La Cité antique, 1864/Livre III/Chapitre III

Durand (p. 156-166).

CHAPITRE III.

LA CITÉ SE FORME.

La tribu, comme la famille et la phratrie, était constituée pour être un corps indépendant, puisqu’elle avait un culte spécial dont l’étranger était exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient pas davantage se fondre en une seule ; leur religion s’y opposait. Mais de même que plusieurs phratries s’étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent s’associer entre elles, à la condition que le culte de chacune d’elles fût respecté. Le jour où cette alliance se fit, la cité exista.

Il importe peu de chercher la cause qui détermina plusieurs tribus voisines à s’unir. Tantôt l’union fut volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure d’une tribu ou par la volonté puissante d’un homme. Ce qui est certain, c’est que le lien de la nouvelle association fut encore un culte. Les tribus qui se groupèrent pour former une cité, ne manquèrent jamais d’allumer un feu sacré et de se donner une religion commune.

Ainsi la société humaine, dans cette race, n’a pas grandi à la façon d’un cercle qui s’élargirait peu à peu, gagnant de proche en proche. Ce sont au contraire de petits groupes qui, constitués longtemps à l’avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, phratrie, tribu, cité, sont d’ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles et qui sont nées l’une de l’autre par une série de fédérations.

Il faut même remarquer qu’à mesure que ces différents groupes s’associaient ainsi entre eux, aucun d’eux ne perdait pourtant ni son individualité ni son indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent unies en une phratrie, chacune d’elles restait constituée comme à l’époque de son isolement ; rien n’était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure. Des curies s’associaient ensuite ; mais chacune gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son chef. De la tribu on passa à la cité, mais les tribus ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d’elles continua à former un corps, à peu près comme si la cité n’existait pas. En religion il subsista une multitude de petits cultes au-dessus desquels s’établit un culte commun ; en politique, une foule de petits gouvernements continuèrent à fonctionner et au-dessus d’eux un gouvernement commun s’éleva.

La cité était une confédération. C’est pour cela qu’elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, de respecter l’indépendance religieuse et civile des tribus, des curies et des familles, et qu’elle n’eut pas d’abord le droit d’intervenir dans les affaires particulières de chacun de ces petits corps. Elle n’avait rien à voir dans l’intérieur d’une famille ; elle n’était pas juge de ce qui s’y passait ; elle laissait au père le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son client. C’est pour cette raison que le droit privé, qui avait été fixé à l’époque de l’isolement des familles, a pu subsister dans les cités et n’a été modifié que fort tard.

Ce mode d’enfantement des cités anciennes est attesté par des usages qui ont duré fort longtemps. Si nous regardons l’armée de la cité, dans les premiers temps, nous la trouvons distribuée en tribus, en curies, en familles[1], « de telle sorte, dit un ancien, que le guerrier ait pour voisin dans le combat celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation et le sacrifice au même autel. » Si nous regardons le peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, il vote par curies et par gentes[2]. Si nous regardons le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux pour chaque tribu ; à Athènes, l’archonte fait le sacrifice au nom de la cité entière, mais il est assisté pour la cérémonie religieuse d’autant de ministres qu’il y a de tribus.

Ainsi la cité n’est pas un assemblage d’individus : c’est une confédération de plusieurs groupes qui étaient constitués avant elle et qu’elle laisse subsister. On voit dans les orateurs attiques que chaque Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes ; il est membre d’une famille, d’une phratrie, d’une tribu et d’une cité. Il n’entre pas en même temps et le même jour dans toutes les quatre, comme le Français qui du moment de sa naissance appartient à la fois à une famille, à une commune, à un département et à une patrie. La phratrie et tribu ne sont pas des divisions administratives. L’homme entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés et il monte, en quelque sorte, de l’une à l’autre. L’enfant est d’abord admis dans la famille par la cérémonie religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. Quelques années après, il entre dans la phratrie par une nouvelle cérémonie que nous avons décrite plus haut. Plus tard il devient membre de la tribu. Enfin, à l’âge de seize ou de dix-huit ans, il se présente pour être admis dans la cité. Ce jour-là, en présence d’un autel et devant les chairs fumantes d’une victime, il prononce un serment par lequel il s’engage, entre autres choses, à respecter toujours la religion de la cité. À partir de ce jour-là il est initié au culte public et devient citoyen[3]. Que l’on observe ce jeune Athénien s’élevant d’échelon en échelon, de culte en culte, et l’on aura l’image des degrés par lesquels l’association humaine a passé. La marche que ce jeune homme est astreint à suivre, est celle que la société a d’abord suivie.

Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous est resté sur les antiquités d’Athènes assez de traditions et de souvenirs pour que nous puissions voir avec quelque netteté comment s’est formée la cité athénienne. À l’origine, dit Plutarque, l’Attique était divisée par familles, κατὰ γένη[4]. Quelques-unes de ces familles de l’époque primitive, comme les Eumolpides, les Cécropides, les Géphyréens, les Phytalides, les Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges suivants. Alors la cité athénienne n’existait pas ; mais chaque famille, entourée de ses branches cadettes et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans une indépendance absolue. Chacune avait sa religion propre : les Eumolpides, fixés à Éleusis, adoraient Déméter ; les Cécropides, qui habitaient le rocher où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et Athéné. Tout à côté, sur la petite colline fut l’Aréopage, le dieu protecteur était Arès ; à Marathon c’était un Hercule, à Prasies un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures à Céphale et ainsi de tous les autres cantons[5].

Chaque famille, comme elle avait son dieu et son autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita l’Attique, il trouva dans les petits bourgs d’antiques traditions qui s’étaient perpétuées avec le culte ; or ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes[6]. N’était-ce pas le souvenir d’une époque lointaine où ces grandes familles patriarcales, semblables aux clans celtiques, avaient chacune son chef héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge ? Une centaine de petites sociétés vivaient donc isolées dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux ni lien politique, ayant chacune son territoire, se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel point séparées les unes des autres que le mariage entre elles n’était pas toujours réputé permis[7].

Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. Insensiblement elles s’unirent en petits groupes, par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons dans les traditions que les quatre bourgs de la plaine de Marathon s’associèrent pour adorer ensemble Apollon Delphinien[8] ; les hommes du Pirée, de Phalère et de deux cantons voisins s’unirent de leur côté et bâtirent en commun un temple à Hercule[9]. À la longue cette centaine de petits États se réduisit à douze confédérations[10]. Ce changement, par lequel la population de l’Attique passa de l’état de famille patriarcale à une société un peu plus étendue, était attribué par les traditions aux efforts de Cécrops ; il faut seulement entendre par là qu’il ne fut achevé qu’à l’époque où se plaçait le règne de ce personnage, c’est-à-dire vers le seizième siècle avant notre ère. On voit d’ailleurs que ce Cécrops ne régnait que sur l’une des douze associations, celle qui fut plus tard Athènes ; les onze autres étaient pleinement indépendantes ; chacune avait son dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef[11].

Plusieurs générations se passèrent pendant lesquelles le groupe des Cécropides acquit insensiblement plus d’importance. De cette période, il est resté le souvenir d’une lutte sanglante qu’ils soutinrent contre les Eumolpides d’Éleusis, et dont le résultat fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité[12]. On peut croire qu’il y a eu d’autres luttes et d’autres conquêtes dont le souvenir ne s’est pas conservé. Le rocher des Cécropides, où s’était peu à peu développé le culte d’Athéné et qui avait fini par adopter le nom de sa divinité principale, acquit la suprématie sur les onze autres États. Alors parut Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions s’accordent à dire qu’il réunit les douze groupes en une cité. Il réussit en effet à faire adopter dans toute l’Attique le culte d’Athéné Polias, en sorte que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice des Panathénées. Avant lui chaque bourgade avait son feu sacré et son prytanée ; il voulut que le prytanée d’Athènes fût le centre religieux de toute l’Attique[13]. Dès lors l’unité athénienne fut fondée ; religieusement, chaque canton conserva son ancien culte, mais tous adoptèrent un culte commun ; politiquement, chacun conserva ses chefs, ses juges, son droit de s’assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y eut le gouvernement central de la cité[14].

De ces souvenirs et de ces traditions si précises qu’Athènes conservait religieusement, il nous semble qu’il ressort deux vérités également manifestes ; l’une est que la cité a été une confédération de groupes constitués avant elles ; l’autre est que la société ne s’est développée qu’autant que la religion s’élargissait. On ne saurait dire si c’est le progrès religieux qui a amené le progrès social ; ce qui est certain, c’est qu’ils se sont produits tous les deux en même temps et avec un remarquable accord.

Il faut bien penser à l’excessive difficulté qu’il y avait pour les populations primitives à fonder des sociétés régulières. Le lien social n’est pas facile à établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si libres, si inconstants. Pour leur donner des règles communes, pour instituer le commandement et faire accepter l’obéissance, pour faire céder la passion à la raison, et la raison individuelle à la raison publique, il faut assurément quelque chose de plus fort que la force matérielle, de plus respectable que l’intérêt, de plus sûr qu’une théorie philosophique, de plus immuable qu’une convention, quelque chose qui soit également au fond de tous les cœurs et qui y siége avec empire.

Cette chose-là, c’est une croyance. Il n’est rien de plus puissant sur l’âme. Une croyance est l’œuvre de l’esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la croyons dieu. Elle est l’effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. Elle est en nous ; elle ne nous quitte pas ; elle nous parle à tout moment. Si elle nous dit d’obéir, nous obéissons ; si elle nous trace des devoirs, nous nous soumettons. L’homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée.

Or une antique croyance commandait à l’homme d’honorer l’ancêtre ; le culte de l’ancêtre a groupé la famille autour d’un autel. De là la première religion, les premières prières, la première idée du devoir et la première morale ; de là aussi la propriété établie, l’ordre de la succession fixé ; de là enfin tout le droit privé et toutes les règles de l’organisation domestique. Puis la croyance grandit, et l’association en même temps. À mesure que les hommes sentent qu’il y a pour eux des divinités communes, ils s’unissent en groupes plus étendus. Les mêmes règles, trouvées et établies dans la famille, s’appliquent successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.

