DE LA CHINE
ET DES TRAVAUX
D’ABEL REMUSAT.

DERNIER ARTICLE[1].

§. vi.
PHILOSOPHIE ET RELIGION.

J’ai eu déjà occasion de le dire, entre les grands systèmes de philosophie que l’Orient et l’Occident ont enfantés, il n’en est pas un qui n’ait eu cours à la Chine. Ce que nous connaissons de ses métaphysiciens suffit à nous en convaincre, et cependant nous sommes loin de les connaître tous. La collection des quarante tseu ou philosophes que possède la Bibliothèque du Roi attend encore des lecteurs et des interprètes. Les missionnaires jésuites, qui ont tant fait pour la science, ne lui ont pas rendu, en ce point, tous les services qu’elle pouvait espérer. À leurs préjugés religieux, ils ont joint souvent les préjugés philosophiques des lettrés. Les lettrés sont en possession de la doctrine de Confucius ; cette doctrine contient la morale canonique et la politique officielle qui mène à tout. On conçoit qu’ils dédaignent parfaitement les systèmes par lesquels on n’arrive à rien. Donner les places est en tout pays un grand avantage pour une opinion, et qui lui concilie beaucoup de bons esprits, surtout parmi ceux qui les obtiennent ; les lettrés, qui les ont toutes, ne forment aucun doute sur la sagesse de Confucius à qui ils les doivent ; et leur mépris pour les penseurs dissidens et sans pouvoir est à la fois celui de l’orthodoxe pour l’hérésiarque et du fonctionnaire pour l’administré. Or les jésuites, d’ailleurs hommes de beaucoup de sens, de courage et de talent, par leur principe de l’autorité en matière de politique et de religion, étaient naturellement attirés vers les doctrines dominantes, et, comme on dit aujourd’hui, gouvernementales. Aussi, bien que les lettrés fussent leurs adversaires les plus acharnés et les plus dangereux, en voyant comme ils avaient réussi à s’emparer de tout le pouvoir, et comme ils étaient habiles à le conserver, les jésuites se prirent d’une grande admiration pour une théorie qui produisait dans la pratique de si beaux effets. Ils se sentirent, au contraire, fort peu d’estime pour les quarante ou cinquante systèmes qui n’étaient bons, comme le jansénisme ou le calvinisme, qu’à troubler l’obéissance et la soumission des esprits : c’est ce qui les a portés à négliger ce qu’on pourrait appeler la philosophie hétérodoxe de la Chine, avec d’autant plus de raison que l’orthodoxie y est philosophique, plutôt que religieuse. En outre, ils ont accueilli trop facilement les calomnies que toute opinion régnante épargne rarement aux opinions indépendantes. Ils ont répété avec assez de complaisance les imputations d’athéisme et de matérialisme, parfois fondées, mais parfois aussi un peu légèrement alléguées par le théisme dévot et hypocrite des mandarins. Cependant, pour être juste, il faut dire que les missionnaires sont encore ceux qui nous ont le plus appris sur les divers systèmes de la philosophie chinoise, et que les matériaux qu’ils nous ont transmis, quelque imparfaits qu’ils soient, ont suffi pour intéresser et exciter vivement l’active pensée de Leibnitz.

Des deux grandes divisions de cette philosophie envisageons d’abord celle qui a le plus d’importance en Chine et de renommée en Europe, l’école du docteur Koung (Koung-Fou-Tseu), que par égard pour l’usage et pour les oreilles de mes compatriotes j’appellerai de son nom latinisé, nom assez étrange pour un personnage chinois, Confucius.

M. Rémusat, sauf la publication d’un des livres classiques du second ordre, s’est peu occupé de l’école de Confucius, pour laquelle il ne partageait point l’enthousiasme de certains jésuites. Je suis cependant obligé de m’y arrêter un peu. La portion de cette notice, consacrée à la philosophie chinoise, serait trop incomplète, si Confucius n’y figurait point.

Entre Confucius et Socrate, il y a plusieurs analogies qu’on a remarquées. Nés vers le même temps[2], ils ont eu même tendance pratique, même éloignement pour la spéculation. Cicéron a dit que Socrate fit descendre la philosophie du ciel, et la tradition rapporte que Confucius n’aimait pas à parler du ciel et de la nature. La célèbre inscription du temple de Delphes, connais-toi toi-même, fut le point de départ de la morale socratique. Le perfectionnement du moi est le fondement de toute la doctrine de Confucius. Confucius posa en termes très précis la nécessité absolue de la morale, indépendamment de tout intérêt personnel ; la loi, disait-il, si elle variait de l’épaisseur d’un cheveu, ne serait plus la loi. Pourquoi parler de l’intérêt ? ajoutait un de ses disciples ; il y a la justice et l’humanité, et rien de plus. Le stoïcisme est là tout entier.

Tantôt ce sont de vagues éloges de la vertu, tantôt des préceptes froidement compassés. Le caractère abstrait de la langue, les formes presque mathématiques du style ancien, sont singulièrement favorables, chez Confucius et ses disciples, à l’expression nue et tranchée de l’obligation morale, proclamée dans sa rigueur impérative ou apodictique, pour parler le langage de Kant. Des sentences brèves et roides prescrivent une vertu inflexible, par quelques signes inflexibles aussi qui peignent à l’esprit des idées générales de devoir juxta-posées, sans liaison grammaticale, comme des chiffres, et se balançant comme des nombres.

Sans doute cette morale est ferme et pure, mais elle manque entièrement d’enthousiasme et d’onction, et par là elle est inférieure à la morale antique et plus encore à la morale chrétienne. Elle commande sèchement les devoirs de la famille et de la cité, comme s’il s’agissait d’agencer des pierres et non d’harmoniser des hommes. Elle subordonne le jeune au vieux, le fils au père, le frère cadet au frère aîné, le sujet au magistrat, le magistrat au prince ; et quand elle a bien assis la base de sa pyramide sociale, qu’elle en a bien mesuré les pans et les angles, elle est satisfaite et ne s’inquiète pas si cette pyramide est composée d’êtres vivans, ou bâtie d’ossemens arides ; si au centre est un temple, ou, comme dans les pyramides d’Égypte, un sépulcre et une momie. En tête de toutes les vertus, elle place la justice et l’humanité ; mais cette justice est toute négative, et cette humanité n’a pas d’entrailles. Le nom de celle-ci est admirable, on l’écrit en unissant au signe qui veut dire homme, le signe qui veut dire deux ; c’est le lien de l’homme avec l’homme, la charité ; et on trouve dans la morale chinoise ce divin précepte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qui te soit fait. » Mais voyez ici combien la lettre est stérile, quand l’esprit défaut. L’idée de la charité est un accident dans le système, et ne s’y fait sentir que çà et là, comme par hasard. Dans le christianisme au contraire, la charité n’est pas une idée morte énoncée en passant, un devoir froidement prescrit par le législateur, comme une convenance sociale que l’étiquette impose, comme un régime bon à suivre, qu’un médecin recommande négligemment. Dans le christianisme, la charité est l’ame et la vie ; c’est un sentiment immense et pénétrant, qui remplit tout le cœur de l’homme et contient toute la loi de Dieu.

La sécheresse de la morale de Confucius, l’absence de toute vitalité dans le sein de cette doctrine, ont porté leurs fruits. Certes, on ne peut nier qu’elle n’offre un appareil très imposant d’excellens préceptes, liés entre eux par un enchaînement dont la rigueur n’a jamais été surpassée, et disposés suivant les règles de la plus parfaite symétrie. Depuis bien des siècles, la principale étude des lettrés a été de les approfondir et de les retourner en tous sens. Chacun d’eux doit en être imbu dès l’enfance, et il n’y a peut-être pas un autre exemple d’une morale qui soit à la fois l’objet constant de la science et la base officielle de la politique. Avec tout cela, nous ne voyons pas qu’un grand perfectionnement en soit résulté pour la classe des lettrés ; les romans que nous connaissons font foi au contraire, dans les rapports où ils nous les montrent, d’une immoralité assez naïve et assez nue, et on ne trouve pas beaucoup à s’édifier sur leur compte dans les relations les plus récentes. Le commandant du vaisseau le Amherst, qui vient de parcourir leurs côtes, abordant et débarquant malgré eux où bon lui semblait, nous les fait voir aussi pusillanimes, aussi menteurs, aussi méprisables que possible. Eh bien ! ces mandarins, qui affectaient le dédain le plus stupide pour les barbares jusqu’au moment où ils commençaient à les craindre, qui employaient d’ignobles artifices pour déterminer le vaisseau anglais à s’éloigner volontairement, puis le faisaient poursuivre de loin à coups de canon, et proclamaient qu’il avait fui devant la flotte impériale, quand la veille quatre matelots, allant couper un câble, s’étaient trouvés, sans le vouloir, maîtres du vaisseau amiral ; ces mandarins, qui revenaient sans pudeur sur leur décision, sitôt qu’on faisait mine de leur vouloir résister, qui, dans une ville de quatre cent mille ames, présidaient, par peur d’un équipage marchand, à son trafic avec les habitans, après l’avoir solennellement interdit ; ces mandarins avaient tous gagné leurs postes en argumentant sur la morale de Confucius. Je crains que tout ceci ne prévienne médiocrement en faveur de ce philosophe, ou ne semble bien sévère à son égard. Je ne voudrais pas aller au-delà de ma pensée et sembler injuste envers Confucius. Confucius fut un sage ; s’il lui manqua un élan et une flamme refusés peut-être à sa race, sa tentative fut élevée et son but honorable. Tombé dans des temps d’anarchie et de désordre, où l’unité de l’empire avait péri, brisée en une foule de petits états qui se faisaient la guerre, Confucius conçut la double pensée de retremper l’énergie personnelle des individus et de refaire l’unité de l’empire. Pour cela, il imagina, ou plutôt renouvela, en le régularisant, l’échafaudage moral et politique auquel il a attaché son nom, et qui étage, pour ainsi dire, la famille sur l’individu et l’état sur la famille. Il équilibra si habilement toutes les parties de son édifice, et, avec d’anciens matériaux, le construisit si bien dans le goût du pays, qu’il a duré jusqu’à nos jours, quoique assez creux, solide, et debout, malgré deux invasions. Son rêve de l’unité de la monarchie chinoise s’est réalisé. Si le succès de sa morale n’a pas égalé le triomphe de sa politique, c’est qu’il est plus difficile, comme il est plus beau, d’améliorer les hommes que de les gouverner. Mais sur ce point encore il ne faut pas être injuste, et l’on doit reconnaître que celui qui a mis la paix à la place de la guerre, et l’emploi de l’intelligence, sous une forme quelconque, à la tête de la société, a bien mérité de la civilisation. Ce n’est pas entièrement sa faute, si son système a dégénéré en un pur formalisme. Il ne serait pas plus raisonnable de l’en rendre responsable, que d’imputer aux catégories d’Aristote tous les vices de la scolastique.

