La Chasse aux Têtes, scènes d’un voyage à Bornéo

La Chasse aux Têtes, scènes d’un voyage à Bornéo
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 138-161).
LA
CHASSE AUX TETES
SCENES D'UN VOYAGE A BORNEO


I

Arrivé à Bornéo en 1848[1], j’étais encore l’année suivante assez peu au courant des mœurs de l’île ; au moins ne les connaissais-je que modifiées, adoucies par la ferme autorité que le rajah Brooke avait déjà établie sur la province de Sarawak, où je faisais auprès de lui mon apprentissage diplomatique. Nous menions à Kuching, la capitale de sa petite principauté, une existence presque européenne, et, bien que je comprisse toute la valeur des enseignemens quotidiens que je puisais dans les entretiens du rajah, je sentais en même temps le besoin de me mettre plus directement en rapport avec les races diverses de l’étrange pays où j’étais appelé par mes fonctions à jouer un rôle essentiel.

J’acceptai donc avec reconnaissance l’occasion que m’offrit le rajah d’aller avec son neveu, le capitaine Brooke, réconcilier solennellement deux tribus entre lesquelles de vieilles inimitiés un moment assoupies menaçaient de renaître, et avaient engendré déjà de sérieux griefs, — celle des Sakarangs et celle des Balaus. L’entreprise ne laissait pas d’être délicate, et nous partîmes avec une escorte de cinq cents hommes pour le fort de Sakarang, où commandait alors M. Brereton, chargé par le rajah de tenir en respect les pirates du Batang-Lupar. Il y réussissait à peu près ; mais son autorité récente ne s’étendait guère qu’à la portée des canons qu’il tenait braqués sur cette rivière. Encore arrivait-il parfois, malgré les sentinelles doublées, malgré la surveillance du commandant lui-même, que certaines prahus suspectes, poussées en avant par des nageurs invisibles et prises aux lueurs incertaines de l’aube pour quelques troncs flottans, doublaient la pointe défendue par la petite forteresse. On entendait alors un hurlement de dérision, cri de triomphe lancé par les Dayaks, et le boulet qu’on leur envoyait par manière d’acquit, tandis qu’ils remontaient le fleuve, n’avait guère plus d’effet que cette vaine clameur.

Les Balaus, venus au nombre de mille à douze cents dans leurs longues barques de guerre, s’étaient prudemment arrêtés sur la rivière, à deux milles au-dessous de la ville de Sakarang. Nous les y allâmes trouver avec notre escorte et une foule de guerriers. Ce fut alors que je fis vraiment connaissance avec les Dayaks de mer, cent fois plus sociables, plus braves, plus industrieux que ceux de terre. Petits, mais bien faits, agiles, robustes, façonnés dès l’enfance aux exercices de la gymnastique la plus hasardeuse, ils ont l’attitude fière, le maintien hardi de l’homme prêt à tous les périls. Leur costume national est le chawat, espèce de caleçon élémentaire, morceau d’étoffe roulé autour de la taille et entre les jambes ; mais dans leurs expéditions militaires ils portent des jaquettes en drap rouge, tissées et teintes par leurs femmes, et qui de loin leur donnent un faux air de troupes anglaises. Les femmes de Sakarang passent pour les plus belles de Bornéo. Leur taille est élégante et souple ; leur physionomie, généralement pensive, intéresse à elles. Plutôt jaunes que brunes, mais d’un jaune vif qui annonce la santé, elles ont les yeux noirs et portent très longs leurs cheveux lustrés, plus éclatans que l’ébène poli. Une forte odeur d’amande s’en exhale : c’est celle de l’huile que les jeunes filles apprennent à extraire du fruit appelé katioh. Leurs vêtemens, invariablement tissés par elles avec le coton recueilli dans le pays, consistent en un jupon qui, fixé par une ceinture d’écorce, va de la taille aux genoux, et en une espèce de soubreveste ornée de franges. Elles aiment aussi la joaillerie indigène, et, leurs maris s’associant avec ardeur à ce goût féminin, les Dayaks-Malaus, qui, établis aux sources de la rivière Kapuas, ont à peu près monopolisé la fabrication des ornemens d’or ou de bronze, sont par là même reconnus inviolables, et traversent impunément les territoires où nul autre voyageur n’oserait mettre le pied. Les Sakarangs, les Seribas portent des colliers de graines ou de dents de chat-tigre, et bordent d’anneaux le pourtour de leurs oreilles, qui parfois, sous le poids du métal, prolongent jusque près de l’épaule leurs cartilages inférieurs et leurs lobes charnus.

Une estrade couverte avait été dressée par les Balaus sur le bord de la rivière. Nous y prîmes place avec les principaux chefs au milieu de la foule attentive, et lorsque le capitaine Brooke eut exposé en quelques mots l’objet de la réunion, qui était d’en finir, au moyen de concessions réciproques, avec les plaintes élevées de part et d’autre, ce sujet fut repris en sous-œuvre par le datu patinggi[2], que nous avions tout exprès amené de Saravvak. Les chefs dayaks discoururent à leur tour avec une abondance, un aplomb merveilleux, et sans le moindre embarras, la moindre hésitation apparente. On procéda immédiatement après aux rites conciliateurs. Chaque tribu devait immoler un porc, et il s’agissait de savoir lequel des deux animaux serait le plus heureusement, c’est-à-dire le plus adroitement séparé en deux du premier coup de parang[3]. Le champion des Balaus s’y prit assez mal, et son arme ne pénétra guère qu’à moitié de la victime ; celui des Sakarangs au contraire, athlétique Malais connu par son adresse, et qu’on avait armé d’un parang de premier choix, résolut le problème aux cris de l’assemblée tout entière. La lame avait traversé avec la rapidité de l’éclair le corps de l’animal placé devant lui, et de plus s’était profondément enfouie dans le sol. Les Balaus parurent supporter sans trop de dépit cet échec de : leur amour-propre national. Ils acceptèrent de bonne grâce la jarre sacrée[4], la lance et le pavillon que nous offrîmes de la part du rajah Brooke à chacune des deux tribus, et suivirent en ville leurs nouveaux amis, envers qui du reste ils ont depuis lors gardé la paix jurée.

Ce fut en cette occasion solennelle que j’acceptai (malheureusement pour moi) l’invitation d’un des orang-kayas, ou chefs dayaks, présens à la fête. Ce personnage, appelé Mita, faisait peser sur trois villages,, situés tous les trois aux flancs du mont Sirambau, une domination abhorrée. Non content de pratiquer en grand le système fiscal de ses collègues, qui consiste à vendre de force à leurs vassaux, moyennant un prix arbitrairement fixé, le sel, les étoffés, les outils dont ils ont un absolu besoin, celui-ci les forçait à lui construire des fermes, et il en possédait trois, — une par village, — obtenues gratuitement par ce procédé sommaire. Sa popularité souffrait quelque peu de cet état de choses, et il comptait pour la rétablir sur les résultats de notre visite. On verra plus loin quel plan naïvement machiavélique il roulait sous son bonnet d’écorce.

En arrivant à Sirambau, le plus considérable des trois villages, nous le trouvâmes encombré par les gens venus de Peninjau et de Bombok, et sur les sentiers étroits de la montagne dévalaient en longs chapelets hommes, femmes, enfans des tribus voisines. Un vieil arbre, offrant à chaque mètre de sa hauteur une entaille profonde, formait l’escalier par lequel nous montâmes dans le palais aérien de l’orang-kaya. Une fois là, nous cessions de nous appartenir, et on nous en fit bien apercevoir : un essaim de vieilles femmes, s’abattant sur nous, nous enleva presque immédiatement nos souliers et nos bas, et se mit à nous laver les pieds, avec des frictions à nous arracher la peau. L’eau servant à cette ablution forcée était soigneusement recueillie dans de grands vases, et j’appris depuis qu’on l’emploie comme un engrais des plus énergiques. On nous conduisit ensuite sur une espèce de plate-forme légèrement en saillie, et nous fûmes invités à nous asseoir sur des nattes qui par exception n’étaient point, tant s’en faut, d’une irréprochable propreté. La foule nous entourait, et, comme à des divinités favorables, nous présentait pêle-mêle une multitude de requêtes diverses. Les plus fréquentes avaient pour objet une espèce de bénédiction qui consiste à répandre du riz autour de soi, à verser de l’eau sur la tête des petits enfans, parfois même sur celle des hommes faits ou des femmes. Ce fut à grand’peine que nous obtînmes un répit pour dîner.

