Traduction par A. Corvisy.
Librairie scientifique A. Hermann (p. 38-45).

QUATRIÈME LEÇON


LA CHIMIE PHYSIQUE ET L’INDUSTRIE (suite)

La seconde leçon que je dois consacrer à l’application de la chimie physique à l’industrie va vous donner un aperçu de ce qu’a fait cette science dans le domaine du fer : fer doux, fonte, acier et diverses formes de fer plus ou moins riches en carbone. Je vous dirai d’abord que Jüptner, un des savants les plus versés dans la connaissance des aciers, considère les vues actuellement acquises comme d’une grande importance, dans l’industrie du haut-fourneau, et son « Handbuch der Siderologie, » récemment paru, a une introduction de 61 pages sur les lois des dissolutions.

La façon dont se comportent le fer et surtout l’acier est un peu compliquée, c’est pourquoi j’ai abordé mon sujet par l’étude des relations analogues, mais plus simples, que présente l’étain. Avec l’étain, nous n’avons affaire qu’à une seule substance qui peut se présenter sous plusieurs modifications, tandis que dans les diverses formes du fer si importantes pour l’industrie, la présence d’une certaine quantité de carbone joue un rôle capital. Malgré cela, les nouvelles méthodes physico-chimiques employées aujourd’hui pour traiter de semblables problèmes ont réussi à éclaircir les relations passablement complexes du fer contenant du carbone, et nous pouvons maintenant figurer par un diagramme les phénomènes essentiels.

Une autre discussion préliminaire est encore nécessaire. Pour l’étain, nous avons montré l’existence d’un métal qui affecte différentes formes et fait ressortir la loi de la transformation réciproque. Avec le fer, dans ses diverses modifications, nous retrouvons la même chose et en plus un phénomène nouveau à considérer, c’est la formation de ce que l’on nomme des solutions solides.

L’aperçu que nous avons obtenu de la nature des solutions liquides ordinaires est si fécond et d’une si vaste portée qu’on a tenté de faire un nouveau pas et d’appliquer à l’état solide quelques-uns des résultats trouvés pour l’état liquide. C’est avec raison que nous pouvons dans certains cas nous servir de l’expression solutions solides, car la caractéristique d’une solution, c’est l’homogénéité parfaite, malgré la variation possible de la composition. Ainsi le microscope ne peut dans une solution de sucre nous faire distinguer les deux substances, le sucre et l’eau ; de même il ne peut le faire dans un composé tel que le verre coloré ou dans ce qu’on nomme un mélange isomorphe, tel que le mélange de deux aluns. On sait, en effet, que l’alun ordinaire, incolore, forme, lorsqu’il cristallise au sein d’une solution contenant de l’alun de chrome coloré, des octaèdres qui possèdent la coloration de l’alun de chrome plus ou moins affaiblie, et dans lesquels les instruments d’optique les plus délicats ne nous révèlent ni une disposition par couches de composition différente ni une inhomogénéité quelconque. Nous avons bien ici une solution solide. Si elle est amorphe, comme dans le cas du verre coloré, l’analogie avec une solution liquide est si grande que les deux termes extrêmes peuvent être reliés par une série de solutions plus ou moins solides, pâteuses et liquides, de telle sorte qu’il est impossible d’assigner une démarcation entre le liquide, et le solide. Si la solution solide est cristalline, elle ne diffère en principe du liquide que par une orientation intérieure et une disposition régulière des molécules.

Ce qui est essentiel, c’est que les lois des solutions liquides ont été appliquées avec succès aux solutions solides[1] et que cette application nous a fourni un aperçu des propriétés des formes de fer contenant du carbone.