Comme je l’insinuais tout à l’heure, Confucius fut plutôt un arrangeur qu’un inventeur ; il ne commença point, il continua et rétablit. C’est une grande différence, sans parler des autres, entre Socrate et Confucius. Socrate est nouveau comme la Grèce, il invente, il donne une impulsion inconnue. Confucius est comme l’Orient, il se rattache au passé et s’y appuie. Né à la Chine, pays de traditions et d’habitudes, comment serait-il novateur ? Il s’en garde ; et, faisant profession, en toutes choses, de restaurer l’ordre antique, il invoque sans cesse les anciens usages, les anciennes mœurs, l’ancienne sagesse, à l’ombre de laquelle il produit la sienne en la cachant. Telle est constamment la marche de Confucius. Son école fait pour lui ce qu’il avait prétendu faire pour les vieux sages, elle le répète, elle transmet la tradition qu’elle a reçue. Ceux même qui en altéreront le plus l’esprit en conserveront fidèlement la lettre. Tout s’engendre là sans interruption ; c’est un déroulement et, pour ainsi dire, un désemboîtement continu. Confucius y figure à son point, entre ce qui le précède et ce qui le suit, tenant à tous deux. Aussi des cinq kings, ou livres classiques du premier ordre, un seul est composé, les autres seulement compilés ou commentés par lui, et les quatre chou, ou livres moraux du second ordre, ne sont point son ouvrage, mais renferment sa doctrine recueillie par ses disciples.

Un mot sur ces livres qui contiennent à peu près toutes les idées et presque toutes les expressions qu’on peut rencontrer chez les écrivains orthodoxes de la Chine.

Le plus respectable par son ancienneté et son obscurité est le Y-King. Ce livre a pour base deux signes symboliques fort simples, une ligne continue et une ligne brisée, qui, combinées trois à trois de diverses manières, forment soixante-quatre figures. Selon les traditions des Chinois, ces trigrammes furent inventés par leur premier législateur, Fo-Hi, trente siècles avant Jésus-Christ. Il n’est pas facile d’en pénétrer le sens primitif, et il serait long d’énumérer toutes les significations qu’on leur a données. Ceci est un exemple frappant de la disposition qu’ont les Chinois à rattacher toutes leurs idées à une donnée traditionnelle. Vingt systèmes différens, et souvent opposés, se sont présentés depuis quatre mille ans, comme offrant la véritable interprétation des mystérieux emblèmes de Fo-Hi. Il paraît que d’abord tombés aux mains du vulgaire, ils étaient pris pour des figures cabalistiques et servaient à tirer les sorts, quand au xiie siècle avant notre ère les princes qui fondèrent la troisième dynastie sur les ruines de la seconde, imaginèrent d’en tirer parti pour colorer leur usurpation. Ouen-Ouang, le nouvel empereur, et son fils Tcheou-Kong, ajoutèrent à chacun de ces soixante-quatre signes quelques caractères formant un sens vague et presque aussi énigmatique que les signes eux-mêmes, mais qui semblent avoir contenu des allusions à leur politique, faisant ainsi parler en leur faveur ces symboles que le peuple était accoutumé à respecter. L’obscurité du commentaire fut loin de lui nuire, et peut-être à cause de cette obscurité même il fut révéré à l’égal des figures qu’il accompagnait. Six cents ans après, quand vint Confucius, qui avait aussi ses vues politiques, il ne trouva rien de mieux, au lieu de les énoncer comme le fruit de ses réflexions, ce qui les aurait immanquablement discréditées, que de les donner pour une explication des figures de Fo-Hi, et des courtes phrases de Ouen-Ouang ou des Tcheou-Kong, avec lesquelles elles n’avaient probablement pas grand rapport. Les mots sans liaison dont ces phrases étaient formées, bizarrement enchâssés dans les axiomes de sa morale et de sa politique, leur prêtèrent une autorité qu’ils n’auraient pu avoir par eux-mêmes. Ainsi fut formé le Y-King.

Il en fut de lui comme d’un arbre, sur lequel on grefferait successivement diverses espèces de fruits, comme d’un vieil habit de famille, que se passeraient, le taillant à leur mode, plusieurs générations. Mais les choses n’en sont pas restées là ; des hérétiques de la secte de Lao-Tseu ont trouvé leur doctrine écrite dans les phrases où Confucius avait reconnu la sienne. Le peuple a continué à y chercher des horoscopes, et un célèbre matérialiste du xiiie siècle a montré clairement que la ligne continue est évidemment le principe actif de la nature, la ligne brisée le principe passif ; et sans ménagement pour Confucius, partout où celui-ci avait vu de la morale et de la politique, il a vu de la physique et de la physiologie.

Ainsi se groupent ces divers systèmes autour de l’antique énigme que chacun d’eux a la prétention d’expliquer ; ainsi s’enroulent, pour ainsi dire, comme le fil sur le fuseau, tous ces commentaires ingénieux d’un texte inintelligible.

Quoique l’origine du second des livres classiques, nommé Chou-King, ne soit pas aussi curieuse, ce livre, qui contient l’histoire de la Chine pendant les premiers siècles, a eu aussi ses aventures : brûlé par Hoang-Ti avec un soin tout particulier, parce qu’il contenait, très développés, les enseignemens moraux et politiques que le tyran voulait abolir, une portion seulement a survécu à ce désastre. D’abord, on n’avait sauvé que ce qu’avait pu retenir la mémoire d’un vieillard ; puis on joignit à ces débris vingt-cinq chapitres de plus, au moyen d’un exemplaire qu’on trouva, tout altéré par l’humidité et les ans, dans une muraille de la maison de Confucius.

Confucius n’était point l’auteur du Chou-King ; il en tira la substance de livres plus anciens, d’où son but ne fut pas tant d’extraire des documens pour l’histoire que des enseignemens pour la morale et des exemples pour la politique. Aussi, les harangues des princes, les remontrances des ministres, y tiennent-elles une grande place. On désirerait parfois quelques faits de plus et quelques sentences de moins, surtout quand on songe que c’est peut-être le monument historique le plus ancien qui existe. Le père Régis, homme de sens, qui, dans ses Lettres à Fréret, se moquait fort judicieusement de ceux qui voyaient les patriarches dans les anciens souverains de la Chine, et dans le roi Ouen-Ouang une figure du Messie ; le père Régis reconnaît dans le Chou-King des parties beaucoup plus anciennes que les ouvrages de Moïse[3]. M. Rémusat, qui n’est point suspect de témérité en ce genre, pensait que le premier chapitre du Chou-King date à peu près de l’époque qu’il raconte, de deux mille trois cents ans environ avant Jésus-Christ. Dans ce chapitre, des étoiles sont indiquées dans une position qu’en raison de la précession des équinoxes elles n’ont pu occuper depuis. En outre, tout y porte le cachet d’une civilisation primitive, et rien n’y sort de la vraisemblance. Là, point d’incidens ou de personnages merveilleux : ce qu’on trouve au début de cette histoire, ce sont des hommes occupés à dessécher et assainir les terrains qu’ils habitent, et que des inondations ont submergés. C’est ainsi qu’on a dû commencer, en effet, après ces déluges locaux dont on trouve partout des traces. Le style est d’une grande simplicité, et contient des caractères qu’on ne rencontre pas dans les monumens plus récens. Rien donc ne s’oppose à ce que certains endroits du Chou-King aient véritablement l’antiquité qu’on leur attribue. S’il en est ainsi, en voyant les lieux communs de la morale chinoise déjà débités par le roi Yao et le roi Chun, plus anciens que Moïse, on ne pourra s’empêcher d’admirer combien la pédanterie a été précoce dans le royaume du milieu. Il n’y aurait pas sujet de s’en trop étonner chez un peuple qui a connu l’écriture et l’histoire, à l’époque où les autres en sont encore à la poésie et au chant ; mais peut-être doit-on à Confucius une partie de cette morale du Chou-King, peut-être a-t-il placé ses maximes dans la bouche de Yao, comme il a mis ses opinions dans les trigrammes de Fo-Hi.

Le livre des vers (Chi-King) est encore une compilation de Confucius. Cherchant partout dans le passé des appuis à ses principes, il fit un choix parmi les anciennes chansons, qu’on était, long-temps avant lui, dans l’usage de recueillir. Bien que toutes ne soient pas très édifiantes, Confucius n’hésita pas à y trouver ses maximes de morale et de gouvernement. Et sur la parole du maître, toute l’école a commenté en ce sens de mille manières les trois cent onze petites pièces lyriques dont se compose le livre des vers.

Indépendamment de ces interprétations forcées, ce livre est curieux en lui-même : il contient une poésie populaire, une poésie de cour et de circonstance, du xiie siècle avant J.-C., du troisième avant Homère. Certains morceaux étaient déjà anciens à cette époque. Il ne se peut rien trouver qui peigne plus fidèlement l’état des mœurs antiques et des esprits neufs encore et déjà civilisés. Louanges d’un prince, épigrammes contre un ministre, lamentations sur les malheurs de l’empire, conseils pour l’en tirer, tels sont les sujets ordinaires de ces chansons inspirées, il y a trois mille ans ou plus, par l’évènement du jour. Quelquefois aussi, on y trouve l’expression touchante des sentimens domestiques dans leur primitive simplicité, parmi des traits d’une délicatesse étrange et d’une grace bizarre.

