La Chronique de France, 1906/Chapitre VIII

ALBERT LANIER Éditeur (p. 158-173).

viii

LE PLAY, RÉFORMATEUR ET
SOCIOLOGUE

Ces membres de la Société d’Économie sociale et des Unions de la paix sociale, groupements fondés, le premier en 1856, les seconds en 1871 par Pierre-Frédéric Le Play, ont célébré cette année le centième anniversaire de la naissance de leur fondateur. Ils l’ont célébré sans fracas et, on doit le reconnaître, au milieu de l’inattention générale ! Or si tous les Français qui ont subi inconsciemment l’influence de ce grand génie avaient participé à la cérémonie, celle-ci eut groupé en une acclamation retentissante les trois-quarts de la France intellectuelle. Mais il en a été de Le Play comme d’Auguste Comte[1]. Leur action s’est étendue par infiltration, de proche en proche. Un grand nombre de leurs propositions, naguère combattues, sont devenues l’évidence même ; on ne les discute plus. Dans l’un et l’autre cas, la force de l’œuvre a été telle qu’elle a submergé l’ouvrier. Cela est vrai du moins de la partie scientifique de l’œuvre. Car tous deux, le philosophe et le sociologue ne se sont pas contentés de faire jaillir des clartés nouvelles ; ils ont voulu l’un créer, l’autre réformer. Ils n’ont réussi qu’à déterminer de la sorte des mouvements partiels et de faible portée. C’est à ce titre pourtant que la renommée s’inquiète d’eux et voilà pourquoi elle ne les place pas à leur rang. En ce qui concerne Le Play, son rôle dépasse de beaucoup les bornes qu’on lui assigne communément. Peu d’hommes ont, de nos jours, contribué plus efficacement à l’évolution de l’esprit humain et, en particulier, de l’esprit français.

Le but et l’instrument.

Né en 1806, élève de l’École Polytechnique et de l’École des Mines, Le Play arrivait à l’âge d’homme au milieu de la grande effervescence mentale qui devait aboutir aux agitations de 1848. Nombre de ses camarades inclinaient vers le Saint-Simonisme et le Fouriérisme. Aucun de ceux que tourmentait le généreux désir d’une meilleure organisation sociale n’avait eu la pensée d’en demander le plan à l’observation. C’est que l’existence de lois scientifiques gouvernant la formation et le développement des sociétés humaines n’était alors admise par personne ; on eut traité d’extravagante l’idée de rechercher de pareilles lois. Et comment s’y prendre d’ailleurs ? Par quel bout aborder une « société » pour en faire l’autopsie ? Où trouver le moyen d’en isoler les cellules ?… Aujourd’hui que l’assimilation d’un corps social à un organisme vivant est devenue familière à chacun de nous, il nous est très difficile de réaliser l’effort génial par lequel Le Play conçut la possibilité de cette assimilation. Il y mit le temps. Vingt-cinq années de voyages lui furent nécessaires pour atteindre à une conviction parfaite. Sa conscience et sa loyauté ne pouvaient être satisfaites à moins. L’Allemagne, l’Espagne, l’Angleterre, la Russie, la Suède, l’Italie, l’Autriche et la Hongrie lui servirent de terrain d’investigation ; il les étudia à plusieurs reprises, créant à la fois l’objet et la méthode d’une science inconnue qui allait devenir la science sociale. L’objet, ce serait de révéler les principes fondamentaux du groupement social et de faire connaître ainsi à quelles conditions ce groupement a chance de se maintenir robuste et prospère. La méthode, ce serait l’observation monographique portant sur la famille ouvrière saine, envisagée comme la cellule sociale par excellence.

La valeur de sa méthode, si grande soit-elle, ne saurait permettre à une science d’atteindre son objet puisque cet objet est nécessairement hors d’atteinte. Il restera toujours des découvertes à faire en géologie ou en chimie ; de même, il en restera toujours à faire en sociologie. Le Play, comme nous le verrons tout à l’heure, oublia par la suite cet axiome qui commandait la prudence et il crut pouvoir proclamer prématurément la « constitution essentielle de l’humanité ». Nous ignorons encore la totalité de cette constitution essentielle et, sans doute, nous l’ignorerons longtemps. Mais nous possédons l’instrument propre à nous permettre d’approcher de plus en plus d’une connaissance si précieuse.

