La Chasse en Afrique

LA CHASSE


EN AFRIQUE.




J’ai depuis longtemps une conviction que beaucoup d’esprits commencent aujourd’hui à partager : c’est que l’Algérie est destinée à prendre chaque jour une place plus importante dans l’existence de notre pays. Cette contrée, que d’héroïques faits d’armes nous ont soumise, semblait ne s’adresser d’abord parmi nous qu’à des pensées militaires. Plus d’un homme politique ne voulait y voir qu’une sorte de champ clos gigantesque où s’exerçait la valeur de notre armée ; puis on s’est aperçu que cette terre n’était pas propre uniquement à nous donner un revenu de gloire, que si elle attirait le soldat, elle appelait aussi l’agriculteur, l’industriel et le marchand : des liens nouveaux se sont formés entre la France et sa conquête. Après avoir remué nos sentimens guerriers, notre fierté nationale, l’Algérie s’est mise en intime rapport avec les plus sérieux, les plus pratiques, les plus positifs de nos intérêts. Enfin, lorsqu’il y a plusieurs années je suis parvenu, par quelques travaux littéraires nés au sein d’une vie active, à diriger la curiosité publique vers un monde plein d’inépuisables richesses pour le poète et pour l’artiste, j’ai vu avec bonheur qu’après s’être concilié la gloire d’abord, l’intérêt ensuite, l’Algérie mettait aussi l’imagination de son parti. Or je sais qu’il y a dans notre pays certaines puissances, et l’imagination est de ce nombre, dont le concours ne doit être dédaigné par aucune œuvre. Ces pittoresques détails que j’ai pu réunir dans le Grand-Désert ont éveillé chez certains esprits des impressions qui, je l’espère, ne seront pas stériles. Plus récemment[1], je me suis procuré des documens nouveaux, et qui m’ont semblé de quelque valeur, sur une vie où tout est marqué, on peut le dire, d’un caractère d’éclatante originalité.

Un homme, entre tous ceux que j’ai rencontrés dans une carrière qui m’a mis en contact avec des lieux et des caractères bien divers, possédait, suivant moi, une connaissance approfondie, une intelligence nette et certaine du peuple arabe. C’est à cet homme que je me suis adressé : j’ai demandé à l’émir Abd-el-Kader, quelques mois avant l’acte de clémence qui l’a rendu à la liberté, des observations sur les chevaux du Sahara, et en même temps de nouveaux détails sur quelques parties de l’existence africaine. Ce que l’on va lire est tiré presqu’en entier d’une longue lettre écrite de sa main. Proverbes arabes, tours orientaux, superstitions populaires en Afrique, j’ai conservé tout ce qui me semblait une séduction pour l’esprit français dans le sujet sur lequel je voulais attirer l’attention ; ce sujet, c’est la chasse, qui, suivant les Arabes, est la meilleure école du guerrier. J’entrerai en matière comme Abd-el-Kader lui-même, par une légende qui m’a paru avoir un tour saisissant de grâce et de vivacité.

On raconte qu’un cheikh arabe était assis au milieu d’un groupe nombreux, quand un homme qui venait de perdre son âne s’offrit à lui, demandant si quelqu’un avait vu l’animal égaré ; le cheikh se tourna aussitôt vers ceux qui l’entouraient et leur adressa ces paroles : « En est-il un parmi vous à qui le plaisir de la chasse soit inconnu ? qui n’ait jamais poursuivi le gibier au risque de se tuer ou de se blesser en tombant de cheval, qui, sans crainte de déchirer ses vêtemens ou sa peau, ne se soit jamais jeté, pour atteindre la bête fauve, dans des broussailles hérissées d’épines ? En est-il un parmi vous qui n’ait jamais senti le bonheur de retrouver, le désespoir de quitter une femme bien-aimée ? » Un des auditeurs repartit : « Moi, je n’ai jamais rien fait ni rien éprouvé de ce que tu dis là. » Le cheikh alors regarda le maître de l’âne. « Voici, dit-il, la bête que tu cherches. Emmène-la. »