Et quel dîner, grands dieux ! Que ces Dayaks sont d’étranges gastronomes ! À leur goût, les œufs, les poissons, certains fruits même, semblent toujours trop frais. Dépourvus en apparence de toute sensibilité olfactive, ils ont des conserves dont l’infection passe vraiment toute croyance, et vous servent parfois une tranche de requin comme un régal des plus exquis. La volaille se cuit chez eux avec ses plumes, et les convives la déchirent membre à membre. Leur boisson, qui ressemble à du lait caillé, serait naturellement assez supportable : elle a un goût approchant de celui de la bière qu’on fait avec la sapinette du Canada (spruce-beer) ; mais ils la mélangent de poivre et d’autres ingrédiens jusqu’à la rendre rebutante même pour eux, et l’avalent ensuite par devoir, comme nous prenons l’émétique. On se tire d’affaire cependant grâce au riz de toute nuance, que les femmes dayaks préparent très proprement, et au porc ou sanglier frais, dont ces peuplades font une consommation considérable. Sans ce goût très prononcé pour la chair de l’immonde animal, les Dayaks seraient tous sectateurs de Mahomet.

Le repas à peine fini, — et nous n’étions guère tentés de le prolonger, — les horribles prêtresses du lieu revinrent officier près de nous. Autour de nos poignets et de nos chevilles, elles accrochaient des cordons chargés de grelots ; puis elles nous apportèrent du riz, sollicitant, à titre de faveur suprême (comment, hélas ! nous tirer de ce récit ?), que nous voulussions bien lui communiquer les singulières vertus de notre salive, et, ainsi assaisonné, ces mégères l’avalaient avec une inexprimable satisfaction. L’une d’elles, plus horrible que les autres, y revint jusqu’à six fois, et je crus comprendre qu’elle croyait s’imprégner ainsi d’une véritable eau de Jouvence.

L’orang-kaya, s’avançant alors vers une des fenêtres et jetant sur la foule quelques grains de riz, se mit à réciter d’une voix lente et monotone des poésies traditionnelles auxquelles il ne comprenait absolument rien, ses auditeurs non plus, et qui sont peut-être d’origine indienne ; puis on fit évacuer la salle en grande partie, et les danses commencèrent. Après une pyrrhique exécutée par l’orang-kaya et les anciens de la tribu, le chœur des antiques prêtresses revinrent scène. Elles marchaient sur nous en cadence, passaient l’une après l’autre leurs mains sur nos bras, pressaient la paume de nos mains, et, poussant alors de vrais cris de chouette, se retiraient lentement dans l’ordre où elles étaient venues. Une fois à l’autre bout de la maison, elles recommençaient, sans se lasser, le même manège, redoublant chaque fois ces passes magnétiques, qui avaient pour but d’extraire de nous quelque subtile parcelle de « notre vertu blanche. » Parfois, mais très rarement, une jeune femme osait se mêler à la danse sacrée.

On se fera sans doute une idée favorable de notre longanimité diplomatique en apprenant que trois jours de suite, chaque soir, nous supportâmes sans sourciller cette espèce de supplice. À peine pouvions-nous attraper çà et là quelques instans de silence et de sommeil. La veille de notre départ cependant, assourdis par ce tumulte incessant, éblouis par ce fourmillement perpétuel de la foule qui se relayait autour de nous, nous finîmes, mon compagnon et moi, par nous endormir bravement au plus fort du bruit et des adorations. J’eus la malencontreuse idée de me réveiller après avoir sommeillé deux heures et l’étourderie de me redresser sur mon séant. Le capitaine dormait tant bien que mal au bruit des tambours et des gongs ; mais j’avais à peine jeté les yeux sur lui, que deux prêtres me saisirent par les mains pour me conduire vers l’orang-kaya, fort occupé dans le moment à égorger un poulet. Il s’agissait d’une cérémonie qui consiste à promener dans toute la maison l’animal saignant, qu’on tient par les cuisses en manière de goupillon. On arrose de son sang les linteaux de chaque porte. On promène la victime sur les têtes des femmes en leur souhaitant d’être fécondes, sur celles des enfans en leur souhaitant de se bien porter, sur celles de la foule en lui souhaitant toutes les prospérités d’ici-bas. On l’expose à chaque fenêtre en sollicitant du ciel des moissons abondantes. L’orang-kaya voulait faire remplir cette fonction par le capitaine en personne ; je m’y opposai formellement, offrant au reste de le suppléer, ce qui fut accepté avec reconnaissance. Ma mission achevée, je retombai sur mes nattes, et me préparais à reprendre ma nuit, si désagréablement interrompue ; mais il fallut auparavant « humecter » le riz de quelques vénérables matrones, et ce fut seulement lorsqu’elles eurent recommencé leurs danses infatigables qu’il me fut enfin loisible de me soustraire à ce bruit, à ce tapage, à ces apparitions fantastiques, en me rendormant de plus belle.

Nous partions, je l’ai dit, le lendemain ; mais il fallait faire la tournée des trois villages. Dans chacun, nous retrouvâmes, précieusement conservée, une collection des têtes coupées par les héros de l’endroit. La head-home de Sirambau en renfermait trente-trois, celle de Bombok une de moins, celle de Peninjau vingt et une seulement, plus le crâne d’un ours tué par hasard dans le cours d’une chasse qui n’était nullement dirigée contre lui. Tout en nous montrant ces trophées, Mita prenait soin de nous faire remarquer les signes de vétusté qui attestaient l’obéissance de la tribu aux règlemens sévères par lesquels le rajah de Sarawak est à peu près arrivé à détruire, dans les districts qu’il gouverne, les habitudes invétérées de pillage et de meurtre qu’on retrouve encore, à Bornéo, dans les immenses pays où n’a pu pénétrer la civilisation européenne. Puis l’orang-kaya poussait des soupirs discrets et prenait une physionomie désolée. Les anciens des trois villages, à l’exemple du chef, gémissaient sourdement et se donnaient des airs de tristesse. Étonnés d’abord, nous eûmes bientôt le mot de l’énigme. Mita prit la parole et nous exposa que, « depuis bien des années, les récoltes étaient insuffisantes. Les esprits s’irritaient évidemment du mépris dans lequel tombaient les rites anciens. Sir James Brooke ne pourrait-il donc pas consentir à permettre une expédition, une seule, conforme aux anciens usages ?… » Les anciens, l’oreille et l’œil au guet, attendaient avec anxiété notre réponse à cette question. L’orang-kaya leur avait bien certainement persuadé que quelques têtes de plus dans leurs head-houses compenseraient, en attirant sur eux les faveurs célestes, les fâcheux résultats de ses exactions aristocratiques. En l’autorisant à prendre la direction d’une de ces expéditions meurtrières dont le souvenir flattait encore l’orgueil de ses vassaux, nous lui aurions rendu tout le prestige de son autorité féodale, compromise par son avarice oppressive !… Nous n’avions ni le droit ni le désir d’en arriver là, et il lui fut déclaré, à sa grande consternation, que sa supplique ne serait point transmise au rajah, et cela dans l’intérêt même de ceux qui avaient osé la formuler.

Ce fut ainsi que pour la première fois m’apparut, comme une réalité vivante et saisissable, une des coutumes les plus étranges dont les âges barbares nous aient légué les incontestables vestiges. Il m’était réservé, comme on va le voir, de la retrouver, florissante encore, au centre de cette grande île, dont les explorations européennes ont à peine effleuré le littoral. Placée au centre du grand archipel d’Asie, entourée de ces îles nombreuses qu’on dirait détachées de ses flancs, — Sumatra, Java, Sumbara, Jarantuka, Célèbes, les Moluques à l’est, les Philippines au nord, — Bornéo se dérobe aux regards derrière ce nombreux cortège, trois fois plus étendue et trois mille fois moins connue que la Grande-Bretagne. C’est hier à peine que, parmi les races diverses qui sont venues de toutes parts s’y juxtaposer, — à l’ouest les Malais et les Chinois, au nord les métis provenant des émigrations indiennes, au nord-est les Soulous, au sud-est les Bougis, arrivés de Célèbes, — l’homme d’Europe a pu y prendre pied. La Hollande s’y est installée en 1827 par la grâce de Dieu et des Anglais. Douze ans plus tard, un aventurier anglo-saxon, un véritable descendant des anciens rois de la mer, — on ne peut guère envisager autrement sir James Brooke, — sut, avec un yacht et vingt hommes d’équipage, y jeter les bases d’une annexion qui va prochainement ajouter une province à l’empire colonial des trois royaumes. Cependant Bornéo, par son étendue même, se dérobe à la conquête ; à civilisation l’entamera longtemps sans l’absorber. Et c’est peut-être là, au centre de cette masse compacte, de ce territoire inabordable, que subsisteront encore, bien des siècles après nous, les derniers débris de la vie primitive.


