LA CHINE
ET
LE DROIT DES GENS

PREMIÈRE PARTIE

Le problème chinois est, pour les jurisconsultes comme pour les hommes politiques, des plus complexes.

Nous nous évertuons, en général, à proclamer l’indépendance, la souveraineté des États et l’unité, l’universalité du droit international. Or l’application de ces principes absolus se heurte sans cesse, quand il s’agit du Céleste-Empire, à des difficultés insurmontables.

Le jurisconsulte écossais Lorimer a proposé de diviser les États en trois classes : d’abord ceux qui ont la conscience commune des principes généraux sur lesquels est fondé le droit international accepté par les peuples européens et d’origine européenne ; ensuite les pays sauvages qui sont entièrement dépourvus de cette conscience juridique ; enfin, certains États « de civilisation asiatique, » c’est-à-dire à moitié barbares, qui, sans renoncer à se prévaloir du droit général communément accepté, ne l’acceptent souvent qu’à contre-cœur et s’en écartent incessamment sur des points essentiels.

Cette division des peuples est-elle conforme aux données de l’expérience et de la raison ? De quelles prémisses dérive-t-elle et quel en est le fondement logique ? L’Empire chinois doit-il être rangé parmi ces États à demi barbares, auxquels Lorimer assigne un rang particulier ? Enfin quelles peuvent être les conséquences pratiques de cette classification et quelle influence exercera-t-elle sur les rapports de la Chine avec le reste du monde ? C’est ce que je vais examiner.


I. — COMMENT LA CHINE A PRIS UNE PLACE DANS LA SOCIETE INTERNATIONALE

Je ne perdrai pas mon temps à démontrer qu’il y a une « société internationale. » Non seulement cette société existe, mais elle est un de ces rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. On ne fait pas à l’instinct de sociabilité sa part en le confinant dans la famille, dans la tribu, dans l’Etat même ; il pousse des racines plus profondes et rapproche les peuples des peuples. L’évidence de cette loi, déjà signalée par Sully dans un mémoire au roi Henri IV, éclate au grand jour dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le droit international, qui manquerait à son rôle, s’il se modelait sur de vieilles coutumes et s’il se figeait dans des formules surannées, a suivi la marche progressive du genre humain. Nous ne sommes plus au temps de Pufendorf et de Vattel. L’enseignement des maîtres s’est transformé. « Chaque État, disent MM. de Holtzendorff et Rivier dans leur Introduction au droit des gens, voit, dans la nécessité naturelle et inévitable d’avoir des rapports avec l’étranger et dans l’impossibilité de s’isoler complètement, un fait qui n’a pas besoin d’être prouvé et s’explique de lui-même. » On lit dans le Traité de droit international de M. F. de Martens : « En vue de leur progrès et de celui des citoyens, les États doivent entrer en relations entre eux… Dans l’accomplissement de leurs devoirs essentiels, ils dépendent les uns des autres. » M. H. Bonfils, l’éminent professeur de la Faculté de Toulouse, écrivait à son tour : « Les États modernes voient dans leurs rapports avec d’autres États une nécessité complètement soustraite à leur bon plaisir. »

Telle est d’ailleurs la nécessité des relations internationales que les peuples les moins disposés à subir une règle commune de devoirs et de droits réciproques ne sont point parvenus, même dans des temps reculés, à s’isoler complètement. Les rapports des étrangers avec la Chine étaient assez fréquens dès le IXe siècle de l’ère chrétienne pour que 120 000 d’entre eux eussent péri dans la capitale du Tché-Kiang, emportée d’assaut par un chef de rebelles. Même avant le traité de 1537, la soie pénétrait en Europe par l’intermédiaire des Boukhares et des Persans, tandis que les Chinois allaient faire le commerce jusqu’en Arabie et en Égypte[1]. En 1537, les Portugais fondèrent leur établissement de Macao dans la rivière de Canton, promettant toutefois de payer un tribut annuel et reconnaissant d’une manière formelle que l’autorisation donnée par le gouvernement chinois était un acte de simple tolérance. Cependant, le Fils du Ciel entrait, par le traité sino-russe du Nertschinsk, en 1689, en relations diplomatiques avec une puissance européenne : la Russie obtenait pour ses nationaux l’autorisation de commercer librement sur tout le territoire du Céleste-Empire. Il est vrai que la Chine se repentit de cette condescendance et chassa de Pékin, en 1722, les marchands russes ! Mais, en 1728, un nouveau traité fut conclu à Kiatka, sur la frontière de la Sibérie, et les relations commerciales furent rétablies à la condition que les échanges se feraient désormais sur la frontière, au lieu même où la convention était signée. Les Russes étaient autorisés à fonder un collège à Pékin. Bien plus, la dynastie mandchoue tolérait dans sa capitale la présence d’un archimandrite russe et d’une légation ou plutôt d’une commission commerciale, renouvelable tous les dix ans. Ce serait donc une erreur de se figurer que la Chine a fermé jusqu’en 1842 ses frontières au trafic extérieur et qu’elle renonça subitement, après la guerre de l’opium, à cette politique.

D’ailleurs, dès l’année 1637, les Anglais avaient paru devant Canton : sept ans plus tard, lorsque l’invasion tartare commença, le port de Canton était ouvert à leurs navires. Il s’ouvrit bientôt aux bâtimens d’autres nations lointaines. A vrai dire, le trafic de ces négocians « barbares » était chargé d’entraves. Ils ne pouvaient prolonger, chaque année, leur résidence au-delà de six mois, ni construire leurs factoreries hors d’un espace très resserré, ni transporter sur leurs propres embarcations les marchandises de Canton à bord de leurs navires, qui devaient être ancrés auprès de Whampoa, c’est-à-dire à 12 milles de la ville. Toute communication directe avec l’autorité locale leur était interdite ; on réservait à certains marchands (hanistes) la souillure du contact étranger. Il n’y avait pas moyen de vendre ou d’acheter sans offrir la coûteuse garantie de ces intermédiaires responsables envers le gouvernement chinois non seulement des droits à payer par les navires, mais encore des délits commis par les capitaines et par les équipages. Ces restrictions et ces vexations, sans parler d’humiliations terribles que le Prince de Joinville a très exactement décrites dans cette Revue[2], furent supportées tant que dura le monopole de la Compagnie des Indes. Mais, dès que les employés de cette société furent remplacés par les agens directs du gouvernement, les démêlés commencèrent. Le commerce anglais étouffait dans le cercle étroit où le Fils du Ciel prétendait l’enfermer ; l’orgueil britannique ne pouvait plus supporter les avanies qu’on prodiguait tantôt aux sujets, tantôt aux représentans de la Reine. En 1840, la guerre éclata.

Il n’entre pas dans mon plan soit d’en scruter les origines, soit d’en décrire les péripéties. Il me suffira de dire que, si les Anglais dépassèrent leur droit en refusant d’abandonner le commerce de l’opium malgré les édits impériaux, les Chinois ne sauraient être absous, soit d’avoir incessamment retiré d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre, soit d’avoir employé la violence et la ruse à l’égard des trafiquans, soit d’avoir prodigué le mépris et l’outrage, comme en 1808 et 1816, au gouvernement d’un grand pays[3], soit d’avoir massacré sans motif le 24 août 1839 presque tout l’équipage d’une goélette anglaise allant de Macao à Hong-Kong, soit d’avoir rétracté déloyalement un engagement pris, en octobre 1839, par le haut commissaire impérial Lin et le gouverneur de Canton envers Charles Elliot, « surintendant en chef du commerce et des sujets anglais en Chine[4]. »

Une porte entr’ouverte n’est pas une porte fermée. Le Céleste-Empire appartenait déjà depuis plusieurs siècles, quelque dépit qu’il en pût concevoir, à la société internationale et, par-là même, était astreint à l’accomplissement de certains devoirs internationaux.

Mais le traité de 1842 entre la Chine et l’Angleterre, les traités de 1844 entre : 1° la Chine et les États-Unis ; 2° la Chine et la France inaugurèrent assurément un nouvel ordre de choses. Pour la première fois, ainsi que l’a très bien remarqué le Prince de Joinville en 1857, la Chine faisait un acte de soumission au droit public des nations civilisées. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur notre traité, signé le 24 septembre à Whampoa, ratifié le 25 août 1845 à Macao, rédigé sur le type de la convention anglo-chinoise.

