DE
LA CHEVALERIE

Seconde Partie.

v.
INSTITUTIONS CHEVALERESQUES.

Après avoir étudié la chevalerie dans les sentimens qu’elle a développés, dans les mœurs qu’elle a créées, je vais l’étudier dans les institutions qu’elle a produites ; après avoir fait son histoire morale, je vais tâcher de faire son histoire politique.

Le principe politique de la chevalerie était ce principe dont s’effraient aujourd’hui nos lois, et qui était si puissant au moyen-âge, l’association ; au moyen-âge, elle était partout ; les artisans se groupaient en confréries, les villes commerçantes formaient des ligues comme la ligue anséatique. La chevalerie elle-même était une grande association européenne, semblable à cet égard au clergé ; et, comme au sein du clergé furent fondées des associations particulières, des ordres religieux, de même, au sein de la chevalerie universelle, se formèrent des chevaleries particulières, des ordres chevaleresques.

J’ai déjà parlé de ce qui constituait la chevalerie comme ordre, comme classe. Quand il s’est agi d’établir la réalité de la chevalerie, j’ai dû rappeler les prérogatives dont jouissaient les chevaliers, et à côté de ces prérogatives les devoirs spéciaux qui leur étaient imposés. Je ne reviendrai pas sur ce point ; mais je ferai remarquer que la vie du chevalier, depuis le premier jour jusqu’au dernier, était soumise à une législation traditionnelle, qui en réglait et en gouvernait toutes les périodes. Dès l’enfance, on le préparait à sa condition future ; il commençait par des grades inférieurs ; il était d’abord page ou varlet, puis écuyer. En passant du premier grade au second, il était soumis à un cérémonial qui ressemblait assez à celui par lequel on s’élevait du rang d’écuyer au rang de chevalier. L’adolescent était conduit devant l’autel par ses parens, chacun d’eux tenant un cierge à la main, et là il recevait, comme plus tard le chevalier, le coup de plat d’épée, la colée ; c’était un premier degré dans l’initiation chevaleresque ; puis venait le second ; on était solennellement admis à faire partie du corps des chevaliers. Alors s’accomplissaient des cérémonies symboliques dont je reparlerai lorsque je traiterai des rapports de la chevalerie et de l’église. Dès ce moment on appartenait à un corps constitué ; on jouissait de certains priviléges, on avait le droit de porter un certain costume ; en un mot, on entrait dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une catégorie sociale. La chevalerie, si elle était conférée avant l’âge marqué pour la majorité, donnait la vie civile. Quelquefois l’investiture chevaleresque précédait cet âge, quelquefois elle était reçue beaucoup plus tard, il y a des exemples de personnages qui ne furent créés chevaliers qu’à cinquante ans ; d’autres le furent dès le berceau. Ceux-ci étaient des princes et des personnages puissans, et cet abus se rapporte à l’époque de la décadence de la chevalerie.

Il est si vrai qu’on appartenait à une société particulière quand on avait rang dans la chevalerie, qu’on pouvait en être exclu, comme on pouvait être exclu de la cléricature et excommunié de l’église. Il y avait des formules terribles pour la dégradation du chevalier ; c’était une véritable excommunication chevaleresque. Le moyen-âge entourait de symboles expressifs tous les actes de la vie, toutes les dispositions de la loi et de la pénalité ; de même que lorsqu’il s’agissait de l’excommunication religieuse on employait, pour frapper l’imagination, ces moyens si connus, les flambeaux renversés, les reliques des saints traînées dans la poussière ou placées sur des épines, de même, pour dégrader les chevaliers qui s’étaient rendus indignes de ce titre, on avait recours à des symboles qui n’étaient pas moins terribles. On plaçait le chevalier déchu sur un échafaud, on brisait ses armes pièce à pièce, et l’on en jetait à ses pieds les débris ; on lui ôtait ses éperons, et ils étaient placés sur un tas de fumier ; on coupait la queue de son cheval ; on attachait son bouclier à la queue d’un autre cheval, qui le traînait dans la poussière. Alors un héraut d’armes demandait qui était là devant lui ; trois fois on nommait le chevalier, et trois fois le héraut d’armes répondait : « Cela n’est point ; il n’y a pas ici de chevalier, il n’y a qu’un lâche et un foi-mentie. » Enfin l’on emportait le criminel sur une civière dans l’église, et l’on récitait pour lui les prières des morts ; car l’honneur était la vie du chevalier, et le jour où il en était dépouillé, il n’était plus qu’un cadavre.

Ainsi la chevalerie constituait un état réel, formait une classe et un corps constitué dans l’état. Il y avait des règles pour être admis dans ce corps comme il y en avait pour être admis dans d’autres associations du moyen-âge ; il en était de la chevalerie comme des diverses corporations dans lesquelles il fallait passer par un certain noviciat avant d’avoir le titre de maître ; on prenait ses grades pour être chevalier comme pour être docteur.

Quant au rapport de la chevalerie, comme institution, avec l’autre grande et universelle institution du moyen-âge, avec la féodalité, nous aurons quelques distinctions à faire et quelques confusions à éviter. La noblesse féodale a été souvent confondue avec la chevalerie. Il y a pour cela plusieurs raisons : d’abord cette confusion s’est faite, jusqu’à un certain point, dans les idées des hommes du moyen-âge eux-mêmes. Le mot miles, désignation ordinaire du chevalier, s’appliquait aussi au noble, au seigneur féodal ; d’autre part, le mot vassal, qui exprime la dépendance de l’homme lige vis-à-vis de son suzerain ; ce mot vassal se prenait pour brave, vaillant, et, par suite, s’appliquait au chevalier. Ainsi, nous voyons que Taille-Fer, l’ancien jongleur du xie siècle, chantait à la bataille d’Hastings :

... D’Olivier et des vassaux
Qui moururent à Roncevaux.

De plus, les auteurs qui ont écrit à une époque où la véritable chevalerie du moyen-âge avait complètement disparu, où il n’y avait plus qu’une chevalerie de cour, qui s’était identifiée avec la noblesse, ont souvent pris l’une pour l’autre. Enfin, ce qui a dû redoubler encore cette confusion, c’est que la chevalerie et la féodalité se faisaient des emprunts réciproques ; la féodalité s’efforçait de se mouler, pour ainsi dire, sur le type idéal de la chevalerie. La chevalerie, d’autre part, demandait à la féodalité ses formes, son langage, ses symboles. Il y avait dans la collation de l’ordre de chevalerie quelque chose d’analogue à l’investiture féodale. Cependant il est certain que les deux choses étaient distinctes dans leur principe ; des témoignages positifs l’attestent. On peut prouver, par divers passages tirés des édits de différens souverains, qu’on distinguait militia, c’est-à-dire la noblesse, la féodalité armée, de ce qu’on appelait nova militia, la nouvelle milice, honor militaris, l’honneur militaire, expressions qui désignaient la chevalerie elle-même. Un édit de Frédéric II, qui a pour but de faire de la noblesse une condition de la chevalerie, prouve qu’il n’en était pas ainsi auparavant ; les deux choses, la milice ou la noblesse féodale, et l’honneur militaire ou la chevalerie, y sont opposées nettement l’une et l’autre. Le texte de l’édit porte « que personne dorénavant ne soit élevé à l’honneur militaire (c’est-à-dire ne reçoive la chevalerie), s’il n’est de race noble. » Conrad, fils de Frédéric, écrit aux habitans de Palerme qu’il veut être fait chevalier. Bien qu’en vertu de la noblesse du sang que la nature lui a donnée, les commencemens (auspicia) de l’honneur militaire ne lui manquent pas, cependant il désire ceindre le baudrier de chevalerie (militiæ cingulum). « Comme notre sérénité n’a pas encore reçu ce signe que la vénérable antiquité a consacré, nous avons choisi le premier jour d’août pour en décorer notre flanc avec la solennité du noviciat (tirocinii). » Ce passage curieux montre qu’on reconnaît une différence entre l’honneur militaire, la chevalerie que confère le baudrier, et la noblesse du sang. D’autre part, Conrad établit que la noblesse du sang est, jusqu’à un certain point, un commencement de chevalerie, ce qui ne l’empêche pas de vouloir l’obtenir d’une manière encore plus complète par une admission solennelle. Cet empiètement de la féodalité, qui fit de la noblesse une condition de la chevalerie, eut donc lieu d’abord en Allemagne ; on le trouve à peu près vers la même époque en Aragon. Selon Ducange, ce fut au commencement du xiiie siècle que le titre de chevalier fut donné aux nobles de préférence, en sorte que miles devint synonyme de gentilhomme ; il cite Adrien de Valois, qui dit avoir trouvé la première trace de cette confusion dans une charte de 1266. L’opinion de ces savans hommes s’accorde, comme on voit, avec les faits mentionnés plus haut, et montre que si la noblesse féodale a absorbé la chevalerie, et a fini par être une condition de la chevalerie, il n’en fut pas ainsi dès l’origine.

Jamais la chevalerie, bien que fortement envahie par la féodalité, ne fut purement aristocratique ; jamais elle ne se recruta exclusivement dans l’aristocratie féodale, et à l’exclusion absolue des classes bourgeoises et populaires. D’abord il y eut, à toutes les époques, un certain nombre d’hommes appartenant à ces classes qui furent admis dans la chevalerie ; l’histoire des troubadours mentionne un assez grand nombre de plébéiens que leur talent poétique éleva au rang de chevaliers. D’autres causes conduisaient au même résultat ; dans les momens de détresse, quand la chevalerie avait été moissonnée par la guerre, on la recrutait comme on pouvait dans les rangs de toutes les classes de la société. Ainsi, lorsque la chevalerie de Philippe-le-Bel eut été presque complètement exterminée par les Flamands, on fit une espèce de levée en masse ; tout homme qui avait deux fils fut obligé d’en armer un chevalier, et celui qui en avait trois d’en armer deux. Frédéric Barberousse faisait des chevaliers sur le champ de bataille avec des paysans, des soldats de son armée, qui avaient montré du courage. Les auteurs qui rapportent ce fait le déplorent comme attestant la décadence de la chevalerie ; mais ceci se passait au commencement du xiie siècle, à une époque où elle était loin de son déclin. Dans ces différens cas, les classes non féodales sont admises à la chevalerie comme par une sorte d’exception ; mais il y a, au moyen-âge, une véritable chevalerie démocratique. Sur plusieurs points de l’Europe, la démocratie a participé aux sentimens et aux mœurs chevaleresques ; M. Fauriel a montré la présence de cette chevalerie démocratique dans les républiques italiennes, à Florence en particulier ; il a montré dans l’histoire des guerres de Florence une foule de faits qui portent évidemment l’empreinte des sentimens et des mœurs de la chevalerie. Telles sont des joûtes d’armes sous les murs des places assiégées, joûtes dont les héros sont tout aussi souvent des popolani que des nobili, et qui ne sont pas plus rares quand la démocratie a complètement le dessus, quand la noblesse est chassée de Florence. Il cite aussi l’usage de la martinella, grosse cloche qu’on sonnait quarante jours avant d’entrer en campagne, pour avertir l’ennemi de se mettre en garde. C’était de ville à ville, de peuple à peuple, un généreux défi, un véritable cartel.

