La Chouannerie dans le Poitou

La Chouannerie dans le Poitou
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 251-281).

LA


CHOUANNERIE DANS LE POITOU.




LE SONNEUR DE CLOCHES.




Le 14 mars 1793, tous les habitans du bourg de Chanzeaux, dans le Poitou, étaient dispersés sur les places et aux portes des maisons. Bien que le jour fût à peine à son déclin, tous les travaux avaient cessé ; des groupes formés çà et là s’entretenaient vivement ; on s’appelait de loin. La curiosité inquiète qui agitait le village avait gagné jusqu’aux enfans, qui s’étaient interrompus dans leurs jeux. La nouvelle d’une attaque contre les cantonnemens républicains du voisinage causait cette grande émotion. L’attaque paraissait certaine, mais on ne connaissait point encore au juste les agresseurs. On avait d’abord parlé de soldats anglais débarqués à Nantes, puis de Prussiens et d’Espagnols. Les mieux instruits laissaient dire et se taisaient. Quelques gens de bon sens avaient, bien objecté l’invraisemblance ; mais, à défaut de raisons, les plus crédules leur opposaient la volonté de Dieu, déjà manifestée par plusieurs miracles.

— Tout est possible à la Trinité, répétait avec chaleur un petit homme à figure ascétique, nommé Musseau. Ne remarquez-vous point, vous autres, que, depuis quelques semaines, on recommence à voir les merveilles des anciens temps ? Les femmes de Saint-Lezin ont entendu, dans les landes, de grands murmures de voix qui ne pouvaient être que les plaintes des morts sortis de leurs tombes pour avertir les vivans ; des globes de feu tricolore sont tombés près de Cholet, comme signes d’alliance entre le démon et les républicains ; enfin l’image de la Vierge a quitté l’autel à l’approche d’un jureur[1], et est allée se placer d’elle-même dans le tronc d’arbre du grand carrefour. Je vous dis que les habitans du paradis ont les yeux sur nous, et qu’il va se passer des choses qu’aucun homme n’a jamais vues !

La plupart des auditeurs applaudissaient en appuyant l’opinion de Musseau par le récit de quelques prodiges. Il faut se rappeler quelle était alors la situation du pays. L’émigration des familles nobles avait d’abord inquiété les esprits, la fermeture des églises était ensuite venue troubler les consciences ; la levée de trois cent mille hommes acheva d’aliéner les coeurs. Attaquées successivement dans leurs habitudes, dans leurs croyances et dans leurs affections, les campagnes s’indignèrent ; des prêtres cachés attisaient ces ressentimens ; les imaginations exaltées se mirent à rêver dans leur fièvre et à prendre leurs rêves pour des réalités. Les plus crédules eurent des visions, les fourbes firent des miracles, tous crurent que le ciel se faisait complice de leurs passions, et que leur cause était celle de Dieu.

Musseau recommençait à énumérer les avertissemens surnaturels qui annonçaient la venue des grands jours, lorsqu’il fut tout à coup interrompu par des cris poussés à l’entrée du bourg et par l’apparition d’un jeune paysan qui arrivait entouré de femmes et d’enfans : c’était Maurice Ragueneau, sacristain de Chanzeaux, parti quelques heures auparavant pour vérifier les bruits répandus. Il revenait annoncer que les républicains n’avaient point été attaqués par des étrangers, mais par les gars des paroisses voisines, qui les avaient chassés de Saint-Florent, de la Poitevinière, de Jallan et de Chemillé, où ils leur avaient pris trois canons. La principale troupe était conduite par Cathelineau, surnommé le Saint de l’Anjou, Forest venait de le rejoindre avec les hommes de Saint-Lezin, et Stofflet avec ceux de Maulevrier et de Trementines ; le lendemain ; on devait marcher sur Cholet.

La nouvelle était trop inattendue pour ne pas soulever toutes les ames ; l’effet en fut magique ; un cri général de révolte s’éleva. A Chanzeaux comme ailleurs, les paysans avaient jusqu’alors tout supporté, non par résignation, mais par sentiment d’impuissance. Les victoires de Cathelineau étaient la première révélation de ce qu’ils pouvaient contre la population des villes, car pour eux la république n’était point autre chose, et ils ne se trompaient qu’à moitié. C’était bien là, en effet, que les idées nouvelles avaient été accueillies, défendues et couronnées par le succès. En réalité, l’inégale diffusion des lumières chez les paysans et chez les citadins avait mis, entre les besoins, un intervalle de deux siècles. Tous les jougs qui pesaient à ceux-ci comme autant de fardeaux, enchantaient ceux-là comme autant de couronnes. C’étaient deux frères d’âge et d’instinct différens qui ne pouvaient se comprendre. Le citadin avait jusqu’alors imposé sa volonté au paysan, mais le paysan acquérait tout à coup la conscience de sa force, il ne pouvait manquer d’en faire usage.

Tous les hommes de Chanzeaux promirent de rejoindre la troupe qui devait attaquer Cholet. Le jeune sacristain voulut annoncer sur-le-champ aux villages voisins cette résolution en forçant la porte de l’église, fermée par ordre des chefs du district, et en sonnant les cloches, depuis long-temps muettes. Accoutumé dès son enfance à les faire parler, Ragueneau aimait leur voix comme on aime tout ce qui s’est lié à notre vie par les racines du souvenir. Une sorte d’intimité mystérieuse s’était établie à la longue entre lui et les saints du clocher. Chaque fois qu’il les mettait en branle, la vibration sonore semblait courir le long de la corde de chanvre, arriver jusqu’à lui et communiquer à tout son être une surexcitation singulière. Son sang circulait plus vite, sa vue se troublait ; gagné par une sorte d’ivresse, il s’abandonnait à un roulis de sensations confuses comme celles du sommeil, mais plus emportées ; c’était quelque chose du phénomène produit par les mille détonations d’une grande bataille et connu des vieux soldats sous le nom de fièvre du canon. Les deux mains enroulées dans les cordes de ses cloches et bercé par leur contre-poids, il avait souvent prolongé ses sonneries jusqu’à s’attirer les réprimandes du curé, M. Blondel de Riz, mais on était indulgent pour la bizarrerie de Maurice, que l’on supposait un peu fou.

Du reste, des esprits moins simples eussent pu s’étonner d’une nature qui unissait l’ignorance du paysan aux caprices les plus raffinés des classes cultivées. Tour à tour actif ou nonchalant, irascible ou pacifique, lourd ou subtil, Maurice manquait de cette continuité que la foule prend pour un caractère, et de ce vulgaire esprit de calcul qu’elle appelle la raison. Il avait épousé à vingt-trois ans une veuve beaucoup plus vieille que lui, selon l’usage de nos campagnes, où le mariage est une association dans laquelle l’homme doit apporter, avec la jeunesse, la force qui acquiert, et la femme l’expérience, c’est-à-dire l’économie qui conserve. Cette union avait été pour lui une sorte de tutelle à laquelle il s’était abandonné sans murmures, mais sans épanchemens. Heureusement, il avait une sœur, belle jeune fille de dix-huit ans, qui cachait au dedans tout ce que lui mettait au dehors ; ame ardente aussi mobile surtout, mais accoutumée à envelopper ses fantaisies de cette réserve que les femmes apprennent seules quand on ne la leur enseigne pas. Tous deux, le frère et la sœur, venaient évidemment de la même source, mais l’un était torrent, tandis que l’autre s’était fait ruisseau. Entre Marie-Jeanne et Maurice, l’intimité s’était donc établie par la ressemblance. Non qu’ils se fussent jamais expliqués, la parole leur eût manqué pour cela ; aucun d’eux n’avait la science d’analyse qui nous apprend à jeter la sonde dans les abîmes de notre ame, mais la parité des natures les avait révélés l’un à l’autre, et, ne pouvant se comprendre, ils s’étaient sentis. Leur amitié était silencieuse, quoique profonde ; ils n’en parlaient jamais, ils y pensaient à peine ; les événemens devaient seuls en prouver l’étendue aux autres et à eux-mêmes.

Le 15 mars, à la pointe du jour, les gars de Chanzeaux rejoignirent Cathelineau et Stofflet ; les bandes réunies formaient environ six cents hommes armés de fusils de chasse, de fourches ou de faux emmanchées à l’envers, arme terrible que l’insurrection polonaise devait rendre célèbre plus tard. Cholet était défendu par un bataillon républicain et par du canon. On attaqua sans ordre, mais avec l’impétuosité aveugle que donne l’enthousiasme encouragé par l’inexpérience. Pendant une heure, la lutte fut un chaos ; la fumée et le bruit enveloppaient tout. Enfin le silence se fit, le nuage de poudre tomba, les révoltés purent regarder autour d’eux. Leurs ennemis étaient morts, blessés ou en fuite, et, à quelques pas des canons encore fumans, une jeune fille, Marie-Jeanne, se tenait à genoux les mains jointes. Venue à la suite de son frère, elle avait assisté à la bataille, comme Moïse, en priant pour les siens.

Sa présence inattendue dans un pareil moment et dans un pareil lieu frappa l’imagination des paysans ; quelques voix répétaient déjà que c’était elle qui avait obtenu de Dieu la victoire, quand Musseau remarqua une coulevrine dont la gueule était tournée vers la route par la quelle ils venaient d’attaquer, et qui avait refusé de faire feu. À cette découverte, des cris d’admiration retentirent de toutes parts ; on ne douta plus du miracle. La jeune fille fut amenée près du bronze richement sculpté, ou la força à s’y asseoir, les vainqueurs s’attelèrent à la pièce merveilleuse et reprirent en triomphe le chemin du village.

La nouvelle de l’avantage remporté par les insurgés s’était bientôt propagée ; on accourait par tous les sentiers pour voir les deux Marie-Jeanne, car le nom de la jeune fille avait été donné à la coulevrine. Les vieillards se découvraient à leur passage, les enfans semaient la route d’herbes odoriférantes, comme aux processions du saint-sacrement, et les femmes se dépouillaient de leurs rubans pour en orner le canon. Quelques dames nobles qui vinrent, attirées par la curiosité, furent obligées de lui faire leur plus belle révérence. Les héros du matin étaient redevenus des enfans.