Le préambule, œuvre ordinairement banale, emprunte aux relations particulières de l’Europe avec le Céleste-Empire la plus grande importance : « Des relations de commerce, dit-il, s’étant établies depuis longtemps entre la France et la Chine, Sa Majesté l’empereur des Français et Sa Majesté l’empereur de Chine ont jugé convenable d’en régulariser l’existence, d’en favoriser le développement et d’en perpétuer la durée. A cet effet, Leurs Majestés ont résolu de conclure un traité d’amitié, de commerce et de navigation fondé sur l’intérêt commun des deux pays, et ont, en conséquence, nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir : Sa Majesté l’empereur des Français M. Théodore de Lagrené, etc., et Sa Majesté l’empereur de Chine, Ki, sous-précepteur du prince impérial, un des présidens du conseil de la guerre, gouverneur général des deux Kuân, membre de la famille impériale, etc., lesquels sont convenus des articles suivans et les ont arrêtés… » C’est une immense évolution, un coup de tonnerre, un prodige : le Fils du Ciel traite de puissance à puissance avec les barbares de la mer ! Bien plus, il s’engage à les protéger ! « Les citoyens et sujets des deux Empires, sans exception de personnes ni de lieux, jouiront, dans les États respectifs des hautes parties contractantes, d’une pleine et entière protection pour leurs personnes et leurs propriétés. »

La règle fondamentale de la politique commerciale chinoise était de concentrer tous les échanges sur un point très resserré du territoire, afin que rien n’échappât à la surveillance des mandarins. Dans le port de Canton, l’accès même de la ville intérieure et de la campagne la plus voisine était interdit aux étrangers ; ceux-ci ne pouvaient pas même amener leurs familles dans la partie de la cité qui leur était ouverte. « Dorénavant les Français et leurs familles sont autorisés à se transporter, s’établir et se livrer au commerce, sans entrave ni restriction aucune[5] dans les ports et places de Canton, Emoui, Fou-Chou, Ning-Pô et Chang-Hai. Les navires français pourront commercer librement dans ces ports, y séjourner et circuler de l’un à l’autre suivant leurs convenances[6]… Les propriétés de toute nature appartenant à des Français dans les cinq ports seront considérées par les Chinois comme inviolables et seront toujours respectées par eux. » En outre « les Français résidant ou de passage dans les cinq ports pourront circuler dans leur voisinage immédiat, mais ne pourront dépasser toutefois certaines limites, qui seront fixées de commun accord entre le consul et l’autorité locale ni, sous aucun prétexte, se livrer à des opérations commerciales en dehors de ces limites[7]. »

Les Chinois ne se bornaient pas à prohiber les communications directes des étrangers avec les autorités locales ; ils affectaient d’envisager les agens des nations « barbares » comme de simples marchands en chef, et les soumettaient, chaque fois qu’ils osaient présenter les réclamations de leurs compatriotes, au cérémonial le plus humiliant[8]. Désormais « Sa Majesté l’empereur des Français pourra nommer des consuls ou agens consulaires dans chacun des cinq ports susnommés, pour servir d’intermédiaire entre les autorités chinoises et les négocians français et veiller à la stricte observation des règlemens stipulés. Ces fonctionnaires seront traités avec les égards et la considération qui leur sont dus ; leurs rapports et communications officielles avec l’autorité supérieure de leur résidence seront établis sur le pied de la plus parfaite égalité. S’ils avaient à se plaindre des procédés de ladite autorité, ils s’adresseront directement au surintendant des cinq ports ou, à son défaut, au haut fonctionnaire de la province, qui examinera mûrement leurs plaintes et y fera droit, s’il y a lieu. »

Traitant les Européens comme une poignée de marchands tributaires, les mandarins affectaient de confondre leurs vaisseaux de guerre et leurs navires de commerce, soit pour assujettir les uns et les autres aux visites de la douane, soit pour tout embrasser dans leur surveillance, soit pour donner aux « barbares » un nouveau témoignage de leur mépris. « Il est désormais loisible à Sa Majesté l’empereur des Français de faire stationner un bâtiment de guerre dans chacun des cinq ports, à l’effet de maintenir le bon ordre et la discipline parmi les équipages des navires marchands et de faciliter l’exercice de l’autorité consulaire… Il est bien entendu, d’ailleurs, que les bâtimens de guerre français ne sauraient être frappés d’aucun droit quelconque. »

Le droit de juridiction exercé par les consuls de l’Europe et de l’Amérique sur leurs nationaux dans le Levant, dans les pays musulmans ou barbaresques et dans plusieurs pays de l’Extrême-Orient porte une grave atteinte à la souveraineté d’États indépendans et pleinement constitués. Il n’y avait pas, sur ce point, avant les traités de Nankin et de Whampoa, d’entente possible entre les Occidentaux, qui s’efforçaient de soustraire par tous les moyens possibles leurs ressortissans à une justice entièrement différente de la leur, et les mandarins qui tenaient invariablement dans les négociations entamées après la guerre de 1840, ce langage aux étrangers : « Puisque vous réclamez la protection de nos lois, commencez par vous soumettre à ces lois[9]. » Le Fils du Ciel dut céder en 1842 et laisser constituer au profit des Anglais, des Américains, des Français, sur le sol même de son empire, un pouvoir judiciaire extra-territorial. Toute équivoque est dissipée. « Si, malheureusement, il s’élevait quelque rixe ou quelque querelle entre des Français et des Chinois, comme aussi dans le cas où, durant le cours d’une semblable querelle, un ou plusieurs individus seraient tués ou blessés soit par des coups de feu, soit autrement, les Chinois seront arrêtés par l’autorité chinoise, qui se chargera de les faire examiner et punir, s’il y a lieu, conformément aux lois du pays. Quant aux Français, ils seront arrêtés à la diligence du consul, et celui-ci prendra toutes les mesures nécessaires pour que les prévenus soient livrés à l’action régulière des lois françaises, dans la forme et suivant les dispositions qui seront ultérieurement déterminées par le gouvernement français[10]. Il en sera de même en toute circonstance analogue et non prévue dans la présente convention, le principe étant que, pour la répression des crimes ou délits commis par eux dans les cinq ports, les Français seront constamment régis par la loi française. » « Les Français qui se trouveront dans les cinq ports dépendront également, pour toutes les difficultés ou les contestations qui pourraient s’élever entre eux, de la juridiction française. En cas de différends survenus entre Français et étrangers, il est bien stipulé que l’autorité chinoise n’aura à son mêler d’aucune manière[11]… »

Avant la guerre de 1840, l’archevêque de Goa, primat des Indes orientales, avait encore dans sa mouvance les sièges épiscopaux de Nankin et de Pékin. Un anonyme a, dans cette Revue même, le 15 décembre 1886, résumé les incidens à la suite desquels le patronage des missions catholiques passa du Portugal à la France.

Or le traité de Whampoa contenait le germe d’une politique tolérante. Il suffit, pour convaincre le lecteur, de placer sous ses yeux quelques clauses de l’article 22 : « Tout Français qui arrivera dans l’un des cinq ports pourra, quelle que soit la durée de son séjour, y louer des maisons et des magasins pour déposer ses marchandises, ou bien affermer des terrains et y bâtir lui-même des maisons et des magasins. Les Français pourront, de la même manière, établir des églises, des hôpitaux, des hospices, des écoles et des cimetières. Dans ce but, l’autorité locale, après s’être concertée avec le consul, désignera les quartiers les plus convenables pour la résidence des Français et les endroits dans lesquels pourront avoir lieu les constructions précitées… Il est bien entendu, d’ailleurs, que le nombre des maisons et l’étendue des terrains à affecter aux Français dans les cinq ports ne seront point limités, et qu’ils seront déterminés d’après les besoins et les convenances des ayans droit. Si des Chinois violaient ou détruisaient des églises ou des cimetières français, les coupables seraient punis suivant toute la rigueur des lois du pays[12]. » Le décret impérial du 20 février 1846, rendu d’ailleurs à la demande du plénipotentiaire chinois qui avait signé le traité de Whampoa avec M. de Lagrené, fut le complément du traité lui-même. L’empereur Tao-Kouang y reconnaissait que la religion chrétienne, ayant pour objet d’engager les hommes à la vertu, n’a rien de commun avec les sectes illicites ; ordonnait la restitution des églises usurpées, levait les prohibitions anciennes, et menaçait de châtimens sévères les autorités locales qui persécuteraient les chrétiens. Ce n’était pas, sans doute, en la forme, un article du pacte synallagmatique ; mais c’en était, au fond, l’annexe et le commentaire, donné par l’Empereur lui-même.

La Chine, au demeurant, se rattachait par un lien plus intime et plus indestructible à la société des peuples. Elle s’était placée dans l’orbite du droit international positif. Elle pouvait, sans doute, manquer à ses nouveaux engagemens ; mais il était loisible aux autres parties contractantes d’en imposer l’exécution.