II

Ce fut au mois d’avril 1851 que le bateau à vapeur Pluto, sous les ordres du capitaine Brett, vint me prendre à Kuching pour me conduire en visite officielle auprès du sultan de Brunei[5]. Ce n’était pourtant pas là l’objet essentiel de ma mission. J’avais à régler quelques différends survenus entre les Dayaks soumis au rajah de Sarawak et les redoutables Kayans du Baram. J’aurais pu me dispenser d’aller à Brunei et à Labuah, qui sont au-delà de l’embouchure du Baram ; mais il fallait y prendre des interprètes et des guides, sous peine de manquer le résultat que nous voulions atteindre et de nous exposer inutilement à de graves périls.

Les Kayans en effet, — qui passent aux yeux de bien des gens pour des anthropophages endurcis, — ont une réputation de férocité fondée sur des faits incontestables. Les quarante-neuf villes ou villages qui forment leur confédération, et dont quelques-uns renferment jusqu’à cinq cents familles, comptent pour ressource principale le produit de leurs expéditions armées, qui, plus fréquentes et plus audacieuses de jour en jour, portent la terreur dans tout le pays. Ces razzias n’ont pas toujours le pillage pour unique but, et, bien que les chefs kayans prétendent n’exterminer que l’ennemi assez mal avisé pour se défendre et réduire seulement en esclavage ceux qui se soumettent sans résistance, on retrouve chez eux, comme elle existait il y a peu d’années encore chez ceux des Dayaks qui reconnaissent nos lois, la terrible coutume de la « chasse aux têtes. »

L’origine de cet usage abominable se perd dans la nuit des traditions indigènes. Ce qu’on en sait de plus certain, c’est qu’il a été importé par les Malais chez des populations naturellement peu sanguinaires, mais qui le sont devenues à leur école. Les Dayaks les plus indomptables et les plus cruels, les Sakarangs par exemple et les Seribas, soumis jadis par les chefs malais, supportaient avec patience un joug presque intolérable. Leurs maîtres cependant étaient sans cesse aux prises les uns avec les autres. Pour recruter leurs équipages de guerre, ils se virent bientôt réduits à se servir des aborigènes que, sans se préoccuper assez de l’avenir, ils habituèrent par degrés aux manœuvres maritimes et à la vie guerrière. L’éducation des Dayaks se fit ainsi, et d’agriculteurs inoffensifs, ils devinrent de redoutables pirates. Au début, le butin se partageait, entre les Malais et leurs ilotes armés, dans des proportions fort inégales. Aux premiers revenaient les richesses de toute sorte et les prisonniers faits sur l’ennemi. Aux seconds on abandonnait, en témoignage de leur bravoure et comme symbole de la victoire due à leur vaillance, les têtes des vaincus restés sur le champ de bataille.

Peu à peu les Dayaks sentirent leur valeur individuelle et leur supériorité numérique. Dans les derniers temps de la grande piraterie, maintenant à peu près extirpée de l’archipel indien, ils en étaient devenus les principaux promoteurs, et les Malais, au lieu de les diriger, commençaient à les suivre. En revanche, la chasse aux têtes florissait chez eux. Éminemment accessibles aux sentimens d’orgueil qui servent déjà et serviront de plus en plus à les civiliser, ils s’étaient habitués à regarder comme le plus brillant trophée d’une tribu les grandes corbeilles de rotin où ils entassent les crânes desséchés recueillis sur le champ de bataille et les espèces de mâts au bout desquels ils les exposent en avant de ces longues huttes à verandah où s’abritent ensemble les nombreuses familles de chaque tribu. Une fois entrée dans les mœurs, et se combinant avec les instincts sanguinaires que l’analyse philosophique retrouve à dose inégale, mais retrouve toujours dans les élémens constitutifs de notre misérable humanité, cette passion perverse ne fit que grandir, et les choses en étaient venues à ce point que, raisonnant un jour avec un de nos Dayaks sur cette étrange aberration, dont j’essayais de le guérir, j’en obtins une réponse singulière : « Les hommes blancs aiment à lire ; — nous autres, nous aimons à chasser les têtes. »

Ces chasses à l’homme s’organisent encore périodiquement partout où l’autorité européenne ne les a pas réprimées à grand effort. Deux ou trois jeunes gens, parfois un bien plus grand nombre, se donnent le mot pour une incursion à l’intérieur, et après avoir consulté les présages entrent en campagne sans emporter avec eux autre chose que leurs armes et un peu de sel roulé dans les plis de leur ceinture. Ils en assaisonnent les pousses d’arbres, les feuilles, les choux-palmistes, qui, une fois dans la forêt, deviendront leur unique nourriture, si même ils ne sont réduits à mâcher, pour tromper la faim, quelques boulettes d’argile grasse. À partir de ce moment, ces forêts où ils se sont enfoncés recèlent des hôtes plus redoutables qu’aucun des fauves abrités dans leurs impénétrables profondeurs. Ces pas furtifs qui froissent à peine l’herbe épaisse, ces yeux qu’on voit étinceler dans l’étroit interstice de deux branches voisines, ces formes hâves et légères qui traversent en bondissant une clairière indiscrète, sont bien plus à craindre que s’ils annonçaient la présence du tigre ou de la panthère. Dans les eaux limpides de cette source, et masqué par les larges feuilles tombées d’un arbre penché sur elle, vous pourriez distinguer, avec l’œil du lynx, le haut d’un visage humain. Le menton lui-même est submergé. Qu’un Malais, un Chinois, vienne imprudemment s’agenouiller au bord de cette onde tentatrice pour y tremper ses lèvres altérées, et sa mort est aussi certaine que s’il était jeté, par-dessus bord, au milieu de l’océan. La nuit, dans une prahu amarrée au rivage par un câble de rotins, tout l’équipage d’un de ces bateaux marchands s’est endormi à quelques pas d’un village populeux. Couché à plat ventre sur un de ces troncs flottans que les courans enlèvent aux forêts par eux traversées, un homme avance à la dérive, et, perdu dans les ténèbres, s’approche sans bruit de la nef silencieuse. Un seul coup de sa hache bien aiguisée a rompu le câble : la prahu cède au courant qui l’entraîne, et, sans que personne à bord se réveille, va lentement toucher, au premier détour du fleuve, sur un point connu d’avance, où l’attend un groupe de Dayaks altérés de sang, avides de têtes humaines. Ils sautent à bord, et, armés du kriss comme le moissonneur l’est de sa faucille, achèvent en quelques tours de main leur sanglante récolte. Et quelques jours plus tard, épuisés de fatigue, amaigris par le jeûne, pâles comme les cadavres qu’ils ont laissés derrière eux, les chasseurs de têtes rentrent au village natal, salués par de triomphales acclamations. Ils seront désormais comptés parmi les plus braves ! ils seront la gloire et l’espérance de la tribu. Les jeunes filles leur sourient, et ils choisissent parmi les plus belles. Les vieillards les comblent d’éloges et les comparent aux plus vaillans des chefs que jadis ils suivirent dans de semblables expéditions. La « maison aux têtes » (chaque village a la sienne) s’enrichit de nouveaux trophées, et en s’y réunissant pour fumer ensemble, les hommes de la tribu se raconteront les incidens de la périlleuse campagne qui vient de s’accomplir.

Cette longue digression était nécessaire peut-être pour l’intelligence de la suite de mon récit, et maintenant j’y reviens. J’allais, on le sait, chez les Kayans. Le vieux sultan était alors très malade. C’est à peine si je fis halte à Brunei, cette ville à demi lacustre, dont les misérables habitations, perchées sur de hauts pilotis, offrent de loin, mais de loin seulement, l’aspect le plus pittoresque. Nos guides bornéens une fois rassemblés, nous quittâmes en hâte cette « Venise de masures, » comme on l’a spirituellement appelée, et après une courte halte à Labuan une navigation de quelques heures nous mit à l’embouchure du Baram, large d’environ un demi-mille. Le fleuve se rétrécit assez promptement, et sa largeur varie de 3 à 500 mètres. Les casuarias et le palmier nipa se pressent, à l’entrée, sur les deux rives. Puis vient la jungle aux teintes monotones qui rejoint presque l’extrême limite des eaux. Plus loin s’étendent des herbages d’une densité, d’une fraîcheur à défier nos pelouses anglaises ; partout, de distance en distance, des massifs de plantes grimpantes, où du sein d’un feuillage noirâtre pointent de magnifiques bouquets blancs et rouges.