Rentrés chez eux, ils apprirent que le recrutement des trois cent mille hommes ordonné par la convention avait spontanément soulevé tout le pays dans le Bas-Poitou ; Challans et Machecould étaient tombés au pouvoir des insurgés, les Vendéens avaient chassé les républicains des Herbiers, de Chantonnay, du Pont-Charron, et le drapeau blanc flottait sur tous les clochers. Les gentilshommes, d’abord étrangers au mouvement, avaient été forcés d’en prendre la direction ; la révolte allait devenir une guerre civile. Les opinions de Maurice Ragueneau auraient seules suffi pour l’y faire entrer, ses instincts l’y précipitèrent. C’était une porte subitement ouverte à ce caractère aventureux, jusqu’alors captif sous le réseau des habitudes. Il échappait ainsi naturellement à l’oppression des devoirs journaliers, et passait de plain-pied de la monotone uniformité du ménage à ce poétique labyrinthe de l’inconnu. Le sonneur de cloches de Chanzeaux ne chercha point à s’expliquer ce qui lui plaisait dans ces nouvelles espérances, mais il le sentit à l’ardeur avec laquelle il les adopta. Nul ne montra plus de résolution à entreprendre la lutte, ni plus de fougue après l’avoir entreprise. Refusant les responsabilités du commandement, il voulut goûter en toute liberté les enivremens de sa fiévreuse fantaisie. Sans chefs et sans soldats, il courait où le portait son élan et se donnait toujours la volupté de choisir son péril ; seulement ce choix l’entraînait invariablement où la mêlée était plus sanglante. Là le bruit du canon lui rendait les émotions de ses anciennes sonneries, mais redoublées et agrandies. Un des historiens de cette guerre de géans a dit que la poudre faisait sur Ragueneau l’effet du vin d’Anjou. La tradition locale a conservé des souvenirs presque fabuleux de sa furie guerrière. Au Pont-Barré, il combattit cinq heures et tua de sa main dix-huit ennemis. A Laval, dans une attaque de nuit, il arrive sans le savoir à une batterie républicaine ; la lueur du coup de canon le fait reconnaître, tous les bras se lèvent pour le frapper ; il se jette derrière une voiture du train, tire son coup de pistolet dans un caisson qui saute, et s’échappe sain et sauf au milieu des débris. Assailli une autre fois par trois hussards, il en démonte deux, force le dernier à se rendre, et l’amène au camp avec les trois chevaux.

Que pouvaient cependant ces inutiles prodiges, répétés par mille autres ? La république avait pour elle ce qui manquait à ses ennemis, l’opportunité. Or, dans toute question humaine, il y a quelque chose de plus puissant que la force, que le courage, que le génie même : c’est l’idée dont le temps est venu. Attaquée en avant par l’Europe, en arrière par les royalistes, et défendue par des soldats sans souliers et sans pain, la révolution continuait son œuvre immense, aiguillonnée plutôt que retenue par les obstacles. L’armée vendéenne, au contraire, toute à la défense de ses clochers, ne voyait rien au-delà. Elle ne suspendait la lutte que pour célébrer Pâques fleuries ou pour faire la moisson. Il y a dans toute cette première campagne je ne sais quel lyrisme guerrier mêlé à une simplicité rustique qui surprend et intéresse. Toutes les illusions sont encore dans leur fleur, les sentimens humains n’ont pas eu le temps de se corrompre ; on combat avec rage, mais, une fois maître du champ de bataille, on renvoie les prisonniers en se contentant de leur couper les cheveux. Nul ne songe à calculer le prix de ses sacrifices. Le rêve du plus ambitieux fait sourire ; général on soldat, c’est la même naïveté. Larochejacquelein espère, s’il rétablit la monarchie, que le roi ne lui refusera pas un régiment ; Ragueneau pense qu’on ajoutera une cloche à sa sonnerie. Quant aux soixante mille paysans qui ont mis leurs biens et leur vie à cette terrible loterie de la guerre, ils n’attendent rien ; ils défendent seulement ce qu’ils appellent leurs droits et croient avoir Dieu lui-même pour auxiliaire. Un médaillon de la vraie croix, que possède Musseau, leur annonce un avenir funeste ou favorable, selon qu’il s’entoure d’une auréole sanglante ou lumineuse, et la miraculeuse coulevrine trouvée à Cholet est toujours pour eux un talisman qui leur assure la victoire.

Prise une première fois par les républicains, cette coulevrine avait été emmenée à Fontenay. Cathelineau y conduit l’armée.

— Enfans, dit-il, nous n’avons plus de poudre, il faut reprendre Marie-Jeanne avec des bâtons.

Les Vendéens s’élancent contre une batterie de quarante bouches à feu ; une partie tombe ; quelques-uns seulement arrivent au milieu des canons. Un garçon menuisier, Pierre Rochard, Hercule villageois, célèbre par ses témérités, reconnaît la coulevrine, se jette sur elle et l’entoure de ses bras comme s’il voulait l’emporter de la mêlée. Les artilleurs républicains le hachent à coups de sabre ; mais il ne lâche point prise, et, pendant qu’il les occupe à le tuer, il donne le temps à ses compagnons d’arriver et de reprendre Marie-Jeanne. La coulevrine fut ramenée au bruit des cantiques, parée de feuillages et de fleurs. En la revoyant, les Vendéens pleurèrent de joie.

Les faits semblaient, du reste, favoriser toutes les espérances. Battus partout, les bleus avaient laissé prendre Bressuire, Thouars, Parthenay, Saumur, Angers. Cinq armées républicaines s’étaient successivement englouties dans cet océan de populations révoltées ; elles arrivaient au cri de : Vive la république ! luttaient un instant, puis sombraient, comme le Vengeur, sous leur drapeau tricolore. Ces victoires pourtant, il faut bien le dire, épuisaient l’insurrection. Celle-ci perdait d’ailleurs chaque jour quelque chose de son premier caractère. La guerre avait fini par endurcir tous les coeurs. Les plus mauvais y avaient contracté le goût des massacres ; les meilleurs s’y étaient accoutumés. Dans les deux partis, on égorgeait sans pitié. Quelques chefs royalistes encourageaient des cruautés odieuses ; quelques prêtres se faisaient complices des superstitions les plus grossières. Tout ce qui avait été d’abord élan spontané, croyance ingénue, fut insensiblement transformé en moyen ; la guerre populaire devenait une guerre politique. Pendant que les généraux vendéens négociaient avec l’Angleterre pour lui livrer un de nos ports, l’abbé Bernier s’occupait de fomenter la discorde par des bassesses ou par des crimes. On eût dit que les sept péchés capitaux étaient entrés avec lui dans le conseil. L’évêque d’Agra ajouta à ces intrigues le ridicule d’une comédie sacrilège. Aussi tout allait déclinant, tout se précipitait. Les victoires de la grande armée vendéenne n’étaient plus que les crises d’une glorieuse agonie.

Par opposition, l’ère des déroutes semblait toucher à sa fin pour les soldats de la république. En attendant un chef qui les fît vaincre, les héroïques grenadiers de Mayence leur apprenaient à bien mourir. Décimés par une nuée de tirailleurs, ils serraient froidement leurs rangs ; repoussés, ils reculaient sans fuir ; entourés, ils s’ouvraient un chemin avec la baïonnette. Pour la première fois, on voyait apparaître sur les champs de bataille une avant-garde de cette grande race de soldats stoïques dont la gloire commence aux campagnes d’Italie et se complète à Waterloo.

Après avoir été forcée de lever le siège de Nantes, où Cathelineau fut tué, l’armée catholique errait à travers les campagnes sans direction et sans but. Le cortége de vieillards, de femmes et d’enfans qu’elle traînait à sa suite, allait chaque jour grossissant. Traquée par les troupes républicaines, qui l’obligeaient à se replier sur Beaupréau, elle se retourna tout à coup, comme un lion blessé, et remporta un premier succès qui finit par se changer en défaite. Les ennemis restèrent maîtres du terrain, mais noyés dans le sang de leur victoire. L’armée royaliste se trouvait acculée à la Loire sans moyen de rentrer en Vendée. Tous les yeux se tournaient vers l’autre rive, dernier lieu de refuge et suprême espoir. Là, disaient les Vendéens, un peuple ami les attendait ; là, les villages n’avaient point encore été abandonnés ; on voyait quelques troupeaux dans les friches, quelques meules de blé aux portes des métairies et les vergers chargés de leurs fruits. Pour les malheureux qui fuyaient un pays dépeuplé et noirci par les flammes, c’était l’abondance de la terre promise. La campagne était couverte d’une mêlée confuse de femmes égarées qui appelaient leurs frères ou leurs maris, de canons sans attelage, de cavaliers galopant au milieu des piétons effrayés, de chariots traînés par des boeufs, et desquels s’élevaient des cris d’enfans ou des gémissemens de blessés. On eût dit une de ces grandes émigrations de peuples barbares subitement arrêtée par une défaite, et fuyant en tumulte devant les légions d’Aetius ou de Bélisaire. Quatre-vingt mille fugitifs entassés sur la rive attendaient leur tour de passage dans sept ou huit bateaux qui sillonnaient le fleuve. Les mieux montés cherchaient un gué qui leur permît d’atteindre l’île placée, comme une pile de pont, entre les deux bords. On apercevait déjà en arrière une immense ligne de fumée brodée de flammes dont le cercle s’approchait en se resserrant de plus en plus ; c’était l’armée républicaine qui arrivait précédée de l’incendie. Les Vendéens voyaient venir le péril sans aucun moyen de le combattre ; ils avaient successivement perdu tous leurs chefs. Cathelineau était mort au siège de Nantes ; d’Elbée, frappé à la dernière bataille, n’avait pu quitter Beaupréau ; on venait d’embarquer Bonchamp, qui devait expirer en touchant l’autre rive ; M. de Lescure arrivait porté sur un brancard et suivi de sa jeune femme, dans laquelle chacun voyait déjà une veuve. A la place d’une armée, il n’y avait plus qu’une multitude livrée à toutes les angoisses de l’abandon. Le tumulte de cette foule sur le fleuve, dans l’île et sur les deux rives, formait un chœur inexprimable de plaintes, de cris, de malédictions et de prières, dont le retentissement s’étendait jusqu’à l’horizon comme celui d’une mer agitée. On était au mois d’octobre ; la Loire, grossie par quelques pluies, roulait plus bruyamment ses eaux jaunâtres ; un vent froid frissonnait dans le pâle feuillage des saules ; le ciel avait une teinte d’acier sinistre et menaçante. La nature elle-même semblait avoir préparé le cadre pour cette scène de désolation.

Maurice Ragueneau s’était associé à toutes les vicissitudes de l’armée vendéenne et partageait son désastre. Sa femme, fidèle à l’antique tradition qui lui confiait le soin et la défense du ménage, n’avait point voulu quitter Chanzeaux, et s’était décidée à mourir, comme le chien de garde, à la porte du logis qu’elle devait surveiller ; mais Marie-Jeanne avait suivi son frère. Assise, dans ce moment, sous une touffe d’aulnes, elle regardait avec inquiétude du côté de la Loire. Son oncle Ragueneau et ses trois cousins étaient groupés derrière elle ; Musseau, les deux mains croisées sur son fusil et le menton appuyé sur ses mains, gardait un silence sombre. Ils étaient là depuis plusieurs heures, attendant Maurice, qui s’était chargé de leur trouver une barque. Le jour baissait, et tous commençaient à s’inquiéter de ce long retard ; mais, comme il arrive habituellement en pareil cas, nul ne voulait en convenir le premier. Enfin Marie-Jeanne éclata.

