La Chronique de France, 1905/Chapitre VI

ALBERT LANIER Éditeur (p. 98-126).

vi

AU MAROC

Les événements récents tournent vers le Maroc les regards des Français les moins empressés jusqu’ici d’en étudier l’organisation et les particularités. Nous tenterons de résumer ce qu’il est essentiel de connaître concernant El R’arb car c’est par cette appellation que les Marocains désignent l’ensemble de leur pays ; elle signifie : occident. Et c’est bien là, en effet, pour l’Islam, l’extrême limite occidentale qu’il ne franchira pas.

Le sol et les habitants.

On pense que le Maroc doit avoir à peu près 800.000 kilomètres carrés. C’est un pays de montagnes. Du moins les deux tiers en sont occupés par des chaînes parallèles orientées dans la direction de Mogador à Tlemcen ; celle du milieu est la plus haute. On la nomme le Grand Atlas ; certains sommets y atteignent 4.000 et 4.500 mètres. En plus de ces chaînes, un massif de forme à peu près triangulaire, le Rif, s’élève le long de la Méditerranée, entre Çeuta et Mélilla. Sur les rives de l’Atlantique s’étendent des plaines ondulées qui formeront évidemment le centre de l’effort colonisateur auquel l’Europe se prépare ; le climat y est sain, la terre fertile, les habitants policés ; de nombreux ports s’ouvrent sur la côte. Ces plaines, au point de vue de leurs productions, peuvent se diviser en trois zones. La première zone, dont la largeur varie de 60 à 70 kilomètres, va d’Arzila au sud de Mogador ; elle s’élève depuis le niveau de la mer insensiblement jusqu’à la côte 250. La berge est, en général, rocheuse et le flot la ronge peu à peu ; ça et là pourtant se présentent quelques dunes et quelques plages marécageuses. La culture dominante est celle des céréales ; des vignes croissent aussi et des oliviers avec quelques bois de chênes-liège. La deuxième zone s’élève de 300 à 600 mètres d’altitude ; elle contourne le Rif, englobe la région où se trouve Fez, se rétrécit ensuite, puis s’élargit fortement autour de Marrakech. C’est une région d’élevage coupée d’espaces désertiques d’où le vent a enlevé toute trace de terre végétale laissant apparaître la pierreuse ossature primitive. De véritables oasis y surgissent par endroits selon que la nature y a facilité ou non une bienfaisante irrigation. La troisième zone est celle des forêts de thuyas et de chênes-verts. Elle s’étend jusqu’à la base des montagnes ; dans les parties déboisées un vent desséchant supprime toute végétation herbue.

Pour se rendre compte du degré de prospérité auquel pourra, dans la suite des temps, atteindre le Maroc, il convient de remarquer à quel point le système hydrographique y est complet et harmonieux. Sans parler d’innombrables cours d’eau de minime importance, la Moulouïa, le Loukkos, le Sebou, l’Oum er-Rbia, le Tensift, le Sous, le Draa sont des fleuves d’un long parcours et d’un débit d’eau considérable. La Moulouïa a 420 kilomètres de long, le Sebou 450, le Draa 1.200. Descendus de l’Atlas, ils se déversent, le premier dans la Méditerranée, les deux autres dans l’Atlantique. Il y a au Maroc un troisième bassin, celui du Sahara. Ainsi le Zis qui passe au Tafilelt et le Guir qui arrose Igli coulent en s’éloignant de la mer et vont se perdre dans les sables du centre. On peut dire qu’à cet égard le Maroc est un pays favorisé. Nul coin d’Afrique ne possède autant de ressources au point de vue de l’irrigation.