C’est ainsi que, des missionnaires anglais ayant été maltraités en 1848 dans les environs de Changhaï, les Anglais purent parler très haut, bloquer des jonques impériales chargées de grains, envoyer deux bricks de guerre : ils obtinrent satisfaction. En 1851, un lazariste français, le Père Carayon, fut arrêté dans le Nord et tellement maltraité qu’il mourut en arrivant à Macao. Mais Canton fut le siège d’une résistance persévérante : les mandarins, en dépit des traités, renfermèrent, comme auparavant, les étrangers dans l’enceinte des factoreries et se refusèrent à toute communication verbale avec les autorités européennes : « Voilà donc les choses replacées à Canton sur le même pied qu’avant la guerre, » écrivait en 1857 le Prince de Joinville. Bien plus, depuis un an, la situation s’était aggravée. En 1856, une embarcation sous pavillon anglais, commandée par un capitaine nominal anglais, munie de papiers anglais, fut visitée à Canton par des soldats chinois sur la demande d’un indigène qui avait cru reconnaître un pirate dans l’équipage : une partie de cet équipage fut capturée, le pavillon anglais fut amené, malgré les traités, sans qu’il eût été loisible au consul anglais d’intervenir. Enfin, le 21 février 1856, le Père Chapdelaine, missionnaire français, fut arrêté par les Chinois et mis à mort. La cause des deux grandes nations occidentales devint celle du monde civilisé. Le baron Gros, lord Elgin, le comte Poutiatin, M. Reid, se présentèrent à l’embouchure du Peï-ho avec une escadre composée de vaisseaux français, anglais, russes, américains. Ils demandèrent une audience à l’Empereur, qui la leur refusa. Les alliés emportèrent les forts de Takou le 20 mai 1856 et, dès le mois suivant, un premier arrangement fut conclu à Tien-tsin par lord Elgin. Le second traité de Tien-tsin, qui semblait devoir être définitif, fut signé, le 27 juin 1858, par la France et l’Angleterre.

Je m’expliquerai bientôt sur le sanglant affront fait aux drapeaux de la France et de l’Angleterre en juin 1859 et sur l’insigne trahison de septembre 1860. Je me borne à signaler en ce moment les conséquences juridiques de la guerre entreprise par les deux puissances contre le Céleste-Empire, c’est-à-dire à déterminer la nouvelle place que le traité d’amitié, de commerce et de navigation du 27 juin 1858 et les conventions de paix du 24 et du 25 octobre 1860, additionnelles à cet acte diplomatique, assignent à la Chine dans la société internationale[13].

Désormais, « à l’exemple de ce qui se pratique chez les nations de l’Occident[14], les agens diplomatiques dûment accrédités par Sa Majesté l’empereur des Français auprès de Sa Majesté l’empereur de la Chine pourront se rendre éventuellement dans la capitale de l’Empire lorsque des affaires importantes les y appelleront. Il est convenu, entre les hautes parties contractantes, que, si l’une des puissances qui ont un traité avec la Chine obtenait, pour ses agens diplomatiques, le droit de résider, à poste fixe, à Pékin, la France jouirait immédiatement du même droit. Les agens diplomatiques jouiront réciproquement, dans le lieu de leur résidence, des privilèges et immunités que leur accorde le droit des gens (la Chine admet donc qu’il existe un droit des gens ! ), c’est-à-dire que leurs personnes, leur famille, leur maison et leur correspondance seront inviolables ; qu’ils pourront prendre à leur service les employés, courriers, interprètes, serviteurs, etc., qui leur seront nécessaires, » par suite se débarrasser, en dépit d’usages invétérés, des majordomes et des compradores indigènes. « Les agens diplomatiques qu’il plaira à Sa Majesté l’Empereur de la Chine d’accréditer auprès de Sa Majesté l’empereur des Français seront reçus en France avec tous les honneurs et toutes les prérogatives dont jouissent, à rang égal, les agens diplomatiques des autres nations accrédités à la cour de Sa Majesté l’empereur des Français. » Ainsi s’exprimait le traité de 1858 : instruits par une cruelle expérience, les plénipotentiaires s’expliquèrent avec un surcroît[15] de précision dans la convention de paix additionnelle (octobre 1860).

Quelques mois s’étaient à peine écoulés quand les puissances dégagèrent de ces prémisses une première conséquence. A leur instigation, le prince Kong obtint de l’empereur Tao-Kouang, son frère, l’établissement d’un ministère spécial, chargé de toutes les affaires qui pouvaient concerner les Européens. Aux termes de l’édit impérial publié le 20 mars 1861 à Canton, ce ministère fut installé dans la capitale ; le prince Kong, Ysin, le chancelier Koueï-liang et Wen-siang, vice-président du bureau du revenu, en étaient nommés membres. On frappa pour son usage un sceau, portant cette inscription : Surintendance impériale des relations commerciales avec les nations étrangères. Huit sous-secrétaires d’Etat étaient choisis parmi les secrétaires du conseil de l’intérieur, des ministères et du conseil d’Etat. Un vice-président, Tsung-hou, dut résider à Tien-tsin et fut spécialement chargé de surveiller les intérêts commerciaux dans les trois ports du Nord (Nui-chwang, Tien-tsin, Teng-chou). On devait rendre un compte périodique à l’empereur de toutes les communications officielles adressées par les représentans des nations étrangères. C’était assurément un nouveau trait d’union : jusqu’alors, les relations avec les Européens avaient été dirigées par le ministère des Colonies, les nations étrangères étant regardées comme de simples populations tributaires !

Il répugnait à la Chine d’accorder aux étrangers la libre navigation de ses fleuves. M. Prosper Giquel qui, exerçant un grand commandement dans l’armée régulière chinoise, avait aidé le Céleste-Empire à réprimer l’insurrection des Taïpings, blâmait encore les Chinois, douze ans après la ratification du traité de Tien-Tsin, de mettre tout en œuvre pour empêcher l’ouverture de nouveaux ports, et s’efforçait d’établir qu’ils se méprenaient sur leur intérêt véritable. Cependant le plénipotentiaire Koueï-Liang avait accepté, sans nul doute à son corps défendant, qu’on insérât dans le traité du 27 juin 1858 cette proposition d’apparence paradoxale : « L’expérience ayant démontré que l’ouverture de nouveaux ports au commerce étranger est une des nécessités de l’époque… » Bref, les hautes parties contractantes ajoutaient à la liste dressée en 1842 « les ports de Kiung-Tchau et Chaou-Chaou dans la province Kuang-Ton, Taïwan et Taashwi dans la province de Formose, Tan-Tchau dans la province de Chan-Tong et Nankin dans la province de Kiang-Nan. » Les Chinois, qui se résignaient si difficilement à ce genre de sacrifices, durent bientôt expier leurs misérables perfidies de 1859 par une concession nouvelle et fort importante. La convention additionnelle d’octobre 1860 (art. 7) ouvrit au commerce étranger la ville de Tien-tsin.

Les puissances occidentales, on le sait, ne perdirent pas une occasion d’allonger la liste des ports ouverts. M. Pierre Leroy-Beaulieu en comptait vingt-six au début de l’année 1900, sans parler des six villes ou lieux de marché, sur les frontières de l’Indo-Chine[16], qui leur étaient assimilés.

Les traités de 1858 et de 1860 conféraient aux étrangers, outre le droit de s’établir dans ces ports pour y faire le commerce, celui de voyager dans l’intérieur en se munissant d’un passeport. C’était leur reconnaître, au demeurant, la faculté de circuler, non seulement d’un port ouvert aux autres ports ouverts, mais sur tout le territoire de l’Empire en accomplissant une formalité très simple, qui ne pouvait être compliquée qu’accidentellement, sur un point isolé, par la mauvaise volonté de quelque agent subalterne. Je signale au lecteur les articles 7 et 8 du traité de 1858.

Le traité de commerce et de navigation, qui termina la guerre sino-japonaise (juillet 1896), profita sur divers points aux étrangers de tous les pays qui pouvaient, comme le nôtre[17], réclamer le traitement de la nation la plus favorisée. La France put invoquer, en conséquence, la disposition de ce traité qui déclarait valables pour treize mois chinois les passeports délivrés par les autorités japonaises[18] et donnait aux sujets japonais le droit de faire des excursions flans le voisinage des ports ouverts, ne dépassant pas, quant à la durée cinq jours, et quant à la distance cent li chinois.

