Traduction par A. Corvisy.
Librairie scientifique A. Hermann (p. 23-29).

DEUXIÈME LEÇON


LA CHIMIE PHYSIQUE ET LA CHIMIE (suite)

Un second service que la Chimie physique a rendu à la Chimie pure, c’est de lui avoir établi un principe qui permet de prévoir, au moyen de certaines données, si une réaction peut ou ne peut pas se faire, et, dans le cas fréquent où elle ne se fait que jusqu’à une certaine limite, de calculer cette limite.

Vous savez, qu’un principe analogue a déjà été formulé, par Thomsen d’abord, puis par Berthelot, qui lui a donné le nom de « Principe du Travail maximum ». Ce principe est très simple, car il exprime que la chaleur qu’une réaction peut mettre en jeu indique le sens dans lequel celle-ci peut se faire ; si une réaction est capable de dégager de la chaleur, elle se produira. Prenons, par exemple, de l’hydrogène et de l’oxygène ; 2 grammes du premier s’unissant à 10 grammes du second dans la formation de l’eau dégagent 69 grandes calories. Le principe en question voit dans la possibilité de ce dégagement de chaleur la cause de la formation d’eau qui a lieu lorsqu’on enflamme le mélange gazeux. Prenons maintenant de l’azote et du chlore ; leur combinaison, au lieu de dégager de la chaleur, en absorberait ; aussi ces deux corps ne s’unissent-ils pas, et leur composé, qui ne se forme que par voie indirecte, se décompose en ses éléments par un simple choc. Cette idée a régné longtemps sur la Thermochimie, et une multitude de faits sont d’accord avec elle.

Cependant il ne serait pas difficile de citer des exemples de réactions chimiques qui se font avec absorption de chaleur : les mélanges réfrigérants qui sont basés sur une réaction chimique contredisent le principe du travail maximum, par exemple le mélange d’acide chlorhydrique et du sulfate de sodium :

SO4Na2.10 H2O + 2 HCl = 2 NaCl + SO4H2 + 10 H2O.

Un grand nombre de réactions ne sont jamais totales, telles que la décomposition du carbonate de calcium par la chaleur, qui ne se continue que jusqu’à ce que l’anhydride carbonique a atteint une certaine tension dépendant de la température ; toutes ces réactions partielles sont autant de réfutations du principe du travail maximum.

Néanmoins l’expression « travail maximum » était heureusement choisie, car la possibilité d’une réaction est liée à la possibilité de produire du travail. La nouvelle conception n’est pas moins simple que la précédente et elle a quelque chose d’évident.

Si un phénomène est capable de produire du travail, c’est-à-dire de vaincre une résistance, il se produira à plus forte raison s’il n’y a pas de résistance ; telle une réaction chimique. Mais il faut bien remarquer que production de travail et dégagement de chaleur dans les réactions ne sont pas synonymes. Souvent ces deux sortes de faits vont ensemble, comme dans les substances explosives, la poudre à canon, la dynamite, qui lors de l’explosion produisent une grande somme de travail chimique et en même temps un grand dégagement de chaleur. Prenons maintenant le chlorure de phosphonium (PH4Cl), un corps solide qui, dès la température ordinaire, tend à se décomposer en deux gaz, l’hydrogène phosphore (PH3) et l’acide chlorhydrique (HCl) ; tout en absorbant une grande quantité de chaleur, ce corps exerce en se décomposant une pression d’environ vingt atmosphères. Nous avons là un cas où le dégagement de chaleur n’accompagne pas la production de travail, et où c’est évidemment la possibilité de produire du travail qui régit le sens de la réaction.

Ce qui fait la difficulté dans l’application du nouveau principe, c’est qu’il faut d’abord posséder certaines données pour savoir si une réaction peut produire du travail et pour calculer la grandeur de ce travail. Vous savez que Berthelot a consacré presque la moitié de sa vie à la détermination systématique des chaleurs de réaction. Confiant en son principe, il voulait fournir aux chimistes les données, suffisantes à son point de vue, pour calculer le sens des réactions chimiques. Aujourd’hui, qu’il a fallu changer la base de ce calcul, ce serait une tâche belle et utile que de reprendre dans le but de la mesure du travail l’œuvre que Berthelot a accomplie à l’aide du calorimètre. Mais le problème est incomparablement plus difficile, car le travail produit dans une réaction est, beaucoup plus que la chaleur dégagée, sous la dépendance des conditions de l’expérience, de la température, de la concentration des dissolutions, etc., facteurs qui influent considérablement sur le phénomène chimique.

Commençons par un exemple très simple dont nous avons déjà parlé et examinons la formation de la carnallite à −21°, selon l’équation simplifiée :

MgCl2.12 H2O + KCl = MgCl2.KCl.6 H2O + 6 H2O ;

il est évident qu’à −21° le travail (E) qui peut être produit dans la formation de la carnallite est égal à zéro ; nous avons donc :

E = 0.

