La Chronique de France, 1901/Chapitre II

Imprimerie A. Lanier (p. 15-45).

ii

LE PROBLÈME MILITAIRE

Au premier abord, l’idée que l’armée d’une république doit être républicaine, parait une idée d’une justesse irréprochable et d’une impeccable logique. Un gouvernement républicain ne saurait évidemment trouver de sécurité dans une armée attachée à la forme et aux institutions monarchiques. Mais, qu’est-ce exactement qu’une armée républicaine ? Dès que la question se pose, on aperçoit aussitôt qu’elle a deux aspects, assez différents l’un de l’autre. S’agit-il, en effet, de la soumission aux lois constitutionnelles, de la résistance aux entreprises des factieux, de l’obéissance indiscutée envers les pouvoirs publics — ou bien, s’agit-il des opinions intimes, des habitudes d’esprit de l’officier, de cet ensemble d’usages, de principes, de conventions qui règlent ses rapports avec ses chefs, ses camarades ou ses subalternes ? Une armée ne peut-elle être « loyale » à la République sans avoir des « mœurs républicaines ? » En France, précisément, le premier point n’était-il pas acquis ? Le second pourra-t-il l’être jamais ?…

Après 1870.

Il est malaisé de se représenter l’étendue et la complication de la tâche en face de laquelle se trouva le peuple Français au lendemain de la guerre de 1870. L’un des éléments les plus périlleux de la situation consistait dans la nécessité d’organiser à la fois le militarisme et la liberté. Que la réfection des forces militaires fût indispensable au salut et à la sécurité de la patrie, l’immense majorité du pays n’en doutait pas, et il faut reconnaître que l’alerte de 1875 et les velléités agressives manifestées à plusieurs reprises par M. de Bismarck ne devaient pas tarder à justifier cette opinion. Mais les fondateurs de la République, dont beaucoup s’étaient déclarés, dès longtemps, ennemis des armées permanentes, pouvaient trouver dur d’avoir à donner, dès l’abord, une aussi forte entorse à leurs principes ; sans compter que, pour les institutions qu’ils avaient longtemps rêvées et qu’ils créaient enfin, nul voisinage ne devait sembler plus redoutable qu’une puissante armée constituée au lendemain de la défaite et vivant dans l’espoir de la revanche — d’une revanche que la grandeur même de l’effort préparatoire à accomplir interdisait de poursuivre trop tôt et qui se trouverait forcément lente à venir. Ce sera l’éternel honneur des républicains d’avoir accepté sans hésitation cette double charge dont les termes s’excluaient ainsi l’un l’autre. Ils entreprirent à la fois de créer une armée forte et une République libérale. Gambetta fut l’âme de ce dualisme étrange : il trouva la formule qui lui permettait de se perpétuer ; la République, orientée vers la démocratie, irait son chemin sans jamais marchander à l’armée ni confiance ni crédits ; de son côté, l’armée placée au-dessus des partis et par là étrangère à la politique, s’enfermerait dans son glorieux labeur, préparant l’outil qui, plus tard, referait la fortune de la France.

On eût fort étonné les plus optimistes parmi les disciples de Gambetta, en leur disant que cette ligne de conduite serait fidèlement suivie pendant un quart de siècle. L’action personnelle du célèbre tribun et plus tard, le prestige de son souvenir n’auraient jamais suffi à la faire observer par les assemblées politiques pas plus que l’autorité des chefs militaires les plus respectés n’aurait su l’imposer aux troupes. Il y eût là un phénomène de psychologie patriotique auquel les historiens de l’avenir accorderont, sans doute, une grande attention. Ce sera pour eux un point de repère dans l’étude de l’évolution du patriotisme. Dans le pays où a régné Napoléon ier, que vient de vaincre une monarchie militaire, où vient de s’établir le moins prestigieux et le plus civil des gouvernements, maintenir dans l’ordre et dans la paix, pendant une si longue période, une armée nombreuse, populaire, acclamée — une armée où la solde est maigre, l’avancement pénible, les causes d’énervement nombreuses, c’est là un chef-d’œuvre que, par avance, le sage Tocqueville avait proclamé irréalisable et que l’expérience des peuples semblait, en effet, condamner à un rapide échec.