Après cette discussion préliminaire sur l’étain et sur les solutions solides, nous pouvons aborder notre sujet. Tandis que l’étain ne nous offrait que deux formes différentes, il y en a ici un plus grand nombre. Au point de vue technique, nous avons d’abord les trois formes bien connues, fer doux, acier, fonte, qui se distinguent l’une de l’autre par des proportions croissantes de carbone ; mais il est évident que ce n’est pas seulement la proportion de carbone qui influe sur les propriétés, comme on le voit dans la trempe de l’acier : lorsque ce composé a été porté à une haute température, ses qualités varient selon qu’il a été refroidi plus ou moins rapidement et sans que sa composition soit changée. Aussi, dans l’étude du fer sous ses différentes formes, est-il nécessaire de compléter les indications de l’analyse chimique par celles que fournit l’examen microscopique. L’objet est d’abord poli, puis corrodé avec un acide, par exemple avec une solution d’acide chlorhydrique dans l’alcool ; on peut aussi continuer le polissage avec de l’émeri et une lame de caoutchouc, ce qui fait que les parties plus dures restent en saillie par rapport aux portions voisines moins dures enlevées par le polissage. Dans les deux cas, l’examen microscopique au moyen d’un éclairement oblique révèle des particularités dans la structure qui permettent une nouvelle différentiation. C’est ainsi qu’on distingue aujourd’hui : la ferrite, fer essentiellement pur ; la martensite, fer contenant des proportions variables de carbone, mais dont la structure est homogène et qui répond à la notion de solution solide ; la cémentite, combinaison de fer et de carbone représentée par la formule Fe3C. Le carbone pur peut en outre se trouver disséminé dans le fer à l’état de graphite, parfois même à l’état de diamant ; c’est pourquoi il faut encore citer la perlite, fer carboné de structure non homogène et cependant de composition assez constante. Peut-être y aurait-il encore d’autres formes à considérer ; mais leur existence individuelle ne paraît pas être établie d’une façon absolument certaine[2].

Commençant par le fer pur, la ferrite, je dois vous dire tout d’abord que Le Chatelier a démontré que le fer, comme l’étain, existe sous deux modifications, dont la transformation réciproque est liée à une température déterminée, ici 850°. Nous distinguerons ces deux modifications par les noms de ferrite α et ferrite β ; la première est celle qui est stable au-dessous de 850° ; celle-ci répond au fer doux ordinaire, aussi exempt de carbone que possible, tel que le fil d’archal. Ces relations sont représentées par la figure 3 dans laquelle les températures sont portées en abscisses et les proportions % de carbone sont portées en ordonnées.

Le second fait, que nous avons maintenant à considérer, c’est que le fer β peut prendre du carbone et former une solution solide, propriété que ne possède pas le fer α. Étant donnée l’analogie entre la température de transformation et le point de fusion, ainsi que l’analogie des solutions solide et liquide, on prévoit que l’addition de carbone au fer β abaissera la température de transformation, de même que la présence d’une substance dissoute abaisse la température de solidification d’un corps fondu ; on peut même, en appliquant les lois des solutions liquides, calculer, comme l’a fait Jüptner, l’abaissement du point de transformation ; c’est ce qui est représenté par une ligne partant du point de l’axe horizontal correspondant à 850° et remontant vers la gauche, indiquant ainsi la diminution de la température de transformation corrélative à l’augmentation de la teneur en carbone. Le point de solidification d’un corps fondu ne peut être abaissé indéfiniment par addition de quantités croissantes de
Fig. 3 Kohlenstoff : Carbone. — Graphit u. Diamant : Graphite et Diamant. — Schmelzpunkt : Point de fusion. — Cementit : Cementite — Gusseisen : Fonte. — Schmiedeisen : fer doux. — Eisen : Fer. — Martensit : Martensite. — Perlit : Perlite. — Stahl : Acier. — Proz. C : Carbone %. — Flüssig : Liquide.
la substance dissoute ; il en est de même du point de transformation d’une telle solution solide. Par congélation ou solidification progressive d’une solution liquide, la substance dissoute s’accumule de plus en plus dans la partie liquide, jusqu’à ce qu’elle s’en sépare sous une forme quelconque, par exemple à l’état solide. C’est alors qu’on atteint une limite inférieure de température où tout se solidifie et se transforme en une masse non homogène dont la composition est celle qu’avait la solution liquide au moment de cette solidification. Il en va de même de la solution solide du carbone dans le fer ; la proportion de carbone dans la ferrite augmente jusqu’à 0,8 %, et la forme sous laquelle se sépare ensuite le carbone, à 670° est la cémentite Fe3C. Dans les solutions qui se solidifient, les composés ou conglomérats ainsi formés ont été longtemps considérés comme des corps unitaires, à cause de leur composition définie ; on a appelé cryohydrates ceux qui sont produits par les solutions aqueuses ; de même pour les solutions du carbone dans le fer, on a cru que la perlite était un corps unitaire. La vraie nature de ce corps est bien connue ; c’est un mélange de ferrite et de cémentite, et la constance de sa composition est maintenant expliquée. La perlite, qui résulte du refroidissement lent d’un acier contenant 0,8 % de carbone, est tout à fait comparable au cryohydrate d’un sel tel que le sulfate de cuivre, qui existe aussi à l’état d’hydrate véritable dans le mélange appelé cryohydrate ; la glace correspond au fer et l’hydrate de sulfate de cuivre au fer carburé. L’analogie peut se représenter par le symbole suivant, où nous supposons un cryohydrate qui se solidifie à −5°.