La population est estimée à 9.000.000. Les deux tiers, sous les noms de Riffains, Berabers, Chleuchs, sont de véritables Berbères presque inentamés ethnographiquement par l’envahissement arabe ; ils occupent près des quatre cinquièmes du territoire. Il y aurait encore un million de Maures, un million et demi d’Arabes, 200.000 Juifs, 150.000 nègres et 15 à 20.000 Européens. Ces Maures descendent de ceux qui furent expulsés d’Espagne ; leur sang est plus ou moins mélangé aujourd’hui de sang berbère et même juif ; ils habitent de préférence les villes ; doux et intelligents, ils y fourniraient volontiers les éléments d’une bourgeoisie dirigeante. Quant aux Juifs, ceux du Riff, du Sous et de l’Atlas sont issus de tribus antérieures à la destruction du temple de Jérusalem ; ils parlent arabe. Les autres sont venus d’Italie en 1242, des Pays-Bas en 1350, de France et d’Angleterre en 1407 ou bien de Portugal et d’Espagne de 1476 à 1494 ; ils parlent espagnol ou français. Les nègres viennent pour la plupart du Soudan ; ce sont des esclaves ou des fils d’esclaves affranchis.

La langue arabe tend à gagner, dit-on, sur les dialectes des Berbères mais si le type, chez ceux-ci, varie beaucoup du brun au blond, ils n’en demeurent pas moins très autonomes dans leur manière de vivre et de maintenir jalousement leurs institutions. Là comme en Algérie, on s’aperçoit de plus en plus qu’à part le culte et parfois le langage, c’est la race indigène qui, des deux, s’est montrée la plus robuste et la plus absorbante.

Trente-trois siècles d’histoire.

Certains monuments mégalithiques, dolmens et tumulus, et quelques gravures rupestres sont les seuls indices connus d’une civilisation préhistorique au Maroc ; cela suffit, du reste, à en prouver l’existence et il n’est pas impossible que d’importantes découvertes soient réservées aux archéologues de l’avenir. Quoiqu’il en soit, lorsqu’aux environs de 1500 avant J.-C. les navigateurs phéniciens commencèrent à circuler le long des côtes, le pays était habité depuis longtemps. Les Carthaginois y fondèrent des comptoirs prospères, mais fidèles à leurs habitudes, ils se gardèrent de s’aventurer dans l’intérieur, se bornant à investir les chefs des tribus avec lesquelles ils se trouvaient en relations, du « Manteau rouge » dont ils avaient fait habilement un insigne de souveraineté. Un peu avant le commencement des guerres puniques, une flotte carthaginoise explora la côte marocaine de l’Atlantique et y fonda les comptoirs d’Arzila, de Salé et d’Azamour. Melilla, Çeuta et Tanger existaient déjà. On sait comment Jules César établit au Maroc le domination romaine vers l’an 33 avant J.-C. et comment cette domination dura 450 ans. C’est en effet en 422 que se produisit l’invasion des Vandales ; le régime de pillage et de déprédations qu’ils instituèrent dura fort longtemps et on conçoit que peu de traces aient survécu de la civilisation latine. La période dite « byzantine » qui s’ouvrit ensuite, paraît avoir été hésitante et marquée, de la part des Grecs, par de faibles efforts : ils se concentrèrent autour de Çeuta. Quand l’approche des Wisigoths fut connue, Justinien chargea Bélisaire de défendre contre eux le détroit de Gibraltar mais les barbares, sous la conduite de Swinthilla, réussirent à le franchir en 621 et s’emparèrent de Tanger. Le christianisme avait été plus fortement implanté qu’on ne l’a cru dans la portion du pays sur laquelle s’était étendue la domination romaine, à savoir en de-ça d’une ligne allant de Rabat à Fez ; mais l’Église s’était vue en proie à des dissensions intestines ; schismes et hérésies s’étaient succédé, amenant parfois des troubles sociaux ; les « circoncellions », par exemple, avaient par leur rage destructive causé beaucoup dédommages dans la Tingitane.