Enfin l’édit que l’empereur Tao-Kouang avait publié, le 20 février 1846, en faveur des chrétiens passait dans un acte contractuel. Le pacte synallagmatique de 4858 en reproduisait textuellement divers passages. « La religion chrétienne, dit l’article 13, ayant pour objet essentiel de porter les hommes à la vertu, les membres des communautés chrétiennes jouiront d’une entière sécurité pour leurs personnes, leurs propriétés et le libre exercice de leurs pratiques religieuses, et une protection efficace sera donnée aux missionnaires qui se rendront pacifiquement dans l’intérieur du pays, munis des passeports réguliers dont il est parlé dans l’article 8. Aucune entrave ne sera apportée par les autorités de l’empire chinois au droit qui est reconnu à tout individu, en Chine, d’embrasser, s’il le veut, le christianisme, et d’en suivre les pratiques sans être passible d’aucune peine, infligée pour ce fait. Tout ce qui a été précédemment écrit, proclamé ou publié en Chine, par ordre du gouvernement, contre le culte chrétien, est complètement abrogé, et reste sans valeur dans toutes les provinces de l’empire. » Ainsi les missionnaires pouvaient aller, n’importe sur quel point de la Chine, exécuter l’ordre du divin Maître : — ite, docete omnes gentes, — et porter la lumière de l’Evangile. La diplomatie française n’avait pas encore fait un effort plus décisif pour initier la Chine à ce droit des nations que le jurisconsulte américain David Dudley Field allait définir en 1875 « un assemblage de règles juridiques faites ou sanctionnées par le christianisme pour les peuples chrétiens[19]. »

Mais rien ne compte en Chine quand on a seulement posé des principes, sans en déduire des conséquences pratiques et des revendications précises. Pénétré de cette vérité, le baron Gros fit insérer dans la convention additionnelle d’octobre 1860 la disposition suivante : « Conformément à l’édit impérial rendu le 20 mars 1846 par l’auguste empereur Tao-Kouang, les établissemens religieux et de bienfaisance qui ont été confisqués aux chrétiens, pendant les persécutions dont ils ont été victimes, seront rendus à leurs propriétaires par l’entremise de Son Excellence le ministre de France en Chine, auquel le gouvernement impérial les fera délivrer avec les cimetières et autres édifices qui en dépendaient. » Tel était du moins le texte français, car, par un singulier hasard, le texte chinois conférait en outre à nos missionnaires le droit de louer et d’acheter des terrains, pour y fonder des églises, dans toute l’étendue de l’empire[20]. Des pourparlers furent entamés et l’on finit par convenir que les missionnaires pourraient acheter des terres au nom des communautés chrétiennes. En outre, on arrêta la formule de passeports spéciaux, qui leur seraient délivrés par la légation de France.

La participation de la Chine à la société des peuples s’est encore accrue depuis quarante ans ; telle était la marche naturelle et presque nécessaire des choses. Je ne saurais, sans sortir de mon cadre, décrire une à une, pièces en main, les phases de cette longue évolution. Je me borne à citer, entre autres actes diplomatiques : 1° le traité de paix, d’amitié et de commerce, conclu à Tien-tsin, le 9 juin 1885, entre la France et la Chine[21], dont l’objet principal est de permettre, en principe, aux négocians français, aux protégés français et chinois le commerce d’importation et d’exportation par certains points déterminés de la frontière terrestre entre la Chine et le Tonkin, ainsi que l’établissement, sur ces mêmes points, de consulats chinois ; 2° la convention commerciale du 25 avril 1886, entre les mêmes puissances, dont les ratifications furent ajournées jusqu’au 5 août 1896[22], et dont l’article 4 est ainsi conçu : « Les Chinois auront le droit de posséder des terrains, d’élever des constructions, d’ouvrir des maisons de commerce et d’avoir des magasins dans tout l’Annam ; ils obtiendront pour leurs personnes, leurs familles et leurs biens protection et sécurité à l’égard des sujets de la nation européenne la plus favorisée, et, comme ces derniers, ils ne pourront être l’objet d’aucun mauvais traitement ; les correspondances officielles et privées, les télégrammes des fonctionnaires et commerçans chinois seront transmis sans difficulté par les administrations postale et télégraphique française. Les Français recevront de la Chine le même traitement privilégié ; » 3° la convention additionnelle du 26 juin 1887 qui règle la circulation des bateaux annamites et français par les rivières Song-Ki-Kong et Cao-bang entre Cao-bang et Langson, et confère à la France, avec un surcroît de précision, une fois de plus, tous les avantages commerciaux, tous les privilèges et immunités quelconques accordés à la nation la plus favorisée ; 4° le traité sino-japonais de commerce et de navigation (juillet 1896), que j’ai signalé tout à l’heure et sur lequel j’aurai bientôt à revenir ; 5° les concessions, en pleine propriété, de voies ferrées aux Russes en Mandchourie, aux Allemands dans le Chantoung, aux Français, dans le Yunnan, à partir du mois d’octobre 1896[23], sans parler des nombreuses concessions temporaires qui ne confèrent pas aux étrangers la propriété des lignes ; 6° l’ouverture à la navigation européenne de toutes les eaux intérieures dans les provinces où sont situés des « ports de traité », accordée aux instances de l’Angleterre en juin 1898.

Le lecteur sait comment la Chine a, depuis les temps les plus reculés, pris une place, de jour en jour agrandie, dans la société des peuples. Or, à quelque groupe de la race humaine que l’homme se rattache, il est, par le seul fait de cette agrégation, revêtu de certains droits, astreint à certains devoirs. Envisagé comme membre de la famille ou de la tribu, il contracte envers l’une ou l’autre une série d’obligations, et peut exiger qu’on s’acquitte envers lui d’obligations corrélatives. Il en est de même de l’être collectif placé dans la communauté internationale des États organisés. J’ajoute que ces obligations deviennent plus nombreuses à mesure que le lien se resserre, Dans la seconde partie du XIXe siècle, les liens se sont nécessairement resserrés. Les chemins de fer, la navigation à vapeur, la traction par l’électricité, les télégraphes, les téléphones, centuplent, par la force des choses, les rapports internationaux. Il n’y a pas moyen de remonter ce courant irrésistible. Or la multiplicité des échanges et des relations engendre la multiplicité des obligations internationales. Nous aurons à tirer plusieurs déductions de ce principe et nous déterminerons en conséquence la situation juridique de la Chine dans le monde civilisé.


II. — COMMENT LA CHINE OBSERVE LES LOIS DE LA MORALE INTERNATIONALE

Le Céleste-Empire est uni par un grand nombre de traités aux puissances de l’Europe et de l’Amérique. S’il s’agissait d’un peuple sauvage, dépourvu de toute conscience juridique, tout le droit international résiderait dans la lettre de ces conventions. Mais il s’agit d’un peuple qui possède une civilisation séculaire, des lois, une administration, une armée à peu près régulière, et qui participe à la communauté internationale des États civilisés. Dès lors, cette communauté peut lui demander l’observation de quelques règles élémentaires, primordiales, générales, extérieures et supérieures aux traités, non moins absolues que les lois du monde physique. C’est ce qu’avait clairement aperçu l’Institut de droit international lorsqu’il inscrivit, dans un de ses premiers programmes, la question suivante : « Dans quelles limites et à quelles conditions le droit international non écrit de l’Europe est-il applicable aux nations orientales ? »

Avant tout, la communauté internationale des peuples civilisés doit exiger de ses membres un certain degré de bonne foi. M. Adolphe Barrot écrivait ici même, le 1er juin 1842 : « La nation chinoise remplace par une habileté sans exemple ce qui lui manque d’expérience des choses militaires. » Mais l’habileté sans exemple des diplomates chinois ne trompe aujourd’hui personne et devient, en maintes circonstances, le comble de la maladresse. En tout cas, le mensonge systématique est un dissolvant de la communauté ; non seulement parce qu’il est destructif de toute moralité internationale, mais parce qu’il jette un trouble profond dans tous les rapports et lèse à tout moment les plus grands intérêts de l’association. Personne n’a dépeint d’une façon plus éclatante ce vice odieux de la société chinoise que le Prince de Joinville signalant dans son article du 1er juin 1857 le mensonge comme « l’essence » du gouvernement chinois, ce mensonge qui, selon une doctrine politique confirmée et appuyée par la doctrine religieuse, n’a rien de déshonorant, les pouvoirs publics propageant dès lors hardiment et presque consciencieusement ce qu’il y a de plus faux dès qu’ils y trouvent leur avantage, les fonctionnaires eux-mêmes ne se faisant aucun scrupule de tromper l’autorité supérieure s’ils peuvent éviter de passer pour malhabiles. Les publicistes contemporains sont à peu près unanimes à reconnaître que la Chine, à ce point de vue, n’a pas changé depuis un demi-siècle.