Pour prouver que les sentimens chevaleresques furent le partage de la classe non féodale, il suffirait de rappeler le grand nombre de troubadours sortis de cette classe, qui, mieux que personne, ont éprouvé et exprimé ces sentimens. Bernard de Ventadour était fils d’un boulanger du château de ce nom ; Pierre Vidal, d’un corroyeur ; Péguilain, d’un marchand de draps ; Perdigon, d’un pêcheur ; Arnaud du Marueil, l’un des troubadours les plus distingués, pour qui le moyen-âge n’a pas toujours été assez juste, était né de pauvres parens. Dans une pièce de vers, intitulée l’Enseignement, est un passage remarquable, sur les bourgeois : « Il en est qui ont beaucoup de belles qualités ; ils sont aimables, bons, joyeux. (Joyeux est toujours employé pour désigner l’exaltation chevaleresque.) Lorsqu’ils ne sont pas trop riches, ils savent parler poliment ; dans les cours, ils se montrent agréables et empressés de plaire ; ils s’entendent au service des dames, à la danse et aux tournois. » Ce sont toutes les perfections du chevalier que ce troubadour bourgeois prête à la bourgeoisie.

Dans certaines villes d’Allemagne, existait une grande bourgeoisie en lutte avec la noblesse féodale, et protégeant souvent contre elle les citadins et les marchands. C’était ce qu’on appelait des bourgeois chevaleresques, ritterliche bürger. Ils étaient armés comme les chevaliers dont ils avaient les mœurs, et même ils fréquentaient les tournois.

Maintenant, si nous examinons les rapports de la chevalerie, non plus avec l’institution féodale, mais avec le pouvoir central, le gouvernement, nous serons frappés d’un fait qui n’a peut-être pas été assez remarqué ; on aperçoit souvent que la chevalerie fait un certain ombrage à l’autorité ; c’était une puissance qui avait en elle son principe indépendant ; cette puissance et ce principe pouvaient paraître une cause de résistance, comme la féodalité, comme le clergé ; de là un mauvais vouloir caché de l’autorité pour la chevalerie. Depuis que la société, vers la fin du moyen-âge, commençait à devenir de plus en plus régulière, que la police des états modernes commençait à s’établir et à se fonder, l’esprit indépendant, aventureux, excentrique, de la chevalerie, pouvait être fort gênant pour cette police nouvelle et pour le gouvernement qui tendait à la faire prévaloir. Nous avons vu que, lorsque Ulric de Lichtenstein s’avise de courir le monde en dame Vénus pour rompre des lances à tous venant, la puissance civile montre peu de goût pour cette singulière manière d’agir, par laquelle le bon ordre est troublé ; que le podestat de Trévise ne se soucie nullement d’autoriser de pareilles rencontres, et ne cède qu’à la prière des dames. On pourrait citer beaucoup d’exemples de cette opposition du gouvernement à la chevalerie, opposition que motivait suffisamment tout ce qu’il y avait d’imprévu, de désordonné dans les inspirations et les habitudes chevaleresques. Cervantes, qui arrive toujours au plus grand effet comique en laissant l’idée chevaleresque se développer complètement en présence de la société et en contraste avec elle ; Cervantes a eu le sentiment de cette opposition ; et, pour être très divertissant, il s’est borné, comme à l’ordinaire, à faire appliquer par son héros les maximes de la chevalerie dans toute leur rigueur. Don Quichotte rencontre des galériens, il s’en approche et leur demande si c’est de leur plein gré qu’on les conduit aux galères ; ces hommes affirment qu’ils n’y vont que parce qu’ils y sont forcés. — Vous êtes donc des opprimés, des faibles qu’on accable ? dit don Quichotte ; je suis un chevalier ; la chevalerie m’ordonne de prendre parti pour vous. » Il met la sainte hermandad en fuite et délivre les galériens qui reconnaissent ce service par une grêle de pierres. Plus tard on apporte à leur libérateur un mandat d’amener ; son étonnement n’a pas de bornes et il s’écrie : « Quel est l’ignorant qui a signé un mandat d’amener contre moi ? Qui ne sait que les chevaliers errans sont hors de toute juridiction criminelle, qu’ils n’ont de loi que leur épée, de règlemens que leur prouesse, de codes souverains que leur volonté ? » En effet, la chevalerie avait ses lois, ses règlemens, son code, et si l’on en suivait l’esprit jusqu’aux dernières conséquences, on arrivait comme don Quichotte à délivrer les voleurs et à mettre la maréchaussée en déroute.

Je termine en disant un mot des ordres chevaleresques, institutions particulières au sein de l’institution générale. Ces ordres doivent être divisés en deux classes ; on doit distinguer les ordres sérieux nés la plupart des croisades, ayant un but réel, et dont les principaux sont les templiers, l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, l’ordre des chevaliers teutoniques ; et les ordres frivoles, postérieurs aux premiers, et n’ayant aucun but important, tels que l’ordre de la Jarretière, celui de la Toison-d’Or, etc. Quant aux ordres sérieux, ils avaient, outre les règlemens généraux que l’usage imposait partout à la chevalerie, des règlemens spéciaux. Comme les ordres monastiques, ils avaient une règle et un chef, et, au sein de cette organisation plus forte, plus serrée, déployaient avec d’autant plus d’énergie les qualités chevaleresques. Leur mobile était bien la générosité, la protection des faibles ; car ils furent institués pour protéger les pélerins en Terre Sainte, et pour secourir ce qui ne pouvait se défendre, le tombeau même du Christ. Leur caractère monastique leur interdisait l’autre mobile de toute chevalerie, l’amour ; dans leur chevalerie religieuse, austère, le culte des dames ne pouvait trouver place, mais ce culte absent fut représenté par un dévouement particulier à la Vierge ; ainsi, les chevaliers de Malte, dernière transformation des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, invoquaient la Vierge en recevant leur épée. Les chevaliers teutoniques prenaient le nom de chevaliers de la Vierge ; les terres qu’ils conquéraient sur les infidèles du nord de l’Europe, ils les appelaient terres de Marie ; ils avaient donc aussi leur dame, la dame céleste, la dame de tout le monde, comme s’exprime une légende du moyen-âge. Ainsi les sentimens fondamentaux de la chevalerie, soumis à une organisation puissante qui participait de la discipline d’un camp et de la sévérité d’une règle, donnèrent au monde le spectacle de la fortune si brillante de ces ordres qui conquirent des provinces, fondèrent des villes, des empires même ; l’ordre des chevaliers teutoniques est devenu, comme on sait, la monarchie de Frédéric.

Les différentes phases de la vie des ordres religieux correspondent aux périodes successives que nous avons signalées dans la vie générale de la chevalerie ; ils commencent par l’enthousiasme le plus pur, le plus désintéressé, par un admirable dévouement de charité ; les hospitaliers, avant d’être les glorieux chevaliers de Rhodes, et de jouer un rôle dans l’histoire, furent, comme leur nom l’indique, de simples hospitaliers se consacrant à servir les malades en Palestine. L’ordre belliqueux des chevaliers teutoniques, qui conquit une partie du nord de l’Europe, fut fondé par quelques Allemands de Brême et de Munster, qui se trouvaient au siége de Saint-Jean-d’Acre, et qui, sous leurs pauvres tentes, couvertes d’une voile de vaisseau, recueillirent et soignèrent les pestiférés et les blessés. Les commencemens des templiers sont aussi touchans ; mais bientôt se développent dans cet ordre l’ambition et la cupidité ; la vaillance y subsistant toujours, les passions mondaines, les intérêts mondains y pénètrent de plus en plus ; l’histoire de l’ordre et sa fin tragique sont là pour l’attester. L’ordre de Saint-Jean de Jérusalem n’a pas fini tragiquement comme les templiers : il a péri dans la frivolité ; ce grand ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et plus tard des chevaliers de Rhodes,

Rhodes des Ottomans le redoutable écueil,


est devenu l’ordre de Malte, qui, à la fin, n’était plus qu’une décoration insignifiante et une sorte de débouché pour les cadets de famille. Ce passage du sérieux à l’insignifiant se remarque dans la succession même des différens ordres, aussi bien que dans l’histoire de ceux que je viens de citer. Ainsi, après les ordres sérieux sont venus les frivoles ; les princes ont voulu s’emparer de la chevalerie qui expirait, et faire d’une puissance indépendante un instrument de leur propre puissance. Ils ont fondé des ordres dont ils étaient le centre, dont ils traçaient eux-mêmes les règlemens, les statuts, dont ils déterminaient tout le cérémonial ; ils y ont été conduits par une coutume du moyen-âge ; les grands seigneurs féodaux donnaient à leurs chevaliers leur devise, leur livrée, c’est-à-dire leurs couleurs. Il en résultait une confraternité qui était dans les mœurs féodales ; entre autres exemples, on cite celui de Louis II, duc de Bourbon, qui assembla ses nobles à Moulins, en 1364, et leur donna pour devise le mot espérance ; c’était en petit, ce qui fut fait en grand plus tard pour les ordres plus célèbres, comme ceux de la Jarretière et de la Toison-d’Or. Dès 1330, Alphonse, roi de Castille, avait fondé l’odre de l’Écharpe ; le plus ancien, en France, est celui de l’Étoile, créé par Jean, en 1351 ; les considérans de l’édit sont curieux : « Les chevaliers, ô douleur ! négligeant la beauté de l’honneur et de la gloire, se rabaissent au soin de leur utilité privée. » En effet, au xive siècle, l’enthousiasme s’éteignait, et l’intérêt personnel remplaçait le dévouement chevaleresque. À la fin de ce siècle, on avait si complètement perdu les traditions de la chevalerie, que, lorsque Charles VI la conféra au jeune roi de Sicile et à son frère, ceux-ci, observant l’ancien cérémonial et s’étant vêtus simplement, pour marquer qu’ils passaient de l’état d’écuyer à l’état de chevalier, parurent très extraordinaires ; on ne savait plus ce qu’était la vieille chevalerie, quand se fondait le plus ancien de ces ordres frivoles de la chevalerie de cour. Quelquefois, en même temps que ces ordres nouveaux étaient une pompe, une décoration, ils étaient un moyen politique. Ainsi, la Toison-d’Or, qui fut surtout pour la cour de Bourgogne une occasion de déployer sa magnificence, contient dans ses règlemens certains articles qui permettent de voir encore autre chose dans la pensée du fondateur. L’un des statuts prescrit à tous les chevaliers de faire connaître au duc de Bourgogne, qui est le chef né de l’ordre, tout ce qui pourrait concerner la sûreté de sa personne et la sûreté de l’état ; c’était donc, sous de magnifiques semblans, un moyen de politique et de police. La même injonction a été reproduite dans les ordres français. Louis XI, en France, créa son ordre de Saint-Michel par un sentiment de rivalité à l’égard du duc de Bourgogne, qui avait créé celui de la Toison-d’Or ; l’ordre de Saint-Michel fut réuni plus tard à l’ordre du Saint-Esprit, fondé par Henri III, et tous deux portèrent le nom d’ordres du roi, nom significatif et convenable à cette chevalerie toute monarchique.