Il est juste de remarquer, toutefois, que les circonstances ne furent pas toutes adverses ; il y en eût de favorables au succès d’une entreprise si hardie. En premier lieu, l’attitude de l’Allemagne, faite alternativement de demi-détentes et de brusqueries agressives. M. de Bismarck ne s’est sans doute jamais rendu compte du service qu’il avait rendu à la France en faisant jaillir à l’improviste de menus conflits qui furent pour elle autant d’occasions de mobilisation morale. Si la menace eût été plus fréquente ou plus directe, la guerre eût fini par éclater ; si elle l’eût été moins, le relâchement se fut produit. Le chancelier Allemand sembla prendre à tâche de doser l’excitant pour en tirer le meilleur effet sur l’activité Française. Ce fut, de sa part, une intense maladresse. En second lieu, le caractère scientifique de la préparation à la guerre moderne aida à calmer l’impatience guerrière de l’officier laborieux en rendant pour lui la paix intéressante. Tout ce qui concerne les chemins de fer, les ballons, l’électricité, la mécanique, n’est-il pas maintenant de son ressort ? On peut compter les inventions qui ne sont pas utilisables dans l’art de la guerre et précisément les budgets militaires étaient assez considérables pour permettre d’expérimenter, de modifier, d’améliorer sans cesse et d’entretenir ainsi le zèle des travailleurs et des chercheurs. En dernier lieu, intervinrent les expéditions coloniales, la conquête de la Tunisie, celles du Tonkin, du Dahomey, de Madagascar, véritables soupapes par où s’échappa l’ardeur comprimée des impulsifs.

L’Apogée.

On atteignit de la sorte l’heure où la conclusion de l’alliance Franco-russe vînt compléter l’effet déjà produit sur le moral de l’armée par la stabilité du régime républicain, la défaite du boulangisme et les succès de l’Exposition de 1889. Jusque-là, la République n’avait pas joui de beaucoup de prestige dans les milieux militaires, et comment s’en étonner ? Commandés par des officiers dont la plupart — dans les grades supérieurs au moins — avaient servi sous l’aigle impériale, groupés autour de drapeaux sur lesquels s’inscrivaient les noms flamboyants des victoires napoléoniennes, voyant manœuvrer à la tête des armées rivales les plus puissants souverains de l’époque, les régiments Français ne pouvaient ressentir un bien profond respect pour les avocats, les hommes d’humble extraction élevés, souvent par le talent, mais souvent aussi par la chance, aux premiers postes de l’État. Pendant longtemps le nom de la République demeura absent des allocutions et des ordres du jour, et les ministres durent se contenter des saluts un peu écourtés qu’ils recueillaient de la part des autorités militaires.

À partir de 1891 cet état de choses a pris fin, et l’on peut considérer qu’à cette date, l’armée est absolument acquise à la République. Le Président passe lui-même les grandes revues annuelles et le ministre de la Guerre, M. de Freycinet, a toute la confiance des généraux. Ces sentiments sont encore fortifiés par la mort glorieuse de M. Carnot et par les hommages, qu’en cette tragique circonstance, le monde entier rend à la France. Pendant sa courte présidence, M. Casimir-Périer, qui a été officier, inaugure un contact nouveau entre le gouvernement et l’armée ; il assiste aux manœuvres. Son successeur, M. Félix Faure, fait plus encore ; il les suit à cheval et, usant d’un privilège de sa charge, dont nul ne s’est avisé avant lui, il préside même quelques séances du Conseil supérieur de la guerre. C’est l’apogée du système conçu par Gambetta, ou plutôt c’en est l’aboutissement. La République et l’armée continuent leur marche parallèle, mais la main dans la main et non plus isolées. Les troupes que le Président Faure présente à l’Empereur Nicolas, lors de la fameuse revue de Chalons, en 1896, n’incarnent pas seulement une haute perfection technique, résultat de vingt-cinq années d’effort ; elles incarnent l’union intime des deux pouvoirs, produit du bon sens, de la patience et du patriotisme de tous.

Aspirations républicaines.

Il est dans le caractère Français de ne point savoir profiter du but atteint et de perdre aussitôt de vue le labeur accompli et le profit éventuel. L’opinion, d’abord charmée, oublia vite ce qu’il en avait coûté pour arriver à la situation présente et prêta l’oreille aux propos intéressés qui cherchaient à en déprécier les avantages.