On a tenté parfois d’excuser la duplicité chinoise en insinuant qu’il faut prendre les Célestes tels qu’ils sont, sans leur imposer notre propre idéal. Ils ne se soucient que de « sauver la face, » c’est-à-dire de substituer la forme au fond et les convenances à la loyauté. Mais il ne s’agit pas d’inculquer à des Orientaux un préjugé local, une manie particulière aux « nations de l’Occident. » Le préjugé local, c’est de transformer la morale en un code d’étiquette. Depuis que le monde existe, l’homme sait discerner le vrai du faux ; pour toutes les branches de la race humaine qui ne se sont pas appliquées à dégrader en ellesmêmes l’être moral, le mensonge est le mensonge. Sauver les apparences n’est qu’un raffinement dans la perfidie, une aggravation dans la déloyauté. C’est ce que l’histoire de la politique extérieure chinoise, depuis soixante ans, démontre jusqu’à l’évidence. Quelques journalistes se sont étonnés de la grande circonspection avec laquelle les représentans des puissances alliées recevaient les ouvertures du vice-roi Li-Hung-Chang et de l’extrême défiance avec laquelle ils entendaient vérifier l’authenticité de ses pouvoirs. Cet étonnement ne se fût pas manifesté s’ils avaient étudié d’un peu plus près l’histoire diplomatique de la Chine à partir de 1840.

Pendant le cours des longs pourparlers qui précédèrent le traité de Nankin (1842), les représentans du Céleste-Empire se fussent exposés aux pires disgrâces s’ils n’avaient passé leur temps à tromper tout à la fois les étrangers et l’Empereur. Ils s’acquittèrent de cette double tache avec le plus grand zèle. Toutefois l’Empereur, auquel on cachait le plus possible les revers de ses troupes, taxait promptement ses délégués de faiblesse ou de lâcheté. Lin, son premier haut commissaire à Canton, fut, au bout de quatre mois, accablé de reproches et révoqué : mis à l’écart, il eut le courage d’écrire au Fils du Ciel que les Célestes ne pouvaient pas combattre les Anglais sur mer, donnant par-là même, aux yeux de son maître, un suprême témoignage de son imbécillité. Son successeur, Keschen, était tout d’abord obligé de négocier un armistice, car il fallait avant tout éloigner de la capitale une escadre anglaise qui s’était présentée à l’embouchure du Peï-ho. Ce Keschen opéra des prodiges : il se fit accorder délai sur délai, obtint que l’escadre anglaise retournât vers le Sud à quatre cents lieues de Pékin, conclut avec une insigne mauvaise foi des armistices qui permirent au gouvernement chinois de pousser ses armemens et de concentrer ses forces, mais finit par être contraint de signer un traité préliminaire qui stipulait une indemnité de six millions de piastres, cédait l’île et le port de Hong-Kong à la couronne d’Angleterre, etc. Il fut désavoué comme son prédécesseur, mandé, tancé, remplacé. L’Empereur nomma le général Yischen « grand pacificateur des rebelles » et lui écrivit en ces termes : « Je suis le souverain légitime de tout l’Empire, et il n’y a pas un seul pied de terrain, un seul habitant de la terre centrale qui ne soit ma propriété absolue. Keschen a pris sur lui de céder Hong-Kong : que cette mesure retombe sur sa tête. » Le Fils du Ciel laissait des subalternes s’engager et ne s’engageait pas. Il en fut ainsi même après la prise de Canton et toutes les mesures furent si bien prises qu’aucun commissaire impérial ne figura dans l’acte diplomatique du 25 mai, aux termes duquel les Chinois payèrent six millions de piastres aux Anglais ; mais les Anglais durent éloigner de la ville leurs troupes et leurs navires de guerre. L’Empereur, battu, mais triomphant et d’ailleurs probablement battu sans le savoir[24], fit élever dans les rues de Canton six arcs de triomphe en granit, couverts d’inscriptions, afin de perpétuer le souvenir de cette prétendue victoire diplomatique. Le général Yischen entretint soigneusement le Fils du Ciel dans son erreur ; d’après ses rapports, les Chinois ne cédaient jamais, mais feignaient de céder et n’attendaient qu’une occasion de faire tout rentrer dans l’ordre accoutumé.

Les préliminaires de la paix de 1860 sont encore plus instructifs. Les ministres de France et d’Angleterre, MM. de Bourboulon et Bruce, devaient échanger à Pékin dans le délai d’un an les ratifications du traité conclu à Tien-Tsin le 27 juin 1858[25]. Ils se présentèrent donc le 20 juin 1859 à l’embouchure du Peï-ho : une garnison nombreuse occupait les forts de Takou et l’entrée du fleuve était barrée. L’escadre anglaise et le bâtiment français le Duchayla attaquèrent inutilement les forts et tentèrent sans succès un débarquement : les alliés furent obligés de se retirer après avoir subi des pertes sensibles. La cour de Pékin crut, pendant quelques jours, avoir détruit la puissance militaire des deux nations occidentales et lança le mémorable édit du 5 juillet 1859 qui dénonce la « révolte ouverte » des « barbares anglais » avec lesquels les « barbares français » ont fait cause commune, insiste sur l’énormité d’un tel crime « pour lequel la mort même ne serait pas une peine suffisante, » et menace ces rebelles de les anéantir jusqu’au dernier « s’ils reproduisent encore des demandes qu’ils n’ont pas droit de présenter. » On ne demandait pourtant à la Chine que la ratification d’une convention conclue de la façon la plus régulière et sur laquelle les plénipotentiaires des puissances avaient apposé leurs cachets. Les ministres de France et d’Angleterre retournèrent à Changhaï.

Le Fils du Ciel comprit alors qu’il était allé trop vite et qu’il pourrait expier son imprudence. Il délégua d’abord le vice-roi du Chi-li, Hang, pour empêcher la substitution de l’action militaire à l’action diplomatique et brouiller, s’il se pouvait, la France avec l’Angleterre. Hang, ayant échoué dans cette tâche, fut désavoué « pour n’avoir pas su conserver les relations pacifiques » entre la Chine et les nations de l’Occident, puis remplacé par les grands dignitaires Oueng et Heng-ki, qui ne purent empêcher la déroute de l’armée tartare et la prise des forts de Takou.

Ces deux personnages furent désavoués à leur tour. Un décret impérial du 24 août 1860 ayant désigné Koueï-liang, le négociateur du traité de 1858, comme plénipotentiaire pour traiter de la paix, ce haut commissaire et ses collègues envoyèrent, le 3 septembre, aux ambassadeurs des puissances alliées une dépêche ainsi conçue : « Nous venons par ordre de l’Empereur et nous déclarons en premier lieu qu’on doit en revenir à l’exécution du traité signé en 1858 et que toutes les clauses de l’ultimatum notifié par votre empire au mois de mars sont acceptées sans restriction… » Mais on découvrit presque aussitôt que si Koueï-lang possédait bien, comme il l’avait écrit, le sceau impérial, il n’avait pas les pleins pouvoirs du Fils du Ciel. Les conférences furent rompues et la marche sur Pékin fut reprise malgré deux lettres suppliantes de Koueï-liang (7 septembre). Le prince Tsaïet Mouh, président du bureau de la guerre, remplacèrent ce plénipotentiaire qui « n’avait pas su se conformer aux ordres de l’empereur[26], » et s’efforcèrent encore une fois, par tous les moyens imaginables, de faire rétrograder les alliés. La France ne voulait ni ne pouvait regarder comme un malentendu l’outrage prémédité qu’elle avait reçu le 20 juin 1859 et décidait à l’action le cabinet de Saint-James qui, malgré l’énormité de ce premier forfait international, avait hésité d’abord à s’ouvrir par la force la route de Pékin.

Cependant le baron Gros et lord Elgin offraient encore de signer la paix à Tong-chaou, c’est-à-dire à 18 kilomètres de Pékin. Le prince Tsaï et son collègue Mouh souscrivirent à la proposition des ambassadeurs, promettant purement et simplement de signer la paix dans cette ville et d’apposer le sceau de l’empereur sur le texte du traité. C’est là qu’allait être commis un nouvel attentat au droit des gens, encore plus odieux que celui de juin 1859.