Enfin, les ordres chevaleresques prirent une dernière forme ; s’éloignant toujours de plus en plus de leur origine, ils devinrent de simples récompenses militaires, et n’eurent plus rien des anciens ordres que le nom. Tel fut l’ordre de Saint-Louis ; il périt avec les autres, au commencement de la révolution, dans une nuit d’enthousiasme, où tous les débris de la féodalité tombèrent sous les coups de la noblesse de France, aux acclamations des Montmorency et des Clermont-Tonnerre. Mais ce qui est fondé sur une faiblesse si profonde du cœur humain, sur une faiblesse peut-être plus particulièrement propre à notre caractère national, l’amour des distinctions résista même à la révolution française et à cet abandon volontaire ; bientôt l’on vit reparaître, en attendant les ordres proprement dits, les sabres d’honneur, les fusils d’honneur ; puis vint la croix d’honneur, espèce de chevalerie de l’égalité, qui n’a certes rien de féodal, mais qui est toujours un ordre, qui a des grades, où se trouve encore le ruban, dernier vestige de l’ancienne écharpe, et où, à côté du nouveau mot de patrie, figure le vieux mot chevaleresque honneur. Cet ordre est le seul qu’ait épargné la révolution de 1830 ; mais remarquez combien les choses ont, pour ainsi dire, la vie dure, combien elles résistent au temps et aux événemens ; le lendemain de cette révolution, la plus démocratique, la plus populaire qui se soit jamais faite, on a encore imaginé, je ne dirai pas un ordre, mais cependant une espèce d’ordre, une décoration, une croix, qui, je pense, sera la dernière. Aux États-Unis, sur la terre de l’égalité et de la démocratie, on a aussi eu l’idée de créer un ordre, et par un bizarre accouplement de mots, il s’est appelé l’ordre de Cincinnatus ; il a duré quelque temps, mais il y avait là un contre-sens trop fort ; on en a fait justice : les deux partis qui ont divisé les États-Unis, le parti fédéral et le parti démocratique, ont combattu à ce sujet ; le dernier l’a emporté, et a rayé cette anomalie des mœurs du Nouveau-Monde.

J’ai suivi aussi loin que possible cette filiation des ordres chevaleresques pour montrer, par ces exemples, comment les institutions se conservent, se transforment, se perpétuent, se survivent, et, quand leur temps est passé, laissent comme un fantôme, qui n’est pas elles, mais qui porte encore leur nom.

VI.
DES RAPPORTS DE LA CHEVALERIE AVEC L’ÉGLISE

Il y a une opposition éternelle et universelle entre le prêtre et le guerrier ; elle se retrouve partout, depuis la grande lutte des brahmanes et des kchatrias, qui apparaît à l’origine des traditions indiennes, jusqu’aux luttes du clergé et de la féodalité au moyen-âge. La chevalerie eut un double principe d’indépendance et d’opposition vis-à-vis de l’église. L’opposition de la chevalerie, encore à son état le plus ancien, fut cette résistance de l’esprit militaire à l’esprit sacerdotal qui se retrouve partout. À l’époque où la chevalerie devint moins sévère, moins exclusivement guerrière, où les influences de la galanterie modifièrent et adoucirent sa rudesse primitive, il se trouva encore en elle un principe d’opposition aux tendances de l’église, et ce fut cette galanterie elle-même, ce fut cet amour chevaleresque qui constituait une moralité spéciale, qui avait sa règle indépendante, et parfois rivale de la règle ecclésiastique. Dans le premier cas, la chevalerie figure vis-à-vis de l’église comme une autre puissance ; dans le second, elle figure comme un autre principe. Les exemples de cette double opposition abondent soit dans l’histoire de la chevalerie, soit dans ce qui est encore son histoire, les romans et romances chevaleresques. Ainsi, le type par excellence de la chevalerie primitive, le Cid, qui est pieux comme doit l’être un héros castillan, n’en a pas moins quelquefois une certaine velléité d’indépendance, et d’une indépendance qui se manifeste assez rudement. Dans le romancero, on le voit dans l’église de Saint-Pierre de Rome, en présence du pape, briser la chaise d’ivoire sur laquelle s’est assis l’ambassadeur de France, et, tirant son épée, parler au saint père avec une arrogance qui l’épouvante un peu.

Ce fait a tellement la portée que je lui donne, que don Quichotte le cite dans un cas analogue pour s’excuser de s’être attiré les anathèmes ecclésiastiques en attaquant des religieux, un jour qu’il faisait de l’opposition contre l’église à sa manière, c’est-à-dire à grands coups de lance.

D’autre part, les poésies des troubadours nous montrent souvent l’amour, base de la chevalerie, en regard et au-dessus du sentiment chrétien. Ainsi, Peyrol, dans une chanson sur la croisade, établit une sorte de débat entre lui et l’Amour. Peyrol plaide pour, et l’Amour contre la croisade. Quelque chose de plus frappant encore, c’est une pièce attribuée à Bernard de Ventadour, et qui probablement ne lui appartient pas. Cette pièce exprime, dans les termes les plus vifs, à quel point l’idolâtrie de l’amour chevaleresque se mettait en rivalité avec le culte de Dieu. Le troubadour est parti pour la croisade ; la religion a triomphé ; l’amant a quitté sa dame et a pris la croix. Mais on voit d’autant mieux quelles étaient l’énergie et l’audace du sentiment profane en présence du sentiment religieux. Voici les paroles de ce troubadour : « Certes, Dieu a bien dû s’émerveiller que j’aie pu m’éloigner de ma dame, et il doit me tenir en grande grace pour avoir voulu la quitter à cause de lui ; car il sait bien que si je la perdais, jamais je n’aurais de joie, et lui-même ne pourrait m’en dédommager. » Enfin, dans une poésie du comte de Poitiers, le comte dit expressément qu’en partant pour la croisade, il faut qu’il renonce à chevalerie. Ces exemples peuvent faire sentir ce qu’il y avait dans les sentimens chevaleresques d’opposition à ceux que l’église voulait inspirer.

Que fit l’église ? Ne pouvant annuler cette chevalerie qui lui disputait les ames, elle voulut s’en emparer et se faire une arme favorable de ce qui était une arme agressive, trouver un appui dans ce qui était un obstacle. D’abord elle s’empara de la chevalerie en la conférant, en transformant l’investiture militaire en une investiture ecclésiastique. Dès le temps des premières croisades, les patriarches de Constantinople et de Jérusalem donnèrent la chevalerie à ceux qui se croisaient. Au XIIIe siècle, on voit, par une imitation, par une continuation de cet usage, le patriarche d’Aquilée faire des chevaliers avec une solennité tout ecclésiastique ; le patriarche disait une messe pontificale, et le nouveau chevalier, d’une main tenant son épée nue, et l’autre main sur l’Évangile, jurait de défendre l’église, de protéger les veuves et les orphelins, et de servir Jésus-Christ contre les infidèles. Dans ces vœux, l’église et la religion tenaient, comme on voit, la plus grande place. Au XVe siècle, le pape Martin V créa un chevalier. La chevalerie, guerrière à son point de départ, et devenue galante par l’action du temps, des dames et des poètes, reçut l’empreinte de la discipline ecclésiastique dans le mode de son investiture et dans son costume. De là vint la ressemblance, et quelquefois le parallélisme, qui se remarque entre ce qu’on appelait les deux ordres, l’ordre clérical et l’ordre chevaleresque. Ce rapprochement était présent à la pensée des hommes du moyen-âge, et se retrouve dans des traités moins anciens que le moyen-âge. On lit, dans l’ouvrage intitulé l’Ordre de la Chevalerie : « … De même que les ornemens dont le prêtre est revêtu quand il chante la messe ont une signification qui se rapporte à son office, de même aussi l’office de chevalier, qui a grande concordance à celui de prêtre, a des armes et des vêtemens qui se rapportent à la noblesse de son ordre. »

Un grave et savant évêque, Durand, dans son ouvrage de liturgie, intitulé Rationale divini officii, compare les habits épiscopaux avec ceux des chevaliers, et cherche à établir entre eux une communauté de symbolisme. La confusion allait si loin, qu’on se servait souvent du même mot pour désigner les deux ordres, et, comme on disait, les deux milices. Le moine du Vigeois appelle les prêtres heroes, héros, noms qu’ailleurs il donne aux chevaliers. Un poète du xive siècle, dans un zèle singulièrement entendu, pour rapprocher de plus en plus la chevalerie du clergé, voulait lui imposer le célibat ; sa proposition ne réussit point.

Souvent le chevalier qui se vouait à une entreprise pour plaire à une dame se rasait et se tonsurait à la manière des prêtres ; parfois même une dévotion exaltée transporta au sein de l’église le cérémonial de la chevalerie ; le célèbre fondateur des jésuites, Ignace de Loyola, quand il passa de la milice temporelle à la milice sacrée, voulut solenniser son entrée dans les ordres comme on célébrait l’admission au grade de chevalier. Il accomplit la veille des armes devant une image de la Vierge.

Tous ces faits montrent l’association et souvent la confusion de l’idée du chevalier et de celle du prêtre. On en peut citer encore d’autres exemples assez curieux : tout le monde sait que les chevaliers faisaient vœu de vaincre un certain nombre d’adversaires et de les mettre à la disposition de leurs dames. Un Italien qui avait vaincu un autre chevalier, fit hommage de son prisonnier, pas à une dame, mais aux chanoines de Saint-Pierre : les dames s’empressaient toujours de rendre le captif à la liberté ; mais les chanoines en usèrent moins généreusement, et ce chevalier passa sa vie dans leur couvent.

À cette confusion, qui produit des accidens si bizarres, tient aussi cet ensemble de préceptes et de symboles qui accompagnent l’investiture chevaleresque. Rien ne peut donner une idée plus vraie de ces préceptes et de ces symboles qu’un petit poème appelé l’Ordène de Chevalerie ; le mot ordène vient du latin ordinatio, ordination, terme employé pour désigner l’admission à la prêtrise. Le sujet de ce poème est curieux ; c’est Saladin auquel un croisé français confère la chevalerie. Saladin eut une grande renommée de prouesse et de générosité au moyen-âge ; il fut à sa manière, en Orient et surtout pour les imaginations occidentales, un véritable chevalier ; aussi notre auteur l’appelle-t-il un loyal Sarrazin. Saladin demande à un chevalier français, Hugues de Tabaries (Tibériade), de lui conférer l’ordre de la chevalerie ; Hugues refuse d’abord, et lui dit que cet ordre serait mal placé, car, dit-il :

Vous êtes de mauvaise loi
Et n’avez ni baptême, ni foi.


Mais Saladin insiste ; il est vainqueur, il veut être chevalier à tout prix. Hugues se rend, et soumet le prince musulman à un certain nombre de cérémonies symboliques, dont le sens est expliqué dans le poème, et dont le but est d’enseigner à Saladin les devoirs de la chevalerie. Hugues lui fait d’abord prendre un bain, que l’auteur compare au baptême, et dont le but est de purifier le nouveau chevalier, car comme dit énergiquement le poète :

Baigner devez en honnêteté,
En courtoisie et en bonté.