Embrassons du regard le chemin que les hommes ont parcouru. À l’origine, la famille vit isolée et l’homme ne connaît que les dieux domestiques, θεοὶ πατρῷοι, dii gentiles. Au-dessus de la famille se forme la phratrie avec son dieu, θεὸς φράτριος, Juno curialis. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, θεὸς φύλιος. On arrive enfin à la cité, et l’on conçoit un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, θεὸς πολιεὺς, penates publici. Hiérarchie de croyances, hiérarchie d’association. L’idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur de la société.

Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques racontaient que les dieux avaient révélé aux hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire il y a une vérité. Les lois sociales ont été l’œuvre des dieux ; mais ces dieux si puissants et si bienfaisants n’étaient pas autre chose que les croyances des hommes.


Nous avons cherché, d’après tous les souvenirs de l’antiquité, quel avait été le mode d’enfantement de l’État chez les anciens ; cela était nécessaire pour nous rendre compte de sa nature et de ses institutions. Mais il faut faire ici une réserve. Si les premières cités se sont formées par la confédération de petites sociétés constituées antérieurement, ce n’est pas à dire que toutes les cités à nous connues aient été formées de la même manière. L’organisation municipale une fois trouvée, il n’était pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on recommençât la même route longue et difficile. Il put même arriver assez souvent que l’on suivit l’ordre inverse. Lorsqu’un chef, sortant d’une ville déjà constituée, en alla fonder une autre, il n’emmena d’ordinaire avec lui qu’un petit nombre de ses concitoyens et il s’adjoignit beaucoup d’autres hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient même appartenir à des races diverses. Mais ce chef ne manqua jamais de constituer le nouvel État à l’image de celui qu’il venait de quitter. En conséquence, il partagea son peuple en tribus et en phratries. Chacune de ces petites associations eut un autel, des sacrifices, des fêtes ; chacune imagina même un ancien héros qu’elle honora d’un culte, et duquel elle vint à la longue à se croire issue.

Souvent encore il arriva que les hommes d’un certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit que l’organisation sociale n’eût pas réussi à s’établir, comme en Arcadie, sait qu’elle eût été corrompue et dissoute par des révolutions trop brusques, comme à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait jamais de commencer par les répartir en tribus et en phratries, comme s’il n’y avait pas d’autre type de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices, il inaugurait des traditions. C’était toujours par là que l’on commençait, si l’on voulait fonder une société régulière. Ainsi fait Platon lui-même lorsqu’il imagine une cité modèle[15].

  1. Hom., Iliade, II, 362. Varron, De ling. lat., V, 89. Isée, II, 42.
  2. Aulu-Gelle, XV, 27.
  3. Démosth., in Eubul. Isée, VII ; IX. Lycurg., I, 76. Schol. in Demosth., p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, De republ.
  4. Plutarque, Thésée, 24 ; Ibid., 13.
  5. Pausanias, I, 15 ; I, 31 ; I, 37 ; II, 18.
  6. Pausanias, I, passim.
  7. Plutarque, Thésée, 13.
  8. Id., Ibid., 14.
  9. Pollux, VI, 105. Étienne de Byz., ἐχελίδαι.
  10. Philochore cité par Strabon, IX.
  11. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
  12. Pausanias, I, 38.
  13. Thucydide, II, 15. Plutarque, Thésée, 24. Pausanias, I, 26 ; VIII, 2.
  14. Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées locaux et abolit les magistratures des bourgades. S’il essaya de le faire, il est certain qu’il n’y réussit pas ; car longtemps après lui nous trouvons encore les cultes locaux, les assemblées, les rois de tribus. Bœckh, Corp. inscr., 82, 85. Démosth., in Theocrinem. Pollux, VIII, 111. — Nous laissons de côté la légende d’Ion, à laquelle plusieurs historiens modernes nous semblent avoir donné trop d’importance en la présentant comme le symptôme d’une invasion étrangère dans l’Attique. Cette invasion n’est indiquée par aucune tradition. Si l’Attique eût été conquise par ces Ioniens du Péloponèse, il n’est pas probable que les Athéniens eussent conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d’Érechthéides, et qu’ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d’Ioniens (Hérodote, I, 143). À ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore répondre que la plupart des grandes familles d’Athènes remontent à une époque bien antérieure à celle où l’on place l’arrivée d’Ion dans l’Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour la plupart ? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race hellénique ; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l’Attique s’appelait Ionia et Ias. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du héros légendaire d’Euripide, la tige de ces Ioniens ; ils sont infiniment antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui d’Hellènes. On a tort de faire descendre d’Ion tous les Eupatrides et de présenter cette classe d’hommes comme une population conquérante qui eût opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s’appuie sur aucun témoignage ancien.
  15. Platon, Lois, V, 738, VI, 771. Hérodote, IV, 161.