Les Arabes disent en effet : « Celui qui n’a jamais chassé, ni aimé, ni tressailli au son de la musique, ni recherché le parfum des fleurs, celui-là n’est pas un homme, c’est un âne. » Chez un peuple où la guerre est avant tout une lutte d’agilité et de ruse, la chasse est le premier des passe-temps. La poursuite des bêtes sauvages enseigne la poursuite des hommes. Voici un éloge complet de cet art qui ne manque ni de bon sens ni de poésie, deux choses qui s’accouplent du reste plus souvent qu’on ne le pense : « La chasse dégage l’esprit des soucis dont il est embarrassé ; elle ajoute à la vigueur de l’intelligence, elle amène la joie, dissipe les chagrins, et frappe d’inutilité l’art des médecins en entretenant une perpétuelle santé dans le corps. — Elle forme les bons cavaliers, car elle enseigne à monter vite en selle, à mettre promptement pied à terre, à lancer un cheval à travers précipices et rochers, à franchir pierres et buissons au galop, à courir sans s’arrêter, quand même une partie du harnachement viendrait à se perdre ou à se briser. — L’homme qui s’adonne à la chasse fait chaque jour des progrès dans le courage ; il apprend le mépris des accidens. Pour se livrer à son plaisir favori, il s’éloigne des gens pervers ; il déroute le mensonge et la calomnie, il échappe à la corruption du vice, il s’affranchit de ces funestes influences qui donnent à nos barbes des teintes grises et font peser sur nous avant le temps le poids des années. Les jours de la chasse ne comptent point parmi les jours de la vie. »

Dans le Sahara, la chasse est l’unique occupation des chefs et des gens riches. Quand arrive la saison des pluies, les habitans de cette contrée se transportent tour à tour au bord des petits lacs formés par les eaux du ciel. Aussitôt que le gibier vient à leur manquer sur un point, ils donnent un nouveau foyer à leur vie errante. Une histoire où l’on retrouve, comme dans beaucoup de chroniques arabes, l’esprit légendaire du moyen âge prouve avec quelle force la passion de la chasse peut s’emparer d’une âme africaine. — Un homme de grande tente avait tiré sur une gazelle et l’avait manquée. Dans un mouvement de colère, il fit serment de n’approcher aucun aliment de sa bouche avant d’avoir mangé le foie de cet animal. À deux reprises encore, il fait feu sur la gazelle et ne l’atteint pas ; pendant tout le jour, il n’en continue pas moins sa poursuite. La nuit venue, ses forces l’abandonnent ; mais, fidèle à son serment, il ne prend aucune nourriture. Ses serviteurs continuent alors la chasse de la bête, et cette chasse dure encore trois jours. Enfin la gazelle est tuée, et on apporte son foie à l’Arabe mourant, qui approche de ses lèvres un morceau de cette chair, puis rend le dernier soupir. N’est-ce point là dans sa scrupuleuse rigueur, dans son tour excentrique et dans son dénouement romanesque, le vœu de nos anciens chevaliers ?