— Jésus, mon Dieu ! qu’est devenu Maurice ? s’écria-t-elle en se levant pour regarder plus loin dans la foule.

— Il ne revient pas ! répétèrent les trois frères à la fois ; de manière ou d’autre, il faut pourtant passer l’eau.

— Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! reprit Jeanne très émue.

Musseau secoua la tête.

— Oui, oui, malheur ! murmura-t-il ; il n’y a plus à attendre que du malheur !

— As-tu donc consulté ta relique ? demandèrent l’oncle Ragueneau et ses fils.

Musseau fit un signe affirmatif.

— Et tu as vu des avertissemens ?

— Depuis un mois, l’auréole est rouge, répliqua-t-il à voix basse, tous les jours plus rouge. Hier c’était la couleur de la flamme, aujourd’hui c’est celle du sang.

Les paysans se regardèrent consternés.

— C’est justice ! reprit le fanatique, dont l’œil s’allumait ; Dieu doit punir sur tous les fautes des pécheurs, mais ceux qui auront la foi entière ne périront pas. Quand il coulerait autant de sang que vous voyez passer d’eau là, sous vos pieds, ils se sauveraient à la nage. Quiconque sera tué en état de grace ressuscitera comme le Christ le troisième jour.

Les Ragueneau échangèrent un regard.

— Le curé l’a dit ! fit observer le plus jeune avec un peu d’hésitation.

— Et t’en a-t-il montré de ces ressuscités ? interrompit la voix d’un nouvel interlocuteur qui s’était approché derrière les aulnes, et qui écoutait depuis un instant.

Musseau releva brusquement la tête et lança un regard farouche au nouveau venu ; mais celui-ci le supporta avec une railleuse effronterie. C’était un homme d’environ quarante ans, grand, maigre, au visage de satyre et ayant, en toute sa personne, cette distinction de faux aloi qui annonce le laquais de grande maison. M. La Rose était, en effet, un de ces anciens valets de chambre-chirurgiens dont l’usage s’était perpétué chez quelques nobles de la Vendée, Figaros de bas étage, moins utiles aux infirmités de la famille qu’à ses vices cachés, et dont les fonctions équivoques exigeaient un peu d’adresse, plus d’effronterie et beaucoup d’immoralité. Lors de l’émigration de son maître, M. La Rose s’était établi comme médecin à Chemillé, où il s’était d’abord montré patriote très ardent ; mais il avait été converti depuis au royalisme et passait pour l’agent secret du dangereux abbé de Saint-Laud.

En l’apercevant, les Ragueneau avaient porté la main à leurs chapeaux, sans se découvrir toutefois ; Marie-Jeanne lui fit également un demi-salut ; Musseau seul s’abstint de toute démonstration polie. La plaisanterie par laquelle l’ancien laquais venait d’interrompre la conversation lui avait fait froncer le sourcil.

— Monsieur La Rose a-t-il donc renié son baptême ? demanda-t-il avec une brusquerie presque menaçante.

— Moi ! s’écria La Rose du ton d’un marquis de théâtre, me prends-tu pour un sans-culottes, l’ami ? Je suis, pardieu ! aussi bon catholique que toi, et la preuve, c’est que je fais carême depuis trois mois !… ce qui est une amplification des commandemens.

— Il ne faut pas jouer avec les choses saintes, interrompit le paysan.

La Rose haussa les épaules.

— Allons, ne vas-tu pas me faire le catéchisme ? dit-il d’un ton de hauteur railleuse ; apprends que j’ai un directeur qui te vaut, pour le moins. L’abbé Bernier veut bien m’accorder sa confiance.

— J’espère que M. de Saint-Laud a passé la Loire, demanda vivement l’oncle Ragueneau, qui, même dans ce désastre, était plus occupé de son recteur que de lui-même.

— Je n’en sais rien, j’arrive, répliqua La Rose.

— Le temps presse ! fit observer un des jeunes gars en arrêtant sur l’horizon des yeux inquiets ; les bleus avancent toujours.

— Et Maurice ne revient pas ! ajouta Marie-Jeanne agitée.

— C’est votre frère que vous attendez ? demanda La Rose ; je viens de l’apercevoir, il arrive avec un bateau.

— Où cela ?

— A la pointe, là-bas, devant les peupliers.

Marie-Jeanne et les Ragueneau coururent à l’endroit indiqué et virent, en effet, le sonneur de cloches qui arrivait dans une toue conduite par un vieillard. La foule pressée sur le bord attendait la barque pour s’y précipiter ; mais Maurice s’arrêta à portée de la voix en appelant sa sœur et ses cousins.

— Nous voici ! crièrent-ils tous à la fois.

— Il n’y a que six places, dit Maurice ; si j’aborde, tout le monde voudra les prendre : montez sur mon cheval, qui vous conduira jusqu’ici à la nage.

On fit ce qu’il demandait. Marie-Jeanne passa la première, puis les autres suivirent. Quand tous furent réunis, Maurice leur donna rendez-vous à Varades, et, s’élançant sur son cheval, regagna le bord. Il pensait que les républicains pourraient atteindre l’armée fugitive avant qu’elle eût franchi le fleuve, et il restait à l’arrière-garde pour ne point perdre cette occasion de combattre. La prolongation de cette lutte, qui avait brisé tant de courages, n’avait fait qu’exalter le sien. Ce jeu terrible, où la mort tenait les cartes, lui était devenu un besoin. Il aimait la fièvre de la bataille comme on aime celle du lansquenet. La vie était son gain, le péril son aiguillon. Tandis que d’autres combattaient par nécessité, Maurice ne le faisait que par choix ; pour eux, c’était une guerre, pour lui une chasse au lion.

Il attendit donc tout le jour dans l’espoir de quelque engagement avec l’avant-garde républicaine ; mais l’effroi précipitait la fuite des Vendéens. Après les premières heures de trouble et de tumulte, des radeaux furent construits, on y attela des barques, et le fleuve se trouva bientôt couvert d’îles flottantes qui transportaient sur l’autre bord une population éplorée. Vers le soir, il ne restait que les derniers arrivés ; les barques revinrent pour les emporter à leur tour, et, quand la nuit descendit enfin, on ne vit plus sur la rive silencieuse que des feux mourans autour desquels erraient quelques fugitifs égarés ou quelques-uns de ces loups cerviers à face humaine qui vivent du champ de bataille.

Maurice Ragueneau jeta un dernier regard vers le cercle de fumée qui s’avançait toujours et que l’obscurité de la nuit colorait d’une lueur d’incendie ; il contempla quelques minutes le campement abandonné, le fleuve désert, l’autre rive, que les feux de bivouac commençaient à consteller ; puis, comme attiré par les rumeurs lointaines qui semblaient l’appeler, il monta à cheval pour gagner un gué par lequel il avait vu passer du canon. Le ciel était serein, mais un vent froid venait de s’élever, il sifflait dans les saules, dont les têtes pâles, éclairées par les étoiles, ondoyaient en gémissant, et semblaient courir le long des eaux. On eût dit une armée de fantômes. Enveloppé dans le manteau d’un cavalier ennemi qu’il avait tué le matin, Ragueneau suivait la berge ; la terre, amollie par les piétinemens de la foule, ralentissait sa marche. Lorsqu’il eut atteint le gué, la nuit était close depuis long-temps. Ceux qui s’y étaient hasardés les premiers avaient heureusement jalonné le passage au moyen de branches de peuplier. Maurice s’efforça de distinguer dans l’ombre ces frêles balises dont l’extrémité vacillait au-dessus du courant, puis il poussa son cheval dans la Loire. L’obscurité ne lui permettait point de reconnaître exactement la direction qu’il fallait suivre, et la rapidité du fleuve rendait la moindre erreur périlleuse. Sa monture fléchissait à chaque instant sous lui comme une embarcation qui sombre, et ne reprenait pied que pour le perdre de nouveau. Les deux jambes repliées en arrière, la bride ramassée et l’œil fixé sur les branches vacillantes qui lui traçaient sa route, Maurice voyait grossir le bouillonnement des eaux et allait atteindre le milieu de la rivière lorsqu’un cri aigu retentit tout à coup au-dessus dut gué.

Par un mouvement instinctif, le sonneur de cloches s’arrêta. Un objet noir et flottant descendait de son côté. Il reconnut une barque d’où s’élevaient deux voix, l’une pleine d’épouvante qui appelait au secours, l’autre menaçante, mais contenue. Il vit d’abord deux ombres s’agiter dans une lutte, puis il entendit le bruit d’un corps qui tombait dans le fleuve. Une robe flotta, disparut, se remontra plus près du gué, où elle s’engloutit de nouveau. Maurice, qui s’était jeté en avant, la saisit au passage et ramena à lui une femme évanouie. Au même instant, la barque arrivait emportée par le courant. Quelqu’un se dressa à la proue, fit feu, et une balle passa près de l’épaule du sonneur de cloches. A la lumière de l’amorce, Maurice avait reconnu La Rose, mais ce fut quelque chose de rapide comme une apparition ; la barque n’avait fait que passer et était déjà loin.

Ragueneau souleva avec effort le corps toujours immobile, l’appuya sur le cou de son cheval, auquel il fit sentir l’éperon, et réussit à atteindre l’extrémité de l’île qui partageait la Loire en cet endroit. La femme venait de reprendre connaissance et essayait de parler. Maurice la transporta dans une cabane récemment incendiée et l’y déposa sur un peu de paille. Il put remarquer alors que celle qu’il venait de sauver était une jeune fille dont le costume élégant et les mains blanches annonçaient la condition. Ses cheveux mouillés lui voilaient le visage, mais, quand elle les eut écartés, le sacristain reconnut Mlle Céleste Boguais, fille d’un gentilhomme de l’Anjou. Plus d’une heure s’écoula avant que Mlle Boguais pût lui donner aucune explication ; l’épouvante et le froid l’avaient saisie au point de la rendre muette. Maurice lui fit boire quelques gorgées de vin, alluma du feu et la couvrit de son manteau. Peu à peu les forces lui revinrent, et elle put enfin raconter ce qui était arrivé.

