullaires ; toute armée grecque avait un devin.

Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le consul fait amener une victime et la frappe de la hache ; elle tombe : ses entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine, et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le fond de l’art militaire chez les Romains était de n’être jamais obligé de combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C’est pour cela qu’ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.

Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun a son poste de combat ; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l’ennemi. Ils attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes favorables ; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l’épée à la main, combattent et sont vainqueurs.

Après chaque victoire on offrait un sacrifice ; c’est là l’origine du triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n’était pas moins usité chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l’opinion qui attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l’armée leur avait adressé une prière analogue à celle qu’on lit dans Eschyle : « À vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d’arroser vos autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d’étaler dans vos temples saints les trophées conquis par la lance[31]. » En vertu de cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L’armée rentrait dans la ville pour l’accomplir ; elle se rendait au temple en formant une longue procession et en chantant un hymne sacré, θρίαμβος[32].

À Rome la cérémonie était à peu près la même. L’armée se rendait en procession au principal temple de la ville ; les prêtres marchaient en tête du cortége, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient un hymne comme en Grèce. Il vint à la vérité un temps où les soldats ne se firent pas scrupule de remplacer l’hymne, qu’ils ne comprenaient plus, par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais ils conservèrent du moins l’usage de répéter de temps en temps le refrain, Io triumphe[33]. C’était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son nom.

Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l’homme. L’âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l’empire de cette religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l’homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle gouvernait l’être humain avec une autorité si absolue qu’il ne restait rien qui fût en dehors d’elle.

Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que pour brider le peuple. Jamais religion n’a eu une telle origine, et toute religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d’utilité publique, ne s’est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les Romains assujettissaient la religion à l’État ; c’est le contraire qui est vrai ; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n’ont connu ces tristes conflits qui ont été si communs dans d’autres sociétés entre l’Église et l’État. Mais cela tient uniquement à ce qu’à Rome, comme à Sparte et à Athènes, l’État était asservi à la religion ; ou plutôt, l’État et la religion étaient si complétement confondus ensemble qu’il était impossible non-seulement d’avoir l’idée d’un conflit entre eux, mais même de les distinguer l’un de l’autre.

  1. σωτήρια τῶν πολέων σύνδειπνα. Athénée, V, 2.
  2. Homère, Od., III, 5-9 ; 43-50 : 339-341.
  3. Athénée, X, 49.
  4. Athénée, IV, 17 ; IV, 21. Hérodote, I, 57. Plutarque, Cléomène, 13.
  5. Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, Gouv. d’Ath., 2 ; le scholiaste d’Aristophane, Nuées, 393 ; Athénée, X, 49 ; pour la Crète et la Thessalie, par des auteurs que cite Athénée, IV, 22 ; pour Argos, par une inscription, Bœckh, 1122 ; pour d’autres villes, par Pindare, Ném., XI ; Théognis, 269 ; Pausanias, V, 15 ; Athénée, IV, 32 ; IV, 61 ; I, 58 ; X, 24 ; X, 25 ; XI, 66.
  6. Plutarque, Solon, 24. Athénée, VI, 26.
  7. Démosth., Pro corona, 53. Aristote, Pol., VII, 1, 19. Pollux, VIII, 155.
  8. Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.
  9. Athénée, XV, 19.
  10. Platon, Lois, XII, 956. Cicéron, De legib., II, 18. Virgile, V, 70, 774 ; VII, 135 ; VIII, 274. De même chez les Hindous dans les actes religieux il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc : Lois de Manou, IV, 66, 72.
  11. Athénée, I, 58 ; IV, 32 ; XI, 66.
  12. Athénée, IV, 19 ; IV, 20.
  13. Aristote, Pol., IV, 9, 3.
  14. Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.
  15. Tibulle, II, 1. Festus, vo Amburbiales.
  16. Varron, VI, 16. Virgile, Géorg., I, 340-350. Pline, XVIII, 29. Festus, vo Vinalia. Théophr., Caract., 3. Plutarque, Quest. rom., 40 ; Numa, 14.
  17. Loi de Solon, citée par Démosthènes, in Timocrat.
  18. Censorinus, 22. Macrobe, I, 14 ; I, 15. Varron, V, 28 ; VI, 27.
  19. Diogène Laërce, Vie de Socrate, 23. Harpocration, φαρμακὸς. De même on purifiait chaque année le foyer domestique : Eschyle, Choéph., 966.
  20. Varron, L. L., VI, 86. Valère-Maxime, V, 1, 10. Tite-Live, I, 44 ; III, 22 ; VI, 27. Properce, IV, 1, 20. Servius, ad Eclog., X, 55 ; ad Æn., VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius ; on peut croire qu’elle est plus vieille que Rome, et, qu’elle existait dans toutes les villes aussi bien qu’à Rome. Ce qui l’a fait attribuer à Servius, c’est précisément qu’il l’a modifiée, comme nous le verrons plus tard.
  21. Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration ; aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.
  22. Aristoph., Acharn., 44. Eschine, in Timarch., I, 21 ; in Ctesiph., 176, et Schol. Dinarque, in Aristog., 14.
  23. Aristoph., Acharn., 171.
  24. Aristoph., Thesmoph., 381, et Schol. : στέφανον ἔθος ἦν τοῖς λέγουσι στεφανοῦσθαι πρῶτον.
  25. Aulu-Gelle, d’après Varron, XIV, 7. Cicéron, ad Famil., X, 12. Suétone, Aug., 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
  26. Andocide, De myst., 44 ; De red, 15. Antiphon, Pro chor., 45. Lycurgue, in Leocr., 122. Démosth., in Midiam, 114. Diodore, XIV, 4.
  27. Aristophane, Guêpes, 860-865. Homère, Iliade, XVIII, 504.
  28. Denys, II, 73. Servius, X, 14.
  29. Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, Hellen., VI, 5.
  30. Hérodote, VIII, 6. Plutarq., Agésilas, 6 ; Public., 17. Xénoph., Gouv. de Lacéd., 14. Denys, IX, 6. Julius Obsequens, 12, 116. Stobée, 42.
  31. Eschyle, Sept chefs, 252-260. Euripide, Phénic., 573.
  32. Diodore, IV, 5. Photius : θρίαμβος, ἐπίδειξις νίκης, πομπή.
  33. Varron, L. L., VI, 64. Pline, H. N., VII, 56. Macrobe, I, 19.