À mesure que nous avancions vers les mystérieuses régions dont on m’avait parlé à Brunei avec un effroi si sincère, les chroniques locales où les Kayans jouent un rôle terrible me revenaient à la mémoire, presque malgré moi. Pangeran-Mumein[6], — alors premier ministre du sultan et depuis son successeur, — m’avait longuement entretenu de cette confédération redoutée. Il venait justement d’apprendre que trois de leurs longues barques, transportées à bras d’hommes sur le Haut-Limbang, y avaient attaqué les tribus des Muruts qui reconnaissent l’autorité du sultan. Une demi-douzaine de meurtres avaient été commis, et les agresseurs ensuite étaient paisiblement retournés chez eux. En somme, Pangeran-Mumein estimait les Kayans des antagonistes dont on pouvait venir à bout assez aisément à cause de la terreur que leur inspirent les armes a feu, dont l’usage ne leur est pas encore familier ; « mais, ajoutait-il, maintenant que les trafiquans de Bornéo leur apportent des pierriers de bronze et des fusils à deux coups, la ruine de Brunei dans un temps donné me paraît inévitable. » Je le rassurais pourtant de mon mieux en lui remontrant que si les Kayans ne s’effraient plus de la détonation des mousquets ou des canons, ils sont encore loin d’en adopter l’usage, par cette raison surtout que l’entretien et la réparation de ces engins de guerre ne sont point encore de leur ressort, et ne sauraient l’être de longtemps.

Mes guides cependant, — pour la plupart commerçans malais, — m’énuméraient un à un les quarante villages dévastés depuis quelques années par les Kayans, et dont ces bandits avaient ou massacré ou réduit en esclavage la grande majorité des habitans. Et le steamer avançait toujours, non sans peine, à cause des courbes fréquentes et peu développées qu’offre le cours du Baram. Nous franchîmes pourtant deux des tributaires de ce fleuve (le Ting-jir et le Tutu), et ce fut à peu près au point de rencontre de ce dernier et du Baram qu’il nous fut enfin donné de voir pour la première fois des Kayans. Deux canots chargés de rameurs descendaient le fleuve. En voyant approcher le « monstre marin » que nous montions, ils rebroussèrent chemin et prirent chasse ; mais, comme on peut le croire, nous les gagnions de vitesse. Aussi, se jetant à la nage l’un après l’autre, ils abandonnèrent épouvantés leurs misérables embarcations pour courir au rivage et se perdre aussitôt dans la jungle. Trois d’entre eux s’arrêtèrent au bord de l’eau, et parurent se rassurer petit à petit en nous voyant agiter nos mouchoirs. Nous ne pûmes cependant les décider à venir à bord. Plus loin, une famille dont notre beaupré accrocha la vérandah prit aussi la fuite en poussant des cris ; mais à mesure que sur les deux berges se pressaient les plantations et les maisons, nous semblions inspirer moins de terreur. Des groupes étonnés se formaient pour voir passer le premier bateau à vapeur qui jamais eût sillonné ces eaux intérieures. Parmi la foule se trouvaient des curieux qui, sautant dans leurs canots, essayaient un moment de nous suivre ; mais nous les distancions sans peine, et nous arrivâmes seuls à Langusin, où le chef Tamawan nous attendait avec quelques-uns de ses collègues, venus des villages environnans pour prendre part aux conférences. Au salut de notre canon à pivot, il fut répondu, selon nos conventions, par un feu roulant de pierriers et de mousquets, prolongé pendant près d’une heure, afin de nous témoigner une considération exceptionnelle. Non contens de cette marque de respect, mes interprètes malais prétendaient qu’il convenait à ma dignité d’attendre à mon bord la visite des chefs kayans ; mais je jugeai qu’il valait mieux ne pas déployer une morgue si peu opportune, et tandis qu’ils discutaient encore ces préliminaires d’étiquette, je descendis à terre pour me rendre sous un hangar provisoire,— élevé, je crois, pour la circonstance, — où je voyais réunis les principaux Kayans, tout prêts à m’accueillir. Une poignée de main à chacun d’eux et l’indication générale du but de mon voyage, qui était d’assurer les bons rapports de l’Angleterre avec les habitans de Bornéo, suffirent pour ouvrir à mon gré les négociations. Et comme je remarquai chez mes interlocuteurs un embarras, une gêne qui n’avaient rien de très surprenant, je les quittai presque immédiatement pour revenir à bord du Pluto.

Le hasard m’avait ménagé à Langusin une précieuse rencontre : c’était celle d’un des Dayaks sakarangs soumis à l’autorité du rajah, et chez lesquels, ainsi qu’on l’a vu plus haut, j’avais rempli autrefois une mission pacificatrice. Dingun, — c’était le nom du Sakarang, — était venu deux ans auparavant, avec trente hommes de sa tribu, « se divertir chez les Kayans. » Je pouvais, sans une trop grande pénétration, deviner de quel « divertissement » il s’agissait ; mais, sans le presser là-dessus de questions indiscrètes, je lui donnai, quand il vint me trouver le soir même, des nouvelles de son pays et de ses proches. Il m’en demanda lui-même de ses quatre enfans. En revanche, il ne me parla point de sa femme.

Dingun revint le lendemain pour me conduire auprès de Tamawan et des autres chefs, qui, ayant reçu mes présens, m’attendaient pour m’offrir une solennelle bienvenue. Ils étaient une centaine sous le hangar en question, plus quinze ou vingt femmes, dont quelques-unes assez jolies, avec leurs masses de cheveux noirs retenues seulement par un filet blanc qui les rejette en arrière sur leurs épaules bronzées. Toutes étaient jeunes. Il semblait qu’on eût caché les vieillards des deux sexes pour les dérober au regard de l’étranger.

Les deux premières heures de notre conférence furent consacrées à éclaircir les griefs des Kayans contre un négociant anglais et un Malais de Sarawak dont ils prétendaient avoir à se plaindre. Satisfaits de mes explications et de mes promesses, que j’accompagnai de quelques bouteilles de vieux cognac, les chefs me firent immédiatement les honneurs de cette liqueur, si précieuse pour eux. Était-ce libéralité hospitalière ? était-ce crainte du poison ? Peu importe. Il fallut vider le grand verre qu’ils m’avaient offert, rempli jusqu’aux bords, par l’entremise de la plus jolie des jeunes filles groupées derrière Tamawan, et dès que je le portai à mes lèvres, toute l’assistance entonna un hymne bachique. C’est l’étiquette obligée quand on traite un hôte particulièrement honorable. À partir de cet instant, la négociation prit des allures moins réservées ; les visages s’éclaircirent, les paroles devinrent plus abondantes. J’avais en réserve, pour le moment où ils me sembleraient opportuns, certains conseils relatifs à la chasse aux têtes, et ils me parurent venir à merveille quand on m’apprit que l’un des chefs les plus influens, nommé Tamading, était parti, dirigeant une expédition assez nombreuse, pour une de ces horribles razzias. De vagues rumeurs circulaient déjà, relatives à une perte considérable qu’il aurait subie entre le Limbang et le Trusan. Il y avait là une leçon morale que je m’appliquai de mon mieux à faire valoir, et on m’écoutait dans le plus complet silence, avec une gravité que commande expressément la civilité de ces peuplades parlementaires, habituées à délibérer en commun sur tous les sujets d’intérêt général. Mon éloquence pourtant n’eut qu’un résultat bien évident, qui fut de donner soif à mes auditeurs. À peine avais-je fini ma harangue que l’eau-de-vie circula de plus belle, et quand Tamawan se leva pour la réplique, sa voix était un peu rauque : il n’en débita pas moins une composition poétique improvisée à l’heure même en l’honneur de sir James Brooke et de son représentant ; puis il se rassit et traita la question que j’avais soulevée. « Il ne demandait pas mieux, disait-il, que de renoncer à la chasse aux têtes ; Langusin et vingt et un de leurs villages consentaient, d’après ses conseils, à l’abolition de cette ancienne coutume ; mais sur les vingt-huit autres communes confédérées, il n’avait, à vrai dire, aucune influence. » Sur ces explications, il but de plus belle et me contraignit à boire, ainsi que mes Malais, qui, goûtant l’alcool pour la première fois de leur vie et contraints de l’avaler à pleines rasades, faisaient des grimaces à dérider un mort.