C’est donc en quelque sorte un baptême chevaleresque. Ensuite, on place Saladin sur un lit de repos, qui représente le paradis. Hugues fait remarquer que les draps de ce lit sont d’une blancheur éclatante, en signe de la pureté prescrite au chevalier ; puis il revêt le néophyte d’une robe vermeille, ce qui signifie, lui dit-il, que

Votre sang devez espandre
Et la sainte église défendre.

L’allocution est singulière, adressée à l’ennemi des croisés, mais elle montre à quel point l’auteur de ce petit poème est sous l’empire des idées ecclésiastiques. Après la robe vermeille on place aux pieds du récipiendaire des chausses brunes, et c’est pour lui rappeler qu’il mourra. Les vers qu’on lui adresse à ce sujet sont aussi lugubres que le terrible memento du mercredi des cendres ; c’est afin, lui dit-on, que vous ayez toujours en mémoire :

La mort et la terre où girez,
D’où vous istes et où vous irez.

Ensuite on lui enjoint l’observance de toutes les vertus chrétiennes. On lui recommande l’humilité, la pureté à plusieurs reprises, et enfin, après lui en avoir demandé la permission, on lui donne la colée. Puis vient un code abrégé des principaux devoirs du chevalier, qui sont au nombre de quatre : d’abord la loyauté, ensuite le dévouement aux dames, qui dans tout ce poème figurent peu, mais qui cependant y ont une petite place. Troisièmement, ce qui est plus dans le caractère du morceau, l’abstinence ; le chevalier doit jeûner et faire l’aumône ; il doit aussi entendre la messe chaque jour. L’auteur conclut par un précepte sur lequel il insiste particulièrement ; le chevalier ne doit pas oublier l’offrande :

Car moult est bien l’offrande assise
Qui en la table Dieu est mise,
Car elle porte grant vertu.

Ce qui donne à penser que l’auteur est un prêtre ; on peut le conclure aussi d’un autre passage. Au reste, le poème tout entier va très bien à un auteur clerc. Enfin il conclut en énumérant les honneurs qu’il faut accorder aux chevaliers qui défendent la sainte église et les priviléges dont ils doivent jouir, entre autres celui d’occire quiconque manquerait de respect pour le service divin.

Cette conclusion rappelle le mot naïf de saint Louis quand il conseillait si paternellement au bon Joinville, s’il se trouvait jamais présent à une discussion théologique, de se bien garder de disputer avec les mécréans, mais de leur bouter son épée dans le ventre, aussi fort et aussi avant que possible.

Ce poème montre à quel point l’église s’était emparée de la chevalerie. Cependant l’opposition qui était au fond de ces deux institutions ne cessa pas de se produire ; la chevalerie eut toujours une certaine indépendance vis-à-vis de l’église, et celle-ci conserva toujours une certaine antipathie pour la chevalerie. La chevalerie était par son essence même quelque chose de guerrier et de profane, et l’église quelque chose de pacifique et de religieux. Il y avait là le germe tantôt d’une lutte sourde, tantôt d’une désaffection marquée. Cervantes, que je cite souvent, car son livre est celui qui, sous une forme plaisante, résume peut-être le plus complètement toute la chevalerie, Cervantes a eu un sentiment très juste et très fin de cette déplaisance que devait inspirer à l’église le côté profane des sentimens chevaleresques et cette espèce d’idolâtrie amoureuse qu’on opposait au culte divin. Vivaldo dit à don Quichotte : « Une chose qui, parmi bien d’autres, me choque de la part des chevaliers errans ; c’est que lorsqu’ils se trouvent en quelque grande et périlleuse aventure où ils courent manifestement le risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils ne se souviennent de recommander leur ame à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de le faire en semblable danger ; au contraire, ils se recommandent à leur dame avec autant d’ardeur et de dévotion que s’ils en eussent fait leur dieu, et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen. » En effet, cette préoccupation galante était une infidélité à l’église, et Sancho, qui va plus rondement en besogne, à la suite d’une comparaison assez longue faite par son maître entre la vie des religieux et celle des chevaliers errans, conclut peu chevaleresquement, comme à son ordinaire, mais selon l’orthodoxie, qu’il vaut mieux être un moinillon qu’un chevalier pour aller en paradis.

Les ordres de Saint-Jean de Jérusalem, les templiers, les chevaliers teutoniques, telle est la chevalerie entièrement disciplinée par l’église, qui lui appartient tout-à-fait, qu’elle a créée pour son usage. Or celle-là même lui échappe parfois, bien plus, l’attaque et la combat. Ainsi, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, nés de l’église et de la religion, dès qu’ils eurent, comme ordre chevaleresque, une certaine existence propre, ne tardèrent pas à frapper leur mère. Des discussions assez graves s’élevèrent entre eux et l’évêque de Jérusalem. Guillaume de Tyr rapporte avoir vu plusieurs flèches tirées par les hospitaliers contre des prélats, flèches qu’on avait recueillies et suspendues devant le lieu où Jésus-Christ fut crucifié. Les templiers devinrent bientôt presque aussi suspects à l’église qu’effrayans et dangereux pour le pouvoir civil. Ils furent soupçonnés d’opinions étranges, peu chrétiennes, et enfin livrés par un pape. Les chevaliers teutoniques abandonnèrent la papauté et le catholicisme, et finirent par fonder une puissance protestante. Ainsi la chevalerie des ordres religieux n’a pas été toujours très fidèle à l’église, et l’église n’a pas été toujours portée pour elle d’un bien bon vouloir.

Cette antipathie se manifeste dans beaucoup de choses ; elle est liée souvent à une des inspirations les plus honorables pour l’église, à son horreur du sang ; c’est à cette double cause qu’il faut rapporter sa sévérité pour les combats judiciaires et pour les tournois. Les combats judiciaires étaient, il est vrai, une institution barbare fort antérieure à la chevalerie ; il serait encore plus déraisonnable de leur donner pour base des préjugés religieux ; l’église n’a rien à se reprocher dans l’établissement du duel judiciaire. Au contraire, elle l’a combattu à plusieurs reprises, elle l’a quelquefois toléré par faiblesse et même consacré dans certains momens ; mais, en général, plus fidèle à son esprit, elle l’a repoussé ; par un côté, cette coutume allait merveilleusement à l’esprit de la chevalerie, car elle prescrivait de protéger qui ne pouvait se défendre. Ainsi, les femmes, les enfans, les vieillards, les tombeaux même, avaient un champion qui était presque toujours chevalier. Dans la littérature chevaleresque, cette situation est diversifiée de mille manières dans ces innombrables histoires de princesses délivrées du bûcher par un sauveur inconnu. Le duel judiciaire, antérieur à la chevalerie, fut donc adopté par elle, et l’église le poursuivit au sein de la chevalerie, qu’elle attaquait en le combattant. Il en fut de même pour les tournois ; ils étaient moins dangereux que le duel judiciaire ; cependant les accidens y étaient assez fréquens ; on en cite un entre autres, en Allemagne, dans lequel il mourut soixante personnes. Les conciles et les papes prononcèrent fréquemment l’excommunication contre les auteurs des tournois, contre ceux qui y assistaient, et refusèrent la sépulture à ceux qui y mouraient. C’était en partie par esprit d’humanité, mais ce n’était pas seulement pour cette raison, car il aurait fallu défendre bien plus sévèrement encore la guerre ; ce n’était pas seulement parce qu’on posait en principe que ceux qui étaient frappés subitement pouvaient mourir en péché mortel, car la même chose aurait pu se dire du trépas trouvé dans une bataille ; non, dans la colère acharnée dont l’église fut toujours animée contre les tournois, il y avait autre chose ; il y avait un peu de son antipathie contre tout ce qui était chevaleresque, et qu’elle n’était pas parvenue à s’approprier complètement. C’est ce qui explique comment Innocent III, au concile de Latran, prononce contre les tournois des paroles aussi vives ; il les appelle des jeux abominables, qui sont la mort du corps et de l’ame. Il refuse la sépulture ecclésiastique à tous ceux qui y prendront part. Quelquefois l’église était obligée de céder aux passions, aux mœurs du temps ; ainsi, en 1175, en Saxe, après un tournoi où seize personnes avaient péri, l’évêque Weichman excommunia tous ceux qui assisteraient à de semblables divertissemens. Le fils du margrave de Meissen ayant bravé cette défense et ayant succombé, l’évêque refusa la sépulture dans son église ; toute la famille du prince et toute la noblesse du pays tombèrent aux pieds du prélat, l’assurant que le mort avait pleuré ses péchés. Le prélat se laissa toucher, mais ce fut après que le père et les frères du défunt eurent promis de ne jamais assister à un tournoi, de n’en point souffrir sur leurs terres, de ne permettre à aucun de leurs sujets où serviteurs d’y assister. Ici l’église, même en cédant et en pardonnant à la fin, réserve toujours en principe l’inviolable sévérité de ses prescriptions contre les tournois. Mais d’autres fois il fallut composer avec les puissans de la terre ; la chronique de Saint-Denis, citée par Sainte-Palaye, raconte le fait suivant :

« Le cardinal Nicolas défendit tous tournoiemens aux joûtes ; et tant contre les souffrans et aydans, et mêmement contre les princes qui en leurs terres les souffraient il jeta grande sentence contre eux, et après ce soumettait leurs terres à l’interdit de l’Église ; mais après, le pape, à la requête des fils du roi et maints autres hommes, dispensa avec eux, parce qu’ils étaient nouveaux chevaliers, pour ce que, pour trois jours devant carême, ils pussent auxdits jeux jouer seulement, et non plus. »

Ainsi, le cardinal Nicolas n’accordait que les jours gras à la chevalerie.

Enfin, ce ne fut pas seulement la chevalerie qui fut plus ou moins suspecte et déplaisante à l’église, ce fut aussi la littérature qu’elle inspirait. Je ne parle pas des nombreux troubadours qui passèrent pour hérétiques, bien que quelquefois l’inimitié de l’église pour la chevalerie pût contribuer à la mauvaise renommée de l’orthodoxie de ces poètes. Il y avait de cette mauvaise renommée d’autres raisons encore meilleures, leurs satires contre le clergé et contre le pape, surtout les sympathies exprimées par un grand nombre d’entre eux pour la cause, nationale en Provence, des Albigeois.