Cryohydrate −5° Dissolution
Eau Hydrate
Perlite 670° Solution solide
Ferrite Cémentite

Les phénomènes que nous venons de décrire sont mis en évidence de la même façon dans les deux cas, au moyen du thermomètre, mais tandis qu’on peut apercevoir ce qui se passe au sein d’une solution, pour le fer c’est seulement l’étude de la structure qui nous indique que pour 0,8 % de carbone on a de la perlite, et pour une proportion moindre un mélange de ferrite et de perlite.

C’est encore la comparaison avec les solutions qui nous apprendra comment se comportent les formes de fer riches en carbone : une solution plus riche en sulfate de cuivre que celle qui correspond au cryohydrate dépose d’abord par refroidissement du sulfate de cuivre et ensuite le cryohydrate ; de même un fer contenant beaucoup de carbone donnera d’abord de la cémentite et ensuite de la perlite.

Cette analogie, qui concorde si bien avec les faits observés, doit être attribuée à une propriété inattendue des solutions solides du carbone dans le fer : c’est que celles-ci, malgré l’état solide, permettent une séparation du mélange, séparation qui est forcément liée à un déplacement, à un mouvement interne. Toutefois cette mobilité interne décroît en même temps que la température ; de là résulte pour l’acier la faculté de pouvoir être dur ou mou, selon le cas : par refroidissement rapide de l’acier, on empêche la séparation du mélange qui se conserve alors indéfiniment ; la solution solide est restée dans le même état et correspond à l’acier trempé ou martensite. Je ferai encore remarquer que la théorie des solutions n’est pas absolument étrangère à l’accroissement de la dureté du fer par suite de l’absorption du carbone en solution solide : un corps dissous diminue en effet la tension maximum, c’est-à-dire s’oppose à la désagrégation à la surface[3]. Les solutions solides dont nous parlons forment aussi une série continue, depuis le fer doux jusqu’à la cémentite très dure.

Nous avons encore un troisième phénomène à expliquer, c’est la séparation sous forme de graphite du carbone contenu dans le fer. Prenons la cémentite Fe3C, qui correspond assez bien à la fonte blanche industrielle ; dans ce composé, une séparation se produit au-dessus de 1 000°, avec formation de graphite et d’une solution contenant 1,8 % de carbone ; cette température et cette proportion de carbone établissent ainsi la limite des espèces de fer qui forment de la cémentite par refroidissement lent, et nous pouvons dans la figure 3 joindre le point correspondant au point qui figure la proportion de 0,8 % de carbone et la température de 670°. De cette façon nous avons à peu près épuisé la première partie des phénomènes relatifs à la transformation d’une solution solide.