La jeune Hébé qui avait déjà rempli mon verre, et que j’avais vue s’éclipser ensuite, reparut alors : elle apportait dans ses bras nus un pourceau en bas âge qu’elle remit à l’un des assistans. Celui-ci lia les pattes de l’animal et l’alla solennellement déposer en face de l’endroit où le Pluto était amarré. On disposa des nattes tout à l’entour, et un fauteuil d’honneur taillé d’une seule pièce dans les énormes racines de l’arbre ta-pong fut installé pour me servir de siège. Une cérémonie importante se préparait évidemment ; elle débuta par un long discours de Tamawan, qui, animé par l’eau de feu, parlait avec enthousiasme des Anglais, de leurs merveilleux navires, de l’amitié qu’il avait pour ce grand peuple en général, et particulièrement pour l’hôte venu en son nom… Il tenait ma main dans une de ses mains, s’exaltant à mesure qu’il parlait, et de l’autre gesticulant avec frénésie. Son discours eut pour péroraison (à ce que mes interprètes m’expliquèrent le lendemain) une invocation aux esprits dû bien et du mal, à Totadungan, le dieu suprême, et à ses agens secondaires, qu’il suppliait de lui laisser lire dans le cœur de la victime préparée pour le sacrifice si notre visite devait être favorable ou fatale au peuple kayan. À ces mots, il saisit un coutelas qu’il plongea dans le cou du pourceau ; un prêtre portant des habits de femme vint aussitôt procéder à l’autopsie du cadavre pour en retirer le cœur et le foie, qu’on étala tout fumans sur deux feuilles de palmier, et qui furent examinés avec une curiosité superstitieuse par tous les chefs présens, Tamawan se donnant le souci (bien inutile à coup sûr) de m’expliquer les différentes indications d’après lesquelles se règlent les pronostics favorables ou contraires. Fort heureusement pour notre amitié, les signes annonçaient tous une heureuse alliance. De sa main sanglante, Tamawan saisit la mienne, tandis qu’il exprimait sa joie par une dernière allocution. Puis on détacha l’oreillette du cœur, que l’on jeta de côté ; les autres morceaux de la victime, introduits pêle-mêle dans le creux d’un bambou, furent mis sur le feu et préparés pour le repas du soir.

Jaloux des progrès que Tamawan semblait faire dans mon estime, un autre chef, nommé Singauding, me fit proposer de me lier à lui par la fraternité d’adoption en buvant le sang l’un de l’autre. Boire n’est pas l’expression rigoureusement exacte, car on peut aussi le fumer. Dans le premier cas, le sang est mêlé à de l’eau ; dans le second, on en arrose un cigare indigène. Les Kayans appellent berliang cette cérémonie, usitée aussi chez les Dayaks, et que ceux-ci désignent par le mot de bersabibah. J’inclinais à refuser la proposition ; mais à l’effroi de mes interprètes malais je vis qu’une pareille marque de dédain, si elle n’entraînait d’autres risques, nous ferait courir celui d’un véritable échec diplomatique. Je me résignai donc, et la cérémonie eut lieu deux jours après celle dont je viens de parler. Des villages environnans, les Kayans étaient arrivés en grand nombre pour assister à ce miraculeux spectacle d’un homme blanc admis à faire partie de leur tribu. Nous étions sous l’ample vérandah d’une de ces longues maisons de bois dont j’ai déjà parlé. L’un des chefs groupés autour de nous, — je l’avais entendu nommer Kum-Lia, et ce nom se rattachait dans mes souvenirs à la tragique histoire de tout un village surpris à l’aide d’un stratagème odieusement combiné par ce bandit, — s’emparant de mon bras et retroussant la manche de mon habit, me piqua légèrement l’épiderme avec un canif à lame de bois, de manière à faire sortir le sang, qu’il recueillit avec un soin religieux. Un de mes Malais pratiquait simultanément la même opération sur l’avant-bras de Singauding. Les deux lames sanglantes furent ensuite passées sur une pincée de tabac dont on fit aussitôt une cigarette. Après une invocation aux divinités de tout ordre, prononcée par Tamawan, la cigarette passa de mes lèvres à celles de « mon frère, » et après quelques bouffées l’alliance se trouva conclue à jamais[7]. Elle me donnait à la confiance absolue de Singauding des droits dont je n’entendais pas laisser perdre le profit. S’il me harassait de questions sur les steamers, les ballons et les fusées, — objets particuliers de la curiosité bornéenne, — et s’il me persécutait pour avoir cette merveilleuse médecine que les blancs s’introduisent dans le bras pour se préserver de la petite vérole, — après l’avoir, prétendait-il, extraite du ventre d’un serpent, — je tâchais de lui arracher par lambeaux les notions qui manquaient encore à mes études sur les us et coutumes des Kayans. — Amenez-moi Kum-Lia, lui dis-je certain jour ; je voudrais savoir de lui la vérité bien exacte sur cet exploit de guerre qui l’a rendu si fameux… Kum-Lia, dont l’orgueil se trouva caressé par cette curiosité, ne se fit pas prier pour la satisfaire.

« Dans le pays des Blaits, me dit-il, existait, il y a quelques lunes, un village murut que ses habitans avaient entouré d’une solide estacade, et que les Kayans attaquaient en vain depuis longtemps. Ces gens nous bravaient ; je me promis de les réduire. Un jour ils virent sortir des jungles et se précipiter à travers leurs plantations trois hommes sans armes suivis de femmes et d’enfans qui polissaient des cris d’effroi. C’étaient aussi des Muruts, venant des bords d’une rivière éloignée, et que les Kayans poursuivaient après avoir ravagé leur bourgade. Les Blaits accueillirent ces malheureux fugitifs et leur proposèrent un abri dans une de ces grandes maisons où ils logent une centaine de familles. Cette offre fut déclinée : les nouveaux arrivans ne voulaient gêner personne, et demandèrent simplement qu’on leur permît de se construire une hutte provisoire à l’intérieur du rempart et appuyée à ses solides parois. La permission accordée, les fugitifs s’installèrent et pendant six mois travaillèrent assidûment aux diverses cultures de leurs hôtes. Au bout de ce temps, ils étaient regardés comme des frères.

« Un jour qu’on rentrait la moisson, l’un d’eux s’attarda quelque peu au dehors et ne rentra qu’à nuit close. Il expliqua, pour justifier cette conduite inusitée, que l’ardeur de la chasse l’avait entrainé plus loin qu’il ne comptait. La nuit qui commençait était des plus noires. Deux heures avant l’aurore, un parti de Kayans se glissait à quatre pattes le long de la palissade, où ils trouvèrent une large issue pour les recevoir. Les prétendus Muruts avaient petit à petit entaillé profondément les madriers auxquels s’appuyait la demeure. qu’ils s’étaient construite. L’heure venue, il avait suffi de quelques efforts pour abattre ces madriers et pratiquer une large brèche. Quand nous fûmes en nombre suffisant à l’intérieur des remparts, nous poussâmes le cri de guerre, et nos torches furent appliquées aux toitures de feuilles sèches. Jugez de la clameur désespérée qui nous répondit. Les Muruts se jetaient aveuglément hors de leurs maisons incendiées. On sabrait les hommes, on garrottait les femmes. Un grand nombre nous échappa cependant à la faveur des ténèbres, mais il nous resta bien cent cinquante têtes au moins !… Et parmi elles, ajouta Kum-Lia du plus grand sang-froid, celles des trois traîtres qui nous avaient procuré ce beau succès… Que voulez-vous ? quelques-uns d’entre nous n’avaient pas ce qu’il leur fallait, et sans faire de bruit complétèrent ainsi leur butin… »

Tandis que mes interprètes me rendaient, phrase par phrase, cet affreux récit, le chef kayan étudiait ma physionomie, que je m’efforçais de rendre complètement impassible,, et cherchait évidemment à y surprendre les signes de l’admiration que devait m’inspirer sa glorieuse combinaison. Peut-être s’attendait-il aussi à des complimens, mais je me serais coupé la langue avant de me démentir à ce point. Je me bornai à le remercier de s’être rendu à mon appel. En ce moment, une ombre passa sur son visage, et Singauding, qui avait l’œil sur lui, me parut un peu plus pâle qu’il ne l’était d’ordinaire.