Mais l’église ne fut pas moins sévère pour les romans chevaleresques que pour les troubadours, et ici sa sévérité s’appliquait directement à la littérature, expression de la chevalerie. On peut voir combien, au xvie siècle, les auteurs religieux du temps s’élèvent avec véhémence contre la lecture de ces livres, qu’ils comparent quelquefois aux productions du protestantisme. M. Viardot, dans la biographie de Cervantes, qui précède sa traduction, cite une demi-douzaine d’auteurs espagnols graves appartenant à l’église et condamnant tous la lecture des romans de chevalerie. On doit attribuer, ce me semble, à l’église les interdictions qui furent prononcées alors contre cette classe d’ouvrages par le pouvoir civil ; car en Espagne, à cette époque, c’était l’église qui, dans toutes les matières qui tenaient à la morale, conseillait et inspirait ce pouvoir. Ainsi, on peut rapporter à la première le décret de Charles-Quint qui interdisait les romans de chevalerie au Nouveau-Monde, défendant qu’ils fussent lus par aucun Espagnol ni aucun Indien ; interdiction qui n’était pas, il faut l’avouer, très nécessaire pour ces derniers. Les cortès de Valladolid demandèrent que la même prohibition fût appliquée à l’Espagne, et Jeanne promit une loi. Dans la requête des cortès est ce passage curieux, qui montre, dans la dernière ligne surtout, une espèce de rivalité entre la littérature théologique et la littérature chevaleresque : les cortès se plaignent que ces livres tournent la tête aux jeunes gens et aux jeunes filles, « et, pour remède au mal susdit, nous prierons votre majesté d’ordonner, sous de grandes peines, qu’aucun livre de ceux-là ne se lise ni ne s’imprime, et que ceux qui existent aujourd’hui soient rassemblés et brûlés, car, faisant cela, votre majesté fera grand service à Dieu, en ôtant aux gens la lecture de ces livres de vanité, et en les réduisant à lire les livres religieux qui édifient les ames. »

Enfin, pour terminer, cette opposition de l’église à la littérature chevaleresque a été personnifiée d’une manière très gaie, et sous une forme que personne n’a oubliée, dans l’incendie de la bibliothèque de don Quichotte, accomplie par un curé.

Dans tout ceci, je n’ai examiné que les rapports extérieurs, pour ainsi dire, de la chevalerie, avec le côté extérieur aussi de la religion, avec l’église ; c’est l’église et la chevalerie que nous avons vues, tantôt aux prises, tantôt conciliées par des arrangemens plus ou moins heureux. Je n’ai pas parlé du christianisme en tant que principe intérieur de la chevalerie, ame de la vie chevaleresque ; c’est un autre point de vue, ce sont d’autres considérations auxquelles j’arrive. Car il s’agit maintenant, en distinguant les diverses sources de la chevalerie, et si j’osais dire ainsi, les divers ingrédiens qui sont entrés dans sa composition, il s’agit de déterminer ce qui appartient au christianisme, ce qui appartient aux mœurs germaniques, ce que peuvent réclamer les influences de la civilisation romaine, en partie conservée dans le midi de la France, et enfin la part qu’on doit faire à l’action des Arabes sur la chevalerie de l’Occident.

vii.
DES INFLUENCES QUI ONT PRÉSIDÉ À LA FORMATION DE LA CHEVALERIE.

Il semble que notre tâche soit finie ; cependant nous avons encore quelque chose à faire pour connaître à fond la chevalerie : nous avons à rechercher comment elle a été, pour ainsi dire, construite. Après avoir étudié les propriétés visibles d’un corps, on cherche quelle combinaison a pu le produire ; après avoir fait la statistique d’un pays, on remonte aux origines du peuple qui l’habite.

La chevalerie complète, telle qu’elle s’est produite en Europe au moyen-âge, ne pouvait exister sans le christianisme. Nous avons bien trouvé la chevalerie quelquefois en opposition, quelquefois même jusqu’à un certain point en guerre avec l’église ; cependant, malgré ces luttes accidentelles, le principe de la chevalerie comme celui de l’église était le christianisme. Le conflit de ces deux puissances était la querelle de deux sœurs, car toutes deux avaient la même mère. Les sentimens que nous avons reconnus être la base de la chevalerie ne pouvaient atteindre toute leur portée que par le christianisme. En effet nous avons vu dans d’autres temps la générosité, le dévouement à la faiblesse, produire des effets analogues à ceux qui se montrent dans la chevalerie, mais des effets partiels, rares, interrompus. Ces sentimens ont jeté quelques lueurs et se sont éteints ; ils ont eu quelques fruits qui avortaient rapidement ; mais quand ils ont trouvé pour appui la morale chrétienne, ils se sont développés d’une manière infiniment plus complète, ils ont enfanté non pas une tentative de chevalerie, mais la chevalerie elle-même. Cette absence de haine au milieu des combats, cet oubli de soi-même, cet empressement à porter secours aux opprimés, toutes ces vertus exigées du chevalier sont des vertus chrétiennes. L’honneur même, qualité qui semble purement mondaine, a aussi un côté chrétien ; il y a une alliance intime, profonde, entre l’honneur sans souillure, l’écu sans tache du chevalier et la conscience sans reproche, la robe sans tache du néophyte.

L’amour chevaleresque n’a pu exister qu’à l’ombre du christianisme ; le christianisme seul a mis dans le monde cette union de l’amour et de la pureté que l’antiquité ne connaissait pas. Le stoïcisme était dur, l’épicuréisme égoïste et sensuel, le platonisme plus exalté que tendre. C’est après la prédication de cette doctrine dans laquelle la charité est la première des vertus, c’est après qu’ont retenti dans le monde ces touchantes et sublimes paroles : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé, » c’est alors seulement que l’amour a pu être considéré comme le principe des vertus humaines, et devenir la base d’un code moral. L’histoire des premiers âges du christianisme offre des exemples d’affections chastes et tendres qui font pressentir ce sentiment épuré qui sera l’amour chevaleresque. Ce rapport étrange et attendrissant des évêques mariés avec leurs épouses, qu’ils nommaient leurs sœurs, fait comprendre qu’on est entré dans une période de l’histoire de l’ame humaine où quelque chose de semblable à l’idéal de cet amour pourra exister. Le culte passionné de la Vierge a montré aussi par avance, dans un sentiment religieux, une sorte d’anticipation de ce qui sera plus tard un sentiment humain ; car il suffira d’adresser le même hommage à un être mortel, de faire descendre l’objet de l’adoration désintéressée du ciel sur la terre.

Le christianisme a donc été le principe des sentimens de la chevalerie ; non-seulement il a été le principe de ces sentimens, mais quelquefois il a prescrit directement les vertus chevaleresques. Ainsi le concile de Clermont, en 1025, décréta que toute personne noble de plus de douze ans devait jurer l’observation de certains règlemens devant l’évêque du diocèse. Elle promettait de défendre les faibles, de protéger les veuves, les orphelins, les femmes mariées et non mariées, et les voyageurs. Vous voyez le christianisme introduire dans les mœurs guerrières de l’âge féodal la chevalerie par la charité. Il faut donc considérer le christianisme comme la condition essentielle, comme l’ame même de la chevalerie. Maintenant, parcourons rapidement les autres élémens qui ont pu entrer dans sa composition.

Après le christianisme, c’est, selon moi, le germanisme qui occupe la place la plus considérable dans la constitution de la chevalerie. Après les sentimens chrétiens, ce sont les sentimens et les mœurs germaniques qui en sont l’ame et la vie ; c’est ce respect, cette adoration des femmes, mille fois citée, et qui fut une préparation lointaine à la chevalerie ; c’est le sentiment du point d’honneur, de l’honneur individuel, sentiment énergique chez les peuples germains, sentiment qui faisait dire, même à leurs ennemis : Opprobrium non damnum barbarus horrens ; le barbare craint la honte plus que tous les maux.

La loyauté, la foi à la parole jurée est une vertu chevaleresque par excellence ; c’est encore un apanage des nations germaniques. Certains auteurs allemands ont prétendu que leurs ancêtres étaient des modèles constans de loyauté, et cette exagération patriotique a excité de justes réclamations et de justes attaques. Cependant on ne peut nier qu’il n’y ait chez les nations germaniques un fonds de loyauté, de fidélité à la parole donnée et reçue ; la foi germanique n’est pas un mot vide de sens, et bien qu’on la voie disparaître chez les barbares, par suite de cette désorganisation morale qui suit la conquête et qui est produite par elle, on ne peut refuser cette qualité à la race teutonique. Si on remarque chez tous les peuples qui lui appartiennent, un même caractère, il faut bien que ce caractère soit inhérent à cette race ; or, celui-ci se montre partout où il y a des populations d’origine germanique, depuis l’Islande et la Norwège, jusqu’à l’Alsace. Je le retrouve même dans Tacite ; Tacite nous apprend que les Germains, qui poussaient à l’excès la fureur du jeu, jusqu’à jouer leur propre liberté, observaient avec une bonne foi rigoureuse les conventions qu’ils avaient faites. « Celui qui perd, dit-il, se laisse attacher et enchaîner, bien que plus fort et plus jeune, opiniâtreté qu’ils nomment foi et loyauté. » C’est un grand respect pour l’engagement pris, pour la parole donnée. Nous sommes au berceau de la race, et déjà nous rencontrons cette qualité essentiellement chevaleresque et profondément germanique.

L’usage des tournois forme un trait dominant des mœurs chevaleresques ; or, les tournois ont certainement une origine germanique. On a abandonné l’opinion qui les faisait inventer tout juste en 1066 par un nommé Geoffroy de Preuilly. Ce Geoffroy les a régularisés, peut-être, mais il ne les a point inventés ; on trouve avant lui beaucoup de traces de ces divertissemens guerriers.

On pourrait citer, d’abord, le paradis scandinave, qui était un tournoi perpétuel. Après le festin, les guerriers se combattaient dans le Valhalla ; c’était une joûte à armes tranchantes, car ils se taillaient en pièces. Ces champions immortels avaient le plaisir de se tuer chaque jour, et chaque jour de recommencer. Mais des preuves plus positives que celles-là établissent l’existence de jeux guerriers, semblables aux tournois, chez les peuples germaniques. Déjà, au vie siècle, Ennodius en parle dans l’éloge de Théodoric ; au ixe, Nithart raconte les fêtes militaires qui furent célébrées, en 842, par Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve, après la bataille de Fontanet. Mais ce n’était là qu’un prélude, pour ainsi dire, aux vrais tournois ; le tournoi ne fut complet et n’eut son caractère que quand les combats simulés, dont il est question aux époques antérieures, eurent lieu en présence des dames et en leur honneur. Or, je ne sache pas de plus anciens témoignages attestant leur présence, qu’un passage de la chronique de Montmouth, écrite dans la première moitié du xiie siècle : « Bientôt les chevaliers, donnant le signal du combat, forment un jeu équestre ; les dames les regardant du haut des murs, se plaisent à exciter leur amour. » C’est la première apparition d’une joûte véritable. Ici la galanterie est en jeu et fait, de ce qui n’était auparavant qu’un divertissement guerrier, un divertissement chevaleresque.

On trouve même dans les usages chevaleresques certains vestiges des anciennes coutumes et de l’antique religion des peuples germaniques. C’est ainsi que les brillantes assemblées, qu’on appelait cours plénières, et qui étaient toujours une occasion de tournois, étaient placées d’ordinaire aux fêtes de la Pentecôte. Dans tous les romans de chevalerie, notamment dans ceux qui parlent du roi Arthur, c’est à la Pentecôte qu’ont lieu les cours plénières et les grands tournois qui les accompagnent. Dans l’épopée du Renard, parodie piquante du moyen-âge, c’est à la Pentecôte que le roi des animaux tient sa cour plénière et célèbre des fêtes auxquelles tous ses sujets sont convoqués. La Pentecôte était choisie en vertu d’une vieille habitude qu’avaient les peuples germaniques de célébrer le solstice d’été, habitude qui tenait elle-même à la religion solaire de ces peuples. Dans les Nibelungen, cette époque est aussi celle qu’Attila désigne aux guerriers bourguignons, pour venir le trouver ; et là, Attila ne parle point de la Pentecôte, mais seulement du solstice d’été (sonne-vende). Aux deux solstices se rattachaient, dans le Nord, des solennités païennes que des fêtes chrétiennes ont remplacées. Le solstice d’hiver était, chez les Scandinaves, le moment de réjouissances bruyantes et bizarres, dont il est resté quelques traces dans les usages actuels du Danemark. C’est ce qu’on appelle iul, de l’ancien nom païen. L’iul se confond aujourd’hui avec le jour de Noël, comme la Pentecôte avait hérité, au moyen-âge, des fêtes du solstice d’été.