Nous avons vu que l’armée avait contre elle la méfiance anticipée des socialistes et les rancunes de certains intellectuels[1]. Les uns et les autres s’associèrent pour exploiter ce qui, dans la situation nouvelle devait constituer aux yeux de bien des Français, un grave défaut. Rapprochées et mises en pleine lumière, l’œuvre civile et l’œuvre militaire de la République apparaissaient, par plus d’un côté contradictoires et cette contradiction était faite pour choquer et pour inquiéter l’esprit national si jaloux d’unité et poussant volontiers le culte de la logique jusqu’à l’absurde. Précisément, l’affaire Dreyfus était survenue, aggravée tout de suite par l’imprudence des officiers supérieurs qui voulurent solidariser le jugement d’un conseil de guerre avec l’honneur de toute l’armée : à quoi les antimilitaristes ripostèrent en solidarisant l’armée avec les fautes de quelques-uns. Ils apportèrent à cette besogne une virulence qui ne laissera pas de causer quelque stupeur à ceux qui étudieront plus tard le détail de cette crise singulière. Ils ne réussirent pas, comme ils l’avaient espéré, à dresser « la nation contre l’armée », mais ils persuadèrent à bon nombre de leurs concitoyens que sous peine de périls certains, il fallait au plus tôt républicaniser l’armée.

Son loyalisme pourtant, ne saurait faire de doute. Malgré les attaques répétées d’une presse dévergondée contre laquelle le Gouvernement la défendit assez piètrement, l’armée ne se laissa entraîner dans aucune aventure anticonstitutionnelle. On a essayé de la mêler au complot Déroulède (et Déroulède lui-même qui, de l’exil, prend les plus grandes peines pour accroître l’importance de son complot, ne s’est pas fait faute d’y travailler) ; or, la déposition récente du général Zurlinden devant la Haute-Cour de justice[2] a achevé de dissiper cette accusation : on sait maintenant que le jour fameux des obsèques de Félix Faure, aucun chef ne se départit de la correction désirable. L’armée est donc loyale à la République. Est-ce à dire que ses « mœurs » soient républicaines ? Nullement, et le cabinet Waldeck-Rousseau qui prétend les rendre telles, a entrepris là une tâche dont la nécessité peut être discutée, mais dont les difficultés sont indiscutables.

Il va de soi que ce n’est pas en déplaçant quelques officiers, ni même en rédigeant des instructions ou en prononçant des discours qu’un ministre de la Guerre pourra y réussir. Ce sont des moyens d’indiquer un changement d’orientation, mais non pas de modifier un état de choses. Si l’on veut aboutir, il faudra bien en arriver à de profondes réformes dans l’organisation générale de l’armée. On ne sera pas obligé, pour cela, de mettre à exécution le plan de Blanqui et de créer la fameuse « Armée nationale sédentaire » qui ne doit « jamais quitter ses foyers » et manœuvrera « dans les limites des communes respectives des soldats ». Sans aller jusque-là, il y a des réformes propres à démocratiser le militarisme : celles qui ont pour objet de rendre le service égal pour tous, d’assurer la communauté d’origine de tous les officiers, de supprimer les privilèges, enfin de placer le commandement dans une étroite dépendance du pouvoir civil et, partant, du corps électoral.

Dans l’état actuel des choses en France, l’égalité absolue du service est plus ou moins une chimère. La loi de 1889 a permis de s’en rendre compte. Jusqu’en 1872, le pays avait vécu sous le régime du tirage au sort avec remplacement ou avec possibilité de se « racheter » et service à long terme (sept années) ; les réserves, créées en 1818 par le maréchal Gouvion Saint-Cyr, furent supprimées en 1823 et ne reparurent qu’en 1868 avec le maréchal Niel. La loi de 1872 créa le service obligatoire et essaya, toujours par le tirage au sort, de le concilier avec le maintien du service à long terme, c’est-à-dire qu’une partie du contingent fit cinq ans et l’autre, trois ans.