Les deux derniers kings n’ont pas été traduits : l’un est le livre des rites (li-ki), l’autre est un ouvrage historique, le seul des kings dont Confucius soit l’auteur. Ce sont les annales d’un de ces royaumes indépendans, dont les guerres déchiraient l’empire. Cette histoire n’a point pour but de raconter le passé comme un fait, mais de le présenter comme une leçon. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le récit paraît être fort sec et dénué de réflexions générales. M. Rémusat disait l’intention pratique de Confucius lui échapper complètement ; il soupçonnait que les allusions morales et pratiques que ce livre renferme tenaient uniquement à la valeur convenue et au choix significatif des expressions. Les artifices et les mystères du style chinois sont sans nombre ; ici le titre lui-même, Printemps et Automne, n’est probablement pas sans quelque secrète intention et quelque finesse cachée. À prendre la chose simplement, le nom des deux saisons principales désigne l’année, c’est comme qui dirait les années ou les annales ; mais il y a tout un cortège d’idées morales, et par suite, d’idées politiques, attaché au printemps, et l’automne a aussi en ce genre un accompagnement sous-entendu. De sorte que ce titre en dit plus qu’il ne semble d’abord. S’il en est de chaque phrase comme de ces deux mots, on sent qu’il y a dans ce livre de la pâture pour les commentateurs : aussi ne s’y sont-ils pas épargnés.

Immédiatement après les cinq kings viennent les quatre livres moraux : l’un, appelé la grande Étude[4], contient un chapitre attribué à Confucius et dix chapitres commentaires du premier, dont l’auteur est un disciple, nommé Thseng-Tseu ; un second porte le nom d’un autre disciple, Meng-Tseu ou Mencius[5] ; un troisième se compose de discours et d’apophthegmes recueillis de la bouche de Confucius lui-même ; enfin le quatrième, rédigé par son petit-fils, a été publié et traduit par M. Abel Rémusat ; il a rendu par invariable milieu les deux caractères dont se compose le titre, et qui, d’après les règles de sa grammaire et le commentateur chinois Tching-Tseu, qu’il cite (p. 8), devraient plutôt, ce me semble, signifier la fixité dans le milieu. Le milieu idéal, auquel tend la philosophie de Confucius, est un de ces termes abstraits et vagues dans le fond, qu’elle détermine avec une précision et combine avec une rigueur apparentes. Ce serait ici le lieu de chercher à indiquer les singulières corrélations d’idées et de signes qui jouent un si considérable et si curieux rôle dans la manière de raisonner, de raconter et d’écrire, que les Chinois ont adoptée. Mais je ne sais en vérité où trouver des expressions pour rendre ma pensée, ou plutôt pour traduire celle qui se loge dans l’étrange cerveau des Chinois. Je vais cependant m’efforcer d’en venir à bout et de dévoiler quelques-uns des secrets de leur esprit et de leur style. Personne que je sache n’a essayé de dire en français ce que je vais tâcher d’exprimer. C’est véritablement essayer l’impossible, car pour saisir quelque chose de tellement chinois, il faudrait se faire Chinois soi-même, penser et écrire en chinois. Or, c’est ce que le lecteur, pas plus que moi, n’est en état ni tenté de faire.

Le jeu des nombres tient une grande place dans les combinaisons de la pensée chinoise ; exacte et minutieuse, elle a tout compté : les élémens, les vertus, les vices, les qualités physiques et morales. Chacune de ces classes d’objets a son chiffre, son numéro, pour ainsi dire. Toutes les dualités, par exemple, forment une catégorie. Tels sont les deux principes de la nature, le ciel et la terre, le vide et le plein, etc. De même pour le nombre trois. Il y a des triades de divers genres ; une triade est formée par les trois vertus principales, une autre par les trois vices qui leur répondent, une autre par les trois plus anciens rois, une autre par le ciel, la terre et l’homme, etc. Au nombre quatre appartiennent les quatre mers, les quatre montagnes, les quatre saisons, les quatre peuples barbares. Au nombre cinq se rapportent les cinq relations sociales, les cinq élémens, les cinq couleurs, les cinq planètes, les cinq rangs, les cinq espèces de grains, les cinq viscères. On place sous le nombre six les six ministères ou conseils et les six sortes de calamités ; ainsi de suite, jusqu’au nombre cent qui est celui des familles chinoises, et au nombre dix mille qui désigne l’universalité des choses. D’abord on voit là une fixité immuable qui tient au caractère du peuple. Pour rien au monde, il ne changerait le nombre attribué une fois à une classe d’objets. Présentez-lui un troisième principe, il n’y croira pas ; une quatrième vertu, il ne l’admettra pas : le compte y est. Découvrez un sixième élément, un viscère, une couleur, une planète de plus ; c’est en vain, il dira toujours les cinq viscères, les cinq couleurs, les cinq planètes. Il se gardera de changer sa hiérarchie et d’y introduire un rang de plus, car il en faut cinq ; ou si le temps et le cours des choses le forcent à changer, ce changement opéré dans la réalité, le langage ne l’avouera pas. Les Chinois savent très bien qu’il y a plus de quatre peuples barbares, et leur histoire en fait foi ; ils ne continuent pas moins de se servir de cette expression, et ils désignent les trois ou quatre cents millions d’habitans dont se compose la Chine actuelle, par cette locution primitive : les cent familles, qui a pu lui convenir il y a quatre mille ans. Ne voyez-vous pas dans cette persistance d’un langage de convention, un exemple frappant de la ténacité chinoise ? Mais cette classification arbitraire et opiniâtre produit dans leur littérature des effets auxquels rien ne ressemble ailleurs, et qu’il me reste à exposer.

Par une singulière disposition de leur esprit, il s’établit une correspondance et comme une équation entre les objets, notions, êtres ou attributs, qui sont compris sous la même catégorie numérale. Ainsi, comme il y a deux principes, l’un mâle et l’autre femelle, l’un actif et l’autre passif, dans toute dualité, quelle qu’elle soit, l’un des termes sera mâle et actif, l’autre passif et femelle ; chacun des trois anciens rois représentera la pratique d’une des trois vertus et la répression d’un des trois vices, ce qui exposera l’histoire des premiers temps à être plutôt un symbolisme moral que le tableau de la réalité. On pressent déjà qu’il s’établira une harmonie, qui pourra tourner en confusion, entre les cinq élémens, les cinq couleurs, les cinq planètes, les cinq relations sociales. Chaque élément, je suppose, aura sa couleur, et voilà une physique à priori ; chaque relation sociale dépendra de sa planète, et l’on aura un système d’astrologie, et cette physique et cette astrologie se tiendront. Tout se pénétrera, se mêlera. À chaque idée morale correspondront plusieurs autres idées de l’ordre politique, astronomique, physique, physiologique ; toutes ces idées seront rangées dans des compartimens bizarres et réguliers. On pourrait presque dessiner comme une figure de géométrie une pensée qui se projette ainsi ; et le style qui l’exprimera sera lui-même symétrique, géométrique. Toute période sera mesurable comme une ligne, calculable comme un angle.

En même temps la valeur de ces notions abstraites si rigoureusement alignées, balancées, équilibrées, cette valeur est très peu précise, c’est la symétrie dans le vague, à tel point, que les opinions les plus diverses les adoptent, sauf à exploiter diversement les mêmes formules. Toujours en vertu de cette horreur de l’innovation dont j’ai déjà parlé, une école ou une secte nouvelle se garde bien d’employer un langage à elle, elle prend le fonds d’expressions communes à toutes, les catégories en circulation, et se contente de leur donner un autre sens : spiritualistes, matérialistes, panthéistes, sectateurs de Bouddha, de Lao-Tseu ou de Confucius, se servent des mêmes dénominations pour exprimer les idées les plus différentes ; et chacun fait jouer ces dénominations et ces idées selon leurs analogies reçues, d’après son point de vue particulier. De là, au premier coup d’œil, quelque chose d’uniforme et d’indéterminé. Une des plus grandes difficultés qu’on ait à vaincre pour comprendre à fond les livres chinois, c’est de démêler le mouvement de la pensée sous ce réseau impalpable qui l’emmaillotte, c’est d’atteindre la réalité et la vie à travers ce laborieux artifice de puérils rapprochemens, d’énumérations incomplètes et de mensongères identités.

Il y aurait un travail à faire, difficile, mais d’une grande utilité ; il faudrait dresser un tableau de toutes ces catégories, établir la correspondance des divers objets et des diverses notions qu’elles comprennent ; on prendrait d’abord celles-ci dans le sens orthodoxe de Confucius, puis on passerait aux autres doctrines qui se servent des mêmes termes, classés de la même manière, et se bornent à les interpréter différemment. On posséderait ainsi la base de tout le système intellectuel des Chinois, on aurait la clef de leur logique et de leur style.

M. Rémusat, qui partageait cette manière de voir et approuvait ce plan, n’a rien fait pour l’exécuter. Plus curieux des points plus entièrement ignorés, après avoir donné un des quatre livres moraux, moins pour aider à approfondir la philosophie de Confucius que pour faciliter l’étude de sa langue, il s’est tenu quitte envers cette école, qui avait exclusivement absorbé et usurpé, selon lui, l’intérêt des missionnaires, et il s’est occupé surtout des opinions indépendantes qu’on avait trop négligées.

Le premier il a fait connaître un peu de la vie et des opinions du philosophe Lao-Tseu. Tel est le nom du principal rival de Confucius, du chef de la secte des Tao-Tsé, secte assez nombreuse pour avoir mérité d’être appelée une des trois religions de l’empire. Ce que M. Rémusat a traduit du livre de ce philosophe ne suffit pas pour faire connaître à fond son système, où l’on entrevoit une grande subtilité ; mais on en peut conclure qu’il a de nombreux rapports avec les idées platoniciennes ou pythagoriciennes, surtout comme les entendait l’école d’Alexandrie. Il parle du verbe (tao) qui a tout produit par les nombres : un a produit deux, dit-il, deux a produit trois, et trois a produit tout le reste. En même temps il semble tenir par certains côtés aux doctrines indiennes, qui placent le principe des êtres dans la négation de toute substance, et la fin de l’homme dans l’anéantissement de toute action ; doctrines sur lesquelles le bouddhisme nous forcera bientôt de revenir. M. Rémusat a entièrement négligé ces derniers rapprochemens, qui, je pense, ne tarderont pas à être démontrés ; quant au rapport des opinions de Lao-Tseu avec les opinions néo-platoniciennes, il l’a suffisamment établi, mais il l’a singulièrement expliqué. Partant d’une tradition assez vague et assez mêlée de fables, qui veut que Lao-Tseu ait voyagé du côté de l’occident, il a supposé qu’il était venu chercher sa philosophie chez les Grecs. Un Chinois à Athènes ! certes la rencontre eût été piquante ! Mais rien n’autorise à la supposer ; l’on sait que le mouvement philosophique s’est toujours opéré d’orient en occident ; les opinions néo-platoniciennes sont particulièrement empreintes des influences orientales. Ce qui fait leur caractère propre, c’est précisément le mélange des idées de la Grèce et des religions de l’Orient. Rien donc ne s’explique mieux que la ressemblance de doctrines qui se trouvent dans l’Orient, avec des doctrines qui en sont sorties.