Les musulmans ne tardèrent pas à paraître. Ils trouvèrent les Latins groupés aux environs des places fortes, les Goths d’Espagne établis à Tanger et tout l’intérieur aux mains de tribus berbères indépendantes et sans cesse en guerre les unes avec les autres. Les premières bandes ne firent que passer ; elles escortaient un envoyé du calife de Kairouan qui convertissait les armes à la main mais ne songeait point à organiser ses conquêtes ; vingt-cinq ans plus tard, une expédition d’un caractère différent qui s’étendit au nord de l’Espagne et dont le chef fit preuve de la férocité la plus grande amena une révolte générale. Les Arabes furent chassés par les Berbères qui, chose étrange, conservèrent néanmoins la religion apportée par eux. Alors parut Edriss, descendant d’Ali et de Fatima qui se disait expulsé d’Orient par les Omeyhades. Il sut s’imposer aux Berbères et institua une sorte de dynastie ; son fils fut le fondateur de Fez. Plus tard, un aventurier réussit à s’emparer du trône et, comme il se donnait également pour descendant de Fatima, ses partisans prirent le nom de Fatimistes. Contre eux les Edrissistes firent appel aux Omeyhades d’Espagne lesquels, ayant battu les Fatimistes, prétendirent garder le Maroc pour eux-mêmes (973). Les Berbères révoltés les chassèrent et cet embryon d’empire parut se perdre dans le chaos des interminables guerres civiles. Une secte fanatisée venue du Sahara et qui s’intitulait : El Merabetin, les religieux, nom dont les Espagnols firent : Almoravides — parut alors. Ces chefs étaient à proprement parler des pillards qui couraient le pays sur leurs chameaux et auxquels l’ambition vint peu à peu d’un pouvoir établi. Ils réussirent à le créer et l’un d’eux qui fonda Marrakech vit sa domination descendre vers le Sud jusqu’au Niger et monter vers le Nord jusqu’à l’Èbre et aux Baléares. Après cette dynastie en vint une seconde dite des Almohades qui fournit également quelques princes éclairés : Abd el Moumen, par exemple, lequel entreprit de donner à l’empire une administration régulière et Yacoub el Mansour qui édifia la Giralda de Se ville. En 1212, la puissance des Almohades s’effondra à la bataille de Las Navas de Tolosa. La tribu des Béni Merim s’empara alors de la prépondérance et la conserva jusqu’en 1524. Durant cette période fut consommée la perte du royaume de Grenade tandis que commencèrent les empiétements de l’Europe. En 1402, le fameux baron normand, Jean de Bethencourt, alléché par la lecture des récits d’un frère mendiant espagnol qui avait parcouru le Maroc, un siècle et demi plus tôt, profita de son établissement aux Canaries pour explorer de là les côtes Africaines. Incompris à la cour du roi de France, il fit hommage au roi de Castille des prises de possession opérées sur le littoral. Peu d’années plus tard, une flotte anglaise qui se rendait en Terre-Sainte s’arrêta devant Ceuta et s’en empara. Les Portugais qui s’étaient fait attribuer par bulle pontificale la « souveraineté » du Maroc, s’établirent à Tanger, à Al Ksar, à Arzila, en attendant de fonder Mazagan, puis Mogador. Les Espagnols s’emparèrent de Melilla en 1497 et plus tard de Larache et de Rabat.

Les poussées étrangères furent la cause détermitante de l’avènement des chérifs saadiens qui relevèrent le prestige de l’Islam et réussirent souvent à se défendre victorieusement contre elles ; l’un d’eux étendit ses conquêtes, dit-on, jusqu’à Tombouctou. À la faveur de luttes intestines Moulay Ali établit en 1664 une nouvelle dynastie de chérifs ; c’est celle qui règne encore aujourd’hui. Elle a connu de nombreuses vicissitudes mais est toujours parvenue à les surmonter. Certains de ses princes firent parler d’eux en Europe ; tel celui qui dépêcha une ambassade à Louis xiv aux fins d’obtenir la main de Mademoiselle de Blois, fille de Mademoiselle de La Vallière ; il avait d’ailleurs de meilleurs titres à la renommée ayant fondé Mequinez, créé une armée, développé l’agriculture et repris aux Portugais Larache et Arzila ; Tanger cédé par ces derniers aux Anglais en 1685 avait été abandonné par eux. Plus tard, Sidi Mohammed, humain et réformateur, entretint à son tour de bons rapports avec le monde extérieur ; sous son règne un ingénieur français construisit la ville actuelle de Mogador. Les guerres civiles ne cessèrent point cependant d’alterner avec ces périodes d’ordre et de paix, pour le plus grand dommage d’un pays digne de meilleurs destins.

Régions makhzen et régions siba.