Les vœux chevaleresques, dont j’ai cité un exemple assez remarquable, étaient un usage entièrement germanique, et lié à la mythologie scandinave. On voit dans l’Edda un vœu fait non pas sur un héron, mais sur un sanglier ; ce sanglier est une victime immolée à Bragi, dieu d’éloquence ; le héros Helgi promet sur le sanglier, comme les chevaliers sur le héron, d’accomplir une aventure. Évidemment, ce vœu consacré par la religion scandinave est le type primordial des vœux chevaleresques.

Enfin, ce qui dans la chevalerie est incontestablement germanique, c’est l’institution elle-même, c’est le fait de l’investiture des armes, par laquelle celui qui a ceint l’épée entre dans une certaine classe, prend place parmi l’élite des guerriers. Ceci eut lieu de tout temps chez les Germains ; Tacite nous montre le jeune homme recevant solennellement le bouclier et la framée : Scuto framæâque juvenem ornant. Ici, ce sont les parens qui, au nom de la patrie, de la communauté, lui confèrent les armes ; puis on voit cette coutume se perpétuer de siècle en siècle, et aboutir à l’investiture chevaleresque. Paul Warnfried parle d’un roi lombard qui ne voulut pas permettre que son fils s’assît à sa table avant qu’il eût reçu les armes de la main d’un roi étranger. On donnait à cette cérémonie la forme d’adoption ; ainsi Théodoric adopta le roi des Hérules par la lance, le bouclier et le cheval ; c’est de là qu’est venu le vieux mot français adouber chevalier (adoptare). En ceignant l’épée, le guerrier prenait rang parmi les classes sociales qui comptaient dans l’état. Ceindre l’épée était devenu, sous la seconde race, le signe de la capacité politique ; les princes même tenaient à honneur d’accomplir cette formalité, d’être enrôlés dans la classe vaillante ; Charlemagne ceignit l’épée à son fils Louis-le-Débonnaire, et celui-ci à son fils Charles-le-Chauve. Cette collation des armes est le principe de l’ordination chevaleresque, et il est purement germanique. Il en est de même de certaines cérémonies employées pour conférer l’ordre de la chevalerie, par exemple de la colée. Dans un auteur du ixe siècle, il est dit que Charlemagne, parmi les priviléges qu’il concéda aux Frisons, reconnut au gouverneur le droit d’élever à la milice en donnant un soufflet selon l’usage ; ce soufflet est l’analogue de la colée, et a comme elle son principe dans le vieux symbolisme des coutumes et du droit germanique.

On voit à quel point les sentimens, une portion des mœurs, et surtout l’institution de la chevalerie, sont germaniques. Mais ici une grande difficulté se présente. Comment se fait-il que dans l’intervalle qui s’écoule entre la conquête, au commencement du ve siècle, et l’aurore de la chevalerie au moyen-âge, pendant plusieurs siècles on ne voit pas ces sentimens se reproduire. Peut-être ne serait-il pas impossible, même à cette époque de barbarie, d’en suivre la trace. Admettons qu’il faille y renoncer : les analogies établies plus haut n’en seront pas moins réelles ; il sera seulement plus difficile de les expliquer. J’ai cherché ailleurs à établir que certaines qualités fondamentales d’une race pouvaient être pendant un certain temps à l’état latent, pouvaient être masquées par des circonstances contraires, puis reparaître et se développer plus tard dans des conditions plus favorables. Certainement les Germains de Tacite sont à quelques égards plus semblables aux chevaliers que les Francs de Grégoire de Tours ou les Goths de Jornandès. L’état de conquérant a transformé ces tribus à la fois guerrières et patriarcales en bandes d’envahisseurs et de pillards. Cet état violent et désordonné a fait prévaloir tous les instincts brutaux et a étouffé pour un temps les instincts meilleurs. Les sentimens chevaleresques dont le principe existait dans les bois de la Germanie, et qui semblent disparaître ensuite du sol occupé par les Germains, ont dormi pendant plusieurs siècles ; il a fallu que des circonstances heureuses vinssent les réveiller. Ils ont dû ce réveil aux influences de la culture latine, conservée dans l’Europe méridionale, et notamment dans le midi de la France. Car, même en admettant comme moi que la chevalerie est surtout germanique, qu’elle a son fond dans les sentimens, dans les mœurs et dans l’institution germanique (et pour ce dernier point il n’y a pas de doute possible), il faut reconnaître qu’elle apparaît d’abord non pas en Germanie, non pas au nord de l’Europe, mais dans le midi, mais en Provence ; elle y apparaît avec un accompagnement de galanterie ingénieuse et de poésie délicate qu’elle doit à la civilisation au milieu de laquelle elle se produit. Mais de ce qu’elle se produit au sein de cette civilisation, il ne s’ensuit pas qu’elle en soit sortie ; le terrain sur lequel elle fleurit n’est pas le terrain où sa semence a germé.

Ceci nous conduit à examiner les influences de la civilisation romaine sur la chevalerie.

La civilisation romaine, à l’époque où elle fut importée dans les Gaules et dans le reste de l’Occident par la conquête, n’a pu préparer en rien la chevalerie : le génie romain était sans analogie avec le génie chevaleresque, était même dans une opposition éclatante avec lui ; ce n’est pas la générosité qui caractérisait les institutions et les instincts de Rome, elle n’usait pas de ce moyen dans ses rapports avec ses ennemis. Caton s’écriait chaque jour : « Il faut détruire Carthage. » Scipion affamait froidement Numance. Toujours désir implacable de la destruction de l’ennemi, jamais un mouvement généreux qui conseillât de l’épargner. Quant aux mœurs chevaleresques, il est simple qu’elles fussent étrangères à la vie romaine ; l’austérité de la Rome républicaine, la corruption de la Rome impériale, repoussaient également la courtoisie et la galanterie. De plus, il était impossible que la politique de Rome, si jalouse de l’autorité de l’état, souffrît au sein de l’état et au-dessus de lui, une autre société indépendante, ayant son principe, ses règles, son existence à part. À Rome, il n’y avait rien et il ne pouvait rien y avoir de semblable à la chevalerie.

Le génie romain n’a donc eu directement aucune action sur elle, et n’a pu la préparer en aucune manière. Mais la civilisation latine a agi indirectement sur le développement chevaleresque, en aidant la renaissance de cette culture méridionale, à l’ombre de laquelle la chevalerie devait s’épanouir. La chevalerie ne serait jamais sortie des ruines mortes de la civilisation romaine, elle a son origine dans des sources plus vivantes, dans les sources germaniques ; mais pour fleurir, elle avait besoin d’être abritée par ces ruines, ce n’est que là qu’elle pouvait atteindre à toutes ses délicatesses et à toutes ses nuances ; il fallait qu’elle trouvât, déjà disposées à quelque adoucissement, les mœurs qu’elle devait achever de polir, et c’est précisément ce qu’elle rencontra dans le midi de la France, dans le pays où s’était le mieux conservée et où renaissait le plus hâtivement la civilisation antique. Ainsi, cette civilisation ne fut pas le principe, mais l’auxiliaire du développement chevaleresque ; elle ne fut pas le sol, elle fut le toit.

Quant aux influences des Arabes sur le moyen-âge, je crois qu’elles ont été souvent exagérées en ce qui concerne la scholastique, l’architecture, la poésie chevaleresque et la chevalerie elle-même. L’antipathie des écrivains du dernier siècle pour le christianisme a contribué à cette exagération ; Voltaire et Gibbon étaient charmés que les peuples chrétiens dussent tout aux musulmans. J’aurai plus tard l’occasion de débattre cette question dans toute son étendue ; aujourd’hui je me borne à rechercher quelles ont été les influences arabes sur la chevalerie, à les reconnaître et à les limiter.

J’ai déjà dit que chez les Arabes, même avant Mahomet, on pouvait surprendre quelques tendances chevaleresques, là comme dans beaucoup d’autres pays et dans beaucoup d’autres temps, là peut être d’une manière plus frappante qu’ailleurs. J’ai cité le roman d’Antar rédigé peu après l’hégire, mais d’après des traditions plus anciennes que l’hégire, et présentant un tableau altéré des anciennes mœurs du désert ; j’ai dit que, dans tout l’ensemble de la vie d’Antar, dans ses sentimens et dans ses exploits, il y avait quelque chose de chevaleresque, mais cette chevalerie est encore bien rude, et l’on sent le Bédouin à côté du preux. Ainsi l’héroïne, la belle Ibla, demande à Antar que le jour de ses noces une amazone célèbre tienne la bride de son cheval, et que la tête d’un fameux guerrier soit suspendue au cou de cette femme ; cela est bien farouche et rappelle presque ces Abungs de Sumatra qui font la cour aux jeunes filles en déposant des crânes à leurs pieds. Il faut convenir que d’autres passages plus chevaleresques se font remarquer dans le roman d’Antar ; mais, malgré les analogies que ces passages peuvent offrir avec les romans de l’Occident, il me paraît impossible de voir dans Antar et dans les mœurs arabes primitives la source de la chevalerie européenne, et sur ce point je ne puis être d’accord avec le spirituel auteur de quelques articles publiés dans la Revue Française de 1830, M. Delécluse, qui, entraîné par l’intérêt que lui inspirait un ouvrage dont il révélait l’existence à la généralité des lecteurs, a été jusqu’à voir dans cet ouvrage « l’arsenal où les Occidentaux ont puisé toute la chevalerie d’alors. » Outre les raisons qui m’empêchent d’admettre que la chevalerie chrétienne et occidentale ait eu une autre origine que le christianisme et l’Occident, il me semble impossible qu’un livre probablement ignoré au moyen-âge, que les scènes de la vie arabe primitive qu’il représente et que l’Occident n’a guère pu connaître, aient enseigné la chevalerie à l’Europe. Ce n’est qu’après que l’islamisme a été introduit chez les Arabes que cette nation s’est trouvée en contact avec les nations européennes. Tout ce que la chevalerie orientale a pu exercer d’influence sur la chevalerie de l’Occident appartient donc nécessairement à l’époque musulmane ; c’est la chevalerie musulmane qu’il faut opposer et comparer à la chevalerie chrétienne ; ce sont les rapports de ces deux chevaleries, leurs rencontres, leur influence réciproque, qu’il faut suivre et déterminer.

Il y a entre la chevalerie musulmane et la chevalerie chrétienne une différence fondamentale, et qui, à elle seule, suffirait pour empêcher de croire que la seconde ait pu naître de la première : c’est que la chevalerie musulmane se compose uniquement de mœurs et de sentimens, et ne s’est jamais réalisée en institution, indépendamment de la chevalerie occidentale. Il n’y a pas eu là, comme en Occident, un ordre, une classe à part, donnant à ce fait vague de la chevalerie réduite aux mœurs et aux sentimens, une réalité sociale.