Mais il ne faut pas faire remonter le courant vers sa source, il ne faut pas faire rétrograder le soleil.

Un rapprochement que tout annonce être fortuit entre le nom de la triade de Lao-Tseu et le Jehovah des Hébreux, avait achevé, on peut le dire, d’égarer M. Rémusat ; le dieu de Moïse n’a rien à démêler avec ces systèmes, qui, par leur essence, lui sont entièrement étrangers. — Et j’aimerais encore mieux faire voyager Lao-Tseu jusqu’en Italie, s’il le fallait, pour écouter Pythagore, que d’admettre aucune participation des Juifs, avant ou après la captivité, dans un système que le peu que nous en connaissons nous montre si différent de toutes leurs idées.

Jusqu’ici nous n’avons eu à citer aucun travail bien remarquable de M. Rémusat, touchant l’histoire philosophique et religieuse de la Chine ; c’est pourtant à un point de cette histoire que se rapportaient ses études les plus chères et ses travaux les plus intéressans. On voit que je veux parler de ses recherches sur le bouddhisme, que dans le cours de ce travail j’ai eu souvent l’occasion d’annoncer, et auxquelles nous arrivons, après tout le reste, comme au terme le plus élevé de la carrière scientifique de M. Rémusat, terme qu’il est sans doute loin d’avoir atteint, mais vers lequel il a fait quelques pas immortels ; car là il s’agit d’un des épisodes les plus importans et les plus ignorés de l’histoire de la civilisation. — Et s’il n’a pas eu le temps de l’embrasser dans son ensemble, il lui restera le mérite et l’honneur d’en avoir saisi quelques parties entièrement inconnues. Malheureux capitaine, il est tombé au pied du rempart qu’il commençait à gravir ; mais il avait montré du doigt le point par où il fallait attaquer la forteresse, et quand de plus heureux soldats l’auront emportée, ils devront, pour être justes, y graver son nom avant le leur.

Qu’est-ce donc que cette religion de Bouddha ? Quel a été son rôle dans l’histoire du monde ? Je tirerai ma réponse sommaire à la première question des documens les plus récens que les savans de l’Inde britannique nous ont transmis, principalement des Mémoires de M. Hogdson, et de trois Mémoires de M. Rémusat, qui ont paru dans le Journal des Savans de l’année 1831. Je répondrai à la seconde, surtout en rapprochant les diverses indications éparses dans les ouvrages de ce dernier, de manière à en former un précis des vicissitudes que le bouddhisme a traversées depuis trois mille ans. Comme toute autre religion, le bouddhisme a sa métaphysique et sa mythologie ; il a aussi une morale et une organisation qui lui sont propres. Étudions successivement ces divers points en commençant par la partie métaphysique de la doctrine.

Le panthéisme est l’idée fondamentale de la doctrine de Bouddha, mais c’est un panthéisme raffiné. Or, le panthéisme, quand on le raffine, mène loin : s’il n’y a qu’une substance absolue dont toutes les existences particulières sont des manifestations, on sera facilement conduit à nier que ces existences soient autre chose que de purs phénomènes, c’est-à-dire des apparences, et c’est ainsi qu’on arrive à la théorie de l’illusion, célèbre aux Indes sous le nom de maya. Dans ce point de vue, l’univers visible n’a nulle réalité, il n’est pas véritablement, il paraît être ; mais d’autre part l’essence absolue, qui produit les apparences en se manifestant par elles, on ne peut dire qu’elle soit, car, prise en elle-même, elle n’a ni forme ni attribut, rien de ce qui caractérise un être en particulier et fait qu’il est ceci plutôt que cela ; ainsi sous cette analyse subtile l’être échappe et se dissout. La source même de l’être échappe aussi ; ce qui reste n’est pas un pur néant, mais c’est quelque chose d’insaisissable à la pensée, d’ineffable à la langue, quelque chose de négatif, de vide, dont on peut dire qu’il est et n’est pas, ou plutôt dont on ne peut dire ni l’un ni l’autre. Toutes les fois qu’on partira du panthéisme, on arrivera, si l’on est logicien, à cet abîme. Alexandrie et l’Allemagne n’ont pu l’éviter, le bouddhisme y est tombé.

Mais la pensée orientale a bâti tout un système du mode sur cet abîme qu’elle a creusé.

Partant de l’idée d’émanation selon laquelle la substance absolue produit, en se répandant hors d’elle-même, cette grande illusion qui est l’univers, le bouddhisme a établi une infinité de degrés dans l’échelle de l’existence, depuis l’être pur, sans forme, sans qualité, sans nom, jusqu’à ses dernières dégradations. L’être pur, c’est Bouddha, l’intelligence suprême et incompréhensible. Il produit tous les mondes par une irradiation éternelle. Cette lumière, qui sort de lui et de qui tout provient, va défaillant toujours de plus en plus, à mesure qu’elle s’éloigne de sa source et se disperse dans l’espace et la durée ; de là tout un édifice cosmogonique, le plus gigantesque sans doute que l’imagination humaine ait jamais élevé. Il semble que son énergie se déploie plus puissante dans ce système où le néant la presse de toute part. Rien n’atteste mieux sa fécondité sans bornes que la construction idéale de ce fantastique univers qui est pour les bouddhistes, comme l’homme chez Pindare, le rêve d’une ombre.

Notre terre est partagée en un certain nombre d’îles ou montagnes : au centre est le mont Merou, autour duquel circulent les astres. Ses flancs sont de cristal, de saphir, d’or, d’argent ; il est entouré de sept montagnes d’or, et de sept mers, dont les eaux sont parfumées. À la moitié de sa hauteur sont les six cieux des désirs. Les êtres qui les habitent, supérieurs à l’homme, sont encore soumis cependant à se multiplier par la volupté ; mais c’est la volupté d’un regard ou d’un sourire. On voit qu’à mesure qu’on s’élève, tout va se purifiant. Dès le quatrième ciel des désirs, les sens n’ont plus d’influence, et au cinquième, les plaisirs sensibles sont convertis en joie intellectuelle ; là pourtant, subsiste l’attache du plaisir, si épuré qu’il soit. Au-dessus du monde des désirs est le monde des formes ; les êtres qui l’habitent sont élevés au-dessus de tout plaisir, mais ils sont encore soumis aux conditions d’existence et de matière, la forme et la couleur. On distingue dans le monde des formes dix-huit étages superposés, et les êtres qui les habitent se distinguent par des degrés correspondans de perfection morale et intellectuelle auxquels on s’élève par les quatre degrés de la contemplation.

Toutes ces régions, accessibles à l’homme dans ses diverses existences, forment le monde de l’homme, qui s’appelle aussi le monde de la patience.

Mais le monde, ainsi subdivisé, n’est qu’un point dans l’infinie multitude de mondes qu’entasse l’imagination extravagante des bouddhistes. Pour se faire une idée de cette arithmétique vraiment monstrueuse, il faut écouter M. Rémusat nous dévoilant quelques-uns de leurs systèmes de numération ; car ils en ont plusieurs qu’ils emploient selon le besoin. « Dans le système supérieur les nombres se multiplient par eux-mêmes ; c’est ce qu’on nomme la méthode des dix grands nombres, méthode que Bouddha seul avait pu entendre, et qu’il expliqua dans la vue de donner une idée de ce qui est de sa nature inépuisable et sans bornes, les mérites pleins de pureté des Bouddhas, les périodes d’existence qui composent la destinée des Bouddhisatouas ou intelligences modifiées, et l’océan de vœux qu’ils forment pour le bonheur des êtres vivans, ainsi que l’enchaînement des lois qui constituent le développement infini des mondes. Le premier de ces dix grands nombres est l’asankya (l’innombrable, cent quadrilions), multiplié par lui-même. Ce nombre fait un asankya élevé à la seconde puissance (l’unité suivie de trente-quatre zéros ), lequel à son tour, multiplié par lui-même, produit le second des dix nombres (l’unité suivie de soixante-huit zéros ). On répète cette double opération sur celui-ci, puis sur chacun des suivans jusqu’au dixième qu’on nomme indiciblement indicible et qui ne pourrait être exprimé que par l’unité suivie de 4,456,448 zéros, ce qui en typographie ordinaire ferait une ligne de près de 44,000 pieds de longueur. »

Une fois en possession de ces procédés de numération, nous pourrons comprendre comment les bouddhistes opèrent des supputations de cieux et de mondes qui effraient la pensée.

Nous avons vu combien d’étages, tous habités par des êtres innombrables, formaient le monde de l’homme. Eh bien ! il y a, disent les bouddhistes, des univers qui contiennent mille millions de ces mondes ; d’autres prennent cent quintilions de ces univers, ils en forment un étage, et vingt de ces étages font une graine de mondes. L’étage inférieur repose sur une fleur de lotus. Cette fleur n’est pas la seule. Le nombre de ces lotus, chargé chacun d’un système d’univers, est exprimé par des myriades de myriades. « Les auteurs de ces légendes, dit M. Rémusat, semblent ne pouvoir se lasser d’entasser les plus folles exagérations, en faisant tour à tour reposer ces graines de mondes sur une mer parfumée, et celle-ci sur une terre qui fait partie d’un plus vaste système. » En lisant tout cela, on est pris de vertige. C’est comme si les profondeurs de l’espace s’ouvraient, et que l’on vît tous les mondes, immense essaim de lueurs, tournoyer en bourdonnant dans l’infini.