Pour bien comprendre le Maroc, il faut se représenter deux états de choses tout à fait dissemblables et enchevêtrés l’un dans l’autre. M. René Mauduit a très justement comparé les institutions marocaines à celles du moyen-âge en France. « À cette époque, dit-il, le roi possédait en toute souveraineté l’Île-de-France et les terres de la couronne ; il n’était que suzerain pour le reste du royaume. De même le sultan possède les ports de mer et les autres villes importantes et appuie son autorité sur les plaines formant le Blad-el-Makhzen d’où il tire ses soldats et surtout ses ressources financières : pour tout le reste de son empire, il est seulement le chef et surtout le représentant de l’Islam occidental vis-à-vis des nations étrangères. Aussi si le Blad-el-Siba ne lui paie que des impôts insignifiants et ne lui envoie que des contingents en temps ordinaire, il ne lui a jamais refusé assistance lorsqu’elle était demandée en vue de la guerre sainte. Le sultan seul a le droit de la proclamer ». Quelles sont les régions makhzen ou gouvernementales et les régions siba ou indépendantes ? Les premières englobent géographiquement les environs immédiats de Fez, le rivage atlantique, toute la région de Marrakech et le lointain Tafilelt, berceau de la dynastie régnante. Les secondes comprennent le Riff, presque tout l’Est marocain, le massif du grand Atlas et le pays Zemmour qui s’étend entre Fez et Marrakech. Quant aux environs de Tanger ils constituent quelque chose d’à part, plus siba que makhzen mais en somme assez peu marocain au sens général du terme.

Le développement historique du monde makhzen en explique seul la bizarre constitution. Quand une tribu, comme ce fut le cas pour les Mérinites, ou une secte, telle les Almoravides, réussissait naguère à conquérir la prépondérance, le groupement ainsi favorisé s’attribuait, avec la direction de la force militaire, toutes sortes de droits et de privilèges ; naturellement ces droits et privilèges étaient plus facilement imposés à la plaine qu’à l’impénétrable montagne. Ainsi la distinction s’esquissait déjà entre les deux portions de l’empire. Mais lorsqu’au début du xvie siècle les chérifs saadiens s’emparèrent du trône, n’étant ni tribu, ni secte, ils n’avaient point d’armée et durent s’en constituer une. Précisément, comme l’explique fort bien M. Eugène Aubin[1], les Turcs qui s’organisaient alors en Algérie y appuyaient leurs milices peu nombreuses au moyen de tribus indigènes qu’ils exemptaient d’impôts en échange du service. Ainsi firent les Saadiens ; ils groupèrent les gens de l’Est refoulés vers le Maroc par la conquête turque et en formèrent la tribu des Cheraga : ce fut la première tribu makhzen. Mouley Ismael à son tour créa les Bouakhar et favorisa la tribu déjà existante des Oudaïa ; enfin les Cherarda furent constitués en tribu makhzen afin de rendre plus stable l’équilibre sur lequel allait reposer désormais le pouvoir chérifien. Car on pense bien que les Cheraga et les Oudaïa surtout n’avaient pas été sans abuser largement de leur situation et sans menacer à plusieurs reprises l’autorité du sultan. Désormais toute la politique de celui-ci consista à s’appuyer sur les tribus makhzen mais en les opposant les unes aux autres, en les contenant les unes par les autres, en travaillant, en un mot, à les domestiquer. Par la suite, cinq autres tribus reçurent des privilèges partiels qui les font considérer comme étant à demi makhzen. Ces cinq tribus, les Rahamma, les Ahmar, les Abda, les Menahba et les Harbil protègent Marrakech avec une fraction des Oudaïa ; le reste des Oudaïa couvre Rabat ; les Cheraga, les Cherarda et les Oudaïa sont groupés autour de Fez.

De là sort ce personnel makhzenien qui, jusqu’ici et à très peu d’exceptions près, a détenu le monopole de l’administration et du gouvernement ; personnel de déracinés qui se sont entraînés à l’isolement, en vivant matériellement et intellectuellement à part du commun. « Il en est résulté, dit M. Eugène Aubin, que la classe privilégiée est la seule disciplinée au milieu de l’anarchie marocaine ; elle acquiert de ce chef une cohésion qui assure son autorité ». Mais il en est résulté aussi que si les tribus siba venaient jamais à s’entendre entre elle, ne fut-ce qu’un moment, « le Makhzen cesserait d’exister par le fait même » car il n’a avec elles aucun lieu véritablement national. Aussi ses procédés sont-ils plus diplomatiques qu’administratifs ; ils consistent à entretenir partout la division et le minimum d’anarchie nécessaire à assurer le maintien de cet étrange gouvernement. Le Makhzen possède l’art de graduer ses prétentions selon les circonstances. Il pressure les faibles, témoigne des égards aux forts et « oublie » prudemment les mécontents. Il laisse dormir les vieilles querelles pour les rallumer à propos. Il se contente de peu ici et exige beaucoup là.