Les Arabes chassent à pied et à cheval. Un cavalier qui veut poursuivre le lièvre doit prendre avec lui un lévrier. Les lévriers s’appellent slougui ; ils tirent leur nom de slouguia, lieux où ils sont nés, assure-t-on, de l’accouplement des louves avec les chiens. Ce croisement n’est pas impossible ; Buffon, après l’avoir nié, le constate sur des documens d’une incontestable authenticité. Le slougui mâle vit vingt ans, et la femelle douze. Les slougui capables de prendre une gazelle à la course sont fort rares ; la plupart d’entre eux ne chassent ni le lièvre ni la gazelle, lors même que ces animaux viennent à passer auprès d’eux. L’objet habituel de leur poursuite, c’est le bekeur-el-ouhach, que d’ordinaire ils atteignent au jarret et jettent à terre. On prétend que cette bête, en essayant de se relever, retombe sur la tête et se tue. Quelquefois le slougui saisit le bekeur-el-ouhach au col et le tient jusqu’à l’arrivée du chasseur. Nombre d’Arabes poursuivent le bekeur-el-ouhach à cheval et le frappent par derrière avec une lance. C’est à cheval aussi que d’habitude on court la gazelle, mais on emploie toujours contre elle le fusil. Les gazelles viennent en troupeau : on vise au milieu de ses compagnes la bête que l’on veut frapper, et on la tire sans arrêter un instant le cheval qu’on a lancé au galop. Un proverbe arabe dit : « Plus oublieux que la gazelle. » Ce joli animal en effet, qui a déjà de la femme le doux et mystérieux regard, semble en avoir aussi la cervelle légère. La gazelle, quand on l’a manquée, court un peu plus loin et puis s’arrête insouciante du plomb qui, au bout d’un instant, vient la chercher encore. Quelques Arabes lancent contre elle le faucon, qu’ils dressent à la frapper aux yeux.

C’est surtout chez les Arabes du pays d’Eschoul que ce genre de chasse est en vigueur. Abd-el-Kader a rencontré là une petite tribu appelée la tribu des Es-lib, qui ne vivait que des produits de la chasse. Les tentes y étaient faites en peau de gazelle et de bekeur-el-ouhach, les vêtemens n’y étaient pour la plupart que des dépouilles de bêtes fauves. Un des membres de cette peuplade chasseresse dit à l’émir qu’il sortait d’habitude avec un âne chargé de sel. Toutes les fois qu’il abattait une gazelle, il l’égorgeait, lui fendait le ventre, frottait ses entrailles avec du sel, puis la laissait sécher sur un buisson. Il revenait ensuite sur ses pas et rapportait à sa famille les cadavres qu’il avait ainsi préparés, car dans ce pays il n’existe aucun animal carnassier qui dispute le gibier au chasseur. Les Es-lib sont tellement habitués à se nourrir de chair, que leurs enfans jetèrent des biscuits qu’Abd-el-Kader leur avait donnés, ne s’imaginant point que ce fût chose bonne à manger.

On pratique souvent la chasse à l’affût contre le bekeur-el-ouhach mâle et femelle. Quand la chaleur a desséché les lacs du désert, on creuse un trou auprès des sources où viennent boire ces animaux, qui trouvent la mort au moment où ils se désaltèrent.

Une des chasses qui exigent le plus d’intrépidité est celle du lerouy, animal qui ressemble à la gazelle, mais qui est plus grand qu’elle, sans atteindre toutefois à la taille du bekeur-el-ouhach. Le lerouy, qu’on appelle aussi tis-el-djebel (bouc de montagne), se tient au milieu des roches et des précipices : c’est là qu’il faut le poursuivre à pied, à travers mille périls. Comme les animaux de cette famille courent très mal, un chien ordinaire les prend facilement aussitôt qu’ils descendent dans la plaine ; mais ils ont, à ce que l’on affirme, un singulier privilège. Un lerouy poursuivi par des chasseurs se jette dans un précipice profond de cent coudées et tombe sur la tête sans se faire aucun mal. — On constate l’âge de la bête par les bourrelets de ses cornes ; chaque bourrelet indique une année. Le lerouy et la gazelle ont deux dents incisives ; ils n’ont pas les dents (robaï) situées entre les incisives et les canines.