Sans doute la fixation de ces nombres est une chose absurde en elle-même ; mais, comme le remarquait très bien M. Rémusat, ils servent à faire entrer l’idée de l’immensité dans des esprits grossiers, à qui un mot abstrait ne dirait rien, et où elle s’insinue à la faveur de cette prodigalité de millions et de milliards qui nous semble ridicule.

Il se passe dans le temps l’équivalent de ce que nous avons trouvé dans l’espace. Le temps est divisé par les bouddhistes en périodes qui se suivent, comme l’espace en mondes qui se touchent.

Ces périodes ou kalpas sont composées d’un grand nombre d’années dont, comme on peut croire, ils savent le compte. Un kalpa, ou la vie d’un monde, contient quatre époques. Dans la première, le monde se forme et s’établit. Les êtres sont alors dans la région des formes ; mais à mesure que le temps s’écoule, la vertu de Bouddha, de l’essence suprême, qui, en se communiquant, donna l’être ou au moins cette apparence d’être, qui est l’existence, la vertu de Bouddha s’affaiblit dans ses manifestations, et tout commence à décliner ; les êtres descendent du monde des formes dans le monde des désirs. D’abord parfaitement purs, la sensualité s’éveille en eux, dès qu’ils ont goûté une eau qui jaillit, douce comme le miel et la crème ; bien que cette sensualité soit encore délicate, leur splendeur commence à pâlir ; ensuite ils mangent un aliment plus grossier, et avec les sexes se développent en eux toutes les dispositions violentes et passionnées ; ils sont précipités dans la servitude et le trouble des sens.

Puis la chute est suspendue, l’univers est dans un état stationnaire qui dure un certain temps.

Mais bientôt il recommence à déchoir ; sa destruction approche, elle est annoncée par des ouragans, des incendies, des cataclysmes qui atteignent, en montant, un étage du monde, et puis l’autre ; enfin, le bien tarissant de jour en jour davantage, et le mal gagnant toujours, arrive le grand incendie, et en sept jours, toutes les mauvaises conditions sont détruites, c’est-à-dire les brutes, les hommes et les génies pervers ; alors le monde est remplacé par le vide, il n’y a ni jour, ni nuit, ni soleil : les ténèbres règnent.

Tout cela forme un kalpa. Les êtres qui habitent les étages célestes supérieurs, où ne s’étendent pas ces catastrophes, ont une existence dont la durée dépasse de beaucoup une de ces révolutions : il en est dont la vie est égale à 80,000 kalpas.

On voit que les siècles ne coûtent pas plus aux bouddhistes que les mondes.

À divers points de cette série de siècles, à divers degrés de cette échelle de mondes, apparaissent çà et là des manifestations spéciales de la substance absolue d’où tout émane ; ces incarnations du suprême Bouddha s’appellent comme lui. Les bouddhas viennent, quand un âge est accompli, présider à l’âge qui va suivre ; ils paraissent dans notre univers pour redresser la voie et restaurer la doctrine. Le dernier qui ait paru est Sakya-Mouni, le fondateur, le messie du bouddhisme, né aussi d’une vierge. Bouddha avait deux corps, l’un sujet à la naissance, à la mort, aux transformations ; l’autre était la loi elle-même, éternelle et immuable. La vie de ce dieu fait homme a fourni un thème inépuisable aux fables et aux légendes, d’autant plus qu’on ajoute à l’histoire de son existence terrestre le récit de ses incarnations antérieures dans toute l’étendue des siècles ; on fait de même pour les autres saints personnages, qui sont aussi des bouddhas, dont on raconte les transformations, les renaissances, les prodiges de pénitence, de charité ou de contemplation.

Ces légendes forment la partie populaire du bouddhisme : venons à sa partie morale.

C’est le beau côté du bouddhisme. À ceux qu’auraient repoussés les abstractions de sa métaphysique, ou les extravagances de sa mythologie, on pourrait dire : Cette religion, que vous méprisez, a proclamé la première l’égalité des hommes devant Dieu. Née dans l’Inde, pays de caste et d’exclusion, elle a foulé aux pieds la distinction des castes, elle a dit que tous les peuples étaient appelés ; persécuté par les brahmes, le bouddhisme a eu la gloire du martyre ; il a scellé sa foi à l’humanité de son sang. À peine est-il une vertu chrétienne qu’il n’ait prêchée : le détachement des sens, l’humilité, la mortification, la charité. Sa morale a des accens tendres et pénétrans, où l’on croit reconnaître la douceur de la parole évangélique. Cet amour qui déborde s’étend même plus loin que l’humanité, et s’épanche jusque sur les animaux et les plantes en une rosée suave de tendre pitié[6]. Mais au fond de cette morale, qu’un sublime instinct a révélée au bouddhisme, sa métaphysique a déposé un germe mortel. Le bouddhisme est panthéistique, et tout panthéisme conduit à l’indifférence. Si le panthéisme est grossier, l’homme qui ne voit dans l’univers d’autre mode d’existence que la vie matérielle, s’y abandonne et s’y endort. Si le panthéisme, plus subtil, s’élève, comme chez les bouddhistes, à l’idée de la substance absolue, sans attribut, sans forme, dont l’univers est la manifestation apparente, l’homme, ne trouvant dans cet univers nulle réalité où se prendre, ne s’y arrêtera pas ; il tendra même à s’en dégager, et de là un déploiement d’énergie morale assez puissant. Mais par delà cette illusion qu’il aura traversée, que trouvera-t-il ? Une unité si haute et tellement inaccessible, que la distinction du bien et du mal n’y atteint point. C’est dans le monde des formes, des apparences, des changemens, qu’il y a du bien et du mal, selon qu’on participe plus ou moins à l’essence des choses ; mais si on l’a une fois atteinte, il n’y en a plus ; car l’essence des choses en elle-même est insondable, inqualifiable, et flotte entre le bien et le mal, comme entre l’être et le néant.

De là résulte cette opinion des bouddhistes, que le degré suprême de la perfection morale est l’anéantissement de toutes les facultés absorbées dans la contemplation de Bouddha. Cesser d’agir, de sentir, de penser, c’est sortir du monde des changemens et des apparences, c’est s’unir à la substance absolue, c’est s’identifier avec le principe de l’être, en se faisant aussi semblable au néant que lui.

Tel est l’état de la plus haute sainteté, le nirvriti, opposé à l’état dans lequel on participe à la vie du monde, et qui s’appelle sansara : mais cette distinction même est encore une imperfection, parce qu’elle s’oppose à l’unification complète de toutes les pensées avec Bouddha. Aussi faut-il arriver à ce point où l’on reconnaît que le nirvriti et le sansara ne font qu’un.

La souveraine perfection consistant dans la souveraine unité, tout ce qui s’en éloigne, tout ce qui tend à la multiplicité, à la pluralité, est une chute et une souillure. Or, la multiplicité, la pluralité, c’est la vie. La vie est donc entachée et viciée dans son fonds. La pensée, l’action, sont la source du mal ; et ce mal est la cause immédiate des êtres. Cette opinion, inhérente au bouddhisme, a influé d’une manière bizarre, même sur sa cosmogonie. On y voit que l’ignorance (avydia), avec les erreurs et les passions qu’elle entraîne, est ce qui donne au monde sensible son apparence, et aux intelligences leur individualité ; existence apparente, existence individuelle : ce sont deux dégradations de l’unité suprême, où tout est enveloppé et confondu.

Ces conséquences funestes à l’activité morale de l’homme sont inévitables, quand on part du panthéisme. Il n’y a de moral que le théisme, qui conçoit Dieu, non comme l’essence, mais comme la cause du monde ; non comme une négation indéterminée, une abstraction dont on ne peut dire qu’elle est bonne ou mauvaise, qu’elle est ou n’est pas ; mais comme une volonté vivante et aimante, une intelligence libre et infinie qui est identique au bien et essentiellement contraire au mal. L’union de l’homme avec un tel Dieu ne se fait pas par l’anéantissement de ses facultés, mais par l’harmonie de ce qui est en tous deux, l’harmonie de la volonté, de l’intelligence, de l’amour de l’homme, avec la volonté, l’intelligence et l’amour de Dieu. Dans ce Dieu, le bien moral a sa sanction : car il y a son principe ; devant lui, la pensée, l’action, la vie, sont saintes, ou peuvent être sanctifiées ; il n’éteint point l’homme, il le développe ; il ne l’écrase pas, il le relève.

Ce Dieu, qui est celui des chrétiens et de Platon, le bouddhisme ne l’a pas connu : de là cet abîme où, malgré de beaux commencemens, sa morale vient s’engloutir. Mais après avoir reconnu cette infériorité radicale et en avoir proclamé la cause, il faut, pour être juste, ajouter qu’avant d’approcher ce terme funeste de l’activité morale que le bouddhisme s’efforce d’atteindre, il parcourt glorieusement un vaste champ de mérite et de vertu. Si le but est faux, la route est belle. Heureusement aussi elle est longue, et ce qui est déplorable dans la doctrine est difficile. Heureusement tout le monde ne peut prétendre à cette perfection qui est un anéantissement. C’est le partage de quelques saints, Dieu merci, assez rares. Mais ce qui est à la portée de tous, ce sont des devoirs, inférieurs selon le bouddhisme, très supérieurs en réalité. Pour arriver au nirvriti, il faut commencer par être bienfaisant, charitable, humble, chaste, patient. — Ce n’est, il est vrai, qu’une préparation, mais elle doit prendre quelque temps, et ce temps au moins est employé à un perfectionnement véritable. — C’est un immense service rendu au monde que d’avoir enseigné efficacement ces vertus, et des prétentions même funestes à des vertus supérieures ne le peuvent effacer. D’ailleurs, ce qui dans le bouddhisme est un vice en théorie, a été quelquefois utile. Prêché à des races violentes et grossières, les races tartares par exemple, l’excès de son exaltation contemplative était pour elles sans danger, et a pu contribuer à les adoucir. Parmi des populations dominées par les intérêts matériels comme les Chinois, il était peut-être besoin, pour combattre cette tendance trop positive, d’une tendance exagérée à l’abstraction et au détachement des sens. Ce qui est certain, c’est que partout où l’on a pu observer son effet, on l’a trouvé très salutaire ; et je crois avoir fait en faveur du christianisme des réserves assez décidées pour pouvoir conclure en disant que, sous le rapport de la morale, le bouddhisme est le christianisme de l’Orient. Christianisme imparfait, christianisme informe, si l’on veut ; c’est encore beaucoup. La chose est si vraie que nulle part le christianisme n’a trouvé plus de facilité à s’établir que dans les pays où le bouddhisme avait été son précurseur. Le bouddhisme lui prépare le terrain et le féconde, tandis que le brahmanisme ou l’islamisme le sèche et le brûle.