La grande affaire c’est d’obtenir de l’argent pour soi et d’en laisser le moins possible aux tribus, de peur qu’elles ne l’emploient à l’achat de chevaux et d’armes ; « car il est de règle au Maroc, que la révolte soit la conséquence de la prospérité ». Jusqu’en 1901, les impôts perçus étaient l’Achour et la Zekkat, prescrits par le Coran et censément destinés aux pauvres ; l’Achour, c’est le dizième du revenu ; la Zekkat représente environ 2,50 pour 100 du capital. Un troisième impôt d’allures purement civiles, la Naïba, et dont les tribus privilégiées sont exemptes, varie selon le bon plaisir du Makhzen. La Naïba peut se payer en nature comme en espèces ; aussi arrive-t-il au gouvernement d’être riche en approvisionnements superflus et de se trouver néanmoins fort à court de numéraire. Il existe encore une sorte d’impôt souverain nommé la Hedia et qui consiste dans l’envoi au sultan, à l’occasion des trois grandes fêtes religieuses, de présents dont la valeur d’abord facultative a été fixée en principe à mille mikdals par tribu. Le Makhzen a quelques autres ressources plus sûres : d’abord les droits de douane puis certains droits, perçus par exemple sur la vente des animaux, sur une catégorie spéciale d’héritages, enfin la régie du tabac et l’administration des biens habous (c’est-à-dire inaliénables) des mosquées ; il y a encore le change dont on arrive à tirer agréablement quelque profit. C’est ainsi que le douro (5 pesetas) est accepté à la perception pour 3 mikdals quand il en vaut 14 ; bénéfice, 11 mikdals. Il est vrai que le percepteur est très porté à garder ce bénéfice pour lui.

La tentative de réforme fiscale opérée en 1901 par l’imprudent Abdul Azis a produit des résultats désastreux. Le Tertib ou droit fixe sur les attelées de labour, destiné à remplacer l’Achour ne parut pas seulement un attentat sacrilège contre le Coran mais il se heurta à des difficultés d’application peu ordinaires. Le dernier essai de perception aboutit, dit-on, en janvier 1905, à la bastonnade du percepteur par ses contribuables ; cela se passait près de Mekinez ; le pauvre fonctionnaire s’enfuit sans réclamer son reste. Le plus fâcheux c’est que les anciens impôts ont à peu près cessé d’être payés sans que le nouveau le soit davantage.

Tout ce que nous venons de dire s’applique en général aux tribus non privilégiées du pays makhzen et, d’une façon partielle et intermittente, à certaines tribus du pays siba qui, faibles ou vivant pour ainsi dire en bordure du pays makhzen, acceptent de répondre aux exigences gouvernementales à condition qu’elles ne dépassent pas les limites raisonnables. C’est ainsi que ces tribus se laissent imposer des caïds nommés par le sultan, quitte à ne leur permettre d’exercer aucune autorité réelle. La puissante tribu des Zemmour qui sépare Fez de Marrakech et parfois en ferme les routes au Makhzen, forçant les communications à se faire par la côte, est dans ce cas ; les caïds y régnent et ne gouvernent pas tandis que, dans les tribus du pays makhzen, ce sont eux qui exercent tous les pouvoirs ; il convient d’ajouter que, même dans ces tribus, le sultan ne se risquerait pas à nommer un caïd sans s’être assuré de l’agrément de ses futurs administrés. Quant au centre du pays siba, l’indépendance y est presque absolue, la vieille coutume berbère de la Djema ou assemblée municipale composée de tous les adultes résidents y est strictement observée ; il y a là de rudes et fortes démocraties dont on n’aura pas facilement raison et qui pourraient fournir des éléments importants au mouvement de renaissance berbère dont il est sage de prévoir, dans un avenir lointain mais très probable, la redoutable manifestation.