Si la chasse au lerouy est le triomphe de l’homme à pied, la chasse à l’autruche est le triomphe du cavalier. Par ces journées de sirocco où une sorte de sommeil brûlant semble peser sur toute la nature, où l’on croirait que tout être animé doit être condamné au repos, d’intrépides chasseurs montent à cheval. On sait que l’autruche, de tous les animaux le moins fertile en ruses, ne fait jamais de détours ; confiante en sa seule agilité, elle échappe par une course droite et rapide comme celle d’un trait. Cinq cavaliers se portent à des intervalles d’une lieue sur la ligne qu’elle doit parcourir. Chacun fournit son relai. Quand l’un s’arrête, l’autre s’élance au galop sur les traces de l’animal, qui se trouve ainsi ne pas avoir un moment de relâche et lutter toujours avec des chevaux frais. Aussi le chasseur qui part le dernier est nécessairement le vainqueur de l’autruche ; cette victoire n’est pas sans danger. L’autruche, en tombant, inspire au cheval, par le mouvement de ses ailes, une terreur qui est souvent fatale au cavalier. On ne met aux chevaux qui doivent fournir ces ardentes courses qu’une seule housse et une selle d’une extrême légèreté ; quelques cavaliers n’emploient même que des étriers de bois et un mors très léger, également attaché par une simple ficelle. Le chasseur porte avec lui une petite outre remplie d’eau ; il humecte le mors d’heure en heure pour maintenir dans un état de fraîcheur la bouche de son cheval.

Cette course à cinq cavaliers n’est pas, du reste, la seule manière de chasser l’autruche. Quelquefois un Arabe qui connaît à fond les habitudes de ce gibier va se poster seul près d’un endroit où l’autruche passe d’ordinaire, près d’un col de montagne par exemple, et, aussitôt qu’il aperçoit l’animal, il se lance au galop à sa poursuite. Il est rare que ce chasseur réussisse, car peu de chevaux peuvent atteindre l’autruche. Abd-el-Kader a conservé le souvenir d’une jument noire qui excellait dans cette chasse. Quoique le cheval soit habituellement employé contre l’autruche, il n’est pas cependant pour le chasseur un indispensable compagnon. C’est par la ruse qu’on se borne parfois à combattre l’autruche à l’époque de la ponte. Des chasseurs pratiquent des trous auprès des nids, s’y blottissent, et tuent la mère au moment où elle vient visiter ses œufs. Enfin les Arabes ont recours aussi à des déguisemens qui rappellent ces travestissemens sauvages que Cooper a poétiquement décrits. Quelques-uns d’entre eux se revêtent d’une peau d’autruche et s’approchent ainsi de l’animal qu’ils veulent tuer. Des chasseurs déguisés de la sorte ont été, dit-on, plus d’une fois atteints par leurs compagnons.

« Quand une autruche, disent les Arabes, a eu une jambe brisée par un coup de feu, elle ne peut plus, comme les autres bipèdes, sauter sur une seule jambe ; cela tient à ce qu’il n’y a pas de moelle dans ses os, et que des os sans moelle ne peuvent guérir lorsqu’ils ont été fracturés. » Les Arabes affirment également que l’autruche est sourde, et que l’odorat chez elle remplace l’ouïe.

Arrivons maintenant à la chasse qui vraiment est digne d’aiguillonner des intelligences, d’embraser des âmes guerrières. Le chasseur arabe s’attaque au lion. Il a dans cette audacieuse entreprise d’autant plus de mérite, que le lion est en Afrique un être redoutable sur lequel existe nombre de mystérieuses légendes, et dont une superstitieuse épouvante protège la formidable majesté. Avec cet esprit observateur qui est le trait distinctif de tous les peuples dont la vie est incessamment mêlée à tous les phénomènes de la nature, les Arabes ont fait sur le lion une série de remarques dignes d’être recueillies et conservées.