Séparée de sa mère et de ses sœurs après la déroute de Savenay, Mlle Boguais les avait cherchées pendant deux jours et n’avait perdu tout espoir de les rencontrer qu’après avoir vu la foule transportée au-delà du fleuve. Se trouvant alors presque seule sur la rive, elle avait commencé à s’effrayer et s’était mise à courir le long de la berge pour chercher une barque ; mais toutes étaient restées sur l’autre bord. Cependant la nuit venait ; quelques traînards à mines sinistres erraient seuls au milieu du campement désert, recueillant les objets abandonnés dans la précipitation de la fuite, dépouillant les cadavres, ou cherchant à ressaisir les bestiaux sans maître. Un chef semblait présider au pillage et le régulariser. Ce fut lui qui aperçut le premier la jeune fille. Il s’approcha aussitôt, et tous deux tressaillirent en se reconnaissant. M. La Rose (car c’était lui) avait dans son passé un souvenir qui ne lui permettait ni d’oublier Mlle Boguais ni d’être oublié d’elle. Tous deux s’étaient rencontrés à Angers trois ans auparavant, et l’ancien valet, enhardi par la familiarité du voisinage, avait osé adresser à Céleste, encore presque enfant, quelques galanteries grossières dont elle s’était effarouchée. M. Boguais, prévenu, n’était descendu ni aux explications ni aux reproches ; il avait fait venir le Lovelace d’antichambre et l’avait traité comme Scapin traite le père de son maître. La Rose avait alors reçu les coups de bâton sans rien dire ; mais la meurtrissure, effacée de sa peau, était restée profondément empreinte dans sa mémoire. Ne pouvant se venger sur-le-champ, il avait confié sa rancune à l’avenir comme une somme dont les intérêts s’accumulent. Seulement il voulut attendre le moment propice et porter les coups sans se découvrir. Lorsque les nobles commencèrent à devenir suspects, M. Boguais fut signalé un des premiers par des dénonciations anonymes qui firent ordonner son arrestation. Il y échappa en émigrant ; mais l’ennemi caché qui n’avait pu l’atteindre sut prendre sa revanche, et la famille de M. Boguais fut conduite à la prison d’Angers, dont les Vendéens victorieux lui ouvrirent heureusement les portes. Obligée de suivre alors ses libérateurs, Céleste Boguais avait partagé depuis leurs différentes fortunes sans rencontrer La Rose, qui, de son côté, ne parut point songer à elle.

Les haines sans intermittences ne se trouvent guère que dans les livres ; dans la réalité, l’homme est à la fois trop mobile et trop complexe pour ne poursuivre qu’un seul but ; ses passions les plus tenaces le quittent par instans, mais elles lui reviennent toujours, et là est la preuve de leur puissance. Occupé de seconder les manœuvres de l’abbé Bernier et surtout de s’enrichir par la rapine ou la trahison, La Rose avait ajourné la satisfaction de ses ressentimens, lorsque le hasard lui amena Mlle Boguais. Celle-ci se rappelait à peine la correction dont son père avait autrefois puni l’insolence de La Rose, et ne savait rien de ses dénonciations ; aussi jeta-t-elle un cri de joie en l’apercevant : dans son abandon, tout visage connu lui semblait ami. L’ancien valet confirma cette confiance par son empressement. Le sourire de cette haine triomphante la rassura comme un témoignage d’intérêt. Elle se laissa persuader sans peine que sa mère et ses sœurs avaient traversé la Loire et l’attendaient à Ancenis. La Rose courut chercher sous les roseaux une petite barque dans laquelle elle entra sans crainte. Le jour était complètement tombé, et à peine eurent-ils poussé au large, que la rive s’effaça dans la nuit. Le conducteur de Mlle Boguais changea aussitôt de manières. Revenant avec une sorte d’audace menaçante aux galanteries qui lui avaient si mal réussi autrefois, il voulut la prendre dans ses bras, et ce fut alors que la jeune fille poussa, en se dégageant, le premier cri entendu par Ragueneau. La lutte s’était prolongée jusqu’au moment où, sentant ses forces épuisées, elle avait échappé par un dernier élan, et s’était précipitée dans le fleuve.

Ce récit, entrecoupé d’hésitations et de rougeurs, s’était achevé dans les larmes. L’instinct subtil du sonneur de cloches lui fit comprendre qu’il est des dangers qu’une femme a honte d’avoir courus et au souvenir desquels il ne faut point s’arrêter. Il ne s’occupa donc que de consoler Céleste en promettant de lui faire retrouver sa mère ; il voulait seulement attendre le jour pour tenter le passage du second bras de la Loire, plus rapide et plus profond que le premier. Il rappela alors à la jeune fille, pour la distraire et la rassurer, qu’ils s’étaient vus autrefois à Chanzeaux, que tout enfant il avait déniché pour elle des pinsons dans les aubépines, et que plus tard, à la fête du village, elle l’avait un jour choisi comme danseur. Ramenée à ces heureux souvenirs, la jeune fille le reconnut et sentit se dissiper un reste d’inquiétude. Au doute succéda une foi complète, car tel est le privilège des jeunes ames, la joie et la confiance y sont toujours en boutons, et, au moindre rayon de soleil, toutes deux s’épanouissent.

Dès que Mlle Boguais se sentit en sûreté, elle se laissa aller à l’espèce de langueur qui suit toute crise. Couchée près du feu allumé par Ragueneau et enveloppée dans son manteau, elle l’écouta parler jusqu’à ce que, calmée par ces souvenirs d’enfance, elle se fut endormie. Maurice respecta son sommeil. Assis sur un des murs abattus de la cabane, il resta là, les bras croisés sur son fusil, regardant la jeune fille avec une sorte d’admiration. Sans être belle, Céleste avait le charme de la faiblesse qui s’avoue et demande protection. Petite, frêle, un peu pâle, elle inspirait, dès le premier coup d’œil, un intérêt attendri qu’augmentait sa voix naturellement voilée. Puis elle avait reçu du ciel cette grace contagieuse qui, se communiquant de nous à toute chose, donne une distinction au mouvement le plus vulgaire et une élégance aux haillons. On cherchait en vain ce qui plaisait chez elle ; ce n’était rien et c’était tout. Nul ne devait sentir mieux que Maurice ce mystérieux attrait. Nature mobile et amoureuse de contrastes, il ne sortait des délires de la bataille que pour tomber dans les nonchalantes méditations. Abandonné, pour ainsi dire, par Mlle Boguais au milieu de cette revue de sa jeunesse, il la continua seul, laissant l’image de la jeune fille se mêler par instans à celles de sa mère et de Marie-Jeanne.

Lorsque la jeune fille se réveilla le lendemain aux premières lueurs du jour, elle aperçut Ragueneau occupé à brider son cheval. Une barque venait heureusement d’accoster et allait les conduire sur l’autre bord. Comme ils quittaient l’île, la brume commença à se lever, et ils aperçurent, sur la rive droite, les premiers détachemens républicains, qui occupaient déjà leur campement de la veille. En arrivant à Varades, ils trouvèrent la ville abandonnée ; l’armée vendéenne marchait sur Ancenis. Ils l’aperçurent bientôt se déroulant plus loin que le regard ne pouvait atteindre. Elle couvrait un espace de quatre lieues. Dix mille combattans d’élite se tenaient à l’arrière-garde. Devant eux marchaient les familles fugitives, divisées par paroisses et conduites par leurs curés ; puis venaient les canons avec trente mille paysans armés. La cavalerie allait en avant.

Il fallut un jour entier à Ragueneau pour se faire un chemin à travers cette multitude ; enfin, vers le soir, il aperçut la bannière de Chanteaux, et reconnut, parmi ceux qui l’entouraient, la famille de Mlle Boguais. Outre sa mère et ses deux soeurs, il y avait là son plus jeune frère, Camille, enfant de onze ans, perdu comme Céleste dans la mêlée, et qui, repoussé de toutes les barques, s’était jeté sous le brancard de M. de Lescure, et avait ainsi passé le fleuve protégé par un mourant.

Les remercîmens de Mme Boguais furent ceux d’une mère ; mais ils furent courts. Dans ce drame terrible où l’on voyait, comme dans la danse macabre du moyen-âge, la mort toujours présente et sous tous ses déguisemens, la plus longue scène ne durait que quelques instans : haine, reconnaissance, amour, tout passait emporté dans le tourbillon des événemens ; on vivait au milieu d’un rêve. Le passage de la Loire avait d’ailleurs jeté dans toutes les ames une sorte d’attendrissement égaré qui faisait rendre et accepter tous les services comme s’ils eussent été dus. Distinctions de naissance, d’éducation, de fortune, tout s’était perdu dans cet immense désastre, et la communauté de l’infortune avait amené la fraternité du désespoir. Un paysan venait de prendre la main de Mme de Lescure, qui ne le connaissait pas, et lui avait dit, les larmes aux yeux :

— Nous avons quitté notre pays ; nous voilà, à présent, frères et sœurs ; je vous défendrai jusqu’à la mort, ou nous périrons ensemble. C’était le sentiment de l’armée entière.

En quittant la famille Boguais, Ragueneau chercha sa sœur Marie-Jeanne, et la trouva près des chariots, soignant les blessés. Après un rapide entretien, il la laissa pour rejoindre l’avant-garde, avec promesse de revenir bientôt. Malheureusement, dès le second jour, l’ordre de marche adopté au sortir de Varades fut abandonné. Les paysans quittèrent leurs rangs l’un après l’autre, pour aller revoir leurs familles groupées autour des bannières. La confusion devint générale. Combattans, troupeaux, blessés, s’avançaient pêle-mêle avec de sourdes clameurs. A côté des canons marchaient des femmes qui portaient leurs enfans dans leurs bras. Ragueneau réussit pourtant à retrouver le lendemain la famille Boguais et Marie-Jeanne ; il leur apportait des provisions.

L’armée poursuivit sa route par Ingrande, Candé et Château-Gonthier ; elle arriva enfin à Laval, où le général L’Echelle l’attaqua le surlendemain à la lande de Croix-Bataille : le combat dura deux jours. Les républicains, d’abord repoussés de la lande, furent écrasés à Entrames. Six mille Mayençais, qui restaient encore des vingt-huit mille envoyés en Vendée, se trouvèrent séparés du reste de l’armée et entourés. Ce fut alors que le général Beaulieu, emporté mourant du champ de bataille, leur envoya, comme appel à la vengeance, le linge sanglant qui couvrait sa poitrine ; les Mayençais le fixèrent au bout d’une baïonnette, et, guidés par ce terrible drapeau, ils s’ouvrirent un passage à travers l’armée victorieuse.

De Laval, les Vendéens se dirigèrent d’abord sur Rennes, puis sur Granville, où ils avaient donné rendez-vous à l’escadre anglaise. Repoussés, ils reprirent le chemin de leur pays, par Pontorson, Dol, Angers, Le Mans. Pendant cette longue route, dont chaque station fut marquée par une bataille, Ragueneau n’avait point cessé de veiller sur la famille Boguais. Seule, grace à lui, cette famille ne s’était point aperçue de la disette qui décimait l’armée. Maurice pourvoyait à tout par des miracles d’adresse ou d’audace. La monture qui servait alternativement à la mère et aux trois sœurs était morte de fatigue en arrivant à Dol : il se glissa, pendant la nuit, dans une batterie républicaine, détela les deux chevaux d’un caisson et les leur amena. Céleste, depuis le passage de la Loire, était restée languissante, elle souffrait du froid et manquait de vêtemens d’hiver : Ragueneau attaqua deux hussards pour avoir leurs pelisses, qu’il apporta à la jeune fille.