Par cela même que le bouddhisme rejetait les castes, il devait tendre à avoir un chef et une hiérarchie. — Aussi dès l’origine, voyons-nous à sa tête un patriarche qui est le représentant de Bouddha, et plus que son représentant. Dans une doctrine qui admet des existences successives, il était naturel d’en venir à supposer que chacun des chefs de la religion est une incarnation du même Bouddha. Ici ce n’est pas seulement la doctrine qui le transmet, c’est la divinité. On conçoit quelle autorité cette croyance peut donner au prêtre-souverain, en qui elle voit une personnification toujours renaissante de son dieu. — De là sans doute est née en partie la possibilité de discipliner régulièrement le clergé bouddhiste ; et cette discipline n’a pas été étrangère au succès de la doctrine. Les rangs de ce clergé sont d’ailleurs ouverts à tous ; le poste suprême est vacant à la mort de chaque titulaire, et tout enfant peut prétendre à être nommé dieu. Il y a là un principe de vie qui n’est pas dans l’organisation immobile et fermée des castes : c’est un rapport de l’église bouddhiste avec l’église chrétienne. Du reste elles se ressemblent à plusieurs égards, car toutes deux ont des moines, des religieuses et un pape.

Telle est cette religion, dont l’histoire, encore à faire, serait l’histoire de la civilisation dans une grande portion du monde. Je vais suivre, comme je l’ai dit, les principales phases et migrations du culte de Bouddha, à travers la nuit qui les couvre, et où brillent çà et là quelques traces lumineuses ; ce sont en général les points par où M. Rémusat a passé.

On est maintenant unanime à penser que la religion de Bouddha est née dans le centre de l’Inde, dans la province appelée autrefois Magadah, maintenant Béhar. Une hypothèse étrange avait prétendu faire de Bouddha un nègre, arguant d’une disposition bizarre de la chevelure que présentent fréquemment les statues de Bouddha, comme si la race nègre avait jamais donné quelque chose à une race supérieure ! Le détail de coiffure, pour lequel on renversait aussi lestement, et contre toute analogie, l’ordre des familles humaines, a été expliqué par un usage singulier de certains sectaires bouddhistes. Cette explication d’un fait sans autre importance par lui-même que celle que l’esprit de système avait voulu lui donner, a été accompagnée par M. Rémusat de curieux renseignemens sur les trente-deux qualités visibles et les quatre-vingts sortes de beautés que les textes chinois et mongols prêtent au législateur-dieu Bouddha. L’imagination minutieusement descriptive de ses sectaires a fait de lui un signalement fantastique, il est vrai, mais où la tradition a conservé les traits dominans de la race à laquelle appartenait le promulgateur du bouddhisme. Il y est dit positivement que Bouddha avait les cheveux bouclés, et point crépus, les lèvres roses, le nez proéminent ; en un mot, s’il y a un Bouddha humain, il était beau, comme l’ont été tous les fondateurs de religion ; il n’était pas plus un nègre que la vierge Marie n’était une négresse, quoiqu’elle soit représentée noire comme une Africaine dans les anciens tableaux, dont les auteurs la confondaient avec sainte-Marie l’Égyptienne ; il appartenait à la race à laquelle appartiennent les Brahmes, race que la conformité de sa langue et de ses traits rapproche des populations grecques et germaniques, ainsi que des autres branches de cette grande famille de peuples à laquelle nous tenons, qu’on appelle Caucasique, et qu’on pourrait appeler Himalayenne.

L’époque de la naissance du bouddhisme est plus difficile à fixer que le lieu de son origine ; aussi les opinions ont-elles varié considérablement sur ce point. Pallas hésite entre deux dates séparées par une distance de mille ans. M. Langlès, par une distraction inexplicable, fait naître Bouddha vers quatre cents ans avant Jésus-Christ, et mourir en 542, cent quarante-deux ans avant sa naissance, âgé de quarante-neuf ans, confusion assez plaisante, que M. Rémusat n’a eu garde de laisser passer sans la remarquer.

Pour lui, il a donné à la chronologie du bouddhisme une base nouvelle, par la découverte qu’il a faite, dans l’encyclopédie japonaise, d’une liste des trente-trois premiers patriarches bouddhistes, avec la date de la naissance et de la mort du plus grand nombre d’entre eux rapportée à la chronologie chinoise. D’après ces documens, la mort de Bouddha aurait eu lieu en 950 avant Jésus-Christ, qu’il aurait ainsi précédé de près de dix siècles. Sakya-Mouni (c’est le nom terrestre de Bouddha) meurt à soixante-dix-neuf ans. Le premier des patriarches, celui qui reçut immédiatement de lui sa doctrine, fut un brahmane : au brahmane succèdent, l’un après l’autre, trois patriarches pris dans chacune des autres castes, un kchatrya, un vaysia, un soudra ; signe évident, dès l’origine, de la communauté de priviléges religieux établie entre tous les hommes.

Le document dont nous parlons dit peu de chose sur chacun des patriarches ; il les peint menant une vie austère et mortifiée qu’ils terminent d’ordinaire en se précipitant volontairement dans les flammes, comme les anciens le racontent de plusieurs bouddhistes que, sous le nom indien de Samanéens et le nom grec de gymnosophistes, ils distinguaient des Brahmanes.

M. Rémusat attachait une confiance entière à cette liste de patriarches qu’il avait découverte. Les principales époques qu’elle assigne au développement du bouddhisme s’accordent assez bien avec le peu qu’on sait de l’histoire de cette religion, et avec les traditions des autres peuples de l’Orient qui l’ont embrassée, notamment des Cingalais. Cependant, quoi qu’en dise M. Rémusat, il est difficile que chacun des patriarches ait eu une vie moyenne de soixante dix-neuf ans. Ce qu’il me semble alléguer de plus décisif pour établir que la liste n’a pas été forgée après coup, c’est que, sur le nombre total des patriarches, il y en a deux dont l’époque n’est pas indiquée, et huit pour lesquels on se borne à un rapprochement indéfini avec les règnes des empereurs chinois. Un faussaire, dit M. Rémusat, n’eût pas manqué de donner toutes les dates avec une feinte exactitude : cela est vrai, mais sans recourir à un faussaire, sans admettre que toutes les dates soient inventées, on peut croire qu’il y a eu dans cette série des lacunes, et qu’elles ont été remplies arbitrairement ; le monument n’en est pas moins très important. Il suffit que la vraisemblance de l’ensemble soit constante, il n’est pas besoin que la certitude des détails soit démontrée.

Le cosmopolitisme, qui est l’essence de la religion de Bouddha, a dû susciter, dès l’origine, des missionnaires dans son sein, et faciliter par là les conquêtes de son prosélytisme. Aussi voit-on, cent soixante-sept ans avant Jésus-Christ, le vingt-deuxième patriarche voyager jusqu’à Fergana, dans la petite Boucharie, à quatre cents lieues de l’Inde, du pays arrosé par les fleuves sacrés, et hors duquel, selon les Brahmanes, il n’est point de salut.

Ceux-ci commencèrent par tolérer la secte nouvelle qui s’était détachée de leur religion, et se bornèrent, pendant plusieurs siècles, à la condamner comme hérétique ; sitôt qu’ils commencèrent à la redouter, ils la persécutèrent. Le bouddhisme alors chercha un refuge au midi, dans l’île de Ceylan. Cette île, déjà célèbre dans les traditions brahmaniques, théâtre des aventures qui remplissent une partie du Ramayana, et d’où Rama enleva sa femme Sita, par le secours de son ami, le roi des Singes ; Ceylan devint le sanctuaire de la religion rivale.

MM. E. Burnouf et Lassen qui, dans leur essai sur le pali, ont su rattacher à leurs découvertes philologiques des éclaircissemens importans pour l’histoire des religions, ont démontré que, du sixième siècle avant notre ère, datait la transplantation du bouddhisme à Ceylan ; ils ont fort bien établi qu’il a passé de là (en 543 avant Jésus-Christ) dans l’Inde ultérieure, chez les Birmans, dans le Pégu, à Siam, en même temps qu’il pénétrait aussi à Java.

Ainsi la religion persécutée allait s’étendant au sud et à l’orient de son berceau ; elle ne tarda pas à se répandre dans un pays immense où elle est devenue la foi du plus grand nombre, et où son histoire rentre plus particulièrement dans le sujet de cette notice ; elle s’établit à la Chine.

Près de quatre siècles avant Jésus-Christ (390), quelques livres bouddhistes y avaient déjà pénétré, et avaient été traduits en chinois, mais ce ne fut qu’environ neuf cents ans après, à la fin du cinquième siècle de notre ère, que le vingt-huitième patriarche bouddhiste, nommé Bodhi-Dharma, transporta de l’Inde avec lui le centre de la religion dont il était le chef, dans l’empire du milieu.

Les Chinois lui donnent le nom de Ta-Mo, et à cause de ce nom il a été confondu, tantôt avec saint Thomas, tantôt avec un certain Thomas, disciple de Manès ; mais la date de sa mort (491 ans après Jésus-Christ), avérée par le témoignage irrécusable de l’histoire chinoise contemporaine, met au néant ces suppositions erronées. Cette époque coïncide d’une manière remarquable avec la grande persécution du bouddhisme dans l’Inde. Ce fut alors en effet que la haine sourde que les brahmanes nourrissaient depuis long-temps contre les bouddhistes éclata par un horrible massacre. Il paraît que les inimitiés philosophiques furent de moitié dans cette persécution avec l’intolérance sacerdotale, car c’était un philosophe de la secte, il est vrai, la plus théologique, appelée Mimansa, ce Khourila-Batta qui souleva contre les sectateurs de Bouddha les chefs et les populations de l’Inde, et qui fit retentir ce terrible anathème. « Depuis la mer du midi jusqu’au pied de l’Himalaya couvert de neige, que celui qui épargnera les femmes ou les enfans des bouddhistes soit livré à la mort. »

Cette sanglante extermination, qui semblait devoir anéantir le bouddhisme, fut ce qui lui livra presque toute la haute Asie. Repoussé de l’Inde, il se répandit sur tous les pays environnans, à l’est sur la Chine, au nord sur le Thibet, et à l’ouest sur la Perse, enfin chez les diverses nations tartares. Suivons ses destinées dans ces différens pays.

