La Cité antique, 1864/Livre I/Chapitre I

Durand (p. 7-15).

CHAPITRE PREMIER.

CROYANCES SUR L’ÂME ET SUR LA MORT.

Jusqu’aux derniers temps de l’histoire de la Grèce et de Rome, on voit persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d’usages qui dataient assurément d’une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons apprendre quelles opinions l’homme se fit d’abord sur sa propre nature, sur son âme, sur le mystère de la mort.

Si haut qu’on remonte dans l’histoire de la race indo-européenne, dont les populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que cette race ait jamais pensé qu’après cette courte vie tout fût fini pour l’homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu’il y eût des philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont envisagé la mort, non comme une dissolution de l’être, mais comme un simple changement de vie.

Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence ? Croyait-on que l’esprit immortel, une fois échappé d’un corps, allait en animer un autre ? Non ; la croyance à la métempsycose n’a jamais pu s’enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes ; et elle n’est pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l’Orient, puisque les hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l’esprit montait vers le ciel, vers la région de la lumière ? Pas davantage ; la pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste est d’une époque relativement assez récente en Occident puisqu’on la voit exprimée pour la première fois par le poëte Phocylide ; le séjour céleste ne fut jamais regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des bienfaiteurs de l’humanité. D’après les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs, ce n’était pas dans un monde étranger à celui-ci que l’âme allait passer sa seconde existence ; elle restait tout près des hommes et continuait à vivre sous la terre[1].

On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence l’âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l’en séparait pas ; elle s’enfermait avec lui dans le tombeau.

Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés avec elles et peuvent nous les faire comprendre.

Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu’on mettait un corps au sépulcre on croyait en même temps y mettre quelque chose de vivant. Virgile qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore par ces mots : nous enfermons l’âme dans le tombeau. La même expression se trouve dans Ovide et dans Pline-le-Jeune ; ce n’est pas qu’elle répondît aux idées que ces écrivains se faisaient de l’âme, mais c’est que depuis un temps immémorial elle s’était perpétuée dans le langage, attestant d’antiques et vulgaires croyances[2].

C’était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d’appeler trois fois l’âme du mort par le nom qu’il avait porté. On lui souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait : porte-toi bien. On ajoutait : que la terre te soit légère[3]. Tant on croyait que l’être allait continuer à vivre sous cette terre et qu’il y conserverait le sentiment du bien-être et de la souffrance. On écrivait sur le tombeau que l’homme reposait là ; expression qui a survécu à ces croyances et qui de siècle en siècle est arrivée jusqu’à nous. Nous l’employons encore, bien qu’assurément personne aujourd’hui ne pense qu’un être immortel repose dans un tombeau. Mais dans l’antiquité on croyait si fermement qu’un homme vivait là, qu’on ne manquait jamais d’enterrer avec lui les objets dont on supposait qu’il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif ; on y plaçait des aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans leur pays ; chacun d’eux emmène sa belle captive ; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et on lui donne Polyxène[4].

Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et avait fui jusqu’en Colchide. Il était mort dans ce pays ; mais tout mort qu’il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui prescrivit d’aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille ; mais attachée aux restes corporels elle ne pouvait pas quitter sans eux la Colchide.[5]

De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que l’âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût recouvert de terre. L’âme qui n’avait pas son tombeau, n’avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu’elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie ; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s’arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants. Toute l’antiquité a été persuadée que sans la sépulture l’âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à jamais heureuse. Ce n’était pas pour l’étalage de la douleur qu’on accomplissait la cérémonie funèbre, c’était pour le repos et le bonheur du mort[6].

Remarquons bien qu’il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules déterminées. On trouve dans Plaute l’histoire d’un revenant[7] ; c’est une âme qui est forcément errante parce que son corps a été mis en terre sans que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en résulta que son âme fut errante et qu’elle apparut aux vivants, jusqu’au jour où l’on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c’est donc que par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même qu’il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en possédaient d’autres qui avaient la vertu contraire, celle d’évoquer les âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre.

On peut voir dans les écrivains anciens combien l’homme était tourmenté par la crainte qu’après sa mort les rites ne fussent pas observés à son égard. C’était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la mort que la privation de sépulture. C’est qu’il y allait du repos et du bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, avaient négligé d’enterrer les morts. Ces généraux, élèves des philosophes, distinguaient nettement l’âme du corps, et ne croyant pas que le sort de l’une fût attaché au sort de l’autre, il leur semblait qu’il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la terre ou dans l’eau. Ils n’avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine formalité de recueillir et d’ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses généraux d’impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé Athènes ; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d’âmes. Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient réclamé vengeance.

Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d’un châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi l’âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.