Le 12 septembre 1860, M. Parkes, consul d’Angleterre à Canton, et M. Wade, secrétaire interprète, furent envoyés à Tong-chaou par lord Elgin. Après un entretien très pénible, qui ne dura pas moins de huit heures, où les plus graves questions furent reprises et débattues très vivement dans leurs moindres détails, Tsaï remit aux commissaires anglais une lettre d’adhésion pleine et entière. En conséquence, un certain nombre de Français et d’Anglais se rendirent à Tong-chaou le 18 septembre. Le 19, quelques-uns seulement purent revenir au camp ; trente-cinq étaient retenus prisonniers, parmi lesquels le colonel Foulon de Grandchamp, l’abbé Duluc, M. Loch, secrétaire de lord Elgin, etc. Ces délégués avaient été, dans le cours même d’une négociation diplomatique, l’objet d’un atroce guet-apens ; le gouvernement chinois les gardait comme otages et, chaque fois qu’on subordonna la suspension des hostilités à la remise des prisonniers, feignit de ne pas entendre. Un petit nombre d’entre eux, parmi lesquels M. d’Escayrac de Lauture, furent ramenés plus tard au camp après avoir subi les plus horribles traitemens ; les autres avaient été torturés et massacrés dans les prisons de Pékin. Un édit impérial du 20 septembre[27] avait prodigué les encouragemens aux bourreaux. C’est ainsi que les Chinois préludèrent aux conventions de paix additionnelles du 24 et du 25 octobre 1860. Le 24 octobre, lord Elgin obligea le prince Kong à délivrer un certificat attestant que le sceau mis au bas du parchemin était le sceau véritable de l’empereur et que celui-ci était définitivement engagé ; c’était un excès de précaution justifié par l’excès de la fourberie chinoise.

Les Japonais savaient à quoi s’en tenir. En 1895, le Céleste-Empire, battu sur terre et sur mer, leur envoya pour traiter de la paix des ambassadeurs, porteurs d’une lettre impériale, mais dépourvus de tout pouvoir régulier, ce qui permettait de traîner en longueur et de désavouer, au bon moment, tous les délégués. Ceux-ci furent immédiatement renvoyés en Chine, et le cabinet de Tokio put s’aboucher un peu plus tard avec Li-Hung-Chang, investi de pouvoirs explicites.

La Chine s’est engagée, en 1900, dans un nouveau labyrinthe de faux-fuyans et de contradictions. Chaque promesse est un leurre, chaque mot cache un piège. Le gouvernement central arme les Boxers et favorise leurs sanglans méfaits ; mais il feint de les combattre et charge ses troupes de les poursuivre à la condition qu’elles ne les poursuivront pas. Il écrit aux puissances étrangères que les Boxers attaquent malgré lui les Légations et dirige contre elles les canons Krupp de l’artillerie impériale. Il prend officiellement les ministres étrangers sous sa protection, mais cherche à les perdre en les envoyant à Tien-tsin ; il feint de les nourrir et les affame ; de les secourir et les traque comme des bêtes fauves. Il désavoue les Boxers vaincus, mais est prêt à recueillir, s’il y a lieu, les fruits de leurs victoires. Il perd, à force de mentir, jusqu’au droit de dire la vérité !

Tant de mauvaise foi donne à penser que la conscience juridique de ce peuple n’est pas encore formée.

L’égalité des États souverains est un principe essentiel de droit public. La dimension des territoires importe peu. La communauté internationale des peuples civilisés attribue les mêmes droits aux plus faibles qu’aux plus puissans d’entre eux, et leur impose les mêmes devoirs. C’est une maxime élémentaire que les Chinois ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre.

En 1793, lord Macartney se rendit à Pékin en qualité d’ambassadeur ; mais les Célestes profitèrent de son ignorance pour inscrire sur sa voiture en chinois cette phrase : « ambassadeur apportant le tribut du royaume d’Angleterre, » et la « face » fut ainsi sauvée. Un autre ambassadeur anglais, lord Amherst, partit en 1816 ; mais, comme il ne voulut pas se soumettre aux formalités d’une étiquette dégradante, il ne fut pas reçu par l’Empereur ; bien plus, comme il rentrait à Canton sans avoir rempli sa mission, on ferma le port aux navires de guerre qui venaient le chercher, et les officiers anglais durent forcer le passage en bombardant les forts de Bocca-Tigris. Le 3 juillet 1840, une embarcation de la frégate la Blonde s’était avancée vers Amoy avec un pavillon parlementaire pour remettre à l’autorité supérieure de cette ville une lettre de lord Palmerston adressée au cabinet de Pékin, avec prière de la faire parvenir à destination : cette lettre fut renvoyée. La même lettre fut renvoyée de la même manière par les autorités supérieures de Ning-Po. C’est alors qu’une partie de la côte chinoise entre Ning-Po et l’embouchure du Yang-tze-kiang fut bloquée par l’escadre de S. M. britannique. En mai 1841, une nouvelle lettre des plénipotentiaires anglais fut refusée par les magistrats de Ning-Po. En 1860, un an après que les ambassadeurs chargés d’échanger les ratifications du traité de Tien-tsin avaient été reçus à coups de canon, les principaux obstacles auxquels se heurtèrent les commissaires chargés de s’aboucher avec le prince Tsaï furent l’entrée des ambassadeurs à Pékin avec une escorte de 2 000 hommes, leur réception par l’empereur, l’installation d’un ministre anglais dans la capitale, mais par-dessus tout le projet de remettre au Fils du Ciel une lettre autographe de la reine Victoria. Ces prétentions qui paraissaient monstrueuses à la cour de Pékin, parce qu’elles impliquaient l’égalité des États européens et de l’Empire, déterminèrent le guet-apens de septembre, la reprise des hostilités, la bataille de Pa-li-kao, et le reste. Un peu plus tard, après que les troupes des alliés furent entrées dans la capitale, installant leurs canons sur les remparts, il plut au prince Kong de transformer ce corps de troupes victorieux en une simple garde d’honneur[28]. Le Fils du Ciel n’était pas vaincu parce qu’il ne pouvait pas l’être, et, s’il avait quitté momentanément sa capitale, c’est que, suivant un ancien usage, il s’était rendu, pour les chasses d’automne, à Jehol en Tartarie. Les ministres étrangers ne purent traiter qu’avec le prince Kong.

En 1867, le gouvernement chinois décida d’envoyer une ambassade en Amérique et en Europe. Son choix tomba sur M. Anson Burlingame qui avait représenté les Etats-Unis à Pékin pendant plusieurs années. Il évitait par-là même de compromettre un de ses hauts dignitaires et, comme il pourrait toujours reprocher à cet étranger d’avoir mal compris ses ordres, conservait toute sa liberté d’action[29]. D’ailleurs, pendant que M. Burlingame se rendait à New-York, la cour de Pékin accablait de ses dédains M. Ross Browne, le nouveau ministre des Etats-Unis. Peu de temps après, elle éconduisit impoliment le duc d’Edimbourg, fils de la reine Victoria, l’Empereur ne recevant pas les ministres européens « et ne pouvant pas faire d’exception pour les rejetons des familles régnantes. »

C’est le 29 juin 1873 que le Fils du Ciel reçut pour la première fois les ministres étrangers. Il les avait fait attendre quatre mois. Mais, si l’on n’avait obtenu que très difficilement la promesse d’une audience, il fut encore moins aisé d’en régler le cérémonial. Le Ko-Teou, selon lequel tout visiteur amené devant le souverain devait se mettre à genoux trois fois et frapper neuf fois la terre du front, devint une pomme de discorde.

Les ministres étrangers refusèrent obstinément de se soumettre à cette formalité. On voulut bien condescendre à leur proposer une transaction ; ils s’accroupiraient sur leurs talons sans poser leur front sur le sol. Cette seconde proposition ne fut pas mieux accueillie. Bref, la cour gémit et céda. À six heures du matin, les représentons des puissances se réunirent au Peï-lang établissement catholique situé dans la cité impériale : de là, ils furent conduits par un ministre du Yamen à la porte septentrionale de l’enceinte prohibée du Palais, où ils durent laisser leur suite et leurs palanquins. Après deux nouvelles haltes, fort longues, ils furent enfin reçus. L’Empereur aurait daigné leur dire : « Sa Majesté reconnaît la réception des lettres présentées par les ministres étrangers » et, quelques minutes après : « Sa Majesté espère que les empereurs, rois et présidons d’État représentés par Vos Excellences sont tous en bonne santé, et elle compte que toutes les affaires entre les ministres étrangers et ceux du Tsong-li-Yamen s’arrangeront d’une manière amicale et satisfaisante[30]. »

Aujourd’hui, l’Empereur reçoit les membres du corps diplomatique le premier jour de l’année ; en outre, depuis fort peu de temps, à leur arrivée et à leur départ.