Toute l’armée était habillée ainsi de ce que le hasard de la guerre avait pu lui fournir. Quelques chefs portaient des dolmans pris au théâtre de La Flèche ; d’autres, des robes de procureurs, des chapeaux et des jupons de femmes. Mme de Lescure avait pour manteau une couverture, et Mme d’Armaillé s’était enveloppée avec ses enfans dans une vieille tapisserie. L’excès de la misère empêchait de voir le ridicule de cette lugubre mascarade ; chacun était absorbé par ses souffrances, et on ne voyait rien au-delà.

Deux jours après leur arrivée au Mans, les Vendéens virent venir trois colonnes républicaines par les routes d’Angers, d’Alençon et de Tours : ces colonnes étaient commandées par Marceau. Larochejacquelein leur disputa les abords de la ville jusqu’à la nuit. Battu, il voulut encore s’arrêter à la tête du pont ; mais tout se débanda, tout s’enfuit, et lui-même fut emporté dans la déroute. Cependant quelques centaines d’hommes, ayant à leur tête M. de Scépeaux, s’obstinèrent à défendre la grande place. Maurice y trouva le vieux Ragueneau avec ses trois fils. Serrés l’un contre l’autre, ils continuèrent, pendant toute la nuit, une résistance sans espoir. Enfin quand le jour parut, ceux qui restaient debout se comptèrent ; ils étaient cinquante à peine. Le sonneur de cloches vit à ses pieds son oncle et deux de ses cousins ; un seul avait survécu ! Ragueneau courut à la maison où il avait laissé son cheval et se précipita sur la route de Laval. Il espérait que la prolongation de la lutte aurait laissé à Mme Boguais et à Marie-Jeanne le temps d’échapper. Il les chercha partout, il s’informa ; mais la foule, égarée de terreur, fuyait sans répondre. Westermann la côtoyait avec sa cavalerie, sabrant tout ce qui s’écartait, et laissant après lui une traînée de cadavres de quatorze lieues.

De Laval, les fuyards étaient descendus vers Craon, Pomancé, ils atteignirent Ancenis au milieu de la nuit. Là, arrêtés par la Loire, ils firent halte, et l’impossibilité d’aller plus loin les rassembla. Chacun commence à se reconnaître et à regarder autour de lui. Tout à coup un homme éperdu passa près du sonneur de cloches, en appelant sa femme et ses enfans.

— Est-ce vous, monsieur Bureau ? demanda Maurice, qui cherchait à le reconnaître dans la nuit.

— Ragueneaul s’écria le commissaire général du Layon ; où est ma femme ?

— Prise par les hussards, répondit Maurice.

— Et mes enfans, mes six enfans ?

— Égorgés !

Bureau ne poussa qu’un faible cri et se laissa tomber à terre ; quand on voulut le relever, il était mort.

Au point du jour, Ragueneau découvrit enfin Marie-Jeanne, qui avait réussi à se sauver sous la protection de Musseau ; mais personne ne put lui donner de nouvelles de Céleste ni de sa mère. Ayant perdu tout espoir de les retrouver, il s’occupa de reconduire sa sœur à Chanzeaux. Il fallut, pour cela, remonter la Loire, afin de trouver un gué, et ne marcher que la nuit, de peur des bleus. Enfin, le dixième jour, ils arrivèrent sains et saufs. Ce fut alors seulement qu’ils apprirent la dispersion complète de l’armée vendéenne, détruite à Savenay, et la captivité de Mme Boguais, prise avec ses trois filles par les républicains.

Cette dernière nouvelle parut surtout frapper douloureusement Maurice. Tant de soins prodigués lui avaient rendu cette famille précieuse. Il s’était donné la tâche de la sauver, et avait fait de l’éternelle reconnaissance qu’elle lui devrait un de ses meilleurs espoirs. La vie de Céleste surtout lui était chère. Il l’avait préservée une première fois, puis protégée, défendue ; c’était, pour ainsi dire, son bien. Aussi, soit passion de dévouement, soit sollicitation confuse d’un sentiment plus vif, Ragueneau ne put se faire à la pensée que tant d’efforts auraient été inutiles. Vivement ému d’abord, il tomba bientôt dans un sombre abattement. Marie-Jeanne ne lui en demanda point la cause, elle n’eût point su le questionner et lui n’eût point su répondre ; mais ils se comprenaient sans se parler.

Quinze jours environ après leur arrivée, la jeune fille prit son frère à part et lui apprit qu’une femme du village de la Beltière avait recueilli chez elle un républicain blessé.

— Eh bien ? demanda Maurice.

— Le blessé vient de mourir, reprit Marie-Jeanne ; j’ai demandé à la Thibaud ses papiers et son uniforme.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’avec ces papiers vous irez au Mans et que vous pourrez peut-être servir la demoiselle.

Maurice trouva en effet chez lui le déguisement républicain, le certificat de civisme et l’ordre de route du jeune réquisitionnaire. Il fit aussitôt ses préparatifs sans avertir personne, attendit la nuit et partit pour Le Mans. Lorsqu’il arriva, le bataillon du mort dont il avait pris la place se trouvait heureusement absent. Enhardi par l’assurance que nul ne pouvait découvrir la substitution, il se présenta au dépôt. Dès le lendemain, il cherchait les moyens d’arriver jusqu’aux prisonnières.

Celles-ci n’occupaient point la maison ordinairement destinée aux détenus, mais un ancien couvent dont les toits effondrés et les fenêtres brisées laissaient passer le froid, la pluie et le vent. Les Vendéens qui y avaient été entassés manquaient de tout, moins par la négligence des chefs républicains que par le défaut de ressources. La pauvreté de la nation pesait aussi lourdement sur ses défenseurs que sur ses prisonniers. La Vendée, vaincue et captive, subissait maintenant à son tour le sort qu’elle avait fait à ses vainqueurs. Ceux-ci, parqués dans la famine par l’insurrection des campagnes, n’avaient depuis long-temps pour nourriture qu’un pain noir pesé à l’once. Or, ce pain noir, partagé avec les prisonniers, commençait à manquer. Tant de jugemens exigeaient trop de lenteur ! Chose horrible à dire, on avait hâte de tuer, non par haine, mais par faim ; les cachots manquaient d’ailleurs. Depuis la déroute de Savenay, les colonnes républicaines rentraient dans les villes en chassant devant elles, comme un troupeau, ces multitudes de vaincus. Châteaux, couvens, églises, tout était devenu prison pour les recevoir, et leurs flots grossissans remplissaient tout, débordaient partout. Il fallait un moyen de faire place ; ce fut Carrier qui le trouva.

Arrivé au Mans depuis trois jours, Maurice n’avait encore pu s’assurer si les dames Boguais s’y trouvaient prisonnières. Toutes ses tentatives pour pénétrer dans le couvent où elles devaient être enfermées, étaient restées sans résultat. Un soir qu’il rejoignait tout pensif son casernement après plusieurs démarches inutiles, il rencontra un détachement et s’arrêta sous un porche pour lui laisser passage. Un groupe de curieux s’y était formé.

— Tiens ! ce sont les volontaires de Paris, dit une jeune fille dont le bonnet à la Charlotte Corday était orné d’une large cocarde tricolore.

— Encore quelque expédition contre les brigands ! ajouta le vieillard placé près de Ragueneau.

— Ah ! bien oui ! une expédition ! interrompit un jeune garçon en bonnet rouge et en carmagnole bleu-tyran ; tu ne vois donc pas qu’ils n’ont ni sac ni tambour ?

— Au fait, il a raison, s’écrièrent en même temps plusieurs voix.

— C’est le second détachement qui passe ainsi.

— Il se prépare donc quelque chose ?

— Mais oui, mais oui, dit le jeune garçon d’un air capable.

— Où cela ? demandèrent tous les assistans.

— A la prison.

Ragueneau tressaillit.

— A la prison ! répéta-t-il ; que veut-on y faire ?

— Ah ! voilà ! reprit l’enfant avec importance ; personne ne s’en doute, mais je le sais, moi. C’est en allant chez le représentant, pour porter une lettre du président du club, que j’ai appris la chose.

— Quoi donc ?

— Eh bien ! je l’ai entendu dire que, comme il arrivait demain de nouveaux brigands, il fallait avoir la place libre et faire sortir les prisonniers.

— Alors on les envoie ailleurs ? demanda Ragueneau.

— Juste ! et si tu veux savoir où ils vont, écoute ce bruit.

— Un feu de peloton ! s’écrièrent plusieurs voix.

— C’est le roulement de la voiture qui les emporte ! ajouta l’enfant avec un rire féroce.

Il y eut un cri général de saisissement, suivi d’un silence d’horreur ; quant à Maurice, il s’était déjà élancé dans la direction de la fusillade, mais, en arrivant près de la prison, il fut arrêté par la foule. Deux rangées de baïonnettes se dessinaient au-dessus des têtes agitées, et une nouvelle troupe de prisonniers sortait du couvent. Ragueneau se fraya un passage à travers les spectateurs et arriva à l’extrémité de la haie formée par les soldats, tout près d’un porte-clés qui tenait une torche. Celui-ci cria : Arrière ! et essaya de le repousser ; mais le sonneur de cloches résista, en répétant qu’il voulait voir.

— Voir quoi ? demanda le porte-clés. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est que des brigands à qui on va donner le baptême avec du plomb ? Je te dis de passer au large !

— Non ! s’écria le sonneur de cloches en se cramponnant à l’angle d’un mur, je veux rester ; je veux savoir si elles y sont.

— Qui cela ?

— Les demoiselles.

— Ah ! ah ! tu connais des femmes là-dedans ?

— Oui… du moins j’en ai peur… Mais vous pourriez me dire, vous…

— Plaît-il ? interrompit le porte-clés en fronçant le sourcil ; je crois que tu me dis vous ?

— C’est une mère et ses trois filles, continua Maurice sans prendre garde aux paroles du porte-clés ; il y en a une qui est pâle et blonde…

— Et tu les nommes ?…

— Boguais.

Ce nom n’était pas achevé qu’une main saisit vivement le bras du Vendéen ; il se retourna étonné. Un homme enveloppé d’un manteau lui imposa silence du geste et l’entraîna rapidement dans l’ombre d’un des arcs-boutans de la chapelle.

— Tu connais la famille Boguais ? demanda-t-il à voix basse.

— Je la connais, dit Maurice.

— Et il m’a semblé que tu désirais la voir sauvée ?

— Oui.

— Alors, pas un mot d’elle, malheureux

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elle se cache, et que prononcer son nom maintenant, c’est la rappeler aux bourreaux.