Ce dernier revint le lendemain, accompagné de Dingun, qui, seul parmi les Kayans, parlait le patois malais, la vraie « langue franque » de ces parages. Il l’amenait pour nous servir d’interprète, ayant, disait-il, d’importantes communications à me faire ; elles se réduisaient en somme à ceci : le Serpent, — c’était le surnom populaire de Kum-Lia, — paraissait indisposé contre moi. Or le Serpent connaissait mieux que personne l’art de se venger, et il avait une puissante auxiliaire dans sa mère, la vieille Indak, familière avec toutes les pratiques de sorcellerie. Indak, docteur femelle ou burich, était en communication fréquente avec les esprits. On la voyait alors, se tordant en convulsions affreuses, pousser des cris inarticulés et proférer des imprécations dans une langue inconnue. On s’adressait à elle pour retrouver les objets volés ; elle composait des charmes et des philtres à l’usage des « malades d’amour, » et les signes mystérieux qu’elle traçait sur un morceau de papier, si on le déposait ensuite sous la natte destinée au sommeil, pouvaient modifier complètement les affections de la personne qui venait y dormir. Enfin on l’accusait d’avoir servi la jalousie de Si-Obong, la femme de Tamawan, et d’avoir fait périr une rivale que celle-ci jugeait dangereuse en façonnant une image de cire qu’elle exposait chaque matin devant un feu doux. À mesure que l’effigie s’en allait fondant, la jeune Lia, la rivale condamnée, de plus en plus pâle, de plus en plus fiévreuse, languissait et se fondait elle aussi… Ainsi parlait Singauding sans m’effrayer beaucoup, comme on peut aisément l’imaginer. Je l’écoutais d’une oreille distraite, et, debout sur la dunette du navire, je m’amusais à contempler une centaine de femmes et d’enfans qui s’ébattaient, prenant leur bain matinal, à quelques cents mètres de nous, dans les eaux limpides du Baram.

Singauding s’affligeait évidemment de mon scepticisme et de la tranquillité où me laissaient ses charitables avertissemens. Il insista, toujours par l’entremise de Dingun, sur les dangers que l’inimitié du Serpent pouvait me faire courir. Nul ne lançait mieux, à l’aide de la sarbacane (sumpitan), ces petites flèches trempées dans un venin subtil, dont la blessure fait à peine jaillir une goutte de sang, mais qui infiltrent dans les veines un narcotique presque toujours mortel quand on cède à son influence[8]. Nul ne savait mieux extraire de la plante tuba ces sucs vénéneux employés par les pêcheurs dayaks pour dépeupler les rivières, et que le suicide, le meurtre même font servir fréquemment à leurs sinistres projets. Ces menaces plus directes me transportaient sur le terrain des réalités, et, sans m’émouvoir trop vivement, me donnaient quelque peu à penser, lorsque, du groupe des baigneuses tatouées, partirent des cris déchirans. Buai !… Buai !… répétaient-elles, nageant en désordre vers le rivage. Tout ignorant que je fusse de l’idiome kayan, je reconnus le nom que nos gens de Sarawak donnent à l’alligator… Nukal ! (frappez !) Itih ! (tuez !)… Apih nyen-doh ! (il a pris la jeune fille !)… Ainsi se succédaient de seconde en seconde ces clameurs précipitées. Singauding et Dingun promenaient sur le fleuve des regards avides. Ils eurent bientôt découvert la cause de tout ce tumulte : une jeune fille ou plutôt une enfant de huit à neuf ans, saisie à l’improviste sur le bord de l’eau, où elle lavait ses pieds, par un de ces crocodiles qui infestent le Baram, criait et se débattait, rapidement entraînée. Le monstre la tenait par la jambe, et, sans la dévorer immédiatement, l’emportait dans ces fourrés épineux où ces animaux aiment à déposer leur proie, et qui parfois la recèlent intacte pendant deux ou trois jours de suite.

L’instant d’après, les cris cessèrent. Un homme, le kriss aux dents, venait de se jeter, à la nage et hardiment poursuivait l’alligator.

— Kum-Lia ! s’écria Dingun.

Nipa (le Serpent !) reprit Singauding… Ikah anak doh ! (c’est sa fille !)

Rien ne peut rendre l’émotion de cette scène. Kum-Lia, venant à joindre l’alligator, pouvait à la rigueur, en l’aveuglant à coups de poignard, le forcer à lâcher prise ; mais au moindre bruit d’alarme le crocodile plongeait, et tout était dit… Ce fut malheureusement ce qui arriva. Soit que le père au désespoir eût poussé quelque cri involontaire, soit que ses bras vigoureux eussent trop vivement écarté l’onde, on vit tout à coup disparaître le buste de l’enfant, et ses cris désespérés s’éteignirent sous le flot…

Tout aussitôt Kum-Lia cessa de nager ; il comprenait bien que ses efforts seraient désormais inutiles. Nous le vîmes, étendu sur le dos et se laissant dériver du côté de la rive opposée, émerger ensuite au bord de la jungle ; il se retourna vers nous, brandit par trois fois son kriss au-dessus de sa tête, et disparut en courant sous l’épais taillis.

Singauding et Dingun se regardaient l’un l’autre, plus terrifiés que jamais.

— Garde à nous maintenant ! Me dit ce dernier dans son jargon malais… Le Serpent ne rentrera pas sans rapporter une tête.


III

C’était là une prédiction sérieuse. Quand un Kayan perd un de ses proches, il prend aussitôt le deuil, et un deuil profond, durant lequel il ne porte que des vêtemens usés, ne souffre plus ni jeux, ni musique dans sa maison, ne s’assoit plus aux festins étrangers. Ce deuil ne prend fin qu’après l’immolation d’une victime humaine. Parfois il la choisit lui-même et saisit cette occasion de frapper l’ennemi dont il brûlait de se défaire ; parfois il se regarde comme tenu de laisser le sort décider à sa place, et frappé le premier individu en face duquel le hasard l’a mis. Ce qui pouvait nous rassurer, du moins pour le moment, c’est que Kum-Lia, au lieu de rentrer à Langusin, s’était enfoncé dans les jungles solitaires. Peut-être se trouvait-il, dans la direction qu’il avait suivie, un village où il allait surprendre quelque victime désignée d’avance.

Nous étions alors dans la saison des pluies. Elles ne commençaient que le soir, mais continuaient toute la nuit avec une violence effroyable. Le vent passait en sifflant sur les jungles, et on voyait les longues maisons de Langusin ondoyer, pour ainsi dire, sous l’effort de la tempête. Nous pouvions, à un certain point de vue, nous consoler de ces désastres, car le fleuve grossissait à vue d’œil et nous promettait ainsi, pour notre prochain retour, une navigation plus facile. Le moment des adieux approchait, et Si-Obong, la femme de l’orang-kaya, m’avait fait insinuer par « mon frère » Singauding qu’elle m’accorderait volontiers une audience de congé. C’était une riche héritière que Si-Obong. Elle avait apporté à Tamawan la propriété de plusieurs cavernes d’élite parmi celles où l’on recueille ces nids d’oiseaux que Bornéo envoie à Singapour, et qui s’y vendent de 75 à 80 francs la livre. Je la trouvai pourtant dans une assez humble résidence ; mais elle prit soin de m’expliquer (toujours par voie d’interprète) qu’elle faisait construire un véritable palais, digne de son opulence, et n’occupait que provisoirement sa demeure actuelle. Je voudrais pouvoir payer son excellent accueil par l’éloge de ses charmes ; mais la vérité m’oblige d’avouer qu’elle n’avait rien de très séduisant. Sa jeunesse oisive lui avait légué, en la quittant, un embonpoint excessif ; sa quasi-nudité, — car elle n’avait pour tout vêtement que deux mouchoirs de batiste anglaise, non détachés l’un de l’autre, lesquels voilaient insuffisamment ses énormes hanches, et sur sa poitrine, que je ne me permettrai pas de décrire, un fichu de drap noir, sujet à des écarts beaucoup trop fréquens, — sa quasi-nudité, dis-je, n’ajoutait rien à l’agrément de notre conversation. Ses cheveux, encore très noirs, pendaient librement sur ses épaules, et un simple filet d’écorce blanche les empêchait de tomber sur les yeux. Bref, de tout son costume, rien n’annonçait la fille d’un des plus nobles Kayans et la femme opulente d’un de leurs principaux orang-kayas, si ce n’est un quadruple chapelet de graines variées qui s’enroulait autour de sa taille puissante. Le premier rang était jaune, les deux autres de couleurs variées, et le quatrième, — le plus précieux, — formé par plusieurs centaines de ces baies noires qui sont pour les princesses de Bornéo ce que les diamans sont pour les « étoiles » de Londres ou de Paris. Chacune de ces graines semble incrustée de quatre autres plus petites et de couleurs variées (vert, jaune, bleu et gris), mais cette incrustation n’existe que pour l’œil : en réalité, ce sont de simples taches, artificielles ou naturelles, je ne saurais le dire. Si-Obong, à qui j’avais demandé, pour l’examiner, cette merveilleuse ceinture, m’assura l’avoir obtenue en échange de onze livres pesant des nids d’oiseaux les plus estimés ; elle lui coûtait donc, au prix marchand de Singapour, un peu plus de 800 francs, somme relativement énorme.