Mais ces diverses concessions sont regardées par le « vieux parti chinois » comme des fautes impardonnables. Quand l’impératrice douairière pénétra, pendant la nuit du 21 au 22 septembre 1898, dans la chambre du jeune empereur, Kouang-sou, l’accusa de complots avec l’étranger, le souffleta devant témoins et le contraignit à lui remettre les sceaux de l’État, elle devint lame de la protestation contre l’ordre de choses établi depuis 1860. Elle s’entoura des Mandchous les plus hostiles aux c« innovations européennes » : Yung-lu, Kang-Yi, Hsu-Ting ; et revêtit des plus hautes dignités le prince Touan, jadis écarté du trône, retiré depuis longtemps à Moukden, affectant d’ignorer les coutumes de l’Europe, affichant un profond mépris pour le droit issu des traités conclus avec les races inférieures[31].

La Chine, dans ses rapports avec les autres puissances, comprend encore très mal que des Etats, inégaux en fait, aient le même droit au respect de leur existence, de leur indépendance et de leurs facultés juridiques. Qu’est-ce qu’une association dont les membres n’aspirent qu’à s’entre-déchirer ? La Chine jette un élément de perturbation dans la société des peuples en y apportant sa haine implacable des étrangers.

En janvier 1841, après que les Chinois ont feint de négocier pour compléter leurs armemens, des édits impériaux déclarent l’ « extermination » des Anglais « sainte et nécessaire ; » la tête des chefs et des soldats est mise à prix. Deux mois plus tard, l’Empereur écrit à son géréralissime Yi-chen : « Allez, hâtez-vous, attaquez et exterminez. » Le gouvernement parvient sans peine à provoquer dans le cœur du bas peuple une explosion de haine contre les étrangers. « Quand nous serons réunis, plusieurs centaines de milliers d’hommes forts et alertes, lit-on dans un de ces manifestes populaires[32], quelle difficulté aurons-nous à vous couper par la racine ? Nous vous attaquerons par terre et par eau. Nous ne voulons pas qu’il reste sur notre terre l’ombre d’un seul rebelle ; nous ne permettrons pas qu’un seul de vos navires infernaux aille raconter vos désastres. »

La haine des « diables étrangers » s’est enracinée plus profondément encore après les événemens de 1859 et de 1860. Si les Européens étaient vaincus, le Céleste-Empire les achèverait avec une fureur sans égale par le fer et par le feu : cependant nos victoires mêmes ne leur inspirent qu’une médiocre terreur et, le premier moment de stupeur une fois passé, leur aversion, leur insolence ne connaissent plus de bornes. La plupart des sociétés’ secrètes comme celles des Taïpings, des « Trois Vérités » (Triade), le Nénuphar blanc, le Grand Couteau, le Poing de l’Harmonie publique, qu’elles s’accordent ou se disputent avec le gouvernement, (énigme généralement indéchiffrable), se proposent avant tout l’expulsion des étrangers.

La guerre sino-japonaise semblait avoir un peu refroidi l’ardeur des xénophobes, et M. Pierre Leroy-Beaulieu constatait, en 1897, non sans quelque surprise, que les Européens n’étaient plus aussi souvent insultés dans les rues de Pékin. Mais le coup d’État du 22 septembre 1898 inaugure une politique de réaction violente et de lutte à outrance contre les étrangers. Le manifeste de l’Impératrice du 21 novembre 1899[33] ne laissait subsister aucune équivoque : « Que le mot paix ne tombe jamais de la bouche de nos grands dignitaires ! Qu’ils ne permettent jamais à une telle pensée d’effleurer un moment leur esprit ! Lorsqu’on a un pays comme le nôtre, avec un territoire aussi immense, de telles ressources naturelles, des centaines de millions d’habitans, si chacun tient à prouver son loyalisme et son patriotisme, qui peut avoir peur de l’étranger ? Que personne donc ne songe à faire la paix, mais tâche de préserver de toute destruction et de toute spoliation les demeures et les tombeaux de ses aïeux. » Une circulaire du Tsong-li-Yamen tira d’ailleurs sur-le-champ la conséquence pratique de cet appel au peuple en donnant tout pouvoir aux officiers chinois pour résister par la force[34], sans attendre les ordres venus de Pékin. La période des massacres et des pillages commença le 13 mai 1900 par l’attaque et l’incendie du village de Kao-lo, dont 70 habitans furent massacrés par les Boxers. On lisait sur les drapeaux des incendiaires une de ces deux inscriptions : « Protéger la dynastie, anéantir les Européens, » ou : « Par ordre de l’Empereur, anéantissons les Européens[35]. »

Le 21 mai 1900, les membres du corps diplomatique accrédités à Pékin adressèrent une note collective au Tsong-li-Yanien pour réclamer le bannissement de tous les membres de l’association des Boxers qui provoquaient des désordres dans les rues et répandaient des manifestes menaçans pour les étrangers, le châtiment des fonctionnaires négligens, l’exécution des meurtriers, des incendiaires, des personnes qui dirigeaient les actes des Boxers et leur donnaient de l’argent.

Tout porte à croire que les avis belliqueux du prince Tuan et de Kang-Yi, président du conseil de la guerre, l’emportèrent dans le Grand Conseil des ministres tenu le 19 juin par l’Impératrice[36]. On ne pouvait dès lors attendre que la réponse satisfaisante du Tsong-li-Yamen à la note collective. Celle que reçurent les ministres étrangers fût à bon droit regardée par le cabinet de Saint-Pétersbourg comme évasive, et le gouvernement russe annonça, dans une note adressée aux journaux le 4 juillet, que les ministres des puissances européennes allaient se concerter sur les moyens d’organiser et d’accélérer un débarquement de troupes internationales. Dès le 3 juillet, les journaux de Canton avaient publié deux édits de l’Impératrice, annonçant : 1° que la réconciliation avec les chrétiens était absolument impossible : 2° qu’il serait dangereux d’opprimer le peuple et que, par conséquent, « il convenait de profiter jusqu’à nouvel ordre du mouvement hostile aux étrangers. » Le prince Tuan fut encore plus net[37] : « Nous avons. disait-il, des fusils à longue portée et de gros canons en abondance… Les étrangers sont des hommes petits et faibles qui ne peuvent opposer aucune résistance. Ils sont déjà terrifiés. D’un coup, vous les détruirez tous. Châtiez-les bien, et que pas un n’ait la vie sauve. » Les massacres d’étrangers vont se succéder désormais sans interruption. Pour exciter au meurtre la population de Canton, on affiche sur les murs de cette ville que tous les étrangers ont été tués, dans le Nord, comme des poulets ou comme des chiens[38]. Quelques jours après[39], on annonce que Lin-Ping-Heng, ennemi déclaré des barbares, a reçu le commandement suprême des quatre armées mobilisées dans le Yang-Tsé et que l’Impératrice, sur sa demande, fait décapiter, ou couper en deux (on n’est pas d’accord sur le mode d’exécution), deux membres du Tsong-li-Yamen, favorables aux étrangers. Notre consul générale Changhaï peut encore télégraphier à M. Delcassé, le 25 septembre, longtemps après l’ouverture des négociations, que, « d’après des informations « de source chinoise, les vice-rois et les gouverneurs auraient reçu de la cour des ordres impériaux secrets qui les mettraient en demeure de combattre et de détruire les étrangers. » On feint de destituer le prince Tuan ; mais tout porte à croire qu’il a rédigé lui-même le décret de destitution et détient encore le sceau de l’Empire. En tout cas, il s’est substitué des prête-noms et dicte, au moment même où vont commencer les négociations, de nouveaux édits secrets d’après lesquels le but final et nécessaire est l’extermination des Européens.

Une telle conception de la fraternité internationale est un obstacle évident à l’accomplissement de certains devoirs internationaux.

Le mot « humanité » prend, dans les langues latines, deux acceptions différentes : c’est à la fois la collection des êtres humains et l’expression d’une certaine bienveillance qu’ils se doivent les uns aux autres dans toutes les circonstances de la vie. Il est beau qu’un seul mot désigne ces deux choses, et cela nous paraît si naturel que nous n’y prenons pas garde.

Les philosophes de l’antiquité païenne enseignaient déjà que notre première tâche est de resserrer le lien naturel en fortifiant l’union du genre humain ; que l’homme traître envers l’humanité manque à son devoir comme le citoyen traître envers la patrie : que la charité (caritas generis humani) est la plus haute expression de l’honnête[40]. Ce n’est point d’ailleurs une morale propre aux Occidentaux, car les livres sacrés des Chinois prêchent aussi la charité. Mais, comme ces maximes sont, à leurs yeux, dépourvues de tout caractère pratique, ils ne cherchent pas à s’y conformer. Elles répugnent d’ailleurs à leur férocité naturelle.