L’inégalité était un peu trop forte pour demeurer acceptable ; on se préoccupa vite d’y porter remède et la loi de 1889 proclama le principe du service de trois ans, égal pour tous ; mais ce principe même ne constituait qu’une sorte de façade, car les ressources financières du pays ne permettaient pas d’en poursuivre l’exécution intégrale. En effet, chaque classe de recrutement, y compris les engagés volontaires, représente environ 250.000 hommes ; la présence simultanée de trois classes sous les drapeaux donnerait, en comptant le corps d’officiers et les troupes d’Afrique, un effectif d’au moins 820.000 hommes ; or il serait presque impossible à la France d’en entretenir, sur le pied de paix, plus de 600.000. Il a donc fallu réduire le chiffre de l’effectif par des envois en congé anticipés qui représentent de 30 à 45 % du contingent (cette proportion s’est élevée dans l’infanterie, jusqu’à 58 %). L’état de choses actuel est donc le suivant : les Français demeurent à la caserne, les uns trois ans, les autres un an ; ce n’est pas encore l’égalité. On peut recourir pour l’établir au service de deux ans ou au service d’un an ; ce dernier réduirait l’effectif de paix à un chiffre trop inférieur, sans parler des autres inconvénients qui ont amené récemment le général André, ministre de la Guerre, à en repousser énergiquement le principe ; quant au service de deux ans, il ne pourrait fonctionner utilement qu’appliqué avec rigueur, sans dispense pour personne ; et il sera bien difficile de supprimer un privilège qui est en usage depuis plus de trente ans ; car ceux qui ne faisaient qu’un an sous le régime de la loi de 1872 sont encore, pour la plupart, ceux qui bénéficient sous le régime de la loi de 1889 des envois en congé anticipés. En maintenant leur privilège, c’est-à-dire avec un contingent dont une portion ferait deux ans et l’autre un an, on n’atteindrait pas encore un effectif suffisant. Il y aurait bien ce moyen, préconisé par les partisans de l’ancienne armée : reconstituer par des engagements avec primes un noyau de soldats de métier au milieu de la masse des conscrits ; mais rien n’est plus contraire aux tendances démocratiques.

Le service égal, s’il est réalisable en France, ne l’est donc pas sans de sérieuses difficultés. Il en va de même de la communauté d’origine des officiers. Actuellement les uns sortent du rang et les autres de l’école de Saint-Cyr : inutile de dire que ces derniers se considèrent — et sont en réalité — le produit d’une sélection relativement aristocratique. Deux solutions sont applicables : supprimer toute école, ce qui donnera un corps d’officiers parfaitement ignorants dans un temps où les connaissances militaires deviennent de plus en plus scientifiques ; ou bien, placer le concours d’admission à l’école après l’entrée au régiment c’est-à-dire n’admettre à concourir que des jeunes gens déjà soldats. Cette seconde solution ne serait pas sans avantages, mais au point de vue démocratique le résultat en serait nul : seuls pourraient affronter avec succès les épreuves du concours, les candidats qui s’y seraient sérieusement préparés avant d’entrer au régiment ; et ainsi le principe aristocratique se retrouverait dans la nouvelle école, presque aussi puissant que dans l’ancienne. En somme pour établir la communauté d’origine des officiers, il faut prendre le point de départ très bas : on ne peut élever la masse au niveau de l’élite ; il faut donc abaisser l’élite au niveau de la masse : c’est évidemment une cause d’infériorité à laquelle les combinaisons les plus ingénieuses ne sauraient remédier que très imparfaitement. Même si, de nos jours, nous trouvons inutile que l’officier provienne d’un milieu social raffiné — ce qui n’est pas admis hors de France — il est nécessaire en tous les cas que sa formation intellectuelle le mette à la hauteur de sa mission et de ses rivaux des armées étrangères.