Derrière Si-Obong se tenaient assises et muettes deux jeunes suivantes, infiniment plus jolies que leur maîtresse. Elles avaient l’œil à ses moindres gestes, et lui apportaient, à peine désignés, tous les objets qu’elle voulait me montrer, des paniers remplis de vêtemens, des meubles de toute sorte, une vieille lampe de fabrique anglaise, un chaudron de cuivre, six verres à pied, quatre bouteilles d’eau-de-vie, mais surtout le siège de rotin, préparé par la femme de Tamawan pour un enfant dont elle attendait la naissance. Elle avait dépensé un travail considérable à décorer de graines de couleur cette espèce d’escarpolette où les mères logent l’enfant qu’elles emportent ainsi sur leur dos.

Tamawan survint pendant la conférence, qui se prolongeait au-delà de mes désirs. Il se plaignait d’un affaiblissement chronique, pour lequel il me demandait des remèdes. Je lui signalai quelques toniques inoffensifs, lui recommandant, pour ses rhumatismes, dont il souffrait aussi beaucoup, de rester chez lui, de boire moins d’eau-de-vie, et de se moins adonner à des excès de viande porcine. Je voulais à chaque instant prendre congé ; mais Si-Obong fit successivement apporter une jarre d’arak, des noix d’areca, des feuilles de sirih et de bétel, m’obligeant ainsi à demeurer chez elle. Bref, elle me garda, presque de force, jusqu’à la chute du jour.

Quand je sortis pour retourner à bord, la pluie commençait à tomber fort dru, et je fis un détour considérable à travers bois pour m’abriter tant bien que mal contre ce déluge. Avant notre sortie des bois, la nuit était complète. Mes interprètes et les deux matelots que j’avais emmenés pour me servir d’escorte piétinaient dans la boue, et se trouvaient par momens assez écartés de moi. Le vent courbait la tige des arbres. Les torches dont nous avait pourvus l’hospitalité de Tamawan s’étaient éteintes l’une après l’autre. Nos guides semblaient fort peu sûrs de retrouver leur chemin dans ces taillis où nul sentier n’était régulièrement tracé. Bref, nous étions tous de mauvaise humeur, et je ne pouvais m’empêcher de ressentir quelques vagues inquiétudes, lorsqu’un horrible hurlement » suivi de quelques cris aigus, puis d’un silence épouvantable, vint nous arrêter sur place.

Toh ( un esprit) ! crièrent nos guides.

Koleh (un tigre) ! répondirent mes Malais.

Et personne n’osait plus bouger. J’ordonnai cependant qu’on vînt à moi, et nous demeurâmes groupés pour faire face au danger, quel qu’il pût être. J’avais le revolver au poing, et mes deux matelots, la carabine à l’épaule, attendaient que le tigre se montrât. Rarement j’ai passé trois minutes plus désagréables.

Las enfin de me tenir ainsi sur la défensive, sans savoir contre qui ou contre quoi, je fis signe à nos guides d’avancer dans la direction d’où étaient partis les cris qui nous avaient arrêtés. Le vent s’était justement apaisé, la pluie ne tombait plus, et la lune entre deux nuages jetait d’assez vives clartés sur la cime des arbres voisins. Dociles, mais craintifs, et regardant à chaque pas par-dessus leur épaule si les hommes blancs les suivaient, les jeunes Kayans obéirent. En débouchant sur une clairière voisine, tous deux poussèrent presque à la fois la même exclamation gutturale : Nipa !

C’était bien le Serpent ! .. c’était bien Kum-Lia lui-même, accroupi comme une hyène féroce sur un cadavre qu’il venait de décapiter ; mais quand il leva les yeux sur nous, nul ne se sentit le courage de faire un pas de plus, tant l’expression de ses regards était terrible. Il se releva, tenant par ses longues touffes de cheveux gris une tête de femme dont le masque, sillonné de rides profondes et gardant encore autour de sa bouche béante les hideuses contractions de l’effroi, nous apparut comme une vraie tête de Méduse aux clartés sépulcrales d’une lune d’orage.

Un des guides se retourna lentement vers l’autre : — Indak ! lui dit-il.

Ikah muku indeh (sa vieille mère) ! répondit l’autre.


Sans comprendre un mot à ce dialogue rapide, un de mes jacktars ajusta le meurtrier et fit feu ; mais la balle ne fit qu’effleurer le bung-ubok d’écorce qui couvrait la tête du parricide, et, bondissant de côté, il fut en un clin d’œil hors de vue.

Si j’étais demeuré chez les Kayans, peut-être aurais-je obtenu l’explication de cette singulière aventure ; mais je partis vingt-quatre heures après, sans qu’on eût pu me fournir aucun des éclaircissemens que je demandais. J’en suis donc resté à mes conjectures, plus ou moins d’accord avec celles de mes Malais et avec quelques demi-mots que Singauding hasardait, sans trop se soucier qu’on en prît note. Il semblait penser que la vieille Indak ne se trouvait pas dans la forêt, à cette heure indue, sans quelque mauvais dessein, ou bien elle y cherchait quelques poisons à l’usage de « l’homme blanc, » ou elle s’était postée sur mon passage pour me jeter quelque sort. Peut-être aussi les prévenances de Si-Obong, cette obèse personne à la voix si douce, au regard si affectueux, à la physionomie si candide, et ses efforts pour me retenir jusqu’à la nuit, impliquaient-ils une sorte de complicité avec la burich. Enfin, selon toute probabilité, c’était le hasard seul, — un hasard vengeur cette fois, — qui avait réuni dans les ténèbres cet homme altéré de sang et la victime sur laquelle il s’était jeté sans la reconnaître, pour accomplir le rite du deuil kayan.


Six longues années de courses, d’aventures et de continuelle agitation avaient à peu près effacé de mon esprit le souvenir de ce tragique incident, lorsque la cour de Sarawak fut solennellement réunie pour juger un des procès criminels les plus importans qui aient encore été soumis à sa décision. De l’acte d’accusation (pour adopter la formule consacrée ) résultaient les faits suivans :

L’orang-kaya des Senahs avait adopté, cinq ans auparavant, un jeune homme étranger à la tribu, et dont l’origine était encore inconnue. La vigueur extraordinaire, la vaillance hors ligne de cet aventurier lui avaient valu cette faveur, d’autant moins surprenante que l’orang-kaya n’avait pas de postérité directe. Pa-Bunang, — ainsi se nommait son fils adoptif, — s’était marié, toujours grâce à la faveur du chef des Senahs, et sa femme lui avait donné un fils. Les Européens ayant témoigné une certaine bienveillance à ce personnage, il avait immédiatement conçu l’ambition de succéder à l’orang-kaya, et comme l’unique obstacle à ses desseins se trouvait dans les droits légitimes de Pa-Mua, frère de ce dernier, il avait formé le projet de s’en défaire. Caché derrière quelques broussailles, le long d’un sentier écarté où il avait vu Pa-Mua s’engager, il l’avait assailli par derrière, et, après l’avoir étendu mort d’un coup de parang, se serait aisément dérobé à toute poursuite, si ce meurtre n’avait eu un témoin providentiellement amené sur les lieux avant que l’assassin eût pu s’enfuir. C’était le propre fils de la victime qui, venu au-devant de son père et tournant brusquement un angle du sentier, avait reconnu Pa-Bunang. Cet enfant avait ensuite donné l’alarme, et les gens du village menaçaient de venger la mort de Pa-Mua, lorsque l’assassin, avouant tout haut l’acte qu’il venait de commettre, déclara audacieusement qu’il agissait par ordre du gouvernement de Sarawak, auquel il allait rendre compte de sa mission. Ces paroles imposant à une foule crédule, il put s’éloigner impunément ; mais on l’avait fait suivre, lui et sa famille, d’assez près pour qu’il lui fût impossible de s’échapper. Arrivé à Kuching, il avait été immédiatement arrêté et jeté en prison sur la dénonciation des émissaires senahs.