Au-dessus de −21°, la réaction se fait ; elle peut même vaincre une résistance, et, puisqu’elle est accompagnée d’une augmentation de volume cette résistance peut être une pression. Le travail produit est évidemment maximum lorsque la résistance est telle que la carnallite puisse encore se former, mais qu’un accroissement de pression suffise pour changer le sens de la réaction ; dans ces conditions, la transformation est réversible et l’on peut appliquer le théorème relatif aux cycles réversibles, ce qui nous donne l’équation :

dE = − W dT/T,

ou, pour des valeurs finies,

E = − W Δt/T,

c’est-à-dire qu’à une température supérieure de dT° (ou de Δt°), à la température de transformation T (absolue ; ici T = 252°), un travail dE (ou E) peut être produit ; W désigne la chaleur de formation de la carnallite selon l’équation chimique donnée ci-dessus ; dE et W seront exprimés avec les mêmes unités, par exemple en calories.

La signification de l’expression précédente se comprend facilement. À la température de transformation (Δt = 0), E est nul ; au-dessus ou au-dessous de cette température, la valeur de E n’a pas le même signe ; la sensibilité de la variation du travail par rapport à la variation de la température est de première importance, puisqu’elle indique le changement de sens de la réaction.

Maintenant le principe de Berthelot va nous apparaître sous un nouveau jour. En effet, pour Δt = − T, c’est-à-dire au zéro absolu on a :

E = W ;

alors le dégagement de chaleur mesure le travail de la réaction. Que le principe de Berthelot soit le plus souvent d’accord avec les faits, cela tient principalement à ce que la température qui règne dans beaucoup de nos expériences est relativement basse, ne s’écartant du zéro absolu que d’environ 273°. Mais à la température de 1000°, par exemple, il n’en est plus ainsi, et les réactions qui se produisent sont le plus souvent en contradiction avec le principe de Berthelot ; à cette température, l’acétylène prend naissance malgré l’absorption de chaleur ; l’eau se décompose, bien qu’elle ait été formée avec dégagement de chaleur.

Nous allons maintenant indiquer pour la mesure du travail de réaction un second principe, qui est beaucoup plus fécond. Nous avons déjà signalé la relation de ce travail et du travail mécanique, de celui-ci et de la chaleur dégagée ; il nous reste à examiner la relation avec l’électricité produite. Si une réaction se fait en développant de l’électricité, comme la substitution du zinc au cuivre selon l’équation :

Zn + CuSO4 = ZnSO4 + Cu,

dans l’élément de Daniell, on peut l’arrêter par une action opposée, comme on peut le faire par la pression pour une réaction accompagnée d’une augmentation de volume. Ici la force antagoniste doit être de nature électrique, et lorsqu’on fait agir un courant de sens inverse sur un élément de Daniell, la réaction dans celui-ci diminue aussitôt ; elle cesse complètement lorsque la force électromotrice du courant contraire devient égale à celle de l’élément et, si elle devient plus grande, la réaction change de sens. Cette force électromotrice correspond ainsi, dans une réaction qui dégage de l’électricité, à la pression dans une réaction qui donne lieu à un accroissement de volume. Grâce à cette considération, on peut avoir dans la force électromotrice développée par une réaction une mesure du travail produit.

Nous avons là un vaste champ d’étude pour le problème de la prévision des réactions, et dans ce domaine peuvent rentrer des réactions beaucoup moins simples que celle de la formation de la carnallite, qui est caractérisée par une température de transformation et pour laquelle nous n’avons besoin que d’une seule donnée, la température. Mais il y a des cas plus compliqués, où l’état d’équilibre chimique éprouve des déplacements par degrés insensibles sous l’influence de la température et de la concentration, ainsi que cela a été confirmé récemment d’une façon brillante[1].

La réaction dont je veux parler est l’action du chlorure de thallium sur le sulfocyanate de potassium en solution : c’est la double décomposition exprimée par l’équation :

TlCl + KSCAz = TlSCAz + KCl,

Cette réaction est une de celles qui s’arrêtent avant qu’elles soient totales et qui donnent lieu à un équilibre chimique, exprimé ici par le symbole :

TlCl + KSCAz TlSCAz + KCl ;

cet équilibre n’existe pas seulement à une température déterminée, comme dans le cas où il existe des points de transformation, mais il se déplace peu à peu dans un sens ou dans l’autre en même temps que la température, par la variation de la concentration du chlorure et du sulfocyanate de potassium dissous.

La réaction indiquée a été utilisée pour la construction d’un élément de pile dont la force électromotrice varie avec la température et la concentration et l’on a étudié la marche de cette variation. On a ainsi déterminé les conditions pour que la force électromotrice soit nulle, ce qui, vu la faible solubilité des sels thalleux, dépend principalement des concentrations du chlorure et du sulfocyanate de potassium. L’étude des proportions correspondant à l’équilibre chimique, effectuée parallèlement, a donné des résultats en parfaite concordance avec les précédents et a montré que ces proportions sont exactement celles pour lesquelles la force électromotrice s’annule, ce qui est une confirmation nette du principe.