D’abord, il faut dire que le fer et le feu, aux mains du fanatisme religieux et philosophique, n’avaient pas suffi à extirper radicalement le bouddhisme du sol de l’Inde. On y rencontre des vestiges de cette croyance, encore après le xie siècle et jusqu’au xvie. Maintenant elle n’y existe plus sous son nom ; mais on la retrouve dans quelques sectes qui semblent sorties de son sein, entre autres la secte des Djainas. La même cause qui avait fait émigrer en Chine le chef de la religion bouddhiste, porta au viie siècle les mêmes doctrines dans les contrées montagneuses du Thibet, qui reçurent aussi à cette époque leur écriture de l’Inde, contrée à laquelle ils doivent ce qu’ils ont de civilisation, bien loin de lui avoir rien donné, comme on l’avait cru. Cette importation du bouddhisme indien au Thibet ne fut point la source du lamisme qui s’y constitua plus tard. Le lamisme se rattache au bouddhisme chinois, qui avait à sa tête le successeur des patriarches émigrés de l’Inde. On voit bien au ixe siècle un religieux chinois qui vient tenter une réforme du bouddhisme plus grossier des Thibétains ; mais il est vaincu dans une discussion solennelle par un Indien défenseur de l’orthodoxie thibétaine, et retourne en Chine, laissant une de ses bottes pour tout souvenir et adieu à ses partisans, qui paraissent avoir été peu nombreux. Au Thibet, on continua de se passer de la doctrine plus épurée que le réformateur chinois était venu apporter sous le nom de grande doctrine, et d’aller à Ceylan étudier les traditions bouddhistes de l’Inde, qui s’y étaient transportées dans leur intégrité avant de se modifier à la Chine.

Les prédications chinoises furent plus heureuses dans d’autres pays plus civilisés, et où les missionnaires indiens ne les avaient pas devancées. C’est ainsi qu’elles établirent le bouddhisme au Japon et en Corée, probablement vers le vie siècle après Jésus-Christ.

D’autre part, il continuait à se répandre de l’Inde au nord et à l’ouest parmi les nations tartares et les nations gothiques qui étaient les barbares du monde chinois, comme leurs frères étaient les barbares du monde romain. Au ive siècle de notre ère, des pèlerins chinois trouvèrent dans la partie nord-est de la Perse des populations gothiques qui, descendues des plateaux de l’Asie centrale, avaient fondé sous l’influence du bouddhisme un état civilisé.

Sur les plateaux même, dans les steppes de la petite Boucharie, le bouddhisme en se propageant semait des monastères, et établissait des relations commerciales entre l’Inde et les villes tartares. L’un de ses foyers principaux, qui furent en même temps des foyers de commerce et de civilisation, était cette ville de Kothan, dont M. Rémusat a traduit l’histoire, et qu’il appelait la métropole du bouddhisme en Tartarie. Cette histoire, assez maigre dans sa première partie, et dont la seconde est remplie de merveilles extravagantes, n’en contient pas moins des indications précieuses pour l’histoire du bouddhisme. Ainsi on voit qu’il n’y était pas encore établi à la fin du premier siècle de notre ère ; en l’an 75, le roi de Kothan, qui fait la guerre aux Chinois, ne connaît pas la doctrine ; il est entouré de devins, il adore Dieu sous le nom de l’Esprit. Telle était la religion formée d’un théisme vague et d’incantations qui avaient cours parmi les nations tartares avant le bouddhisme, comme on le peut voir dans l’histoire de Gengis-Khan. C’est ce qu’on a improprement appelé le schamanisme[7]. Au ier siècle, Kothan en est encore à ce culte grossier et primitif ; à la fin du ive (397-401), le bouddhisme y a établi de nombreux monastères, dont l’un a été quatre-vingts ans à s’élever. Ce qui place au iiie siècle, et peut-être au second, l’introduction du culte de Bouddha. Une légende, au reste assez plate, a du moins l’avantage de montrer l’origine que la tradition assignait au bouddhisme en le faisant apporter de Cachemire. On voit donc toujours depuis trente siècles le mouvement religieux et civilisateur partir du midi pour refluer vers le nord, et remonter des plaines de l’Inde sur les plateaux du Thibet. Ce qui n’empêche pas que primitivement le brahmanisme ne soit entré dans l’Inde par le nord ; mais ces premiers commencemens se perdent dans la nuit des temps, se cachent sous le silence ou l’obscurité des traditions, tandis que les voyages plus récens du bouddhisme, bien que leur début soit antérieur à l’histoire grecque et romaine, peuvent être suivis, et nous éclairent sur l’influence des idées indiennes, en attendant que nous en puissions débrouiller les origines.

Revenons du bouddhisme indien au bouddhisme chinois, qui doit faire aussi ses conquêtes, et d’où sortira le lamisme.

Nous avons vu les bouddhistes chinois repoussés du Thibet où ils voulaient substituer la grande doctrine à la petite, c’est-à-dire la théologie philosophique à la mythologie légendaire. Malgré cet échec lointain, le successeur des anciens patriarches de l’Inde, établi à la cour des empereurs de la Chine, continua d’être le premier personnage du bouddhisme ; il profita du voisinage de la majesté impériale, comme l’évêque de Rome de la majesté des souvenirs attachés au Capitole. Placé au centre du grand empire qui affectait un droit de souveraineté plus ou moins réel sur tous les peuples convertis au bouddhisme, le patriarche leur apparut comme le chef naturel de leur religion, comme une incarnation légitime de leur Dieu. Personne ne lui contesta la transmission authentique de la doctrine et de l’ame de Bouddha.

Telle fut l’origine de la suprématie du patriarche chinois. Le Thibet fut d’abord le pays qui la reconnut le plus difficilement. Tenant la doctrine d’une autre source, il ne faisait pas grand compte de ces prétentions. Mais, après la conquête de la Chine par les Mongols, quand les petit-fils de Gengis-khan menacèrent à la fois le Japon et l’Égypte, Java et la Silésie, le bouddha qui était alors à la cour de l’empereur dont la puissance était si grande, et sur qui l’éclat en rejaillissait, fut élevé au rang des rois. Il se trouva qu’il était Thibétain. On lui assigna pour cette raison des domaines dans le Thibet : c’est la donation de Pepin. Devenu prince temporel, le patriarche, qui prit le nom thibétain de lama (prêtre), organisa plus fortement que jamais la hiérarchie, dont cette longue série de chefs avoués de la religion avait établi les bases. Les successeurs de Gengis-Khan, ces princes que la naïve relation de Rubruquis nous montre incertains et assez indifférens entre les croyances mahométanes et bouddhistes, nestoriennes et catholiques, se plaisant aux pompes de tous les cultes, faisant discuter toutes les religions devant eux, sans se laisser convaincre par aucune ; ces princes, devenus maîtres de la Chine, demeurèrent fidèles à leur système de tolérance et d’indifférence religieuse. Les premiers empereurs de cette dynastie, flottant entre la religion étrangère des bouddhistes et la doctrine nationale des sectateurs de Confucius, ne se montrèrent persécuteurs qu’à l’égard des tao-ssé dont ils firent brûler les livres ; ils semblent cependant avoir incliné au bouddhisme, du moins c’est ce que les lettrés leur ont assez amèrement reproché. Ils en vinrent même à une sorte d’éclectisme, et déclarèrent que les lettrés étaient supérieurs dans les sciences morales et politiques, et les bouddhistes plus éclairés touchant la métaphysique. Sous la dynastie des Mongols, le lamisme, cette nouvelle organisation de l’église bouddhique, qui venait de se former à l’ombre de leur puissance, fit des progrès rapides. C’est alors que fut rédigée la gigantesque collection des livres sacrés thibétains, pour laquelle on employa trois mille onces d’or.

Après l’expulsion des Mongols, les lettrés, qui avaient été l’ame de la réaction nationale contre la dynastie tartare, les lettrés ne paraissent pas avoir persécuté le bouddhisme, bien qu’il dût avoir à leurs yeux le double inconvénient d’être une doctrine rivale et d’avoir été protégé par une domination étrangère. Selon M. Abel Rémusat, la dynastie des Ming, qui succéda aux empereurs mongols, eut encore plus qu’eux de zèle et de vénération pour le bouddhisme, tant il était déjà enraciné à la Chine.

L’invasion des Mantchoux, qui replaça la Chine sous le joug tartare qu’elle porte encore, y affermit le bouddhisme, qui était la religion des nouveaux conquérans. Sous cette dynastie fut composé le dictionnaire polyglotte, que M. Rémusat appelle la Somme du bouddhisme. En effet, chacune des expressions philosophiques ou des dénominations mythologiques qui se rapportent à Bouddha, est là en cinq langues : en sanscrit, en chinois, en mantchou, en mongol et en thibétain.

M. Rémusat avait commencé à traduire avec M. E. Burnouf ce précieux recueil ; on peut dire que ce travail, exécuté par deux hommes si capables de s’en bien acquitter, nous eût donné la clef, ou plutôt les clefs du bouddhisme, car il a plusieurs portes, et on n’arrivera à le pénétrer que si chacun se charge d’en ouvrir une. En un mot, il faudra, pour résoudre cette grande question, l’attaquer par la Chine, par l’Inde, par la Tartarie et par le Thibet.

Je suis obligé de faire en petit, dans cette esquise, ce qu’on ferait en grand dans une histoire du bouddhisme, de me déplacer avec lui, et de voyager sur ses pas d’un pays à l’autre, pour suivre ses mouvemens : nous avons vu ce qu’il avait été à la Chine ; terminons en disant ce que, depuis l’érection du lamisme, il fut chez les nations tartares et dans le Thibet même.