La cause me parut si intéressante que je voulus assister au jugement. Je trouvai la salle du tribunal fort encombrée, douze Anglais ayant été ajoutés aux chefs malais pour cette circonstance tout exceptionnelle. Malgré l’évidence apparente des faits, on avait pris tous les soins imaginables pour se procurer les preuves nécessaires, et ces soins étaient d’autant plus essentiels que l’unique témoin du meurtre hésitait, disait-on, intimidé par la réputation de l’accusé, à déposer contre lui. Une fois au pied du tribunal, cet enfant démentit par son attitude les craintes vaines qu’il avait fait concevoir. Le sang-froid, la précision dont ses réponses étaient empreintes leur donnaient le plus grand poids, et montraient en même temps quel profond ressentiment il gardait au meurtrier de son père. — C’est lui, c’est bien lui ! Je l’ai vu comme je vous vois, je le reconnais parfaitement ! — répétait-il en le désignant de la main : Le prisonnier, qui avait d’abord essayé d’invraisemblables dénégations, finit par avouer l’assassinat, motivé, prétendait-il, par une vengeance légitime, sa femme ayant été séduite par Pa-Mua. Enfin il abandonna ce système de défense et sollicita simplement le pardon de ses juges. Un verdict unanime le déclara coupable, et le juge prononça sur lui la sentence de mort.

En général, dans des circonstances analogues, les Malais se montrent impassibles. — C’est votre sentence ! — disent-ils, et, sans ajouter un seul mot, ils retournent en prison, pour marcher ensuite au supplice avec un calme parfait, une résignation sans égale. Ce jour-là, nous assistâmes à une autre scène. Au moment où l’arrêt de mort lui fut notifié, Pa-Bunang se laissa tomber à genoux, tendant à ses juges ses mains enchaînées, entre lesquelles il tenait son jeune enfant, qu’on lui avait très imprudemment laissé depuis l’ouverture des débats. Sa femme, en vertu de la même tolérance, était assise auprès de lui. Quand il vit que ses prières, articulées d’une voix lamentable, n’avaient aucune chance d’être accueillies et que la sentence était bien irrévocable, il se releva par un mouvement soudain, déclarant que son fils et sa femme mourraient avant lui. Un coup violent qu’il portait en même temps à cette dernière fut heureusement évité par elle, et, avant qu’il eût pu lui en assener un second, elle s’était élancée loin de lui, sous la protection des constables effarés. Pendant qu’ils hésitaient encore à se jeter sur lui, le misérable, pressant son enfant sur sa poitrine, cherchait évidemment à l’étouffer ; puis, quand il vit que les gens de police, qui déjà l’avaient saisi, ne lui en laisseraient pas le temps, il enfonça dans le cou du pauvre petit être ses crocs de cannibale si profondément et si énergiquement que, pour lui faire lâcher prise, il fallut se servir de la pointe d’un sabre, employée en guise de levier.

On l’emporta sanglant et hurlant encore… L’enfant mourut, deux jours après, des suites de cette abominable tentative.

L’imagination frappée par ce spectacle horrible, dont le souvenir me hanta longtemps, il me sembla plusieurs jours après, — Pa-Bunang avait été exécuté dans les vingt-quatre heures, — que sa figure me rappelait celle de Kum-Lia. Cette idée m’obsédait, et après de vaines recherches sur la vie passée du condamné j’en fis part à sir James Brooke. Le rajah n’y vit rien de très improbable, la différence des noms ne signifiant absolument rien. Les Dayaks en changent à tout propos, et presque toujours par exemple après une grave maladie.

Je dois citer encore, en terminant, un propos singulier tenu par le bourreau de Sarawak justement au sujet de Pa-Bunang. Le matin même du jour où il allait être décapité, un jeune Chinois, récemment baptisé, déplorait tout haut, devant les fonctionnaires subalternes occupés à préparer le supplice, qu’on ne laissât pas au condamné le temps de se repentir. « Se repentir ! répliqua dédaigneusement l’exécuteur des hautes œuvres… A la bonne heure, s’il était sujet anglais !… » Ainsi aux yeux des Dayaks civilisation et remords seraient deux faits corrélatifs, deux mots presque synonymes. Reste à savoir maintenant si, dans la confusion de leurs idées et l’incertitude de leurs croyances, ils entendent par là rendre hommage à notre supériorité morale, ou tout simplement nous reprocher une faiblesse.


E.-D. FORGUES.


  1. Les élémens principaux du récit qu’on va lire sont épars dans un des livres de voyages qui, depuis quelque temps, ont été accueillis en Angleterre avec le plus d’intérêt (Life in the Forests of the Far East, London, Smith, Elder and Co, 2 vol.). L’auteur, M. Spenser Saint-John (fils et frère de deux écrivains bien connus, James Augustus et Bayle Saint-John), accrédité comme consul-général tant auprès du sultan de Brunei et des autorités hollandaises de Balambangan que du fameux rajah de Sarawak (sir James Brooke), a mis à profit les privilèges de sa position, pour pénétrer, plus avant qu’aucun autre explorateur ne l’avait fait encore, vers le centre de la grande île de Bornéo. Remontant le cours du Limbang, gravissant les pentes escarpées du Kina-Balu, il a pu, sur les rives de l’un et les sommets de l’autre, étudier les paysages et les productions de l’île, sa faune multiple, sa flore étrange, ses richesses minéralogiques et ses institutions sociales, — si tant est qu’on puisse donner ce nom au système de tyrannie aristocratique sous lequel se débattent les populations mélangées, les tribus hostiles de ce splendide et malheureux pays. Le savoir réel, les détails précieux abondent dans ces deux volumes, qui résument onze années de séjour consécutif, d’observation assidue, de courageuses et utiles entreprises.
  2. Datu patinggi, — mot à mot le principal chef.
  3. Espèce d’arme qui tient du glaive et du couperet.
  4. Ces jarres sont toujours d’origine chinoise. On les classe selon l’ancienneté, l’authenticité, et on leur attribue une valeur toute de convention. Les plus estimées sont les gusi, hautes d’environ dix-huit pouces et de conleur verte ; elles passent pour avoir des vertus médicinales. On en cite qui ont atteint le prix de 400 liv. sterl. (10,000 fr.) payables en produits du pays. La naya, ornée de figures de dragons, ne vaut guère que 7 ou 8 livres sterling. On a essayé de contrefaire en Chine ces vases dont l’âge fait surtout le prix ; mais les Dayaks ne s’y laissent pas tromper et n’acceptent que les jarres vraiment anciennes venant de ce pays.
  5. Nous nous servons du mot de sultan pour être plus intelligible, mais le véritable titre de ce souverain est long de per Tuan (celui qui gouverne).
  6. L’organisation locale de Bornéo est essentiellement aristocratique, et le titre de pangeran (ou ampuan) appartient indistinctement à tout individu qui tient à la caste noble, même par une filiation illégitime.
  7. Deux Dayaks brouillés l’un avec l’autre, et venant à se rencontrer dans une habitation tierce, ne lèveront pas les yeux l’un sur l’autre, à moins que leur hôte ne tue un poulet dont le sang est répandu sur eux goutte à goutte. De même quand deux tribus se réconcilient, leurs représentans officiels immolent un porc, et, appelant la vengeance céleste sur les violateurs du traité de paix, plongent leurs lances dans le sang de l’animal, et font ensuite l’échange de ces armes ; puis ils tirent leurs poignards (kriss), et chacun d’eux mord la lame de l’arme appartenant à l’autre. Ceci est la conclusion définitive du traité.
  8. Les sumpitans sont en bois très dur, d’une teinte rouge foncé. À une des extrémités est un fer de lance mobile, fixé avec des bandelettes de rotin ; à l’autre se trouve un point de mire en fer. Les flèches sont enfermées dans des boîtes de bambou sculpté. Ce sont des baguettes de bois commun avec des pointes de bambou. Le poison lui-même offre l’aspect d’une gomme transparente, d’un brun doré. Plongée dans l’eau chauffée à 150 degrés, cette gomme commence à fondre immédiatement ; mais en la retirant et en la plaçant sur la flamme d’une bougie allumée, elle reprend sa consistance première, sans aucune altération. Cette substance provient de l’arbre upas ; mais les indigènes signalaient, comme plus vénéneux encore, le suc d’une plante grimpante dont M. Spenser Saint-John ne donne pas le nom.