Arrivons maintenant à une troisième conquête de la chimie physique dans le domaine de la chimie pure. Il s’agit de la nature des solutions d’acides, de bases et de sels, appelées électrolytes parce qu’elles conduisent le courant électrique, en même temps que la substance dissoute se décompose en ce que l’on nomme les ions. D’un côté il y a avec les acides, séparation d’hydrogène, avec les bases et les sels, séparation de métal, tandis que le reste de la molécule, l’autre ion, apparaît au pôle opposé (positif) et, dans le cas des oxyacides ou de leurs sels, se décompose ordinairement avec dégagement d’oxygène ; ainsi :

HCl = H + Cl
CuSO4 = Cu + SO4 et SO4 = SO3 + O.

La loi d’Avogadro étendue aux solutions avait conduit dans son application aux électrolytes, surtout pour les cas de grande dilution, à des résultats qui paraissent singuliers : elle avait indiqué que le nombre des molécules dissoutes est plus grand que celui qui correspond à la formule moléculaire la plus petite possible, qui est HCl et SO4Cu dans les exemples cités. Un nombre de molécules plus grand nous impose la nécessité d’admettre une division plus profonde. Pour les sels, on pourrait supposer de prime abord que dans la solution l’acide et la base se sont séparés et qu’ils s’y trouvent à l’état de mélange. Mais, sans parler de ce que, lorsqu’on mélange des solutions diluées d’acide et de base, aucun phénomène thermique ne devrait, contrairement à ce que montre l’expérience, accuser la formation d’un sel, la supposition ne pourrait s’appliquer aux solutions d’acides ou de bases.

L’hypothèse dite de la dissociation électrolytique, due à Arrhénius, donne une heureuse issue de cette situation embarrassante. Elle consiste à admettre que les ions, qui lors de l’électrolyse quittent la solution, y préexistent, mais qu’ils n’y manifestent pas leur présence à cause des charges électriques qu’ils possèdent et qui ne leur sont enlevées que par le passage du courant. Ainsi on admet que dans une solution étendue d’acide chlorhydrique, au lieu de HCl, on a en présence l’un de l’autre (H)+ et (Cl), c’est-à-dire de l’hydrogène chargé positivement et du chlore chargé négativement. Que ces charges électriques soient cause que les ions de HCl possèdent des propriétés si différentes de celles que nous connaissons à l’hydrogène et au chlore, c’est ce qui, à première vue, paraît devoir soulever des objections sérieuses ; néanmoins un examen plus approfondi n’y fait voir aucune impossibilité, mais bien une possibilité qui n’est pas encore complètement expliquée. À côté de cela, les faits sont nombreux, qui n’ont pu être expliqués, prévus et calculés en partie qu’à l’aide de la dissociation électrolytique. J’ajouterai que Raoult, qui a consacré plus de vingt années à l’étude des solutions diluées, après avoir d’abord repoussé l’idée d’Arrhénius, s’y est par la suite complètement rallié.

S’il ne s’agit que de faits de nature qualitative, le choix est des plus abondants. Le chlore, par exemple, dans les électrolytes où il est à l’état d’ion, c’est-à-dire dans les solutions d’acide chlorhydrique ou de chlorures, est foncièrement différent de ce qu’il est dans d’autres composés comme le chloroforme, le chloral ; les électrolytes donnent immédiatement avec le nitrate d’argent un précipité de chlorure d’argent, ce que ne font pas le chloroforme et le chloral. La même couleur que présentent les divers sels d’aniline, azotate, chlorhydrate, ou autres, s’explique par la présence d’un même ion coloré. Par contre, la moindre modification éprouvée par cet ion coloré, telle que celle qui résulte de l’introduction de groupes méthyle, phényle, etc., produit des changements de couleur profonds et appréciés. Le même pouvoir rotatoire de l’acide tartrique dans ses diverses solutions salines résulte de la présence d’un même ion actif, tandis que la modification de cet ion par l’introduction d’un radical, comme l’acétyle, change considérablement le pouvoir rotatoire.

Les résultats susceptibles d’évaluation numérique ne sont pas moins probants ; malheureusement il y a une restriction, parce que la base du calcul, la loi d’Avogadro étendue, n’est rigoureuse que pour une dilution extrême.

Je ne puis entrer dans le détail des faits ; je vous citerai seulement le calcul de la vitesse de diffusion par Nernst, le calcul de la variation de la conductibilité de l’eau distillée avec la température par Kohlrausch, le calcul de l’influence de la concentration sur la façon de se comporter des acides et des bases organiques par Ostwald. Arrhénius a donné l’énumération des conquêtes dues à la dissociation électrolytique dans le rapport qu’il a présenté au Congrès international de physique réuni à Paris en 1900, à l’occasion de l’Exposition universelle[2].

Rappelons enfin que le liquide au sein duquel s’exercent les fonctions vitales chez les animaux comme chez les végétaux est toujours un électrolyte très dilué, et l’on comprendra pourquoi la physiologie et la médecine se sont emparées de la conception nouvelle et en ont tiré jusqu’ici le plus grand profit.


  1. Bredig et Knüpffer, Zeitschr. f. physik. Chem. 26, 260.
  2. Rapp. du Congrès de Phys., t. II, p. 365.