Pendant le jour, le lion cherche rarement à attaquer l’homme ; d’ordinaire même, si quelque voyageur passe auprès de lui, il détourne la tête et fait semblant de ne pas l’apercevoir. Cependant, si quelque imprudent, côtoyant un buisson, s’écrie tout à coup : Ra hena (il est là !), le lion s’élance sur celui qui vient de troubler son repos. Avec la nuit, l’humeur du lion change complètement. Quand le soleil est couché, il est dangereux de se hasarder dans les pays boisés, accidentés, sauvages : c’est là que le lion tend ses embuscades et qu’on le rencontre sur les sentiers, qu’il coupe en les barrant de son corps. Voici, suivant les Arabes, quelques-uns des drames nocturnes qui se passent alors habituellement. Si l’homme isolé, courrier, voyageur, porteur de lettres, qui vient à rencontrer le lion a le cœur solidement trempé, il marche droit à l’animal en brandissant son sabre ou son fusil, mais en se gardant bien de tirer ou de frapper. Il se borne à crier : « O le voleur, le coupeur de routes, le fils de celle qui n’a jamais dit non ! crois-tu m’effrayer ? Tu ne sais donc pas que je suis un tel, le fils d’un tel ? Lève-toi, et laisse-moi continuer ma route. » Le lion attend que l’homme se soit approché de lui, puis il se lève et s’en va se coucher encore à mille pas plus loin. C’est toute une série d’effrayantes épreuves que le voyageur est obligé de supporter. Toutes les fois qu’il a quitté le sentier, le lion disparaît pour un moment seulement ; bientôt on le voit reparaître, et dans toutes ses manœuvres il est accompagné d’un terrible bruit. Il casse dans la forêt d’innombrables branches avec sa queue, il rugit, il hurle, il grogne, lance des bouffées d’une haleine empestée, il joue avec l’objet de ses multiples et bizarres attaques, qu’il tient continuellement suspendu entre la crainte et l’espérance, comme le chat avec la souris. Si celui qui est engagé dans cette lutte ne sent pas son courage faiblir, s’il parvient, suivant l’expression arabe, à bien tenir son âme, le lion le quitte et s’en va chercher fortune ailleurs. Si le lion, au contraire, s’aperçoit qu’il a affaire à un homme dont la contenance est effrayée, dont la voix est tremblante, qui n’a pas osé articuler une menace, il redouble, pour l’effrayer davantage encore, le manège que nous avons décrit. Il s’approche de sa victime, la pousse avec son épaule hors du sentier qu’il intercepte à chaque instant, s’en amuse enfin de toute manière, jusqu’à ce qu’il finisse par la dévorer à moitié évanouie. Rien d’incroyable du reste dans ce phénomène, que tous les Arabes ont constaté. L’ascendant du courage sur les animaux est un fait incontestable. Les dompteurs de bêtes féroces nous font assister chaque jour dans nos villes aux spectacles que les forêts et les montagnes de l’Afrique ensevelissent dans la nuit. Suivant les Arabes, quelques-uns de ces voleurs de profession, qui marchent la nuit armés jusqu’aux dents, au lieu de redouter le lion, lui crient quand ils le rencontrent : « Je ne suis pas ton affaire. Je suis un voleur comme toi ; passe ton chemin, ou, si tu veux, allons voler ensemble. » On ajoute que quelquefois le lion les suit et va tenter un coup sur le douar où ils dirigent leurs pas. On prétend que cette bonne amitié entre les lions et les voleurs se manifeste souvent d’une manière assez frappante. On aurait vu des voleurs, aux heures de leurs repas, traiter les lions comme des chiens, en leur jetant à une certaine distance les pieds et les entrailles des animaux dont ils se nourrissaient. Des femmes arabes auraient aussi employé avec succès l’intrépidité contre le lion ; elles l’auraient poursuivi au moment où il emportait des brebis, et lui auraient fait lâcher sa prise en lui donnant des coups de bâton accompagnés de ces paroles : « Voleur, fils de voleur ! » La honte, disent les Arabes, s’emparait alors du lion, qui s’éloignait au plus vite. Ce dernier trait prouve que le lion pour les tribus du désert est une sorte de créature à part, tenant le milieu entre l’homme et l’animal, une créature qui en raison de sa force leur paraît douée d’une particulière intelligence. La légende destinée à expliquer comment le lion laisse échapper le mouton plus facilement que toutes ses autres proies confirme cette opinion. En énumérant ce que ses forces lui permettaient de faire, le lion dit un jour - : An cha Allah, s’il plaît à Dieu, j’enlèverai, sans me gêner, le cheval. — An cha Allah, j’emporterai, quand je voudrai, la génisse, et son poids ne m’empêchera pas de courir. — Quand il en vint à la brebis, il la crut tellement au-dessous de lui, qu’il négligea cette religieuse formule : s’il plaît à Dieu ! et Dieu le condamna, pour le punir, à ne pouvoir jamais que la traîner. — Il y a plusieurs manières de chasser le lion. Quand un lion paraît dans une tribu, des signes de toute nature révèlent sa présence. D’abord ce sont des rugissemens dont la terre même semble trembler ; puis ce sont de continuels dégâts, de perpétuels accidens. Une génisse, un poulain sont enlevés, un homme même disparaît : l’alarme se répand sous toutes les tentes, les femmes tremblent pour leurs biens et pour leurs enfans ; de tous les côtés, ce sont des plaintes. Les chasseurs décrètent la mort de cet incommode voisin. On fait une publication dans les marchés pour qu’à tel jour et à telle heure cavaliers et fantassins, tous les hommes en état de chasser, soient réunis en armes à un endroit désigné. On a reconnu d’avance le fourré où le lion se retire pendant la journée ; on se met en marche, les fantassins sont en tête. Quand ils arrivent à une cinquantaine de pas du buisson où ils doivent rencontrer l’ennemi, ils s’arrêtent, ils s’attendent, se réunissent et se forment sur trois rangs de profondeur, le deuxième rang prêt à entrer dans les intervalles du premier, si un secours est nécessaire, le troisième rang bien serré, bien uni et composé d’excellens tireurs qui forment une invincible réserve. Alors commence un étrange spectacle. Le premier rang se met à injurier le lion et même à envoyer quelques balles dans sa retraite pour le décider à sortir. « Le voilà donc, celui qui se croit le plus brave ! Il n’a pas su se montrer devant des hommes ; ce n’est pas lui, ce n’est pas le lion, ce n’est qu’un lâche voleur ; que Dieu le maudisse ! » Le lion, que l’on aperçoit quelquefois pendant qu’on le traite ainsi, regarde tranquillement de tous les côtés, bâille, s’étire et semble insensible à tout ce qui se passe autour de lui. Cependant quelques balles isolées le frappent ; alors il vient, magnifique d’audace et de courage, se placer devant le buisson qui le contenait. On se tait, le lion rugit, roule des yeux flamboyans, se recule, se couche, se relève, fait craquer avec son corps et sa queue toutes les branches qui l’entourent. Le premier rang décharge ses armes ; le lion s’élance et vient tomber le plus souvent sous le feu du deuxième rang, qui est entré dans les intervalles du premier. Ce moment est critique, car le lion ne cesse la lutte que lorsqu’une balle l’a frappé à la tête ou au cœur. Il n’est pas rare de le voir continuer à combattre avec dix ou douze balles à travers le corps ; c’est dire que les fantassins ne l’abattent jamais sans avoir des hommes tués ou blessés.