Si les Mongols de la Chine, quoique retenus par des considérations politiques, s’étaient montrés pourtant favorables au bouddhisme, les Mongols de la Tartarie, libres de tout lien religieux, l’embrassèrent avec une telle avidité, qu’il eût été impossible au bout de quelques années, dit M. Rémusat, de distinguer les catéchistes des néophytes. Aux farouches capitaines de Gengis-Khan succédèrent presque subitement de contemplatifs lamas, et l’ambition des conquêtes fut remplacée par celle d’atteindre à la perfection par l’anéantissement extatique (nirvana), et d’arriver au rivage opposé, c’est-à-dire, de rentrer dans le sein de l’ame universelle. À cette nouvelle direction d’idées, les Mongols durent, outre l’adoucissement de leurs mœurs, une littérature. Des ouvrages religieux en sanscrit et en thibétain, langues sacrées et liturgiques du bouddhisme, se conservèrent et se traduisirent dans des monastères de la Mongolie, comme des livres latins au moyen-âge dans des cloîtres de la Saxe et de l’Angleterre. M. Rémusat déplorait avec un peu de ressentiment la destruction toute récente d’un de ces monastères, qui contenait une magnifique bibliothèque mongole, thibétaine et sanscrite. Cette bibliothèque, qu’avaient épargnée des Tartares, devait périr par l’incurie des autorités russes et la poltronnerie de quelques savans, qui envoyèrent à leur place un escadron de Cosaques, pour faire l’inventaire des livres. Cette fois les Européens furent les barbares.

C’est principalement le Thibet qui, depuis l’établissement du lamisme, avait été le foyer d’où la doctrine de Bouddha se répandait chez les nations tartares.

Les Mongols l’adoptèrent, avons-nous dit, sous les premiers successeurs de Gengis-Khan (en 1247), et le lama qui l’établit définitivement parmi eux, Sakya-Pandita, leur communiqua en même temps l’alphabet syriaque, qu’il avait emprunté aux Turcs Oigours, et que ceux-ci avaient reçu des nestoriens. Ainsi ce fut sous le manteau du grand lama, pour ainsi dire, et sous le couvert du bouddhisme, que cette écriture, qui appartenait à des prêtres chrétiens, passa chez les Mongols.

Le bouddhisme dont la douceur tendait à pacifier ces peuples turbulens, adopté d’abord par eux avec enthousiasme, eut de la peine à y prendre racine ; au milieu de l’anarchie qui ne pouvait manquer de suivre les conquêtes des Gengiskhanides, il fut comme étouffé. Mais vers la fin du xvie siècle, un chef, nommé Altan, ayant apparemment compris le parti qu’en pouvait tirer son autorité, employa ses efforts à le faire refleurir. Quelques victoires dans le Thibet avaient mis entre ses mains des prêtres lamistes qui paraissent lui en avoir inspiré l’idée, à peu près comme il arrivait quelquefois dans les premiers siècles du christianisme à des prêtres romains pris par des chefs barbares, de convertir leurs maîtres. Enfin le prince mongol résolut d’inviter le suprême pontife, le grand lama, Bouddha en personne, à se rendre dans ses états. Le divin personnage ayant appris qu’il y avait encore chez les Tartares des restes de leur ancienne foi, consentit au voyage. Je passe les miracles qui l’accompagnèrent ; du reste, ce qui parut un évènement fort simple dans les idées de la métempsycose indienne, le prince et le lama se reconnurent pour s’être autrefois rencontrés dans une existence antérieure. Altan avait jadis porté le nom de Khoubilai, ce petit-fils de Gengis-Khan, sous lequel les Mongols embrassèrent le lamisme, et pour le dire en passant, le mortel qui probablement a régné sur le plus grand nombre d’hommes, quoique la gloire de son nom tartare ne soit pas très populaire, et encore moins celle de son nom chinois, Chi-tsou ; de son côté, le lama se rappelait parfaitement avoir reçu de Khoubilai de grands honneurs, trois siècles avant, quand il était le lama Pagspa, neveu de celui qui avait enseigné l’art d’écrire aux Mongols ; enfin l’interprète qui servait à leurs entretiens fut reconnu pour avoir parcouru avec eux le cercle des transmigrations. Ces trois personnes, qui se connaissaient de longue main, devaient s’entendre parfaitement. Aussi l’empereur tartare et le pape thibétain se concertèrent pour abolir certaines coutumes qui sentaient la barbarie, et se séparèrent en bonne intelligence, après avoir échangé des épithètes honorifiques. L’un reçut le titre de l’immense et suprême porteur de sceptres ; l’autre celui de prêtre-océan (dalai-lama), qui ne remonte pas plus haut ; titre que le lama a transmis à ses successeurs, ou, pour mieux parler, que, durant ses diverses transmigrations, Bouddha a continué de porter jusqu’à nos jours.

L’église lamaïque a eu depuis, comme toute église, ses troubles et ses schismes. Les empereurs de la Chine ont intervenu dans ces débats en occupant le Thibet militairement. Aujourd’hui le grand lama est autorisé, par le tribunal des rites, à s’appeler dieu suprême, pourvu qu’il ajoute et sujet obéissant. S’il perd la faveur impériale, on l’invite à venir à la cour, on le reçoit avec de grands honneurs ; le fils du ciel pousse la bonté jusqu’à le faire soigner par ses médecins. Au bout de quelques jours, on lit dans la Gazette officielle que Bouddha a changé de demeure, et se trouve ainsi tout porté pour renaître au Thibet. Il paraît qu’en ce moment il n’y a pas de grand lama reconnu, parce qu’un débat s’est élevé entre le sacré collège du Thibet et l’empereur de la Chine. Les Thibétains prétendent reconnaître Bouddha dans un enfant né dans leur pays, et l’empereur mantchou croit avoir des raisons d’affirmer que Bouddha a fait cet honneur à sa famille en renaissant dans un de ses membres.

Quand la mort a surpris M. Rémusat, il était occupé d’une publication faite pour jeter le plus grand jour sur l’histoire du bouddhisme, et par suite sur l’état fort peu connu de la civilisation dans l’Inde, le Thibet, et la Perse orientale, du ive au viiie siècle de notre ère. Il s’agit de plusieurs voyages entrepris par des religieux de la Chine, allant, comme en pélerinage, visiter tous les lieux consacrés dans ces divers pays par des légendes bouddhiques, voyageant de temple en temple, de monastère en monastère, recueillant toutes les traditions qui concernent leur croyance, et en faisant la statistique, comme quelques siècles plus tard Benjamin de Tudèle fit celle du judaïsme. Malheureusement leur récit est aussi sec que le sien, et comme lui ne voit partout que des juifs, eux ne cherchent en tout pays que des sectateurs de la doctrine de Fo. Cependant il est impossible qu’ils ne rencontrent pas par hasard et ne recueillent, comme à leur insu, des renseignemens très instructifs sur les pays qu’ils traversent, et dont pour la plupart on ne sait absolument rien à cette époque : ce sont eux qui ont appris, par exemple, l’existence du royaume du Pot-d’Or, fondé dans le nord de la Perse par des Goths bouddhistes. Un seul fait de cette nature compense bien des lacunes. En ce qui concerne l’histoire du bouddhisme, histoire dont on a pu entrevoir l’intérêt, c’est un document capital. La traduction du premier de ces voyages est achevée et paraîtra bientôt. M. Klaproth compte traduire les autres. Malheureusement le commentaire dont M. Rémusat accompagnait sa traduction n’en dépasse pas la moitié, commentaire plus précieux peut-être que le texte ; il avait été tiré tout entier des auteurs chinois, où le savant traducteur avait pu découvrir quelques éclaircissemens sur les objets dont parlent les auteurs de la relation. Ce qui manque à ce commentaire, pour être achevé, doit inspirer les plus vifs regrets. Là eussent trouvé leur place les résultats des lectures et des réflexions de M. Rémusat, dirigées principalement, depuis plusieurs années, sur l’histoire du bouddhisme. Il est cruel de penser qu’avec lui ont péri tant de recherches et d’idées dont il ne reste rien. Quand les mêmes lectures seront-elles faites par un homme d’un esprit supérieur comme le sien ? C’est ce sentiment surtout qui a fait prendre la plume à l’auteur de cette notice. En voyant tout ce que la véritable érudition perdait en M. Rémusat, j’ai éprouvé le besoin de dire ce qu’il avait fait pour elle, et ce qu’il aurait fait sans la mort qui l’a frappé à quarante-deux ans ; en consacrant à exposer le résultat de ses principales découvertes quelques notions puisées dans son enseignement, j’ai cru remplir un devoir envers lui.


J.-J. Ampère.
  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1832 et celle du 1er  novembre 1833.
  2. Confucius, l’an 551, et Socrate l’an 470 avant notre ère.
  3. Voyez la dissertation latine placée à la tête de la traduction de l’Y-King, par le père Régis, qu’a donnée M. Mohl, pag. 125.
  4. Il a été traduit par M. Pauthier.
  5. Cet ouvrage, plus considérable à lui seul que les trois autres livres moraux, a été traduit en latin, avec un choix de commentaires, par M. Jullien.
  6. Voyez le livre des Récompenses et des Peines, traduit par M. Rémusat. Ce petit livre de morale populaire, écrit par un tao-ssé, est accompagné d’un commentaire qui cite souvent Fo ou Bouddha ; les deux sectes s’entendent parfaitement sur le soin à prendre des animaux. Ce sentiment touchant en lui-même est là poussé jusqu’à la puérilité : laissez quelques alimens pour la nourriture des rats, y est-il dit ; n’allumez pas la lampe, par pitié pour les papillons : ce dernier trait a de la grace. Malheureusement, comme le remarque M. Rémusat, les sectaires qui poussent si loin la sollicitude pour les animaux n’ont pas dans tout le livre parlé une seule fois d’aumône en faveur des hommes. La faute en est au panthéisme qui, ne distinguant pas l’homme de la nature, ne le place pas au-dessus d’elle. C’est en partant de là qu’on en vient à le placer au-dessous, et à fonder, comme aux Indes, des hôpitaux pour les bêtes, où une créature humaine est servie à des puces. L’autre extrême, c’est le spiritualiste Malebranche, si convaincu que les animaux n’étaient que des machines, qu’il écrasait du pied, malgré ses cris, une petite chienne qu’il aimait.
  7. En altérant le mot sanscrit samana, nom que se donnent les bouddhistes, et qu’on a transporté, sans raison, aux prêtres du culte qu’ils ont remplacé.