Parmi les privilèges dont l’esprit démocratique exigera forcément l’abolition, il en est un auquel l’officier tient par dessus tout, c’est l’institution des ordonnances. L’ordonnance est un soldat mis à la disposition de l’officier pour soigner son cheval s’il en a un, en tout cas pour entretenir ses effets et ses armes et faire son ménage de célibataire ou d’homme marié. Les règlements, en effet, ne font pas la différence : le ménage d’un homme marié n’a pourtant qu’une vague ressemblance avec celui d’un célibataire. Mais l’officier Français, est en général, assez peu fortuné ; il a des charges ; sa solde est faible. Il ne peut se passer de son ordonnance qu’il choisit parmi les bons soldats soigneux et disciplinés, qu’il installe chez lui et qui devient valet de chambre, maître d’hôtel…… voire même cuisinière et bonne d’enfant. De ce chef plus de 35.000 soldats sont soustraits chaque année au service militaire, et comme le soldat coûte à l’État à peu près 800 francs, cela fait un total de 28 millions perdus au point de vue de la défense nationale ; si l’on remplaçait les ordonnances par des indemnités en argent, il faudrait inscrire au budget, à cet effet, une somme de 20 à 21 millions, pour indemnités mensuelles de 50 francs et cette somme serait encore loin d’équivaloir pour l’officier marié à la perte de son ordonnance. Il faudrait encore obvier aux inconvénients résultant des contacts forcés entre soldats et domestiques civils et prévoir pour le temps de guerre, une organisation différente, celle-là devenant à tous points de vue, impossible.

À propos de certaines mesures prises par le général André et qui amenèrent la retraite du général Delanne et du général Jamont, nous avons étudié l’année dernière[3] la question des rapports entre le ministre de la Guerre, le chef d’État-major général, le généralissime désigné pour le cas de guerre et le Conseil supérieur de la guerre. Elle est très délicate. Du reste la question du commandement suprême est toujours délicate, qu’il appartienne de droit à un souverain qui peut le mal exercer ou en abuser, ou bien qu’il soit délégué par une assemblée sujette à le rendre instable et à en entraver le libre exercice. L’organisation Française actuelle n’est rien moins que logique, mais elle est ingénieuse : le chef d’État-major travaillant à la fois avec un généralissime permanent et un ministre qui change selon les vicissitudes parlementaires, leurs actes contrôlés par un Conseil qui les surveille sans pouvoir les dominer, le Président de la République incarnant comme chef suprême la suprématie du pouvoir civil, enfin l’ingérence du Parlement facilitée par la discussion du budget annuel, c’est là un ensemble d’institutions présentant un heureux caractère d’équilibre et d’élasticité. Une sage démocratie s’en contenterait ; mais il est dans les traditions jacobines d’exiger davantage, et c’est sous leur influence que récemment le ministère de la Guerre a pris une teinte politique plus accentuée en même temps que sa domination sur les autres rouages directeurs de l’organisation militaire s’est affirmée de plus en plus.

Cela a suffi pour causer quelques appréhensions aux alliés de la France.

Ces appréhensions se sont traduites par divers articles parus dans les grands journaux Russes et qui ont été très remarqués. « Jusqu’à ces derniers temps, a dit la Novoie Vremia, l’armée Française a été considérée par les plus puissantes années européennes comme une égale, comme un organisme tout à fait sérieux formé selon toutes les règles de la science militaire, possédant avec un excellent armement, un admirable esprit et une parfaite discipline… à partir d’aujourd’hui, elle paraît changer de voie et de destination ». Ce jugement a fait impression à cause de sa modération et de son impartialité. C’est qu’en effet on n’a point « désorganisé » l’armée, comme se plaisent à le répéter les journaux de l’opposition en France, mais on a commencé de « l’orienter » dans un sens nouveau, et il y a de quoi inquiéter tous ceux qui savent à quels excès peut conduire le militarisme politique et de quel aveuglement le jacobinisme est susceptible. Il pourrait, notamment, conduire un jour au rappel de la loi sur la propriété des grades, ce qui serait le suicide militaire de la France. Toutes ces considérations ont naturellement influé sur le voyage de l’empereur de Russie. En venant en France et en donnant à sa visite un caractère si exclusivement militaire, Nicolas ii a voulu, à la fois, se rendre compte de l’état des choses, apporter à l’armée un hommage encourageant et donner aux pouvoirs publics un discret avertissement.

Une Armée défensive.