— Ainsi elle est en sûreté… grace à vous, sans doute ? Votre nom, monsieur ?

— Viens, tu le sauras.

Pendant cette courte explication, les derniers prisonniers avaient quitté le couvent, dont les portes s’étaient refermées. L’inconnu conduisit Maurice au logement qu’il occupait sur la grande place du Mans, et, ôtant le manteau qui l’enveloppait, dès qu’ils se trouvèrent seuls, il montra aux regards étonnés du paysan l’uniforme de commissaire ordonnateur.

Tel était, en effet, le titre de M. de Fromental. Favorable à la révolution, comme beaucoup d’autres gentilshommes, tant qu’elle avait seulement empiété sur les prérogatives du roi et des parlemens, il s’était effrayé en la voyant passer outre et avait pris rang dans cette garde constitutionnelle spécialement créée pour détruire la constitution. Chassé de Paris le 10 août, il ne put échapper aux listes de suspects qu’en sollicitant du service dans les armées de la république. Il avait été envoyé au Mans après la grande déroute des Vendéens, et, décidé à remplir ses devoirs en homme d’honneur, il s’efforçait de rétablir un peu d’ordre dans le chaos que l’on appelait alors l’administration militaire. C’était à l’accomplissement de ces devoirs qu’il devait la connaissance des protégées de Maurice. Ses fonctions l’obligeaient à veiller aux besoins des prisonniers ; il remarqua parmi eux, dès sa première visite, Mlle Eulalie Boguais. Frappé d’abord de sa singulière beauté, il fut encore plus touché de sa dangereuse position. Les cœurs haut placés ne résistent guère aux entraînemens d’un amour qui s’embellit de périls à braver. Conquérir par quelque grand dévouement la femme choisie est toujours le premier rêve des sérieux courages. M. de Fromental avait fait ce rêve et ne pouvait laisser échapper l’occasion de le réaliser. Averti le matin de l’exécution en masse des prisonniers, il avait à prix d’argent assuré à la famille Boguais la protection du geôlier, qui la conduisit dès le coucher du soleil au fond d’un réduit dont il connaissait seul l’entrée. Les quatre femmes restèrent là cœur contre cœur, les bras enlacés, sans parole, sans pensée et presque évanouies. A chaque décharge, le groupe entier tressaillait et se resserrait dans une étreinte suprême. La nuit s’écoula ainsi ; enfin, lorsque les premières lueurs du matin pénétrèrent dans leur cachot, la mère et les filles osèrent regarder autour d’elles et s’aperçurent qu’elles n’étaient point seules. Deux femmes en costume de religieuses continuaient silencieusement la prière commencée la veille. Enveloppées dans leur foi, elles n’avaient rien entendu.

M. de Fromental et Ragueneau, intéressés à une œuvre commune, ne pouvaient manquer de s’entendre. Après une franche explication, tous deux convinrent de s’associer pour la délivrance de Mme Boguais et de ses filles. Moins en vue que le commissaire ordonnateur, Maurice était plus libre dans ses démarches ; il pouvait visiter les prisonnières sans être autant remarqué, s’entendre avec elles et préparer leur fuite.

Dès le lendemain, M. de Fromental, qui l’avait pris comme planton, chercha un prétexte pour l’envoyer à la prison. Le sonneur de cloches en revint très abattu. Il avait trouvé Mme Boguais et Céleste couchées toutes deux sur un peu de paille et dévorées par la fièvre. La mère n’avait pu l’entendre ni lui répondre ; mais, au son de sa voix, la jeune fille avait semblé sortir de sa somnolence, ses yeux s’étaient rouverts, et elle avait essayé pour lui un de ces sourires qui donnent envie de pleurer.

À cette nouvelle, M. de Fromental déclara qu’il fallait hâter leur délivrance à tout prix. Par un de ces heureux hasards qu’expliquent la précipitation et le trouble qui alors régnaient partout, les noms de Mme Boguais et de ses filles n’avaient point été portés sur le livre d’écrou. Le geôlier pouvait donc favoriser leur évasion sans exposer sa tête. Ragueneau fut chargé de le gagner. Malheureusement ce geôlier était un paysan normand élevé dans le Maine, c’est-à-dire l’avarice greffée sur la ruse. Il fallut débattre avec lui, sou à sou, le prix de la guillotine ! Après tout ; on ne devait point oublier que maître Fructidor (c’était le nom sans-culotte du digne gardien) avait toujours été un chaud patriote, un excellent père de famille, un geôlier incorruptible. Chacune de ces vertus avait une valeur et demandait à être payée. Ragueneau accorda tout ce qu’il pouvait accorder, et le marché fut enfin conclu.

M. de Fromental voulut avoir la joie de l’annoncer lui-même aux deux malades, tandis que le sonneur de cloches avertissait Eulalie et sa sœur. Toutes deux venaient de quitter leur mère et causaient près d’une fenêtre à demi murée qui ne leur laissait voir qu’une trouée dans l’éther. Un rayon du soleil couchant baignait leurs fronts, et l’air rafraîchi du soir jouait dans leur chevelure. Les yeux levés vers l’étroite ouverture, elles semblaient aspirer avec cette brise et sur ce rayon comme un souvenir de la liberté perdue. Oh ! combien elles regrettaient maintenant les longues marches à travers les landes, les bivouacs glacés à la lisière des bois, la faim à peine assoupie avec les baies de l’églantier ou l’oseille des prés, toutes ces misères subies au dehors, dans l’air libre et devant la face bénie du ciel !

Quand Maurice s’approcha d’elles, toutes deux venaient de se rappeler ce passé, et, la tête penchée, elles pleuraient en se tenant par la main. Le Vendéen leur annonça à voix basse leur prochaine délivrance, et, réprimant d’un geste le cri de joie près de leur échapper, il commençait à expliquer rapidement le plan de fuite convenu avec le citoyen Fructidor, lorsqu’une voix qui se mêlait à celle de M. de Fromental le fit tressaillir. Il se retourna vivement, et, aux dernières lueurs qui éclairaient l’immense salle, il reconnut La Rose !

Celui-ci portait la carmagnole, le bonnet rouge et le sabre indispensable à tout citoyen actif. A ses boucles d’oreilles d’argent pendaient deux petites guillotines en ivoire sur lesquelles on avait gravé les mots : Liberté, fraternité ou la mort ! Il était arrêté devant Mme Boguais et devant Céleste, qu’il venait de reconnaître, et il feignait de les recommander à M. de Fromental, en rappelant tout ce qui pouvait les perdre. Ce dernier répondait d’un air d’indifférence ; mais sa froideur ressemblait trop au mépris pour que l’ex-valet pût s’y méprendre. La Rose s’interrompit tout à coup, lui lança un de ces obliques regards dans lesquels la haine se masquait de bassesse, et, après avoir vainement cherché Eulalie et sa sœur, que Ragueneau avait repoussées dans l’ombre, il sortit en promettant aux deux malades de ne point les oublier !

A peine eut-il disparu, que Maurice courut rejoindre M. de Fromental. Il avait deviné, comme lui, la menace que renfermait l’adieu de La Rose, et il en comprit tout le danger, quand il sut que l’ancien affidé du curé de Saint-Laud jouissait de l’entière confiance du représentant. Chargé par lui de missions secrètes, il disparaissait et reparaissait sans que l’on connût jamais les causes de son départ ni celles de son retour. C’était une de ces mystérieuses existences que l’on ignore, mais que l’on méprise, et qui ne vous laissent hésiter qu’entre les suppositions flétrissantes. Il fut convenu que l’on n’attendrait pas l’effet de sa haine, et M. de Fromental sortit pour faire tous les préparatifs de fuite, tandis que Maurice allait s’entendre avec Fructidor.

Il arriva à la geôle au moment où La Rose en sortait. Celui-ci venait d’inscrire sur le livre d’écrou les noms de Mme Boguais et de Céleste. Fructidor déclara que l’évasion des quatre femmes était désormais impossible. Deux des jeunes filles pouvaient seules partir, encore fallait-il que ce fût le soir même ; le lendemain, il serait peut-être trop tard. Ni les menaces de Ragueneau, ni les prières de M. de Fromental, ne purent changer cette résolution. Il fallut se soumettre et prévenir Mme Boguais par un billet de quelques lignes que le geôlier lui fit parvenir.

Après avoir lu, la malheureuse mère demanda à Dieu de mourir, mais ce ne fut que le désespoir d’un instant ; deux de ses filles pouvaient être sauvées ; elle les attira à elle, et leur transmit la nouvelle à voix basse.

Toutes trois eurent le même cri : — C’est à moi de rester !

L’une objectait qu’elle était l’aînée et devait, à ce titre, soutenir sa mère jusqu’au dernier instant ; l’autre, encore trop jeune pour avoir pris goût à la vie, était prête à en faire l’abandon ; la troisième, enfin (c’était Céleste), se déclarait atteinte d’un mal impossible à guérir. Toutes trois parlaient avec larmes et prières, suppliant la mère de prononcer ; mais la mère, incertaine entre ces amours égaux, sentait sa tête s’égarer et ne pouvait choisir. Cependant la nuit avançait ; tous les prisonniers s’étaient endormis, le geôlier allait venir.

— Parlez, parlez, ma mère ! murmuraient les trois voix.

— Non, balbutia Mme Boguais, non… pas moi, mais Dieu !… Priez !

Toutes trois se redressent sur leurs genoux, les mains jointes et la tête penchée vers la malade, qui répète, pour elles, la sublime prière des simples : Notre père qui êtes aux cieux. Tout à coup une porte s’ouvre, des pas approchent, deux ombres paraissent. L’une se penche, reconnaît Eulalie et l’entraîne ; l’autre hésite un instant ; elle prononce le nom de Céleste. La jeune fille lève instinctivement la tête ; elle est aussitôt saisie, emportée, tandis que sa sœur Rosalie et Mme Boguais, qui ont étouffé leurs sanglots, restent évanouies dans une douloureuse étreinte.

Les deux sœurs enlevées séparément se retrouvèrent derrière la prison, où Céleste reconnut dans son libérateur Maurice Ragueneau. Elle voulut parler, mais il lui imposa silence, mit un rouleau de louis dans la main de Fructidor, et emmena les deux prisonnières jusqu’à un carrefour où elles trouvèrent un fourgon gardé par M. de Fromental ; elles y montèrent, et le sonneur de cloches, enfourchant un des chevaux, rejoignit le convoi destiné aux troupes de Bretagne. M. de Fromental les suivit jusqu’à Niort. Là, il fut obligé de prendre la route de Nantes, après avoir averti les deux jeunes filles que Ragueneau les conduisait à Châteaubriand, où une dame, dont elles connaissaient le nom, consentait à leur donner asile.