La monographie telle qu’après beaucoup de tâtonnements l’a silhouettée Le Play, se compose de trois parties distinctes. La première partie analyse le milieu dans lequel la famille est placée, les conditions que le climat, les productions, les transports imposent au travail en même temps que la nature de l’atmosphère morale créée par l’ensemble des idées, des coutumes, des traditions. La seconde a trait au budget domestique. Par le relevé minutieux des recettes et des dépenses, l’enquêteur pénètre au plus intime de la vie de ceux qu’il veut connaître car le budget d’une famille ouvrière est un enregistreur d’une singulière sensibilité ; les actes matériels et moraux viennent également s’y répercuter. La troisième partie enfin est réservée aux particularités de tous ordres propres à marquer la monographie d’un trait plus précis et à en souligner plus exactement la signification et la portée.

Les résultats.

L’usage des monographies familiales a engendré des résultats divers. Le premier et peut-être le plus important a été d’accoutumer l’opinion à la nécessité de l’examen d’un rouage sain. Dès qu’on touchait aux études sociales, la tendance était de chercher la tare, le chancre comme spécialement aptes à fournir des indications intéressantes. Les romanciers avaient orienté la curiosité publique de ce côté et rien n’eut à la longue engendré de plus fâcheuses erreurs. Lentement et péniblement, une école se forma derrière Le Play qui considéra l’état de santé du rouage observé comme la condition préalable d’une bonne observation.

En second lieu, les monographies permirent de distinguer trois types généraux auxquels peuvent se ramener toutes les familles. La famille patriarcale est celle dont les fils mariés se trouvent maintenus avec leurs enfants à l’état de communauté sous l’autorité du chef. La famille « souche » au contraire suppose un seul des fils, généralement l’aîné, associé au père pour continuer à la fois le foyer et les traditions tandis que les autres, dont celui-là reste le protecteur éventuel, vont chercher fortune au dehors. Enfin la famille instable voit tous les fils s’établir hors du foyer paternel qui disparaît avec les parents.

Un troisième résultat des monographies fut de mettre en pleine lumière la nécessité du « patronat » ; ce mot a pris depuis lors un sens très différent de celui que lui attribuait Le Play et beaucoup plus étroit en même temps. Il ne s’agit pas ici du rôle que doit jouer, dans l’organisation du travail, le patron par rapport à ses ouvriers. Il s’agit du devoir qui incombe au fort vis-à-vis du faible en toutes choses et qui constitue comme la contre-partie de l’autorité que lui confère sa force. Nous verrons tout à l’heure comment les événements détournèrent pour ainsi dire Le Play et ses disciples des conséquences logiques auxquelles devait conduire la découverte de cette loi sociale.

L’émotion d’un patriote.