Passons maintenant au métal en fusion, aux solutions liquides, par conséquent, en commençant par le fer pur, dont nous marquons le point de fusion, 1 600°, sur l’axe horizontal ; de ce point part la courbe qui représente les températures de fusion plus basses dues à l’addition de carbone ; cette courbe se termine au point correspondant à 4,3% de carbone et à la température de 1 130°, c’est-à-dire au point de fusion le plus bas que puisse présenter le fer carburé. Les espèces de fer plus riches en carbone, soumises à un refroidissement brut, séparent déjà au-dessus de 1 130° la quantité de carbone qu’elles contiennent au delà de 4,3 %. Mais, comme l’a indiqué Roozeboom à la suite de l’étude de plusieurs solutions solides et de leurs produits de fusion, ce métal fondu contenant 4,3 % de carbone ne donne pas une solution solide de même composition ; celle-ci ne retient que 2 % de carbone, tandis que 2,3 % se séparent à l’état de graphite (ou à l’état de diamant sous de fortes pressions) ; là s’arrête la série des solutions solides, commençant à 1 000° avec 1,8 % de carbone, qui forment du graphite par refroidissement ; dans la figure la ligne correspondante est tracée.

J’ajouterai que, si le refroidissement est rapide, la séparation, même dans la matière fondue, peut ne pas se faire ; c’est ainsi que du composé Fe3C en fusion on obtient des cristaux lamelleux de cémentite, de la fonte blanche, tandis que par un refroidissement lent du graphite se sépare, il se forme de la cémentite, puis de la perlite, et l’on a ainsi de la fonte grise. Le diagramme, dans la figure 3, ne se rapporte qu’à des états stables résultant d’un refroidissement assez lent.

L’examen de ce diagramme pourra nous fournir la réponse à certaines questions. Prenons d’abord le point figuratif de l’état initial défini par la température et par la proportion de carbone. Les phénomènes produits par refroidissement seront indiqués par un déplacement du point figuratif dans la direction horizontale vers la gauche, jusqu’à la rencontre d’une courbe limite ; cette rencontre exprime une séparation, pendant laquelle on n’a qu’à suivre la courbe. À un refroidissement rapide correspond, au contraire, un déplacement horizontal ininterrompu. Une des questions les plus intéressantes serait d’examiner ce qui se passe dans les deux cas, pour un mélange de 6 2/3 % de carbone et 93 1/3 % de fer (correspondant à Fe3C) ; prenons ce mélange au delà du point de fusion, à 2 000°, par exemple. Si l’on refroidit brusquement, on obtient de la cémentite. Par un refroidissement lent, on aura d’abord du carbone à l’état de graphite, dans une proportion facile à calculer, puisque vers 1 130° il reste dans le fer 2 % de carbone, quantité qui se réduit à 1,8 % à 1 000°, avec séparation de graphite. De 100 parties du fer carburé employé on obtiendra donc :

6 2/393 1/3/98,2 × 1,8 = 4,96

parties de graphite. Les 95,04 parties de fer à 1,8 % de carbone séparent ensuite x parties de cémentite à 93 1/3 % de fer pur, jusqu’à ce que la proportion de carbone demeurée dans le fer tombe à 0,8 % à 670° ; le reste (95,04 − x) forme de la perlite à 99,2 % de fer. Ainsi les 99 1/3 parties de fer se repartissent comme l’indique l’équation :

93 1/3 = 93 1/3/100 x + (95,04 − x) 99,2/100,

d’où

x = 16.

En résumé, de 100 parties de fer carburé contenant 6 2/3 % de carbone, on obtient par refroidissement lent, en nombres ronds, 5 parties de graphite, 10 parties de cémentite (à 6 2/3 % de carbone) et 79 parties de perlite (à 0,8 % de carbone).


  1. Bruni : Ueber feste Lösungen ; Auren’s Sammlung chemisch-technischer Vorträge, 1900.
  2. Bakhuis-Roozeboom. Zeitschr. f. physik. Chemie, 34, 437 ; Benedicks, Ibid. 40, 545 ; Stanfield, Journal of the Iron and Steel Institute, II, 1900.
  3. Barus, Wied. Ann. 7, 383 ; 18, 930.