Dans un livre extrêmement remarquable[4], un ancien capitaine de l’artillerie Française, M. Gaston Moch, a recommandé récemment à ses compatriotes l’adoption des institutions militaires de la République Helvétique. Ce qui peut nuire au succès de l’ouvrage, c’est d’abord que le même conseil a été donné aux Allemands presqu’en même temps par le fameux socialiste Auguste Bebel[5], et c’est ensuite que l’auteur désigne les institutions dont il se fait l’apôtre sous le nom impropre de milices ; il a beau donner de ce mot une définition nouvelle, milice sera toujours pris dans le sens de garde nationale et c’est là un sens de nature à impressionner défavorablement bien des gens. L’armée Suisse n’est pas une milice, c’est une armée intermittente qui présente cette particularité de n’exister jamais que sur le pied de guerre, chaque appel constituant une mobilisation complète de la partie appelée. Or, on appelle tous les ans la moitié des troupes actives et le quart des troupes de réserve. L’infanterie sert, la première année, un mois et demi et les douze années suivantes, seize jours tous les deux ans ; la cavalerie sert, la première année, trois mois et les dix années suivantes, dix jours par an ; l’artillerie sert, la première année, deux mois et les douze années suivantes, dix huit jours tous les deux ans… Les officiers et sous-officiers servent plus longtemps que les soldats, ayant à passer par différents « cours » ; c’est en ce sens que l’on peut dire qu’en Suisse « l’impôt militaire est progressif ». Ces simples indications suffisent à écarter l’idée de milices.

L’armée Suisse est encore peu connue. Créée en 1874, elle s’est perfectionnée, surtout dans les derniers temps, d’une façon merveilleuse. Les quelques missions étrangères qui l’ont vue à l’œuvre en ont été frappées d’admiration et il n’y a pas de doute que dans les détails si ingénieux de son organisation ne se trouvent des éléments de progrès dont les autres nations sont destinées à profiter. Trois remarques s’imposeront néanmoins à ceux qui seraient tentés d’accepter immédiatement le plan de M. Gaston Moch pour la transformation de l’armée Française dans le sens Helvétique. De l’aveu même de l’auteur, il ne s’agit que d’institutions défensives. M. Moch annonce, en effet, que son travail a pour objet « d’assurer au pays la sécurité dans la paix » et il ajoute ces lignes empreintes d’un si étrange optimisme : « Les guerres de conquête ont fait leur temps, au moins en ce qui concerne les territoires des nations civilisées… elles sont devenues illégitimes, en attendant qu’elles deviennent impossibles ». Ce qui veut dire qu’en s’helvétisant, l’armée Française renoncerait ipso facto à toute action offensive. Est-ce bien l’heure d’une pareille renonciation qui équivaudrait à un désarmement partiel ? Or, — seconde remarque — ce désarmement ne constituerait qu’une économie relative. L’armée Suisse est assez coûteuse (ce qui n’a rien d’étonnant, il n’y a pas de bonnes armées à bon marché) ; elle revient à plus de 38 millions par an. L’armée Française, réorganisée sur le même modèle, reviendrait à 850 millions ; cela est loin, sans doute, du milliard qu’elle coûte actuellement. Mais si l’on remarque que la Suisse dépense d’autre part 820.000 francs pour ses sociétés de tir, lesquelles ne figurent au budget français que pour 25.000 francs, on verra que les sociétés de tir et d’instruction militaire, préliminaires indispensables d’une armée intermittente, devraient recevoir en France un développement qui comporterait une dépense de 12 à 15 millions ; de toutes façons, l’économie réalisée varierait entre 120 et 170 millions. C’est beaucoup comme chiffre global, mais c’est peu pour la différence de force et de prestige que représenterait la transformation de la France offensive en une France purement défensive, à l’heure où les autres pays, précisément créent ou augmentent leur puissance offensive. La troisième remarque, enfin, c’est que, pour très démocratique que soit l’organisation Suisse, elle ne suffit point encore à satisfaire les intransigeants de la démocratie. Il y a, en Suisse même, des égalitaires fanatiques qui s’indignent que les officiers aient une table à part et soient équipés plus légèrement que la troupe. Ce qui prouve que l’esprit d’égalité est insatiable et qu’il est imprudent de le déchaîner faute de pouvoir jamais le satisfaire. Quoiqu’il en soit, le livre de M. Moch contient une solution du problème, une solution sérieuse, digne d’être étudiée (et elle l’est déjà) par les spécialistes compétents.

La Discipline.