Le Play trouva en 1867, comme commissaire général de l’Exposition universelle, l’occasion de répandre ses idées. Non seulement il établit une section d’économie sociale, exemple qui fut suivi depuis lors à toutes les expositions mais la lumineuse classification qu’il adopta servit en quelque sorte d’ingénieux véhicule à des notions nouvelles concernant la vie collective et le développement des peuples. Nommé sénateur de l’Empire et très en faveur auprès de Napoléon iii, il eut certainement orienté le pays dans des voies économiques salutaires. La guerre fatale de 1870 lui en ôta le moyen. Les catastrophes dont la France fut victime le frappèrent très vivement. Il en étudia les causes et s’efforça d’en découvrir les remèdes. Désormais la science sociale céda le pas dans son esprit aux préoccupations patriotiques du moment. Il refit avec cette conscience et le soin qu’il apportait en toutes choses la synthèse de ce qu’il avait recueilli au cours de ses voyages mais il la refit dans la persuasion intime que la chute de l’empire était la résultante d’un état général ; le côté purement technique (c’est-à-dire politique) de la question s’effaça pour lui devant le côté social. Il crut qu’il serait possible de revenir en arrière franchement et de restaurer dans leur antique pureté et dans leur entière simplicité des institutions qui avaient fait la force de la France d’autrefois mais que la France moderne avait véhémentement répudiées. C’est ainsi qu’il préconisa le rétablissement de la liberté testamentaire et l’usage des substitutions ; pour la foule, cela équivalait à proposer le droit d’aînesse. Il proclama en même temps que le « Décalogue éternel » est à la base de la prospérité des nations et que, là où les prescriptions n’en sont point en vigueur, le déclin est fatal. Ces vues, pour justes qu’elles fussent en bien des points, nuisirent à l’œuvre. Une teinte d’austérité se répandit sur elle. Les Unions de la Paix sociale revêtirent une fâcheuse apparence de réaction obligatoire ; la jeunesse s’en écarta et toutes les forces novatrices leur furent hostiles. Elles n’en exercèrent pas moins de multiples influences dont quelques-unes furent heureuses et dont d’autres ne le furent pas. Le peuple français pèche alternativement par excès de confiance en lui et par excès de méfiance. Immédiatement après 1870, il n’y avait pas à craindre que la confiance prit le dessus ; une méfiance exagérée menaçait au contraire de se répandre. Les doctrines de Le Play et de son école tendirent parfois à l’augmenter et notamment au point de vue colonial. On fit beaucoup dans ces milieux-là pour propager la thèse de la prétendue incapacité coloniale des Français, thèse à laquelle les événements devaient donner un éloquent démenti mais qui faillit en attendant causer la perte de l’Indo-Chine.

Les Unions par contre aidèrent à propager les idées de décentralisation et le culte de l’initiative privée opposée à l’action de l’État. Ce sont là, tout esprit impartial en convient, les défauts principaux de la France moderne. Issue d’une révolution outrancière dans le sens centralisateur et individualiste, elle souffrait d’une véritable hypertrophie du cœur. Tout son effort se concentrait autour de la cité colossale où siégeait, idole monstrueuse, l’État dispensateur de tous biens. Certes, ces maux n’ont point disparu mais une amélioration très appréciable a été inaugurée dans les premières années du régime républicain et s’est continuée depuis ; le mouvement est trop lent ; il serait nécessaire qu’il s’accentuât. Étant donné toutefois des circonstances aussi défavorables que la propagande socialiste laquelle influe même sur les non-socialistes, on doit considérer cette persistance dudit mouvement comme un gage de sa force secrète et de sa durée. Énumérer les avantages de la décentralisation et louer la valeur de l’initiative privée sont devenus des lieux communs ; ceux même qui n’évoluent pas dans cette double voie, souscrivent aux formulés nouvelles auxquelles l’opinion s’est accoutumée. Cette accoutumance fut l’œuvre de Le Play et de ses partisans. On leur doit aussi la fin de cette hypnose sous le régime de laquelle la France entière vivait par rapport au code civil. Les nombreuses lacunes que contient ce grand monument juridique, personne n’osait les apercevoir, encore moins en parler. On se prosternait devant le Code comme devant un livre révélé. Le Play osa le premier dénoncer l’interdiction de la recherche de la paternité comme une mesure législative indigne d’un peuple civilisé. On le suivit et, par la brèche ainsi ouverte, commencèrent de s’opérer quelques timides retouches qui conduiront fatalement à une révision plus étendue.

L’action des Unions de la Paix sociale, on le voit, a été féconde. Mais combien l’aurait-elle été davantage si leur fondateur les avait nettement dégagées de toutes tendances réactionnaires et s’était appliqué à en rendre l’accès attrayant aux républicains comme aux monarchistes — si surtout au lieu de paraître vouloir restreindre aux seules autorités locales, grands propriétaires fonciers, châtelains héréditaires, l’exercice de ce patronat dont il avait si admirablement posé les principes, il avait suivi jusqu’au bout sa découverte et proclamé que le patronat moderne s’étend à ceux qui savent aussi bien qu’à ceux qui possèdent.

Le Play et l’histoire.