Tous les publicistes qui ont soit habité, soit visité la Chine : M. Pierre Leroy-Beaulieu ; le docteur Matignon, médecin de la légation de France à Pékin ; M. Bard, ancien président du conseil d’administration municipale de la concession française à Changhaï, etc., s’accordent sur ce point : la bonté, l’altruisme, la reconnaissance sont, pour les Célestes, des mots vides de sens ; ils assistent aux souffrances de leurs semblables, sans les plaindre, que dis-je ? ils savourent habituellement ces douleurs en fins connaisseurs, en artistes délicats ; d’autant plus satisfaits que le sang coule goutte à goutte, que le supplice est plus lent et plus raffiné[41]. Le pauvre, suivant le même instinct, tue sans sourciller, quand bon lui semble, son nouveau-né, puis le jette dans la rue ou même l’offre encore vivant, dans un panier, aux chiens et aux pourceaux qui parcourent les voies étroites des grandes villes. Je parlerai bientôt des atroces châtimens infligés par les tribunaux. Il n’existe pas dans l’histoire du monde un plus abominable martyrologe.

Transportons par la pensée de telles mœurs et de telles habitudes dans la sphère des relations qui unissent la communauté des États : il devient très difficile d’inculquer à de tels hommes le sentiment des devoirs internationaux et de leur en imposer l’accomplissement.

Si telle est leur cruauté pendant la paix, quels n’en seront pas les excès en temps de guerre ? comment étancheront-ils leur soif de vengeance et résisteront-ils à leurs propres fureurs ? Après les traités du 24 et du 25 octobre 1860, les commissaires alliés durent punir eux-mêmes un haut mandarin de Canton, qui avait torturé des prisonniers de guerre. Le maréchal Yamagata, dans une proclamation adressée aux troupes japonaises placées sous ses ordres (septembre 1894), caractérisait en ces termes l’armée chinoise : « L’ennemi a un caractère cruel et féroce depuis les temps anciens. Si, dans les combats, vous avez le malheur de devenir ses prisonniers, il vous fera subir certainement des souffrances atroces, plus terribles que la mort, et vous fera mourir, après cela, par les procédés les plus barbares et les plus inhumains. Défendez-vous donc de devenir ses prisonniers, quelque périlleux que soit le combat à soutenir. Ne reculez pas devant la mort. » Cette peinture était fidèle. Les Chinois ne se conformèrent pas aux lois de la guerre. Ils suspendaient aux saules, sur le chemin que devait suivre un des corps expéditionnaires, les têtes des soldats japonais. Pendant les escarmouches de Dojooski, ils arrachèrent les entrailles de leurs ennemis morts ou blessés pour introduire dans leurs corps ainsi vidés des pierres et du sable. Interrogée par le Comité international des sociétés de la Croix-Rouge de Suisse, la Société de la Croix-Rouge du Japon répondit le 28 août 1895 : « Ceux de nos soldats qui deviennent prisonniers de la Chine ne sont pas seulement privés de tout secours ; ils s’exposent aux massacres et aux mutilations les plus atroces[42]. » Cependant la Russie, puissance asiatique autant qu’européenne, voulut, en 1898, que l’Asie fût représentée à la grande conférence de la Haye non seulement par le Japon, la Perse et le Siam, mais encore par la Chine. Cette invitation contribua-t-elle à dégager, dans l’esprit des Chinois, la notion d’un devoir international, par suite à resserrer les liens qui les unissent à la société des peuples ? On en jugera bientôt.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. E. Bard, Les Chinois chez eux, p. 202.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er juin1857 l’article signé V. de Mars.
  3. Même article du Prince de Joinville.
  4. Voyez la lettre de M. Adolphe Barrot dans la Revue du 1er mars 1842.
  5. La corporation privilégiée, connue à Canton sous le nom de marchands hongs ou hanistes, était, par conséquent, supprimée, et les Français devenaient dorénavant libres, dans les cinq ports, de traiter de l’achat et de la vente de toute marchandise avec tous les sujets chinois choisis sans l’intervention obligée de qui que ce fût (art. 9 du traité).
  6. « Mais il leur est formellement interdit de pénétrer et d’effectuer des opérations commerciales dans aucun autre port de la Chine, comme aussi de pratiquer sur la côte des ventes ou des achats clandestins (art. 2, § 3). »
  7. « Celles-ci seront également respectées par les équipages des bâtimens français mouillés dans chacun des cinq ports (art. 23 du traité), »
  8. Voir, à ce sujet, la Revue du 15 février 1842.
  9. Voyez la première lettre de M. Adolphe Barrot dans la Revue du 15 février 1842.
  10. Ce qui fut fait par la loi du 8 juillet 1852.
  11. Articles 27 et 28 du traité. Ces deux textes doivent être combinés avec l’article 25, qui détermine la compétence des consuls pour le règlement des contestations civiles entre Chinois et Français.
  12. On lisait en outre dans le dernier alinéa de l’art. 23 : « Si, contrairement aux présentes dispositions, des Français, quels qu’ils soient, s’aventuraient en dehors des limites ou pénétraient au loin dans l’intérieur, ils pourront être arrêtés par l’autorité chinoise, laquelle, dans ce cas, sera tenue de les faire conduire au Consulat français du port le plus voisin. Cette disposition, certainement applicable aux missionnaires, les mettait légalement à l’abri des procédures atroces et des sentences arbitraires.
  13. Un grand nombre d’articles du traité de 1858 reproduisent simplement les dispositions des traités de 1842 et de 1844 ; nous n’insistons pas sur ces clauses.
  14. Nous suivons le texte français du traité franco-chinois, tel qu’il a été promulgué par un décret impérial français du 12 janvier 1861. En cas de dissidence entre le texte français et le texte chinois, c’est le premier qui doit prévaloir (traité de 1858, art. 3).
  15. « Lorsque l’ambassadeur, haut commissaire de S. M. l’empereur des Français se trouvera dans Pékin pour y procéder à l’échange des ratifications du traité de Tien-tsin, il sera traité pendant son séjour dans la capitale avec tous les honneurs dus à son rang, et toutes les facilités lui seront données par les autorités chinoises pour qu’il puisse remplir sans obstacle la haute mission qui lui est confiée. »
  16. Long-Tchéou, Moungtsé, Hokéou, Semao, Tchoun-ning-fou, Tong-hing.
  17. Art. 6 du traité de Whampoa, 27 du traité de Tien-tsin.
  18. Et contresignés par les autorités locales chinoises (art. 6 du traité de juillet 1896.
  19. Revue de droit international et de législation comparée, t. VII, p. 659.
  20. Voyez Mayers, Treaties between China and foreign powers, p. 73. Cf. la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1886.
  21. Voyez surtout les art. 1 § 4, 4. 5, 6 et 7.
  22. Voyez notamment les art. 2, 4, 5 § 4 et 5, 14, 15, 16, 18. L’art. 5 § 6 autorise les Français et les autres personnes, établis sur les points ouverts à la frontière, à circuler sans passeport dans un rayon de 50 lis autour de ces localités.
  23. Date de la convention russo-chinoise, dite convention Cassini, à la suite de laquelle fut fondée la compagnie russe de l’Est chinois.
  24. « Il ne sut rien de la défaite de ses troupes tartares. » (3e lettre de M. Ad. Barrot.)
  25. Art. 42 du traité.
  26. Dépêche de Tsaï, datée du 12 septembre.
  27. Dont le texte est reproduit dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1860.
  28. Voyez la Revue du 1er août 1865, article de M. Ch. Lavollée.
  29. Voyez la Revue du 1er juillet 1871, article de M. H. Blerzy.
  30. Voyez la Revue de droit international et de législation comparée, t. IX article de M. Rolin-Jacquemyns).
  31. V. les lettres de Mgr Favier, du 18 et du 28 mai 1900, publiées par les Annales de la propagation de la foi (septembre 1900).
  32. Traduit par M. Ad. Barrot. Voyez la Revue du 1er juillet 1842.
  33. Inséré dans le North China Herald du 27 décembre.
  34. Aux étrangers, bien entendu.
  35. Lettre de Mgr Favier du 18 mai (Annales de la propagation de la foi, septembre 1900).
  36. Voyez le Journal des Débats du 8 juillet 1900.
  37. Traduction d’un décret envoyé par ce prince aux autorités de Changhaï et transmis de Changhaï au Daily Express.
  38. Télégramme du 27 juillet.
  39. Télégrammes du 3 et du 4 août.
  40. Cicéron, De Officiis, III, 5 ; de Finibus, III, 3 v. etc.
  41. Voyez le Correspondant du 25 juillet 1900.
  42. Le rapport officiel adressé par le docteur Kikuti Tadaatsu, après la bataille de Ping-Yang, au directeur général du service de santé en campagne donne à ce sujet des détails précis. Voyez l’ouvrage de M. Nagao Ariga sur la Guerre sino-japonaise, p. 114.