La Chronique de France, 1906/Chapitre X
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ARTS, LETTRES ET SPORTS
Sur la convocation du Comité International Olympique, une Conférence consultative s’est réunie au Théâtre Français à Paris le mercredi 23 mai 1906 à l’effet d’étudier « dans quelle mesure et sous quelle forme les Arts et les Lettres pourraient participer à la célébration des olympiades modernes et, en général, s’associer à la pratique des sports pour en bénéficier et les ennoblir ». On sait qu’en 1894 les Jeux olympiques ont été rénovés ; un Congrès international assemblé à Paris au palais de la Sorbonne proclama leur rétablissement « sur des bases conformes aux caractéristiques de la vie moderne » et leur célébration alternative de quatre ans en quatre ans dans les grandes villes du monde. Dès alors, il avait été acquis que le principe olympique devait revivre dans son entier et que, par conséquent, un jour viendrait où les Arts et les Lettres seraient de nouveau conviés à faire partie des Olympiades. Tel était l’objet de la Conférence de la Comédie Française. Elle s’assembla au foyer du théâtre en présence d’une nombreuse assistance parmi laquelle se trouvaient autour de M. Jules Claretie, de Madame Bartet et de M. Mounet-Sully, beaucoup d’artistes et d’écrivains français et étrangers. La session dura trois jours. L’hôtel du Touring Club de France avait été mis d’autre part, à la disposition du Comité International Olympique en vue d’y tenir les séances de commission. Comme il est d’usage pour tout congrès, des fêtes eurent lieu ça et là pendant ces trois jours et l’ensemble parut très réussi. Il importe surtout de prêter attention aux décisions prises ou plutôt aux vœux émis car il ne pouvait s’agir que d’émettre des vœux ; ceux-ci toutefois, à la différence de ce qui se produit trop souvent, furent pris en rapide et sérieuse considération.
Le premier ordre de questions à débattre avait trait à l’architecture. Deux édifices à considérer : d’une part, le gymnase lieu d’exercice ; d’autre part, le stade lieu de concours. Que doivent être le gymnase et le stade modernes ? On demandait à la Conférence de le déterminer. Elle n’y manqua pas. Il lui parut que le gymnase moderne n’avait rien de mieux à faire que de reproduire, dans ses conceptions essentielles, le gymnase antique ; c’est-à-dire qu’elle suggéra un édifice groupant autant que possible tous les sports et composé d’espaces de plein air entourés d’abris facultatifs. Il est évident que rien n’est plus illogique et plus incommode que l’éparpillement actuel des établissements de culture physique. Manèges, salles d’armes, piscines sont isolés les uns des autres, séparés parfois par de grandes distances ; une telle organisation incite à la spécialisation, arrête le développement de la véritable idée sportive qui est une idée d’ensemble et augmente beaucoup les frais ; elle est donc triplement défectueuse. On pourrait même dire : quadruplement car l’hygiène s’en trouve fort mal ; beaucoup d’exercices, l’escrime surtout, se pratiquent de la sorte dans des locaux clos et insuffisamment aérés alors qu’on pourrait fort bien les pratiquer en plein air. En 1905, au Congrès olympique de Bruxelles, M. Gustave Rives avait présenté les plans du gymnase moderne urbain comprenant : manège, — terrain de tennis — salles de gymnastique, de paume, de boxe, d’escrime — allées de tir — piscine de natation. C’était un plan luxueux pouvant servir de type dégressif c’est-à-dire être simplifié et diminué selon les ressources des constructeurs. Cette fois on se préoccupa d’établir le plan du gymnase rural sur un type progressif susceptible d’extension et de perfectionnement ad libitum.
En ce qui concerne le lieu des concours, la Conférence se trouva unanime pour reconnaître que l’ancien stade n’était plus approprié aux besoins modernes et que, ni au point de vue artistique ni au point de vue pratique, les lignes et la forme n’en devaient être données en exemple. Autant il est heureux que le stade athénien ait pu être relevé de ses ruines et reconstitué, autant il semblerait regrettable de voir des cités récentes tenter d’en édifier de similaires auxquels manqueraient l’illustration historique et la beauté spéciale d’un paysage unique. Le vrai stade moderne, c’est la prairie entourée de verdure avec d’élégantes et spacieuses tribunes ornées de fleurs. Le cadre préférable c’est le parc des sports : tel Hurlingham, le célèbre club Londonien.
Il est vraisemblable que les auteurs dramatiques et surtout les satiristes trouveront dans les sports modernes une veine intéressante à exploiter. Il a paru d’autre part à la Conférence que les sociétés de gymnastique et de sport avaient tout avantage à cultiver elles-mêmes l’art dramatique — notamment la comédie sous la forme d’une revue annuelle mettant en scène de façon fantaisiste tous les principaux faits intéressant les sociétaires — mais bien entendu à condition de ne pas lui laisser prendre le pas sur leurs fonctions principales. En tous les cas, des représentations appropriées, surtout en plein air, ne pourraient qu’embellir les fêtes musculaires. Quant à la pratique des sports par les artistes, elle a été reconnue non seulement salutaire au point de vue de l’hygiène mais recommandable au point de vue du métier, surtout en ce qui concerne la démarche, les attitudes et l’aisance générale des mouvements.