Les sentiments des tribus siba à l’égard du sultan sont, nous l’avons vu, d’ordre religieux ; mais ce ne sont pas ceux que les fidèles d’un culte éprouvent pour leur pontife suprême. À vrai dire, le sultan du Maroc n’est point un khalife mais il est resté cherif et, comme tel, il possède la baraka ce qui est une sorte d’état de grâce communicable aux hommes et aux choses[2] ; le sultan transmet sa baraka à celui de ses proches qu’il a désigné pour son successeur et cette baraka constitue le palladium sous lequel il peut, en sécurité, gouverner bien ou mal… jusqu’au jour toutefois où se dresserait en face de lui un prétendant qui réussirait à se faire admettre comme possesseur d’une baraka supérieure à celle de la dynastie régnante. On voit par là combien le pouvoir du sultan est à la fois solide et précaire. La récente histoire de Bou Hamara l’établit clairement et le fait que la révolte se soit propagée et fortifiée comme cela est arrivé et si près de Fez, apporte en quelque manière une confirmation à tout ce que nous venons de dire concernant les traits caractéristiques des tribus makhzen et siba, la faiblesse des rouages gouvernementaux et les bizarreries traditionnelles d’un régime unique dans le monde.

Le Maroc et l’Europe.

Les premières relations officielles des puissances européennes avec le Maroc datent de fort loin. Ce furent des relations purement commerciales et il est à remarquer que de tout temps les marchands chrétiens eurent la facilité de communiquer avec l’intérieur et d’y voyager sans courir trop de risques. Les métaux paraissent avoir donné lieu à des exportations suivies. Un historien rapporte qu’au xe siècle le mercure, le fer, le plomb et la poudre d’or s’exportaient couramment. D’autre part, un traité de 1231 stipule la libre sortie des céréales destinées à la république de Venise ; Gènes et Marseille s’en approvisionnaient également. Toutefois le gros du commerce à cette époque se faisait avec Constantinople et l’Égypte. Les Portugais et les Espagnols, comme nous l’avons dit plus haut, établirent par la force des comptoirs sur les rivages marocains. Puis ce fut le tour des Français. Un envoyé de François ier était déjà venu quérir « des fauves et bêtes curieuses » et on l’avait même arrêté comme contrebandier. Avec Henri iii des rapports réguliers se nouèrent ; ce monarque, en 1577, installa à Fez et à Marrakech un consul ou « facteur pour les nations ». Des traités conclus en 1631 et 1635, réglementèrent la liberté de navigation. En 1670, Louis xiv recommandait à ce même sultan, auquel il refusait la main de Mademoiselle de Blois, un négociant qu’il lui envoyait ; et l’on conte que Moulay Ismaël, froissé, réclama « des ambassadeurs et seigneurs d’un ordre plus relevé. » Le chevalier de Bazily vint alors (1676) ; mais c’était toujours pour commercer. En 1682, un nouveau traité fut conclu qui aida au développement des affaires, si bien qu’en 1733 la France vendait au Maroc pour 640.000 livres de toile et pour 900.000 livres de papier, de sucre et de quincaillerie. Plus tard les expéditions du bailli de Suffren mirent le Maroc à la mode et le commerce s’accrut encore ; un consul s’établit à Salé ; c’était le père d’André Chénier. Les rapports rendus plus étroits encore par les traités de 1824 et de 1825 se gâtèrent lorsque, sous Louis-Philippe, Moulay Abderraman commit l’erreur d’accorder sa protection à Abdel Kader. On sait comment le maréchal Bugeaud tailla en pièces à l’Isly les troupes marocaines et comment fut signé le traité de la Tafna (1845) qui établissait entre le Maroc et l’Algérie une frontière artificielle et maladroite.