Il ne manquerait pas de sujets sur lesquels pourrait s’exercer le zèle d’un ministre réformateur. Il faudrait codifier à nouveau, en les simplifiant, les règlements qui sont d’une prolixité étonnante (l’instruction sur la tenue et le paquetage peut être citée comme un modèle de l’absurde minutie des détails que le soldat est obligé de savoir par cœur) ; il faudrait faire la chasse aux embusqués : musiciens, plantons, scribes, lithographes, tailleurs, cordonniers, jardiniers, maçons, charpentiers, dont le nombre s’est tellement accru que les non-combattants forment aujourd’hui 7 % de l’effectif Français, contre 3 % en Allemagne — et qu’on a mentionné une compagnie qui sur 121 hommes, en comptait 37 à la manœuvre et 84 « indisponibles » ; il faudrait encore remédier aux pertes de temps qu’occasionnent les inutiles corvées de garde et la manie de l’astiquage ; on pourrait chercher à rendre plus pratiques ces « manœuvres dans le grand style qui ne constituent, comme le dit la Gazette de Francfort, que de brillants spectacles et donnent aux officiers une idée fausse du combat » ; on devrait remanier les services d’administration, trop lents et trop coûteux ; enfin, notre justice militaire, en retard sur celle des principaux pays, nécessite une refonte complète.

Malheureusement, ce ne sont pas des réformes techniques que réclame la partie de l’opinion qui, surexcitée par les incidents des trois dernières années et égarée par les déclamations des partis, s’ingère, de plus en plus, dans le domaine militaire. Ce qu’elle souhaite, c’est une transformation de la discipline. La nécessité n’en apparaît point clairement. Certains se basent pour la justifier sur tel paragraphe du « Règlement sur le service intérieur » où l’on lit ceci : « Les membres de la hiérarchie militaire doivent traiter leurs inférieurs avec bonté et avoir envers eux tous les égards dus à des hommes dont la valeur et le dévouement procurent leurs succès et préparent leur gloire ». Le style est boursouflé et le point de vue suranné, mais le conseil est et demeure excellent. L’idée de combiner l’égalité qui règne (théoriquement au moins) dans la vie civile avec les exigences du service militaire est une utopie. Il est certain que la disparition ou l’atténuation des privilèges héréditaires et aussi le développement de l’instruction tendent à rapprocher davantage le soldat de l’officier et que ce dernier peut et doit avoir recours davantage à l’intelligence du premier et moins à des ordres péremptoires et sans explications. Mais de là à considérer l’obéissance passive comme « une survivance dangereuse du passé » et à la vouloir remplacer par « l’adhésion volontaire du subordonné au chef » et par un sentiment de « collaboration professionnelle »[6], il y a loin et l’expérience des volontaires Britanniques et Américains qui viennent les uns et les autres de faire leurs preuves — et très brillamment — est là pour indiquer où s’arrête la réforme, où elle devient utopie. La discipline dans les rangs de ces troupes Anglo-saxonnes est certainement plus intelligente, plus relevée moralement — mais elle n’est guère moins stricte que celle des armées permanentes ; et après l’expérience de la guerre, la tendance est de la rendre plus stricte encore.

Notez que stricte et rude sont deux choses très différentes. Le régime Français est beaucoup moins rude que l’Allemand. Les officiers Allemands ont pu s’en rendre compte en Extrême-Orient. Dans une interview qu’à son retour de Chine, le feld-maréchal de Waldersee accorda à un représentant d’un grand journal parisien (interview dont les termes ne furent pas démentis), le maréchal aurait dit en comparant favorablement la discipline Française à l’Allemande : « Vous employez évidemment d’autres moyens que nous, mais vous arrivez au même résultat ».

La question n’est donc pas de savoir s’il faut adoucir la discipline actuelle, mais s’il faut la transformer. Ce n’est pas la modification du procédé que poursuivent les réformateurs, c’est le renversement du principe. Si la France s’éprenait sérieusement de leur point de vue, elle n’aboutirait vraisemblablement qu’à faire de son armée, sous le rapport de la tenue et de la valeur de l’effort individuel, une médiocre garde nationale. En tous cas, si même une telle réforme n’était pas imprudente, ce n’est pas par la révolte d’en bas qu’elle pourrait s’accomplir et loin de la préparer, c’est la rendre plus difficile encore que de laisser attaquer les officiers avec la violence haineuse qui caractérise les pamphlets édités par le parti socialiste antimilitariste ; le gouvernement devrait combattre énergiquement leur introduction dans les casernes et leur diffusion parmi les conscrits ; il peut en résulter du mal : il ne saurait en résulter aucun bien.

