La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre IX

Durand (p. 219-227).

CHAPITRE IX.

GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI.

1o  Autorité religieuse du roi.

Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le gouvernement qu’elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, combinant ses institutions. Ce n’est pas ainsi que les lois se trouvent et que les gouvernements s’établissent. Les institutions politiques de la cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu’elle ; chaque membre de la cité les portait en lui-même ; car elles étaient en germe dans les croyances et la religion de chaque homme.

La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême ; elle n’admettait pas que l’autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille ; le foyer de la curie avait son curion ou phratriarque ; chaque tribu avait de même son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême.

Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui donnait d’autres titres ; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, les Grecs l’appelaient volontiers prytane ; quelquefois encore ils l’appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte ; il entretient le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas religieux.

Il importe de prouver que les anciens rois de l’Italie et de la Grèce étaient des prêtres. On lit dans Aristote : « Le soin des sacrifices publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et que l’on appelle ici rois, là prytanes, ailleurs archontes[1]. » Ainsi parle Aristote, l’homme qui a le mieux connu les constitutions des cités grecques. Ce passage si précis prouve d’abord que les trois mots, roi, prytane, archonte, ont été longtemps synonymes ; cela est si vrai qu’un ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de Lacédémone, l’intitula Archontes et prytanes des Lacédémoniens[2]. Il prouve encore que le personnage que l’on appelait indifféremment de l’un de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité et de sa puissance.

Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s’adressent au roi d’Argos en ces termes : « Tu es le prytane suprême, et c’est toi qui veilles sur le foyer de ce pays[3]. » Dans Euripide, Oreste meurtrier de sa mère dit à Ménélas : « Il est juste que, fils d’Agamemnon, je règne dans Argos ; » et Ménélas lui répond : « Es-tu donc en mesure, toi meurtrier, de toucher les vases d’eau lustrale pour les sacrifices ? Es-tu en mesure d’égorger les victimes[4] ? » La principale fonction d’un roi était donc d’accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre, il n’était plus en état d’offrir les sacrifices[5]. Ne pouvant plus être prêtre, il ne pouvait plus être roi.

Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l’Attique faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les chefs de la religion lacédémonienne[6]. Les lucumons étrusques étaient à la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes[7].

Il n’en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit dans la science augurale et qui fonda la ville suivant des rites religieux. Le second fut Numa : « Il remplissait, dit Tite-Live, la plupart des fonctions sacerdotales ; mais il prévit que ses successeurs, ayant souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin des sacrifices, et il institua les pontifes pour remplacer les rois, quand ceux-ci seraient absents de Rome. » Ainsi le pontificat romain n’était qu’une sorte d’émanation de la royauté primitive.

Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s’asseyait sur un siége de pierre, le visage tourné vers le midi. À sa gauche était assis un augure, la tête couverte de bandelettes sacrées et tenant à la main le bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès qu’un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l’assentiment des dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit cette cérémonie pour l’installation de Numa ; Denys assure qu’elle eut lieu pour tous les rois et, après les rois, pour les consuls ; il ajoute qu’elle était pratiquée encore de son temps[8]. Un tel usage avait sa raison d’être : comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on avait bien le droit de s’assurer d’abord que ce roi était accepté par les dieux.

Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte étaient élus ; mais nous pouvons tenir pour certain qu’on faisait intervenir dans l’élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de vieux usages qui ont duré jusqu’à la fin de l’histoire de Sparte, que la cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf ans ; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque[9], les éphores choisissent une nuit très-claire, mais sans lune, et ils s’asseyent en silence, les yeux fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d’un côté du ciel à l’autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté, jusqu’à ce qu’un oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. »

2o  Autorité politique du roi.

De même que dans la famille l’autorité était inhérente au sacerdoce et que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge et maître, de même le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef politique. L’autel, suivant l’expression d’Aristote, lui conféra la dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n’a rien qui doive surprendre. On la trouve à l’origine de presque toutes les sociétés, soit que dans l’enfance des peuples il n’y ait que la religion qui puisse obtenir d’eux l’obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se soumettre jamais à d’autre empire qu’à celui d’une idée morale.

Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. L’homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux et par conséquent de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C’était ce prêtre qui veillait sur le feu sacré ; c’était, comme dit Pindare, son culte de chaque jour qui sauvait chaque jour la cité[10]. C’était lui qui connaissait les formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas ; au moment du combat, c’était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l’armée la protection des dieux. Il était bien naturel qu’un homme armé d’une telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge, chef militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, ont trois attributions : ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils rendent la justice[11]. » Denys d’Halicarnasse s’exprime dans les mêmes termes au sujet des rois de Rome.

Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples et il ne fut pas nécessaire de les chercher longtemps ; elles découlèrent des règles mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré, en fut naturellement le premier prêtre. L’hérédité était la règle constante, à l’origine, pour la transmission de ce culte ; que le foyer fût celui d’une famille ou qu’il fût celui d’une cité, la religion prescrivait que le soin de l’entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc héréditaire et le pouvoir avec lui[12].

Un trait bien connu de l’ancienne histoire de la Grèce prouve d’une manière frappante que la royauté appartint, à l’origine, à l’homme qui avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies ioniennes ne se composait pas d’Athéniens, mais qu’elle était un mélange de Pélasges, d’Éoliens, d’Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d’avoir pour chefs des hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux Codrides[13]. Assurément ces personnages n’avaient pas acquis leur autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu’il y eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les foyers, c’était à eux qu’il appartenait de les entretenir. La royauté leur fut donc déférée sans conteste et resta héréditaire dans leur famille. Battos avait fondé Cyrène en Afrique : les Battiades y furent longtemps en possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille : les Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de grands priviléges.

Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut roi fut un soldat heureux. L’autorité découla du culte du foyer. La religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille dans la maison. La croyance, l’indiscutable et impérieuse croyance, disait que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme ? Un roi était un être sacré ; βασιλεῖς ἱεροὶ, dit Pindare. On voyait en lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l’homme le plus puissant pour conjurer la colère des dieux[14], » l’homme sans le secours duquel nulle prière n’était efficace, nul sacrifice n’était accepté.

Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s’établit dans toutes les villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l’origine des peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, après la chute de l’empire romain, pour retrouver les règles d’une société régulière. L’Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni dans l’ancienne Grèce ni dans l’ancienne Italie ; leur histoire ne commence pas par des conflits ; les révolutions n’ont paru qu’à la fin. Chez ces populations, la société s’est formée lentement, longuement, par degrés, en passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans secousses et sans luttes. La royauté s’est établie tout naturellement, dans la famille d’abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée par l’ambition de quelques-uns ; elle naquit d’une nécessité qui était manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, honorée, obéie. Les rois n’avaient pas besoin de la force matérielle ; ils n’avaient ni armée ni trésor ; mais, soutenue par des croyances qui étaient puissantes sur l’âme, leur autorité était sainte et inviolable.

Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le cœur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s’attache d’ordinaire aux grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu’elle était, le respect et l’affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit même en Grèce une chose qui n’est pas très-commune dans l’histoire, c’est que dans les villes où la famille royale ne s’éteignit pas, non-seulement elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l’avaient dépouillée du pouvoir, continuèrent à l’honorer. À Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté[15].

Les peuples établirent le régime républicain ; mais le nom de roi, loin de devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l’habitude de dire que ce mot était odieux et méprisé : singulière erreur ! les Romains l’appliquaient aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n’osèrent jamais prendre ce titre, ce n’était pas qu’il fût odieux, c’était plutôt qu’il était sacré[16]. En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les villes ; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se faire appeler rois et se contentèrent d’être appelés tyrans. Ce qui faisait la différence de ces deux noms, ce n’était pas le plus ou le moins de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain ; on n’appelait pas roi un bon prince et tyran un mauvais. C’était la religion qui les distinguait l’un de l’autre. Les rois primitifs avaient rempli les fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer ; les tyrans de l’époque postérieure n’étaient que des chefs politiques et ne devaient leur pouvoir qu’à la force ou à l’élection.

  1. Aristote, Polit., VII, 5, 11 (VI, 8). Comparez Denys, II, 65.
  2. Suidas, vo Χάρων.
  3. Eschyle, Suppl., 371 (357).
  4. Euripide, Oreste, 1605.
  5. Nicolas de Damas, dans les Fragm. des hist. grecs, t. III, p. 394.
  6. Démosth., contre Néère. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 13.
  7. Virgile, X, 175. Tite-Live, V, 1. Censorinus, 4.
  8. Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6 ; IV, 80.
  9. Plutarque, Agis, 11.
  10. Pindare, Ném., XI, 5.
  11. Aristote, Polit., III, 9.
  12. Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin qu’il vint un temps où l’hérédité cessa d’être la règle. À Rome la royauté ne fut jamais héréditaire ; cela tient à ce que Rome est de fondation relativement récente et date d’une époque où le pouvoir royal était attaqué et amoindri presque partout.
  13. Hérodote, I. Pausanias, VI. Strabon.
  14. Sophocle, Édipe roi, 34.
  15. Strabon, IV, 171 ; XIV, 632 ; XIII, 608. Athénée, XIII, 576.
  16. Tite-Live, III, 39. Suétone, Jules César, 1 et 6. Cic., Républ., I, 33.