La seule institution qui, chez les populations musulmanes établies en Espagne, ressemblait à un ordre de chevalerie, c’étaient les Rabits chargés de défendre les frontières contre les Castillans. Ces Rabits étaient réunis en corps, et soumis à une règle austère ; leur existence était, jusqu’à un certain point, analogue à celle des templiers, et comme ils sont antérieurs à ceux-ci d’une centaine d’années, on pourrait être tenté de voir là l’origine des ordres religieux et militaires, d’autant plus que parmi les premiers établissemens des templiers, les plus célèbres étaient situés vers les Pyrénées ; il peut donc sembler naturel de faire venir les templiers chrétiens des Rabits musulmans ; cependant lorsqu’on se reporte aux origines de l’ordre du Temple, on trouve qu’il est né, non pas en Espagne, mais à Jérusalem. Quand les neuf gentilshommes français qui le fondèrent dans cette ville et firent vœu de protéger les pélerins qui allaient visiter le saint sépulcre, obtinrent de Baudoin II la première maison de leur ordre, située auprès du temple, ils obéissaient à une inspiration de charité et d’enthousiasme chrétien, et ne songeaient nullement à imiter les Rabits musulmans d’Espagne, qu’ils ne connaissaient probablement pas, et qu’ils étaient loin de prendre pour modèle.

Ainsi la chevalerie musulmane, dans ce qu’elle a de plus semblable aux institutions de la chevalerie d’Occident, n’a pu lui fournir son point de départ, pas plus qu’on ne saurait dire que les croisades aient été entreprises à l’imitation de la guerre sainte des musulmans. Bien des fois la guerre sainte a été proclamée chez les Arabes d’Espagne, et plus d’une croisade musulmane dirigée contre les chrétiens avant la première croisade chrétienne, mais ce n’est pas à des sources musulmanes que les chrétiens ont puisé leur chevalerie ou leurs croisades.

La chevalerie musulmane et la chevalerie chrétienne se sont rencontrées trois fois dans l’histoire moderne, d’abord en Espagne après la conquête. Ici tout l’avantage est du côté de la première ; on peut même dire qu’elle existe à une époque où la chevalerie chrétienne n’existe pas encore ; car cette époque est bien plus pour l’Espagne un âge héroïque qu’un âge chevaleresque. Dès le ixe siècle, les conquérans arabes en sont aux dernières délicatesses, aux dernières élégances, et parfois, on peut le dire, aux dernières mignardises de la poésie chevaleresque, quand les chrétiens des Asturies sont encore les rudes descendans des compagnons de Pélage, et dignes de porter le nom de peaux d’ours que se donnent ceux-ci dans les vieilles histoires.

Pendant ce temps, sous Abderam, la galanterie la plus délicate pénètre jusque dans les harems ; ce prince composa des vers pleins de grace et mêlés d’une certaine dévotion tendre, pour s’excuser d’avoir paré d’un collier précieux une belle esclave. Dans le même siècle, un autre roi maure, Mohamad, parle de son cœur blessé par l’amour contre lequel sa cuirasse ne le défend pas. Pendant ce temps, la chrétienté était loin de cette grace et de ces raffinemens, qui semblent devancer la poésie des troubadours. Au ixe siècle, au lieu d’imaginer rien de semblable, à la cour de Charles-le-Chauve, Hukbald écrivait ce pédantesque et bizarre poème dont chaque vers commence par un C. En Espagne, si l’on oppose les deux chevaleries et ceux qui les représentent, le contraste sera presque aussi grand ; le héros chrétien, c’est le Cid. Eh bien ! le poème qui le peint avec des couleurs si naïves, ne le représente pas écrivant des vers gracieux et galans, comme ceux que je viens de citer ; le Campeador ne sait que monter sur son cheval Babieca, prendre des deux mains sa grande épée et pourfendre les Sarrasins. Vouloir faire sortir la sévère chevalerie castillane des commencemens gracieux de la chevalerie arabe, ce serait faire naître un chêne d’une fleur : le chêne ne naquit pas de la fleur, mais la fleur fut suspendue au chêne. On peut toujours reconnaître que la chevalerie castillane avait reçu en naissant le contact de sa gracieuse aînée. Le héros chrétien et castillan porte lui-même au front quelque reflet de la chevalerie musulmane. Plusieurs choses sont arabes chez le Cid, entre autres son nom ; et quand on ouvrit son tombeau, on trouva, dit-on, son corps enveloppé dans une étoffe de l’Orient.

Les deux chevaleries se rencontrèrent une seconde fois aux croisades, personnifiées, l’une dans Richard Cœur-de-Lion, et l’autre dans Saladin ; le contraste qu’elles offraient alors a été heureusement exprimé par Walter Scott, dans son roman de Richard en Palestine. À ce moment, toutes deux se reconnaissent, pour ainsi dire, se saluent et s’honorent ; la gloire de Mélek-Rik est populaire parmi les musulmans ; la chrétienté s’empare de Saladin et en fait un chevalier. Cet échange d’admiration manifeste les sentimens de bienveillance que les chrétiens et les mahométans sont étonnés de se porter ; en se voyant de plus près, la haine et le fanatisme qui les avaient armés les uns contre les autres se sont effacés peu à peu. Une tolérance presque philosophique s’établit ; on peut voir, dans un poème du moyen âge, le Dit du Sarrazin, à quel point les discussions théologiques sont devenues courtoises entre les interlocuteurs musulmans et chrétiens. Joinville cite des chevaliers français qui prennent les mœurs de l’islamisme, enfin, cette espèce d’alliance de fraternité, entre les deux civilisations, excita les plaintes de plusieurs graves personnages de ce temps.

Des deux rencontres dont je viens de parler ont dû naître quelques influences de la chevalerie musulmane sur la chevalerie chrétienne ; il était impossible qu’il n’en fût pas ainsi ; mais ces influences ne portent pas sur le fond. La chevalerie occidentale était constituée de toute pièce ; elle a pu emprunter à sa rivale quelques derniers raffinemens, quelques élégances tardives, rien de plus. La générosité, l’amour, l’honneur, existaient ; ils ont pu se nuancer, se raffiner sous l’inspiration arabe, mais ils n’ont pas été créés par elle ; elle n’a pas non plus donné à la chevalerie occidentale ses jeux, ses fêtes, ses tournois, que celle-ci possédait de tout temps, et qui remontent, comme nous l’avons vu, aux anciennes coutumes germaniques ; elle ne lui a pas donné l’institution chevaleresque, dont l’origine est également germanique ; elle n’a rien apporté de fondamental, mais seulement ce qui était pour ainsi dire de luxe, comme les armoiries. Ce n’est pas qu’on ne trouve, dans beaucoup de siècles et chez beaucoup de peuples, l’usage de désigner les guerriers par quelques signes ; cet usage est dans les Sept Chefs devant Thèbes d’Eschyle, et dans les sagas des anciens Scandinaves ; mais il est partout en Orient ; Joinville indique quelque chose de pareil en Égypte ; au Japon, chaque famille porte ses armoiries sur ses vêtemens ; chez les Persans, il y a des exemples d’armoiries et même d’armes parlantes ; et les armoiries chevaleresques, par la nature même des objets qu’elles représentent et des figures qui les composent, semblent indiquer une origine orientale. Les lions, les licornes, les têtes de Maures, attestent des emprunts faits à l’Orient ; mais ce n’est là qu’un accessoire bien léger et une parure de la chevalerie. Son armure a donc été trempée par la Germanie, bénie par le christianisme, et blasonnée par l’Orient.

Enfin les deux chevaleries, la musulmane et la chrétienne, se sont rencontrées une troisième fois sous les murs de Grenade, où les Maures sont restés quatre siècles après que le reste de la Péninsule était délivré. Pendant ce long espace de temps, la haine s’était tempérée par les relations des deux peuples, et il s’était opéré comme une fusion entre les deux chevaleries. Plusieurs passages de l’histoire de Conde, histoire écrite uniquement d’après des documens arabes, montrent que vers la fin de l’existence du royaume de Grenade, dans le XVe siècle, les rapprochemens des guerriers mauresques et des guerriers chrétiens étaient perpétuels. « En ce temps (en 1417), les chevaliers de Castille et d’Aragon avaient la coutume d’aller à la cour du roi maure de Grenade, pour y traiter de leurs contestations, et le faisaient juge de leurs différends ; le roi leur donnait le champ pour leurs défis et leurs combats d’honneur, et il était si grand pacificateur, qu’à peine le combat commencé, il les déclarait bons chevaliers et les faisait s’en retourner amis, et partir, unis et honorés de sa cour. »

Vous voyez la cour du roi maure servir d’asile et de champ de combat aux guerriers chrétiens, et ce roi lui-même devenir l’arbitre de leurs différends, et en quelque sorte le juge de leur honneur. Un ouvrage qui peint avec une assez grande fidélité cette chevalerie, moitié chrétienne, moitié musulmane, c’est le livre de Perez de Hita, sur les guerres civiles de Grenade. L’auteur assure qu’il a puisé dans des histoires et des romances arabes, et cite quelques-unes de ces dernières, qui ont évidemment un caractère mauresque. C’est de cette histoire romanesque et poétique, mais basée sur des traditions qui ne sont pas entièrement fictives, qu’a été tiré à peu près tout ce qu’on sait sur les fameuses querelles des Zégris et des Abencerrages. Ce livre montre les chrétiens et les Maures aux prises, mais sans mélange d’aucune inimitié de nation et de religion. Chaque jour les chevaliers castillans viennent adresser des défis aux hidalgos maures (los hidalgos moros). Ces défis donnent lieu à de beaux combats dans la vega de Grenade, tandis que les dames mauresques les regardent du haut des tours de l’Alhambra. Les discours que s’adressent les combattans avant de croiser la lance et le glaive sont toujours d’une extrême courtoisie ; ils s’applaudissent d’avoir à combattre un si vaillant adversaire, qui relèvera leur victoire s’ils doivent vaincre, et honorera leur défaite s’ils doivent succomber. En un mot, tout, dans ces rapports guerriers, respire la plus aimable courtoisie ; nul sentiment de haine n’existe entre les deux peuples ; il y a au contraire respect mutuel et souvent bons offices réciproques. La plus brillante tribu parmi les Maures de Grenade, celle des Abencerrages, est célèbre par sa charité pour les captifs chrétiens ; et quand la tribu de Gomez, ennemie des Abencerrages, les accuse à ce sujet, ils répondent que les chrétiens en font autant pour les musulmans prisonniers. Malgré cette harmonie et cette bonne intelligence des deux chevaleries, on reconnaît toujours les caractères particuliers à chacune d’elles. Ainsi les maures ont bien, comme les chrétiens, des joûtes à fer aigu et souvent mortelles ; mais les joûtes véritablement mauresques, ce sont les jeux de bagues et le divertissement des cannes (la fiesta de las canas). L’élégant jeu de bague consistait à enlever, au grand galop du cheval, des anneaux suspendus à un arbre. Nous en voyons chaque jour la parodie dans un amusement très vulgaire. La course des cannes était une sorte de tournoi dans lequel les lances étaient remplacées par de longs roseaux ; on ne pouvait donc se faire aucun mal, et ce n’était qu’une occasion de montrer l’agilité des chevaux et l’adresse des cavaliers. C’est le djerrid encore en usage chez les Turcs de Constantinople.