Le relations de l’Angleterre avec le sultan datent de Charles ier (1630). Elles ont toujours été assez fidèlement maintenues et ont donné lieu à divers traités dont le plus important est celui de 1856. Les États-Unis se firent attribuer par une convention de 1787 le traitement de la nation la plus favorisée, privilège déjà accordé à la Hollande en 1651 et 1683. C’est un traité de 1762 entre le Maroc et le royaume des Deux Siciles qui consacra pour la première fois le droit de propriété des étrangers. En 1799[3], l’Espagne fit admettre par le sultan le régime des capitulations. Les derniers venus furent l’Autriche, l’Allemagne et la Belgique dont les traités datent respectivement de 1805, 1850 et 1862. La convention signée en 1865 pour l’établissement d’un phare au cap Spartel ne fut pas le premier acte d’ingérence collective du corps diplomatique résidant à Tanger comme on l’a dit. Cette initiative appartint aux consuls de Portugal, de Suède, d’Angleterre, de Venise, de Danemark et de Hollande qui, en 1792, fondèrent spontanément le conseil sanitaire auquel la France adhéra par la suite et dont le fonctionnement est aujourd’hui régulier et admis par le sultan.

La plupart des grandes puissances entretiennent, outre leur ministre à Tanger, de 5 à 10 consuls ou agents consulaires dans les autres ports ouverts au commerce extérieur et qui sont Tetman, Tanger, Larache, Rabat, Casabianca, Mazagan, Saffi et Mogador, — ainsi qu’à Fez et à Marrakech ou Mekinez. Certaines d’entre elles ont aussi des missions militaires demandées par le sultan et fonctionnant à ses frais. Il y a quatre missions françaises à Fez, Tanger, Rabat et Oudjda. Celle de Fez comprend par exemple 1 commandant, 2 lieutenants, 1 médecin-major, 2 sous-officiers ; celle d’Oudjda, 1 capitaine, 1 lieutenant, 3 sous-officiers et 6 artilleurs. Les deux autres sont moins nombreuses. La mission espagnole de Tanger forme une sorte d’escorte attachée à la Légation et ne joue point de rôle actif. La mission italienne de Fez comprend un colonel et deux officiers subalternes qui dirigent la fabrique d’armes et le service pyrotechnique. Quant à la mission anglaise, elle se compose de deux majors et deux sous-officiers. On sait en outre quel rôle important a joué ces dernières années auprès du sultan un officier anglais. Sir Harry Mac Lean, à demi marocanisé et devenu le caïd Mac Lean.

Les religions européennes n’ont pas à se plaindre de l’intolérance locale. Mais elles progressent fort peu. L’action catholique est très ancienne. Dès 1227 les Franciscains d’Espagne étaient établis à Marrakech et dès 1243 à Fez. À la fin du xviie siècle ils avaient créé des missions dans le reste du pays. Ils se réclament encore aujourd’hui de ces titres, confirmés par une ancienne bulle pontificale, pour prétendre au monopole de la célébration du culte public. Mais leur privilège n’était pas si absolu qu’ils le disent car deux chapelles françaises fonctionnaient à Mékinez au xviiie siècle. Il y a une mission protestante à Tanger. Les missions presbytériennes ont aussi établi à Marrakech et dans quelques autres villes des dispensaires et des ouvroirs.

Le rôle éventuel des Juifs marocains.

Il est très remarquable et très intéressant de constater le relèvement rapide et résolu des Israélites marocains. On les estime, avons-nous dit, à environ 200.000. Ce n’est pas énorme comme chiffre global mais ce chiffre se divise en groupes d’une sérieuse importance. Si 7.000 juifs demeurent sans grande influence sur une ville comme Fez qui compte 100.000 habitants, il en va différemment à Saffi où ils sont 2.000 sur 10.000, à Larache où ils sont 2.000 sur 15.000, à Mogador surtout où leur nombre atteint 10.000 sur 22.000 et à Denmat, le marché européen de l’Atlas et de la région du Draa, ou à Debdou, petite ville très commerçante en relations continuelles avec Tlemcen — où ils sont le tiers et la moitié. Ces communautés juives avaient croupi longtemps dans la misère et la médiocrité. L’ère commerciale qui s’est ouverte et surtout le louable effort de l’Alliance Israélite universelle leur ont fourni le moyen d’en sortir et ils en sortent très rapidement. M. Eugène Aubin dans la relation de son voyage au Maroc, M. Bernard, professeur à la Sorbonne dans un récent rapport à M. le gouverneur général de l’Algérie, ont tous deux mis en relief l’excellence des nombreuses écoles ouvertes par l’Alliance et insisté complaisamment sur les services que ces écoles rendent à la cause française. D’abord tournés vers l’Angleterre, les notables commerçants juifs n’ont éprouvé aucune hésitation à se retourner vers la France lorsque l’Angleterre elle-même a paru les y engager ; ils n’avaient pour elle d’ailleurs que des sympathies ; aussi l’enseignement du français s’est-il généralisé autour d’eux et la France peut-elle escompter dès maintenant leur bonne volonté. Or ils représentent un élément de succès qu’aucun gouvernement digne de ce nom, ne saurait négliger.