Les cavaliers qui ont accompagné cette infanterie n’ont rien à faire tant que leur ennemi ne quitte pas les pays accidentés ; leur rôle commence, si, comme cela a lieu quelquefois dans les péripéties de la lutte, les hommes à pied parviennent à rejeter le lion sur un plateau ou dans la plaine. Alors s’engage un nouveau genre de combat qui a bien aussi son intérêt et son originalité. Chaque cavalier, suivant son agilité et sa hardiesse, lance son cheval à fond de train, tire sur le lion comme sur une cible à une courte distance, tourne sa monture dès que son coup est parti, et va plus loin charger son arme pour recommencer aussitôt. Le lion, attaqué de tous les côtés, blessé à chaque instant, fait face partout ; il se jette en avant, fuit, revient, et ne succombe qu’après une lutte glorieuse, mais que sa défaite doit fatalement terminer, car contre des cavaliers et des chevaux arabes, tout succès lui devient impossible. Il n’a que trois bonds terribles ; sa course ensuite manque d’agilité. Un cheval ordinaire le distance sans peine. Il faut avoir vu un pareil combat pour s’en faire une idée. Chaque cavalier lance une imprécation ; les paroles se croisent, les burnous se relèvent, la poudre tonne ; on se presse, on s’évite ; le lion rugit, les balles sifflent ; c’est vraiment émouvant. Malgré tout ce tumulte, les accidens sont fort rares. Les chasseurs n’ont guère à redouter qu’une chute qui les jetterait sous la griffe de leur ennemi, ou, mésaventure plus fréquente, une balle amie, mais imprudente.