L’art de la danse a évolué de telle façon que des efforts considérables seront nécessaires pour l’introduire à nouveau parmi les sports. On ne saurait que louer les tentatives qui ont été faites dans ce but mais leur caractère local et restreint ne permet pas de chercher à en modifier les résultats. Il se forme inconsciemment en maintes circonstances de la vie moderne mais, à moins d’être militarisé, il ne présente ni cohésion ni harmonie. Le spectacle des vainqueurs des Jeux olympiques d’Athènes se présentant pour la plupart en costumes de voyage à la distribution des récompenses et défilant ainsi autour du stade a produit une impression d’autant plus pénible que la majesté du lieu et l’ampleur de la circonstance semblaient exiger davantage de solennité et de beauté. Le cortège athlétique est pourtant le plus facile à régler, celui dont l’aspect et la raison d’être s’imposent le plus promptement. Il suffirait en somme qu’imitant les gymnastes lesquels ont conservé l’habitude de défiler en tenue, escrimeurs, boxeurs, joueurs de balle, cyclistes, apparussent dans leurs vêtements d’exercice, tenant ou conduisant les engins, épées, raquettes, bicyclettes — dont ils se servent ; leur maintien serait défini par là même et il va sans dire que, mieux que d’autres, ils sauraient donner à leurs gestes et à leur rythme l’élégance martiale qui convient. Pour la remise des prix, le plus gracieux cérémonial paraît-être celui du moyen âge où le vainqueur, pliant le genoux devant une dame recevait de ses mains le prix gagné par lui. Si l’on venait à rétablir le serment de loyauté prêté jadis par les concurrents avant la rencontre, il donnerait lieu à une scène toujours facile à combiner et comportant des évolutions et des attitudes très simples et d’un grand effet.
La Conférence se montra fort empressée à condamner l’andrinople, le velours rouge, les crépines d’or, les écussons en toile peinte et d’une façon générale la banalité routinière du matériel en usage dans la plupart des pays. Elle préconisa l’introduction d’étoffes légères et claires, le retour au décor en treillage si en faveur sous Louis xv et propre à faire valoir la moindre guirlande dont on l’agrémente, enfin l’emploi pour les fêtes sportives de panoplies semblables à celles que l’on établit pour les fêtes militaires mais formées d’instruments de sports au lieu de cuirasses et de boucliers. Des avirons, des maillets, une roue de cycle, des ballons, des raquettes entremêlées de feuillage se prêteraient aux arrangements les plus pittoresques. Les palmes de grandes dimensions que la rapidité des transports permet de se procurer aujourd’hui à bon marché et sans qu’elles aient perdu leur fraîcheur composent également, avec des banderoles et des écharpes, de gracieux motifs. Les fleurs enfin ne sont pas suffisamment utilisées. Elles constituent pour les exercices en plein air un accompagnement naturel. Autrefois il advenait qu’on les jetait aux triomphateurs et rien ne valait probablement à leurs yeux ce poétique hommage. Les sociétés florales sollicitées de prêter leur concours aux grandes solennités sportives, s’ingénieraient certainement à en rehausser l’éclat par des décorations inédites et harmonieuses.
Quant aux fêtes de nuit, la pyrotechnie moderne leur ouvre des perspectives inattendues. Les sports aux flambeaux constituent un spectacle nouveau très attirant et d’une ordonnance toujours assez aisée. En effet, les jeux de lumière coupés d’ombre dissimulent les imperfections de détail, les spectateurs sont plus faciles à satisfaire, les acteurs plus isolés d’eux et moins préoccupés d’être vus. Ainsi tout concorde à pousser les sociétés de sport dans cette voie très propre à leur attirer des adhérents et à leur faire des amis.
Si le sport peut fournir des matériaux à l’auteur dramatique, à combien plus forte raison en peut-il fournir à l’homme de lettres ? L’émotion sportive relève de la psychologie non moins que de la physiologie. Mais, pour bien l’interpréter, il faut l’avoir ressentie soi-même. Rares sont encore les écrivains qui s’adonnent aux sports et il ne faut pas chercher ailleurs la cause de leur hésitation à traiter des sujets dont ils n’ont pas réalisé la richesse. Ceci est également vrai des poètes qui trouveront dans le poème athlétique l’occasion d’un renouveau salutaire mais le jour seulement où ils connaîtront par eux-mêmes les sensations puissantes qu’ils tenteront d’exalter dans leurs vers.