Le convoi, après s’être arrêté un instant à Niort, se remit en marche ; mais la route était encombrée : on avançait lentement. Renfermées dans leur caisson à bagages, les deux sœurs souffraient du manque d’air et d’espace ; lorsqu’elles arrivèrent le soir à Nozay, Céleste était dans le délire de la fièvre ; elle se croyait sur le fatal tombereau près d’un prêtre auquel elle se confessait à demi-voix. Eulalie effrayée avertit Ragueneau, qui laissa le convoi continuer sa route et s’arrêta à un cabaret isolé au-delà du bourg. La nuit était close et le lieu solitaire. Maurice porta lui-même Céleste dans l’unique pièce de la petite auberge et la déposa sur une paillasse qui, avec quelques bancs, deux tables et une échelle conduisant au grenier, en composait tout le mobilier. Eulalie et Ragueneau espéraient que l’air libre, joint à quelques instans de repos, remettrait la malade ; mais, loin de s’apaiser, la fièvre devenait plus ardente, le délire plus bruyant. Eulalie, à genoux près du lit, couvrait de larmes et de baisers les mains de sa sœur, Maurice, non moins désespéré, était en proie à toutes les angoisses de l’irrésolution. Entouré de tant de périls, que devait-il faire ? En restant, il était découvert ; en partant, il exposait Mlle Boguais à la fatigue de la route ; alors même qu’elle eût pu la supporter, il tremblait que son exaltation égarée ne les trahît. La cabaretière, qui s’était approchée avec intérêt, proposa de consulter un médecin établi depuis peu de jours à Nozay. Quel que fût le danger d’une pareille consultation, le sonneur de cloches comprit qu’il fallait en courir la chance. Il accepta l’offre de la vieille femme, qui partit, et, voulant être prêt à tout événement, il alla rebrider les chevaux. Le bourg était voisin ; l’absence de la cabaretière fut courte. Maurice venait de rentrer, lorsqu’il la vit reparaître sur le seuil accompagnée du médecin. Il courut à leur rencontre ; mais, arrivé en face du nouveau venu, il poussa un cri : c’était Pierre La Rose !

Celui-ci avait également reconnu Ragueneau, et il recula en pâlissant ; le sonneur de cloches s’élança d’un bond vers l’entrée, referma la porte et s’y appuya.

— Ah ! malheureuse, c’était un piège ! s’écria La Rose en se tournant vers la vieille femme stupéfaite.

— Dis un hasard, répondit Ragueneau, ou plutôt la volonté du bon Dieu, car tu es venu ici pour recevoir le paiement de tes œuvres.

Il avait armé un de ses pistolets. La Rose voulut tirer son sabre ; Eulalie et la cabaretière se jetèrent entre eux.

— On ne se bat pas ici, cria la vieille femme avec autorité.

— Ne le tuez pas, Maurice, ajouta Mlle Boguais suppliante.

— Pas de sang ! pas de sang ! murmurait Céleste, qui s’était redressée et qui comprenait à demi.

— Ne voyez-vous pas que, si je le laisse aller, le gueux va nous dénoncer ? reprit Ragueneau, dont la main tourmentait la batterie du pistolet.

— Non, interrompit La Rose, pâle d’épouvante, je jure devant le Christ…

— Ne jure point, Judas ! cria Maurice, je te dis que tu nous trahiras.

— Eh bien ! partons, partons ! dit Eulalie.

Ragueneau désigna Céleste du regard.

— Mais elle, dit-il plus bas, comment l’emmener ?

— Dites au citoyen médecin de la guérir, fit observer la cabaretière.

— Elle a raison ! s’écria Eulalie, il saura la soulager peut-être ; venez, monsieur, et, si vous pouvez la sauver, nous oublierons tout, nous vous pardonnerons tout, nous vous bénirons !

Elle avait entraîné La Rose près du lit de sa sœur, déjà retombée dans son délire. Maurice comprit qu’après tout, la violence ne pouvait servir qu’à accroître le péril ; il abaissa son arme et attendit.

L’ancien valet de chambre s’était approché de la malade avec quelque hésitation ; mais, à ce dernier mouvement du sonneur de cloches, il parut se rassurer. Eulalie lui raconta rapidement ce qui était arrivé, détaillant les souffrances de Céleste avec cette sagacité émue dont les femmes seules ont le privilège. A mesure qu’elle parlait, le regard faux de La Rose reprenait son expression de basse effronterie ; il y eut même un moment où un reflet de joie hideuse traversa ses traits, mais ce ne fut qu’un éclair. Il sembla se consulter.

— Ceci n’est qu’une crise, dit-il enfin.

— Mais ne peut-on la calmer ? interrompit Eulalie.

— Et mettre la malade en état de repartir ? acheva Maurice.

La Rose attacha sur Mlle Boguais un regard étrange.

— On le peut, dit-il.

— Ainsi vous avez un remède ? ajouta le sonneur de cloches.

— J’ai un remède.

— Que vous pouvez préparer ici ?

— Sur-le-champ.

— Voyons alors.

La Rose se fit apporter un verre à demi plein d’eau, y versa le contenu d’un petit flacon renfermé dans une trousse de voyage, et fit boire le mélange à la malade.

Ragueneau avait suivi toute cette opération avec un étonnement demi-soupçonneux et demi-craintif. Quelque aiguisé que fût cet esprit, l’ignorance du paysan y avait laissé des traces confuses. Pour lui, la science du médecin participait toujours un peu de la sorcellerie.

Il attendit l’effet de la potion dans une impatience curieuse.

Cet effet fut aussi rapide que puissant. A l’agitation convulsive de la malade succéda d’abord l’immobilité ; les paroles s’éteignirent sur ses lèvres ; sa tête retomba, ses yeux se fermèrent, et elle parut s’endormir.

La Rose déclara qu’elle pouvait maintenant se remettre en route et fit un mouvement vers la porte ; mais Ragueneau, qui avait réfléchi, l’arrêta.

— Un moment, dit-il, nous ne pouvons partir ainsi en laissant l’ennemi derrière nous ; si tu restes libre, tu vas nous faire poursuivre.

— Non, je promets…

— Oh ! pas de promesses. Nous n’y croirions point ; il nous faut quelque chose de plus sûr.

Et, montrant la trappe ouverte qui conduisait au grenier

— Tu vas monter là avec la cabaretière, continua-t-il, je retirerai l’échelle pour que vous y restiez forcément jusqu’au jour, et demain le premier passant vous fera descendre ; alors nous serons en sûreté.

La Rose voulut essayer quelques objections.

— Ah ! ne discutons pas, interrompit Ragueneau impérieusement ; ceci n’est pas un choix, c’est un ordre. Nous n’avons point le temps de causer ; monte sans phrases, ou je te brûle !

Il avait saisi d’une main le bras de La Rose et lui appuyait de l’autre un pistolet sur la poitrine ; l’ancien valet devint très pâle.

— Eh bien ! à la bonne heure, balbutia-t-il ; puisque c’est le seul moyen de te rassurer, j’y vais.

Il monta en effet sans nouvelle réclamation, et la vieille femme le suivit.

Dès que tous deux eurent franchi la trappe, Ragueneau retira l’échelle, courut à Céleste qu’il porta dans le fourgon, y fit monter Eulalie et partit au galop de son attelage.

Le ciel était serein, la route déserte ; il laissa le caisson ouvert afin que les deux voyageuses pussent respirer librement. Loin d’être troublé par les cahots, le sommeil de la malade sembla devenir plus profond. La tête appuyée sur les genoux de sa sœur, elle demeura immobile, et sa respiration, d’abord bruyante, s’affaiblit insensiblement. Eulalie, rassurée et vaincue par la fatigue, se laissa aller elle-même à une de ces somnolences combattues qui, sans vous procurer le rafraîchissement du sommeil, vous enlèvent la lucidité de la veille. Les yeux à demi entr’ouverts, elle voyait, au milieu de cette obscurité lumineuse des nuits étoilées, les arbres de la route, les auberges solitaires, les hameaux silencieux, passer rapidement comme les images fugitives d’un rêve. Ce fut seulement aux premières lueurs du jour, et en sentant le fourgon s’arrêter, qu’elle sortit de cette demi-extase. Les fugitifs se trouvaient devant une maison écartée ; la porte s’ouvrit, des voix amies appelèrent Eulalie et Céleste ; elles étaient arrivées !

Après le premier échange d’embrassemens et de larmes, on porta Céleste, toujours sans mouvement, sur le canapé d’un petit salon. Ce fut alors seulement que Maurice, surpris de cette persistante immobilité, se pencha vers elle avec inquiétude. On n’entendait plus le bruit de son haleine. Il toucha ses mains ; elles étaient froides. Il tourna vivement son visage vers la lumière ; les narines étaient contractées, les lèvres couvertes d’une écume desséchée, les yeux vitreux et entr’ouverts. Saisi d’épouvante, il appela Eulalie et ses hôtes, qui crurent d’abord à un évanouissement ; mais tous les soins donnés à la jeune fille restèrent sans résultat. Enfin, le médecin de la famille, secrètement appelé, arriva et déclara qu’elle était morte empoisonnée.

Le désespoir d’Eulalie, en attirant d’abord toute l’attention et toutes les sympathies, empêcha de prendre garde à celui de Maurice. Frappé par ce coup inattendu, il lui sembla que quelque chose se brisait en lui. La douleur fut d’abord si cruelle, qu’il se sentit chanceler et qu’il s’appuya au mur les mains jointes. Cependant il conserva assez la conscience de lui-même pour ne faire aucune démonstration, pour ne pousser aucun cri. Au plus profond du désespoir, l’homme perd rarement son orgueil, et l’impossibilité de traduire dignement sa douleur lui en fait réprimer l’expression. Debout vis-à-vis du canapé sur lequel reposait la morte, le sonneur de cloches ne fit entendre ni regrets, ni plaintes. Qu’aurait-il su dire qui pût rendre ce qu’il sentait ? Une larme retenue glissa à peine, malgré lui, sur sa joue brunie ; encore fut-elle aussitôt séchée. Un flot de sang monta tout à coup à son visage pâli, ses yeux humides étincelèrent. L’idée de la vengeance venait de traverser sa douleur et de lui donner, pour ainsi dire, une issue. Il s’élança hors du salon, courut au fourgon, détela un des chevaux, et, lui enfonçant au flanc son éperon, il reprit au galop le chemin de Nozay ; mais, lorsqu’il arriva au cabaret, il n’y trouva plus que la vieille femme : La Rose avait disparu.