On connaît maintenant la forme la plus pittoresque, la plus guerrière que puisse prendre la chasse au lion. Cette chasse se fait encore par d’autres procédés qui peut-être même ont quelque chose de plus sûr et de plus promptement efficace. Les Arabes ont remarqué que, le lendemain d’un jour où il a enlevé et mangé des bestiaux, le lion, sous l’empire d’une digestion difficile, reste dans sa retraite fatigué, endormi, incapable de bouger. Lorsqu’un lieu troublé d’ordinaire par des rugissemens reste une soirée entière dans le silence, on peut croire que l’hôte redoutable qui l’habite est plongé dans cet état d’engourdissement. Alors un homme courageux, dévoué, arrive en suivant la piste jusqu’au massif où se tient le monstre, l’ajuste et le tue raide en lui logeant une balle entre les deux yeux. Kaddour-ben-Mohammed, des Oulad-Messelem, fraction des Ounougha, passe pour avoir tué plusieurs lions de cette manière.

On emploie aussi contre le lion différentes espèces d’embuscades. Ainsi les Arabes bédouins pratiquent sur la route de son repaire une excavation qu’ils recouvrent d’une mince cloison. L’animal brise par son poids ce léger plancher et se trouve pris comme le loup dans les pièges que préparent nos paysans. Quelquefois on creuse auprès d’un cadavre un trou recouvert de forts madriers entre lesquels on ménage seulement une ouverture nécessaire pour laisser passer le canon d’un fusil. C’est dans ce trou appelé melebda que le chasseur se blottit. Au moment où le lion se dirige vers le cadavre, il l’ajuste avec soin et fait feu. Souvent le lion, lorsqu’il n’a pas été atteint, se jette sur le melebda, brise avec ses griffes les madriers, et dévore le chasseur derrière son rempart anéanti.

Quelques hommes enfin entreprennent contre le lion une chasse aventureuse et héroïque, rappelant les prouesses chevaleresques. Voici comment, à son dire, s’y prenait Si-Mohammed-Esnoussi, homme d’une véracité reconnue, qui habitait le Djebel-Gueroul, auprès de Tiaret. « Je montais sur un bon cheval (c’est Mohammed lui-même qui parle par la bouche d’Abd-el-Kader), et je me rendais à la forêt par une nuit où brillait la lune. J’étais bon tireur alors, jamais ma balle ne tombait à terre. Je me mettais à crier plusieurs fois : Ataiah ! Le lion sortait et se dirigeait vers l’endroit d’où partait le cri, et je tirais aussitôt sur lui. Souvent un même fourré renfermait plusieurs lions qui se présentaient à la fois. Si une de ces bêtes m’approchait par derrière, je tournais la tête et je visais par dessus la croupe de mon cheval ; puis, dans la crainte d’avoir manqué, je partais au galop. Si j’étais attaqué par devant, je détournais mon cheval et recommençais la même manœuvre. »