À l’inverse des lettres, la musique est susceptible de prêter aux sports un appui immédiat. La Conférence a pris sur ce point d’importantes résolutions. Considérant que la base de cette seconde collaboration est le chant choral de plein air, elle a prié le Comité International Olympique de transmettre à toutes les sociétés sportives, même aux sociétés équestres (dans certains régiments russes, les soldats chantent à cheval) une invitation à former des sections chorales. On a fait justement ressortir à cet égard la valeur du chant au point de vue du perfectionnement respiratoire, si utile pour la pratique de la plupart des sports. En attendant, les sociétés sportives et chorales qui existent dans une même localité et le plus souvent s’ignorent, devraient se mettre d’accord en vue de se prêter un concours réciproque dans les fêtes organisées par elles. Il serait bon de rechercher les morceaux anciens et modernes pouvant former un répertoire approprié à de pareilles solennités. Appel serait fait en même temps aux compositeurs pour qu’ils orientent de ce côté leur bonne volonté et écrivent des odes, des cantates en l’honneur de l’athlétisme et des sports. La Conférence n’a pas jugé à propos de limiter par des indications quelconques la pleine indépendance que doivent conserver les artistes mais elle leur a signalé pourtant l’intérêt qu’il y aurait pour eux à étudier les principaux rythmes sportifs, l’effet produit par les alternances de chants et de sonneries martiales et enfin ce type de cantate adopté par l’excellent compositeur grec Samara pour son Hymne olympique et qui consiste en chœurs sans accompagnements repris ad libitum et soutenus par une ou plusieurs musiques militaires.
Le gymnase moderne ne fournirait pas seulement aux peintres et aux sculpteurs des modèles inédits mais encore des emplacements appropriés pour leurs œuvres d’art. Et ces œuvres d’art à leur tour contribueraient à l’éducation et au perfectionnement eurythmique des jeunes athlètes. Là encore, une seule façon d’atteindre le but : il faut que les artistes fréquentent les milieux sportifs ; quelques exemples récents ont d’ailleurs souligné leur impuissance à suppléer par des renseignements de seconde main ou des observations hâtives aux documents vécus que peut seule procurer la connaissance effective de l’exercice physique sous ses formes diverses. La Conférence a paru persuadée que le geste athlétique — par lequel la sculpture antique semble s’être souvent laissé intimider, puisqu’elle a marqué une tendance certaine à reproduire l’athlète au repos — pourrait aujourd’hui donner satisfaction au double besoin de mouvement et de nouveauté qui tourmente les artistes.
Il va de soi que la Conférence a approuvé à l’unanimité l’idée d’instituer cinq concours d’architecture, de sculpture, de peinture, de littérature et de musique qui seront désormais annexés aux Olympiades et en feront partie au même titre que les concours athlétiques. Les œuvres présentées devront être inspirées par l’idée sportive ou se référer directement aux choses du sport. Elles devront être soumises à l’examen de jurys internationaux dont les décisions interviendront assez longtemps à l’avance pour que les œuvres primées puissent être autant que possible copiées, publiées ou exécutées (selon qu’il s’agit d’œuvres de peinture, sculpture et architecture, d’œuvres littéraires ou d’œuvres musicales) au cours des Jeux. La proclamation des lauréats serait de la sorte anticipée mais ils participeraient avec les vainqueurs des Jeux à la distribution générale des récompenses et recevraient des prix similaires.
En attendant, la Conférence a prié le Comité International d’intervenir auprès des comités organisateurs des grandes solennités sportives annuelles pour que, dans leurs programmes, une part fut faite à des manifestations artistiques et littéraires appropriées.
Dès l’été de 1906, ces résolutions ont porté leurs fruits. Le Comité olympique donna le premier l’exemple en organisant dans le grand amphithéâtre du palais de la Sorbonne un festival où des chants anciens, une causerie scientifique, des poésies et un assaut d’épée se succédèrent en d’eurythmiques alternances. Le Racing-Club, à l’occasion des grands prix annuels courus sur son terrain du Bois de Boulogne, remplaça la traditionnelle musique militaire par l’exécution des hymnes composés jadis par Méhul, Cherubini, Gosseck, etc., en l’honneur des grands anniversaires révolutionnaires et qu’on n’avait plus entendus depuis lors. Au mois d’août, la représentation donnée au fameux « Théâtre du peuple » de Bussang créé par M. Maurice Pottecher se doubla d’une partie sportive très réussie. Enfin le 4 octobre la clôture de l’exposition de Tourcoing donna lieu à une fête olympique dont le programme très complet répondit à tous les desiderata formulés par la Conférence et que présida le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, M. Dujardin-Beaumetz. Il apparaît donc, qu’en France du moins, le but poursuivi a été atteint et que le mariage des muscles et de l’esprit va s’opérer à nouveau pour le plus grand bien de l’humanité.