La Cité antique, 1864/Livre II/Chapitre I

Durand (p. 41-44).

CHAPITRE PREMIER.

LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.

Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes générations d’hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l’invoquer une dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de lui pour le repas qu’elle se partage pieusement après la prière et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes que ses pères lui ont légués.

Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C’est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations d’ancêtres ; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble[1].

Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n’y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. À certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d’une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection ; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les cœurs vertueux.

Le principe de la famille antique n’est pas uniquement la génération. Ce qui le prouve, c’est que la sœur n’est pas dans la famille ce qu’y est le frère, c’est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complétement d’en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines que nous aurons l’occasion d’examiner plus loin.

Le principe de la famille n’est pas non plus l’affection naturelle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut exister au fond des cœurs, il n’est rien dans le droit. Le père peut chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, c’est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction flagrante, soit avec l’ordre de la naissance, soit avec l’affection naturelle[2].

Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la naissance ni l’affection n’étaient le fondement de la famille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cette puissance une sorte d’institution primordiale. Mais ils n’expliquent pas comment elle s’est formée, à moins que ce ne soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les enfants. Or c’est se tromper gravement que de placer ainsi la force à l’origine du droit. Nous verrons d’ailleurs plus loin que l’autorité paternelle ou maritale, loin d’avoir été une cause première, a été elle-même un effet ; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. Elle n’est donc pas le principe qui a constitué la famille.

Ce qui unit les membres de la famille antique, c’est quelque chose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique ; c’est la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dans l’autre. La famille antique est une association religieuse plus encore qu’une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la femme n’y sera vraiment comptée qu’autant que la cérémonie sacrée du mariage l’aura initiée au culte ; que le fils n’y comptera plus, s’il a renoncé au culte ou s’il a été émancipé ; que l’adopté y sera au contraire un véritable fils, parce que, s’il n’a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte ; que le légataire qui refusera d’adopter le culte de cette famille, n’aura pas la succession ; qu’enfin la parenté et le droit à l’héritage seront réglés, non d’après la naissance, mais d’après les droits de participation au culte tels que la religion les a établis.

L’ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une famille ; on disait ἐπίστιον, mot qui signifie littéralement ce qui est auprès d’un foyer[3]. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d’invoquer le même foyer et d’offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres.

  1. L’usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens ; il n’a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont obscurcies. Les mots τάφος πατρῴος, τάφος τῶν προγόνων reviennent sans cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus patrius ou avitus, sepulcrum gentis. Voyez Hérodote, II, 136. Démosth., in Eubul., 28 ; in Macart., 79. Lycurg., in Leocr., 25. Cic., De offic., I, 17 : monumenta majorum, sepulcra communia. Cic., De legib., II, 22 : mortuum extra gentem inferri fas negant. Ovide, Trist., IV, 3, 45. Velleius, II, 119. Suétone, Néron, 50 ; Tibère, 1. Digeste, XI, 5 ; XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières contenant leur nom et celui de leur père, afin qu’en cas de mort le corps pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, Sept., 889 (914), τάφων πατρῴων λάχαι. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage ; quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à telle famille et a droit à l’héritage, ils ne manquent guère de dire que le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
  2. Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
  3. Hérodote, V, 72, 73, Denys d’Halic., I, 24 ; III, 99.