Dans la Marine.

Quelle que soit l’orientation donnée à l’armée en vue de la solution du « problème militaire », il importe de remarquer que cette solution ne saurait s’appliquer à la marine. Si, depuis le service obligatoire, l’opinion, dans son ensemble, se croit assez instruite pour discourir sur les choses militaires et même les juger en dernier ressort, pareille audace lui est interdite lorsqu’il s’agit des choses de la mer. Là elle sent son incompétence et la Presse elle-même ne possède pas les connaissances suffisantes pour lui venir en aide et lui fournir les arguments d’une discussion un peu approfondie. Elle s’irrite contre les abus administratifs quand on les lui signale ; elle s’enthousiasme pour les sous-marins quand on lui dit le grand succès de leurs premières expériences. Mais les problèmes de l’inscription maritime, de l’organisation des arsenaux, de l’armement et de la construction des navires passent ses moyens d’appréciation. Une autre différence avec l’armée de terre, c’est qu’ici la formule disciplinaire n’est susceptible d’aucune expérience osée, d’aucune modification sérieuse. La discipline à bord est à la fois plus paternelle et plus rude qu’au régiment ; elle se relâche d’elle-même et très volontiers, dès que le marin est à terre, et les rapports entre lui et ses officiers sont empreints d’une sorte de cordialité et de bonhomie qui sont le fruit des dangers courus ensemble dans l’isolement terrible et le redoutable tête-à-tête d’une poignée d’hommes avec l’Océan immense. À bord, il ne s’agit pas de plaisanter : il y va de la vie de chacun et les hommes seraient les premiers à rétablir l’obéissance passive si quelque fantaisie gouvernementale la réglementait dans un sens différent. Enfin, l’indépendance du commandement revêt un caractère unique : n’importe les perfectionnements scientifiques qui permettront dans l’avenir aux navires de communiquer entre eux et avec la terre, le commandant sera toujours à son bord « le seul maître après Dieu », comme dit une vieille formule, et il ne sera jamais possible de comparer sa situation avec celle d’un colonel par rapport à son régiment.

La marine Française remplacerait l’armée à tous les points de vue dans la vie politique et philosophique de la nation, si, par impossible, une orientation nouvelle de la République venait à détruire celle-ci sous sa forme actuelle, et la Société, menacée par le collectivisme révolutionnaire, trouverait là, s’il en était besoin, les éléments d’une restauration du pouvoir régulier. La France est d’ailleurs, par sa situation comme par son passé, une grande puissance maritime que les ambitions personnelles ou les utopies de ses gouvernants ont détournée souvent de sa mission ; ses véritables intérêts sont sur mer et plus que jamais aujourd’hui qu’elle a perdu la prépondérance sur l’Europe continentale et qu’elle s’est acquis au loin un nouvel Empire colonial ; des regrets, des préjugés et des habitudes d’esprit retenaient son attention du côté du continent et c’est pourquoi M. Chamberlain lui a rendu un inappréciable service en la rappelant vers les côtes.

Nous examinerons dans un des chapitres suivants[7] les résultats de l’activité navale qui s’est manifestée en France depuis trois ans. Il importait seulement d’indiquer ici que le « problème militaire », autour duquel s’agite la politique, ne s’étend point à la marine.

  1. Voir la Chronique de 1900, page 41.
  2. L’un des condamnés de 1900, le comte de Lur-Saluces, l’avait été par contumace. Rentré en France au cours de l’année 1901, il fut jugé à nouveau conformément à la loi et condamné à cinq ans de bannissement. Le procès se déroula au milieu de l’indifférence générale. La seule déposition sensationnelle fut celle du général Zurlinden, ancien ministre de la guerre et ancien gouverneur de Paris.
  3. Voir la Chronique de 1900, pages 45, 46, 47.
  4. L’Armée d’une Démocratie. Paris, 1900, éditions de la Revue blanche.
  5. Nicht Stehendes Heer, sondern Volksheer ! Stuttgart, Dietz.
  6. Henri Bérenger. La Conscience nationale.
  7. Voir le chapitre vi, l’Empire colonial français.