À Grenade, la chevalerie mauresque n’a pu rien prêter à la chevalerie chrétienne ; au contraire, elle s’est évidemment formée d’après elle. La chevalerie chrétienne n’a pu rien emprunter à la chevalerie grenadine, car elle ne lui a pas survécu, et la fin du XVe siècle, qui vit la destruction du royaume des Maures, a vu la chevalerie mourir en Europe. Cette période brillante de Grenade n’a donc pu être une inspiration de la chevalerie, car elle fut son dernier souffle.

Pour achever de déterminer le rôle que, dans ma pensée, jouent les différens élémens dont se compose la chevalerie : l’élément chrétien, l’élément germanique, l’élément romain et l’élément arabe ; qu’on me permette d’employer une métaphore et de me représenter la chevalerie comme un grand arbre : sa racine est chrétienne ; le sol dans lequel elle plonge est le christianisme, base de la civilisation moderne ; le tronc, les branches et la sève qui les anime sont germaniques. Ce tronc et ces branches ont été comme engourdis, comme recouverts d’une croûte glacée qui, pour un temps, a suspendu et paralysé la végétation, qui a engourdi la sève dans les rameaux, et cela pendant les siècles qui ont suivi la conquête germanique et par un effet de cette conquête. Pour que la sève, qui était au cœur de l’arbre, circulât de nouveau, il a fallu qu’il fût transporté dans un climat plus doux, sous un ciel meilleur. Il a trouvé ce ciel et ce terrain plus favorable dans le midi de la France ; là il a enfoncé ses racines parmi les cendres encore tièdes et doucement réchauffées de la civilisation romaine ; il a étendu ses rameaux vers ce soleil qui ne s’était pas couché, qui avait toujours laissé un crépuscule errer sur les ruines. Alors la sève s’est ranimée, elle a circulé de nouveau, les branches se sont couvertes de feuillage et de fleurs, mais il manquait encore à ces fleurs un certain éclat de couleur et un dernier parfum. C’est cet éclat et ce parfum que les brises de l’Orient lui ont apporté.


Tels sont, ce me semble, les divers élémens qui ont concouru à produire ce grand fait de la chevalerie, qui est une portion considérable de la civilisation moderne.

Du sein de la barbarie du xie siècle surgit tout à coup un élan sublime dont nous avons dû chercher les causes cachées, mais qui semble jaillir par enchantement des ténèbres, comme une lumière qui perce la nuit. Les sentimens les plus purs, les plus délicats, les plus exaltés, se manifestent dans les ames livrées jusqu’alors aux passions violentes et brutales : par eux se forme tout un système de moralité, dont la base est le dévouement, le désintéressement, l’enthousiasme ; par eux se fonde une religion de l’amour et de l’honneur, religion que personne n’a prêchée, qu’on dirait naître d’elle-même ; un esprit inconnu crée des sentimens nouveaux, enfante des mœurs, des institutions, une poésie nouvelle.

La chevalerie a établi, au moyen-âge, entre les différens peuples, une fraternité, une unité qui fut une préparation à la grande association européenne vers laquelle nous marchons. Un chevalier n’était plus un Français, un Anglais, un Espagnol ou un Allemand, il était un chevalier ; il y eut là comme une grande franc-maçonnerie héroïque qui rapprochait toutes les nations. Eh bien ! pensez-vous qu’à cette époque de morcellement, de division, ce ne fût pas un fait important que cette confrérie universelle qui ralliait les plus nobles ames dans le culte commun des plus généreux sentimens ?

Ce n’est pas tout, l’influence de la chevalerie sur les imaginations et les ames se continue lors même que la chevalerie cesse d’exister ; cette influence survit au moyen-âge. Supprimez la chevalerie de l’histoire, et vous serez étonné du vide qu’elle laissera dans la littérature, dans les arts, dans la vie tout entière des nations modernes.

Avec elle vous aurez supprimé une partie de Dante et tout Pétrarque, Cervantes, l’Arioste, le Tasse, Calderon, Lope de Vega ; vous aurez retranché de notre gloire dramatique la plupart des chefs d’œuvre de Corneille et de Racine, vous aurez enlevé à Voltaire Zaïre et Tancrède.

Le siècle de Louis XIV n’a pas su combien ce moyen-âge qu’il connaissait peu a fourni de matériaux à ses œuvres immortelles ; il n’a pas su par quel chemin lui est arrivé cet ensemble de sentimens, d’idées, de poésie qu’il a mis si admirablement en œuvre ; il est naturel aux grands siècles comme aux grands artistes de s’ignorer eux-mêmes, de ne vouloir connaître que l’inspiration qui les conduit, de ne pas savoir, et de ne pas se soucier de savoir à quelle source puise leur génie. Souvent les critiques n’ont pas mieux compris le grand siècle qu’il ne s’était compris lui-même ; mais ils n’avaient pas la même excuse, car à lui il appartenait de produire, à eux d’expliquer. Ainsi l’on a reproché à l’âge classique de notre littérature de n’être qu’une contre-épreuve affaiblie de l’antiquité, de n’avoir pas de vie propre, d’originalité nationale, de s’être séparé du moyen-âge, d’avoir renoncé aux traditions de la poésie chrétienne ; d’autre part, certains défenseurs maladroits de la gloire de nos plus grands hommes ont accepté cet injuste reproche et ont fait une louange de ce qui était une calomnie. Ces critiques ont répondu que le xviie siècle n’avait pas besoin de l’inspiration moderne, qu’il a imité les anciens et les a reproduits, et que c’était là ce qu’il y avait de mieux à faire. Si le xviie siècle avait seulement reproduit l’antiquité, il ne serait pas placé aussi haut dans l’histoire des grands siècles littéraires. Ce que le siècle de Louis XIV a emprunté à l’antiquité, comparé à ce qui lui est propre et à ce qu’il a puisé dans les sentimens que le moyen-âge avait créés, est, selon moi, peu de chose. Certaines formes de langage, quelques détails, quelques vers traduits ou imités, ont trompé les critiques ; mais au fond, l’inspiration, la vie de notre littérature du xviie siècle est moderne, nationale, et en très grande partie chevaleresque. La substance, l’étoffe de notre grande poésie dramatique, c’est surtout la poésie chevaleresque du moyen-âge arrivée par des canaux obscurs aux mains de Corneille et de Racine, et par eux élevée à la hauteur de l’art, encadrée par Corneille dans la grandeur romaine, ornée par Racine d’emprunts faits à la grace et à l’élégance grecque. Dans le xviiie siècle, l’homme le moins sympathique au moyen-âge, Voltaire, est pourtant celui de nos poètes qui le premier a mis en scène le moyen-âge sous son propre nom ; le premier, Voltaire nous a présenté des héros chevaleresques avec leurs costumes et non sous le manteau grec, ou la toge romaine.

La révolution qui a frappé le passé, a frappé tout ce qui venait de lui, dans la littérature et dans la société, et la chevalerie comme le reste. Après la révolution une voix s’est élevée encore ; celui dont le génie ranimait dans le monde de la religion et de l’imagination les traditions du moyen-âge, a fait entendre comme un harmonieux écho de la poésie chevaleresque dans le Dernier des Abencerrages. Depuis, on n’a tenté en ce genre que d’impuissans efforts. L’empire, quand les idées aristocratiques et féodales sont venues à la suite des idées militaires, a cherché à raviver les traditions chevaleresques ; il n’en est résulté que quelques romances. La restauration a fait un effort en faveur de la littérature chevaleresque, effort artificiel et intéressé qui n’a rien produit de remarquable. Enfin, depuis 1830, il n’y a pas eu, que je sache, un essai, grand ou petit, célèbre ou obscur, de littérature chevaleresque ; c’est que cette littérature a besoin de cet ensemble d’idées, de sentimens, de mœurs, qui constituait la chevalerie et qui s’efface chaque jour davantage. Tout ce qui tient au passé s’y enfonce avec une effrayante rapidité ; nous sommes comme sur le chemin de fer ; sans éprouver aucune secousse, sans nous apercevoir, pour ainsi dire, que nous marchons ; tout à coup, les objets qui étaient là tout proche ont disparu ; ainsi disparaît rapidement et sans secousse ce qui subsiste encore du passé. Les derniers restes de la chevalerie se sont abîmés dans ce grand naufrage ; elle-même ne trouve plus d’expression dans la littérature. Nous sommes donc arrivés à la fin de cet immense et glorieux développement de la poésie chevaleresque dont nous observions tout à l’heure le point de départ et les commencemens.

Ce qui se passe dans la littérature à cet égard tient à ce qui se passe au fond de la société. On ne saurait nier que certains sentimens qui ont fait faire de grandes choses, qui ont été pendant des siècles le principal mobile des actions et de la conduite, perdent de leur empire. Notre âge est peu chevaleresque, il faut le dire ; le calcul positif l’emporte sur l’exaltation désintéressée. Sans doute de nouveaux principes de moralité sociale, sans doute des sentimens que nos pères ne connaissaient pas ou connaissaient à peine, paraissent devoir remplacer l’ancienne conscience de la société française : ce qui s’appelle patriotisme, ce qui s’appellera un jour humanité, pourra tenir lieu peut-être avec avantage de ce qui s’appelait l’honneur chevaleresque. Mais en attendant, ce moment est triste, l’enthousiasme est rare, s’il ne manque pas tout-à-fait. De là résulte une grande défaillance dans beaucoup d’ames, de douloureuses langueurs, une certaine inertie dans la vie morale, et une lacune funeste dans l’inspiration poétique. Si Dante revenait à la lumière, il est à craindre qu’il ne nous plaçât dans l’enfer des tièdes ; mais cet état des ames, que je souhaite avoir exagéré, ne peut durer long temps. L’homme ne saurait vivre courbé sur sa tâche comme un forçat enchaîné à son labeur, sans que rien l’élève et le soutienne au-dessus de la vie commune. Ayons donc confiance, l’enthousiasme et la poésie renaîtront, ou le genre humain mourra ; et le genre humain ne mourra pas.

Mais qui nous rendra la poésie ? Quel enthousiasme nouveau remplacera cette forme évanouie de l’enthousiasme de nos pères ? Quelle sera la chevalerie de l’avenir ? Quelle institution viendra relever cette société qui languit et qui voudrait vivre, qui est fatiguée de ce qu’elle connaît et tourmentée de ce qu’elle attend ? Où trouver cette puissance de dévouement que la chevalerie a excitée durant des siècles ? Où est le principe qui doit nous régénérer ? On ne le sait ; on s’interroge, on cherche avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, de confiance et de découragement ; on regarde à l’horizon, on se demande d’où partira ce souffle vivifiant qui retrempera les ames. Oh ! qu’il vienne enfin ce souffle, du Nord ou du Midi, de l’Orient ou de l’Occident, qu’il descende sur nous, qu’il ranime le monde !


J.-J. Ampère.