Bien que ne s’étant pas adonné à de véritables travaux historiques et ne pouvant de ce chef être rangé parmi les historiens, Le Play a influé sur ceux-ci d’une façon singulière et généralement méconnue. Il était naturel que les points sur lesquels se fixait son attention par rapport aux phénomènes de l’heure présente lui parussent également dignes d’être soigneusement observés lorsqu’il s’agissait du passé. La routine en disposait autrement. Bien rares étaient alors les écrivains qui se détachaient du récit des faits d’armes ou des intrigues de cour pour étudier l’organisation des communautés urbaines ou rurales, le régime du travail ou l’état de la propriété. Aujourd’hui de tels problèmes tiennent le premier rang dans les préoccupations de tout analyste digne de ce nom. C’est pour beaucoup à Le Play qu’on le doit.

Il a fait plus encore. Il a jeté bas cette décevante et déraisonnable théorie de la décrépitude fatale des nations. L’assimilation de la vie des peuples à la vie des hommes constituait une sorte de dogme intangible. Il était entendu que toute nation s’élève, atteint son apogée, décroît et meurt, qu’en un mot elle traverse successivement la jeunesse, l’âge viril et la vieillesse sans qu’elle puisse aucunement se soustraire à cette évolution autrement que ne le font les hommes eux-mêmes lorsque, par une vie saine et des précautions intelligentes, ils arrivent à consolider momentanément une santé ébranlée ou à prolonger de quelques années une existence précaire. On s’étonne qu’une théorie à laquelle les faits opposent tant de démentis catégoriques ait pu s’implanter si fortement dans les esprits. C’est sans doute que les faits insuffisamment étudiés ne prévalaient pas contre les raisonnements des narrateurs impressionnés avec Bossuet par la « succession des empires ». À de telles impressions, Le Play opposa le langage de la vérité scientifique. Il montra les périodes de prospérité et de ruine, de force et de faiblesse se succédant dans la vie des peuples, en conformité des résultats obtenus sur eux-mêmes par les générations qui savent ou ne savent pas s’imposer la contrainte du travail et de la vertu.

Ce qu’est devenue la science sociale.

Tandis que la Société d’Économie sociale et les Unions continuaient de vivre d’accord, héritières officielles de Le Play et désireuses de se maintenir dans les lignes de son programme, un petit groupe de ses disciples fit bande à part, professant que le meilleur moyen d’honorer la mémoire du grand homme et de servir son dessein était de poursuivre les découvertes faites par lui et d’achever la création de la science sociale dont il avait été le prédécesseur. Les chefs de ce groupe furent l’abbé de Tourville et M. Edmond Demolins. M. de Tourville s’efforça principalement d’établir une « nomenclature » des faits sociaux susceptibles d’éclairer et de guider dans leurs recherches les sociologues de l’avenir. Il s’appliqua avec une conscience extrême à fixer les différents chaînons qui relient les uns aux autres les faits principaux d’où dérivent ensuite les faits secondaires. On ne saurait dire qu’il ait réussi. Le tableau dressé par lui peut tout au plus servir à reviser une étude déjà presque achevée pour s’assurer qu’on n’a rien omis d’important, qu’aucun « chapitre » essentiel n’a été sauté ; mais à le prendre comme un classeur dans les cases duquel doivent s’introduire bien régulièrement toutes les données recueillies par l’enquêteur, celui-ci risque de rédiger un travail non seulement aride et infécond mais pouvant autoriser des déductions inexactes et trompeuses. Quant à M. Demolins, l’écrivain bien connu, on ne saurait lui marchander la sympathie. Auteur d’une remarquable Histoire de France malheureusement trop peu connue et dans laquelle les aspects sociaux se trouvent mis en relief avec une rare vigueur, il a donné depuis lors au public des ouvrages dont quelques-uns ont été l’objet de retentissantes discussions. Son essai sur les Grandes routes des peuples par exemple, a toutes les beautés et tous les défauts inhérents au talent si personnel de l’auteur. M. Demolins qui est homme d’imagination se laisse parfois emporter au-delà des bornes du pur savoir. Il y a beaucoup à répudier dans ses livres, mais combien plus à accepter. Les vues si originales et si suggestives qui y abondent font de la sociologie une science infiniment attrayante, pleine de vie et de mouvement.

  1. Voir la Chronique de 1902, chap. vi.