Statistiques commerciales.

On a beaucoup trop répété en France que l’Allemagne n’avait pas d’intérêts au Maroc. Cela est de tous points inexact. Nous pensons qu’il est bon de donner ici les chiffres représentant le commerce des quatre nations européennes (France, Angleterre, Allemagne, Espagne) avec les principaux ports marocains en 1899 et en 1904. À Tanger le total des importations et exportations a passé pour la France, de 3.350.495 en 1899 à 3.563.720 en 1904 — pour l’Angleterre de 6.919.425 à 3.971.610 — pour l’Allemagne de 1.833.800 à 1.288.962 — pour l’Espagne de 3.484.111 à 3.655.562. À Saffi le total a passé : pour la France de 112.925 à 500.348 — pour l’Angleterre de 1.816.811 à 3.878.204 — pour l’Allemagne de 701.984 à 902.757. À Rabat le total a passé : pour la France de 1.325.139 à 1.950.897 — pour l’Angleterre de 1.645.630 à 3.335.777 — pour l’Allemagne ds 495.631 à 471.044. À Mogador le total a passé : pour la France de 3.036.075 à 4.333.050 — pour l’Angleterre de 6.788.625 à 5.799.468 — pour l’Allemagne de 2.709.550 à 2.929.542 — pour l’Espagne de 214.100 à 176.438. À Mazagan le total a passé : pour la France de 1.252.875 à 1.738.862 — pour l’Angleterre de 4.789.889 à 6.327.221 — pour l’Allemagne de 1.010.850 a 2.569.164 — pour l’Espagne de 1.317.275 à 1.457.072. À Larache le total a passé : pour la France de 1.810.401 à 3.412.634 — pour l’Angleterre de 3.860.675 à 6.931.656 — pour l’Allemagne de 362.525 à 302.000 — pour l’Espagne de 95.130 à 93.552. À Casabianca enfin le total a passé : pour la France de 4.555.838 à 6.075.427 — pour l’Angleterre de 4.327.965 à 7.817.938 — pour l’Allemagne de 901.030 à 1.662.744 — pour l’Espagne de 1.733.762 à 1.462.940[4].

Ces chiffres ont leur éloquence. Il ne faut pas oublier toutefois que le Maroc a deux façades commerciales et que si l’une est internationale puisqu’elle ouvre sur la mer, l’autre est exclusivement française. Le chemin de fer français d’Aïn Sefra prolongé sur Figuig et au-delà n’est plus qu’à 250 kil. du Tafilelt, c’est-à-dire à une moindre distance que le Tafilelt n’est de Fez et cela suffit à détourner vers Oran une large portion du commerce de l’oasis. Ce simple fait solutionne mieux que tous les raisonnements la question du Maroc. La France, si on lui refusait les privilèges les plus essentiels sur le littoral resterait toujours maîtresse des destinées économiques de l’intérieur — et, par là, nul ne pourrait lutter efficacement contre sa prépondérante influence.

  1. Le Maroc d’aujourd’hui.
  2. Voir le très remarquable ouvrage déjà cité de M. Eugène Aubin.
  3. Pourtant le traité franco-marocain de 1631 en contenait déjà un vague énoncé. Et quant au régime de la protection individuelle spécial au Maroc, c’est aussi la France qui en eut l’initiative en 1767.
  4. En ce qui concerne Casabianca il faudrait encore citer la Belgique dont le commerce prend quelque importance au détriment des produits anglais et allemands. En général consulter pour plus amples informations sur ce sujet l’ouvrage de MM. Albert Cousin et Daniel Saurin.