Il faut observer qu’il s’est établi chez les anciens une autre opinion sur le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses étaient distribuées suivant la conduite que l’homme avait menée pendant la vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là : preuve certaine qu’à l’époque où ces rites s’établirent, on ne croyait pas encore au Tartare et aux Champs-Élysées. L’opinion première de ces antiques générations fut que l’être humain vivait dans le tombeau, que l’âme ne se séparait pas du corps et qu’elle restait fixée à cette partie du sol où les ossements étaient enterrés. L’homme n’avait d’ailleurs aucun compte à rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n’avait à attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais qui est l’enfance de la notion de la vie future.

L’être qui vivait sous la terre n’était pas assez dégagé de l’humanité pour n’avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l’année portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la description de cette cérémonie dont l’usage s’était conservé intact jusqu’à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. Ils nous montrent qu’on entourait le tombeau de vastes guirlandes d’herbes et de fleurs, qu’on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu’on y versait du lait, du vin, quelquefois le sang d’une victime[8].

On se tromperait beaucoup si l’on croyait que ce repas funèbre n’était qu’une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, c’est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau ; qu’un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu’au mort ; que, si l’on immolait une victime, toutes les chairs en étaient brûlées pour qu’aucun vivant n’en eût sa part ; que l’on prononçait certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire ; que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets ; qu’enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait et quelques gâteaux dans des vases, et qu’il y avait grande impiété à ce qu’un vivant touchât à cette petite provision destinée aux besoins du mort[9].

Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin ; car c’est avec cela qu’on réjouit les morts[10]. » Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qu’ils appelaient πυρὰ et qui était destiné à l’immolation de la victime et à la cuisson de sa chair[11]. Le tombeau romain avait de même sa culina, espèce de cuisine d’un genre particulier et uniquement à l’usage du mort[12]. Plutarque raconte qu’après la bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du combat, les Platéens s’étaient engagés à leur offrir chaque année le repas funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de l’huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette cérémonie s’accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le six centième anniversaire[13]. Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. « Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons ; en sorte qu’un mort à qui l’on n’offre rien, est condamné à une faim perpétuelle[14]. »

Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé l’empire sur l’homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes ; nous verrons même bientôt qu’elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.

  1. Sub terra censebant reliquam, vitam agi mortuorum. Cic., Tuscul., I, 16. Euripide, Alceste, 163 ; Hecube, 114.
  2. Ovide, Fast., V, 451. Pline, Epist., VII, 27. Virgile, En., III, 67. La description de Virgile se rapporte à l’usage des cénotaphes ; il était admis que lorsqu’on ne pouvait pas retrouver le corps d’un parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les rites de la sépulture, et l’on croyait par là enfermer, à défaut du corps, l’âme dans le tombeau. Euripide, Helen., 1061, 1240. Scholiast. ad Pindar. Pythic, IV, 284. Virgile, VI, 505 ; XII, 214.
  3. Iliade, XXIII, 221. Pausan., II, 7, 2. Virgile, En., III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, Trist., III, 3, 43 ; Fast., IV, 852 ; Metam., X, 62. Juvenal., VII, 207. Martial, I, 89 ; V, 35 ; IX, 30. Servius, ad Æn., II, 644 ; III, 68 ; XI, 97. Tacite, Agric., 46.
  4. Euripide, Hecube., passim ; Alcest., 618 ; Iphigen., 162. Hom., Iliade, XXIII, 166. Virgile, En., V, 77 ; VI, 221 ; XI, 81. Pline, Hist. nat., VIII, 40. Suétone, Cæsar, 84. Lucien, De luctu., 14.
  5. Pindare, Pythiq., IV, 284, édit. Heyne. Voy. Scholiast., ibid.
  6. Hom., Odyss., XI, 12. Euripide, Troad., 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, VI, 371, 379. Horace, Odes, I, 23. Ovide, Fast., V, 483. Pline, Epist., VII, 27. Suétone, Calig., 59. Servius, ad Æneid., III, 68.
  7. Plaute, Mostellaria.
  8. Virgile, En., III, 300 et sqq. ; V, 77. Ovide, Fast., II, 540.
  9. Hérodote, II, 40. Euripide, Hecub., 536. Pausan., II, 10. Virgile, V, 98. Donat., in Terent. Adelph,IV, 2, 48. Ovide, Fast., II, 566. Lucien, Charon.
  10. Eschyl., Choéph., 476. Euripide, Iphigen., 162 ; Orest., 115-125.
  11. Euripide, Electr., 513.
  12. Festus, v. Culina.
  13. Plutarq., Aristide, 21.
  14. Lucien, De luctu. Cic., Pro Flacco, 38. Tacite, Hist., II, 95.