Les gens du pays affirment que le nombre des lions tués par Mohammed-ben-Esnoussi atteignait presque la centaine. Cet intrépide chasseur vivait encore en l’an 1253 (1836 de Jésus-Christ). « Quand je le vis, dit Abd-el-Kader, il avait perdu la vue ; qu’il jouisse de la miséricorde de Dieu ! »

Une chasse plus dangereuse encore que la chasse dirigée contre le lion lui-même, c’est la chasse que l’on fait à ses petits. Il se rencontre toutefois des gens pour tenter cette périlleuse entreprise. Tous les jours, le lion et la lionne sortent de leur tanière vers trois ou quatre heures de l’après-midi, pour aller au loin faire une reconnaissance dont le but est sans doute de procurer des alimens à leur famille. On les voit sur une hauteur, examiner les douars, la fumée qui s’en échappe, l’emplacement des troupeaux. Ils s’en vont après avoir poussé quelques horribles rugissemens qui sont des avertissemens précieux pour les populations d’alentour. C’est pendant cette absence qu’il faut se glisser avec adresse jusqu’aux petits, et les enlever en ayant bien soin de les bâillonner étroitement, car leurs cris ne manqueraient pas d’attirer un père et une mère qui ne pardonneraient point. Après un coup de cette nature, tout un pays doit redoubler de vigilance. Pendant sept ou huit jours, ce sont des courses éperdues et des rugissemens atroces ; le lion en devient terrible. Il ne faudrait pas alors, suivant l’expression arabe, que « l’œil vînt à rencontrer l’œil. »

La chair du lion, quoiqu’on la mange quelquefois, n’est pas bonne, mais sa peau est un présent précieux ; on ne la donne qu’aux sultans, aux chefs illustres, ou bien aux marabouts et aux zaouyas. Les Arabes croient qu’il est bon de dormir sur une peau de lion : on éloigne ainsi les démons, on conjure le malheur et on se préserve de certaines maladies. Les griffes du lion montées en argent deviennent des ornemens pour les femmes. La peau de son front est un talisman que certains hommes placent sur leurs têtes pour maintenir dans leurs cervelles l’audace et l’énergie.

En résumé, la chasse au lion est en grand honneur dans le pays arabe. Tout combat contre le lion peut avoir pour devise le mot de don Diègue à Rodrigue : « Meurs ou tue. » - « Celui qui le tue le mange, dit le proverbe, et celui qui ne le tue pas en est mangé. » Aussi donne-t-on à un homme qui a tué un lion ce laconique et viril éloge ; on dit : « Celui-là, c’est lui. — Hadak-houa. »

Une croyance populaire montre la grandeur du rôle que joue le lion dans la vie et dans l’imagination arabes. Quand le lion rugit, le peuple prétend que l’on peut facilement distinguer les paroles suivantes : « Ahna ou ben el mera ; — moi et le fils de la femme. » Or, comme il répète deux fois ben el mera et ne dit Ahna qu’une seule fois, on en conclut qu’il ne reconnaît au-dessous de lui que le fils de la femme.

La vie du chasseur, — ces quelques épisodes auront suffi à le prouver, — est toute l’existence de l’Afrique. C’est la vie du péril, de l’aventure, des courses infatigables dans le désert, des audacieuses excursions à travers la montagne et les bois. La terre africaine est comme un dernier refuge où l’héroïsme individuel, plus inutile chaque jour en Europe, poursuit ses glorieux ébats.


GENERAL E. DAUMAS.

  1. En m’occupant d’un livre qui a été accueilli en France et à l’étranger avec une sympathie sur laquelle je n’osais point compter, les Chevaux du Sahara, dont je prépare une édition nouvelle, qui, j’ose l’espérer, rendra cet ouvrage plus digne encore de la bienveillance du public.