Pendant huit jours, Maurice chercha partout La Rose au risque d’être lui-même découvert. Ses recherches furent inutiles ; selon toute apparence, l’ancien valet avait quitté le pays. Forcé de renoncer à cette dernière espérance, le sonneur de cloches regagna Chanzeaux. Ces huit derniers jours l’avaient tellement changé, que Marie-Jeanne eut peine à le reconnaître ; en le voyant, elle joignit les mains et s’écria :

— Il est arrivé malheur à la demoiselle

Ragueneau fit de la tête un signe affirmatif et s’assit au foyer ; l’explication entre le frère et la sœur n’alla jamais plus loin. Ce fut indirectement et par hasard que la jeune fille apprit, quelques mois après, la mort de Céleste et celle de Mme Boguais, qui venait de succomber en prison.

A partir de ce moment, l’humeur de Maurice s’altéra ; chaque jour, plus taciturne, plus farouche, il ne sembla prendre part à la vie que par la haine. Il se mit à chasser aux bleus comme les Tyroliens chassent au chamois, sans calcul, sans relâche, avec le fol emportement d’une passion que l’exercice grandit. Forcé de quitter Chanzeaux, où une municipalité républicaine s’était établie, il errait de commune en commune, recueillant de loin en loin quelques anciens compagnons, avec lesquels il attaquait les cantonnemens. Quand personne ne se joignait à lui, il allait seul attendre les républicains isolés, non à l’affût, comme les chouans, mais au milieu de la route, où il les combattait en face.

De leur côté, les frères Cathelineau continuaient à tenir la campagne ; Larochejacquelein avait reparu et devenait menaçant ; Stofflet, rentré dans presque toutes ses positions, s’était remis en communication avec Marigny et avec Charette. Le comité de salut public, indigné de cette résurrection de la Vendée, écrivit à Thureau que si, dans un mois, la guerre n’était point terminée, il serait appelé à rendre compte de sa conduite. Thureau comprit le danger, et poussa sur les campagnes ses colonnes infernales, qui ne laissèrent devant elles que des cadavres et des cendres.

Tout à coup cependant l’armée exterminatrice s’arrête : la nouvelle de la révolution du 9 thermidor est arrivée de Paris ; la convention proclame l’avènement d’une divinité jusqu’alors inconnue dans son panthéon, la clémence ; des propositions de paix sont faites aux chefs vendéens, qui les acceptent ; Stofflet seul hésite, refuse et se décide à continuer la lutte. Les royalistes de Chanzeaux, commandés par Pierre Le Gury et par Maurice, le soutiennent avec un acharnement sans espoir. Partout repoussés, ils continuent partout à combattre. Enfin, le 9 avril au matin, ils apprennent que le corps commandé par les généraux Friderichs et Caffin marchait sur leur village. Ragueneau accourt ; tout est dans l’épouvante et la confusion : les femmes s’enfuient en emportant leurs enfans, les hommes s’efforcent d’entraîner les bestiaux vers les fourrés, les vieillards se chargent de ce qu’ils ont de plus précieux. Quelques paysans armés restent seuls à l’entrée du village ; appuyés sur leurs fusils, ils regardent la fumée qui annonce au loin l’approche des colonnes républicaines, et ne savent ce qu’ils doivent faire. Le sonneur de cloches arrive au milieu d’eux, pâle de rage, et s’écrie :

— Il n’y a donc plus d’hommes ici, que les femmes et les vieux se sauvent dans les bois ! Sur cent maisons qu’on comptait dans le bourg, les bleus vous en ont déjà brûlé soixante-dix, et vous les laisserez brûler le reste ! A quoi vous servent donc vos fusils, si vous ne savez pas défendre ce qui vous appartient ?

— Ils sont trop ! dit sourdement Musseau, qui regardait à l’horizon ; j’ai consulté la relique… l’auréole est rouge !

— Et tu veux que la paroisse soit de la même couleur ? demanda ironiquement Ragueneau ; tu n’as pas honte de voir le feu et le sang courir comme de l’eau sur la terre où tu es né ! Laissez vos armes alors ; prenez chacun une pioche, et allez creuser la fosse où l’on jettera les corps de ceux que vous aimez.

— Par le Christ ! il a raison, s’écria un chasseur de Stofflet ; nous ne méritons pas d’avoir des femmes et des enfans, puisque nous ne savons pas les mettre à. l’abri.

— Il faut défendre le village ! répétèrent plusieurs voix.

— Défendons ! répéta Musseau avec une sombre indifférence ; mais qu’on nous dise seulement où nous devons aller.

— Au clocher ! cria Maurice ; dans le clocher nous pouvons résister à une armée.

À ces mots, il y court avec seize compagnons. Dix de leurs femmes et de leurs sœurs voulurent les suivre ; Marie-Jeanne était à leur tête. L’abbé Blanvillain, prêtre assermenté qui avait depuis rétracté son serment, se joignit à eux. Des munitions et des vivres, rassemblés à la hâte, furent portés dans la tour.

Celle-ci s’élevait seule au milieu de débris noircis par les flammes. La flèche dont elle était couronnée, l’église qu’elle dominait, tout avait été incendié quelque temps auparavant ; l’escalier même était détruit. Il fallut des échelles pour atteindre l’ouverture qui perçait la voûte et arriver au réduit où les cloches se balançaient autrefois. Ragueneau ferma cette brèche avec des poutrelles ; il construisit un échafaudage à la hauteur des meurtrières de la tour, et plaça un combattant près de chaque ouverture. Les femmes restèrent derrière pour charger les fusils.

Lorsque les bleus arrivèrent, tout était prêt, et le premier officier qui parut fut abattu par Maurice. L’attaque commença aussitôt, mais les balles des républicains ne pouvaient atteindre les défenseurs du clocher, dont, au contraire, tous les coups portaient. Ragueneau, debout à une des ouvertures, reprochait aux assaillans, l’une après l’autre, leurs sanglantes expéditions. A chaque coup tiré par lui, il criait :

— Voilà pour les quatorze femmes fusillées par le général Grignan ! Voilà pour les enfans égorgés à la Beltière ! Voilà pour les maisons brûlées au Plessis, à Saint-Ambroise, au Cormier, aux Bretèches, à la Vérouillère !

Et à chaque reproche on voyait tomber un soldat ; le cimetière fut bientôt couvert de morts. Les républicains, découragés, suspendirent le feu, reculèrent, et il y eut une pause.

Lorsque la fumée qui remplissait le clocher fut dissipée, les Vendéens purent se compter ; aucun d’eux n’était blessé. Les femmes échangèrent un regard d’espérance inquiète.

— Voilà les bleus qui s’éloignent, dit le chasseur de Stofflet.

— Ils abandonnent leurs morts, ajouta un paysan.

— Dieu est avec nous ! s’écria l’abbé Blanvillain.

Musseau contemplait sa relique d’un air morne.

— L’auréole est rouge, l’auréole est rouge ! murmurait-il tout bas.

— À vos meurtrières ! interrompit Ragueneau ; les voilà qui reviennent.

Des bleus rentraient, en effet, dans le cimetière en poussant devant eux une charrette de paille et de fagots, dont ils se faisaient un rempart. Il y en eut quelques-uns de tués ; mais les autres parvinrent jusqu’à la tour et y firent entrer le chariot. Maurice, qui avait deviné leur intention, écarta vivement les poutrelles qui fermaient l’ouverture de la voûte ; un des soldats tenait déjà une torche qu’il approchait des fagots entassés : un coup de feu partit, il tomba, et la torche alla s’éteindre dans son sang. Mais d’autres accouraient de tous côtés ; la fusillade cessa aux meurtrières pour se concentrer sur le rez-de-chaussée de la tour. Les républicains, frappés l’un après l’autre, se succédaient sans interruption ; l’héroïsme de l’attaque égalait l’héroïsme de la défense. Tout à coup un cri de joie éclate parmi les assaillans : une lueur brille, l’incendie est allumé ; il monte, il serpente le long des murs, il atteint les poutrelles. Ragueneau et ses compagnons, suffoqués par la fumée, sont forcés de regagner l’échafaudage supérieur, mais la flamme les y poursuit. L’ennemi, désormais secondé par le feu, dirige mieux ses coups ; plusieurs Vendéens sont mortellement atteints. L’abbé Blanvillain, blessé, s’épouvante et crie qu’il faut se rendre.

— Silence ! monsieur, dit Ragueneau, remerciez Dieu de sa bonté, car vous aviez trahi votre foi, et il vous donne occasion de racheter cette faute par le martyre.

L’abbé baisse la tête, reçoit une nouvelle blessure et tombe en joignant les mains.

Cependant le feu a gagné de proche en proche ; des langues de flamme percent l’échafaudage couvert de blessés et de morts ; le plancher craque de toutes parts. Ceux qui survivent se réfugient sur les entablemens, s’accrochent aux corniches. Pierre Bureau, le dernier de cette lamentable famille égorgée à la déroute du Mans, est tué au moment où il cherche un refuge. Ragueneau, noir de poudre et couvert de sang, continue le combat. Suspendu à une des meurtrières, il décharge les armes que lui prépare Marie-Jeanne. Un coup de feu l’atteint, il n’y prend pas garde. Un second le frappe : il persévère ; mais deux balles lui trouent en même temps la poitrine, son arme lui échappe !…

— Enfin ! murmure-t-il à demi-voix comme un prisonnier qui sent venir la délivrance.

Et il s’abîme au milieu des flammes.

— Maurice, attendez-moi ! crie Marie-Jeanne, qui ouvre les bras et se laisse aller après lui dans la fournaise.

Les bleus, témoins de cet horrible spectacle, se troublent euxmêmes et cessent de tirer. L’officier commandant propose la vie aux survivans.

— Rendez-vous ! rendez-vous ! crient mille voix.

— Non, dit le chasseur de Stofflet, tuez-moi !

Une balle lui répond ; il tombe en disant :

— Je meurs pour le Dieu qui est mort pour moi !

Sublime folie qui vous touche et qui vous indigne à la fois ! Des deux côtés, c’était la foi qui chargeait les armes, c’était l’amour de la liberté qui faisait mourir. La haine était surtout un malentendu.

Là finit ce combat prolongé pendant un jour entier. Des échelles furent dressées, et les bleus aidèrent leurs prisonnières à descendre. En voyant ces femmes demi-nues et égarées de désespoir, les plus durs se sentirent émus. Quelques soldats jetèrent leurs manteaux sur les épaules de ces pauvres filles, qui à cette marque de bonté fondirent en larmes. On les conduisit à Chemillé, où elles demeurèrent jusqu’à la pacification.

La lutte entre les idées était désormais finie ; Dieu avait décidé. La grande Vendée, la seule qui ait eu un caractère héroïque et populaire, venait de s’engloutir comme Maurice dans les flammes du clocher de Chanzeaux. Les dragons de la république semblaient emporter dans leurs manteaux, avec ces femmes veuves et désolées, le symbole même du passé. La tradition antique était vaincue, et la France appartenait pour toujours à l’esprit nouveau.


ÉMILE SOUVESTRE.

  1. Nom donné aux prêtres qui avaient prêté le serment exigé par la constitution.