Société générale de librairie catholique (p. 390-419).


XVIII

COMMENT LE VENIN QUI EST SOUS L’ONGLE DES MOURANTS MORDIT PIÈTRE GADOCHE.


À quelque cent pas de la porte Saint-Denis, qui terminait naguère Paris du côté du nord, mais au-delà de laquelle la grand’ville s’épandait déjà de toutes parts, une sorte de village bornait la rue ou la route, comme vous voudrez l’appeler, à droite du couvent de Saint-Lazare. On appelait cela « les Vinaigriers. » C’était une agglomération de masures qui redescendait à travers champs jusqu’au village de Popincourt, en coupant le bas de la Villette.

Au-devant de plusieurs de ces masures, un écriteau disait :

« Ici on loge à la semaine. » D’autres étaient de véritables fermes ou vacheries ; d’autres enfin, plus grandes et situées sur le cours du ruisseau de Ménilmontant, dont les eaux troubles coulaient alors à ciel découvert, exerçaient une industrie uniforme, la fabrication du savon. Un peu plus au nord-est et sur la colline, le couvent des moines récollets étageait ses vastes bâtiments.

Il était cinq heures du soir, à peu près, et la nuit se faisait. Le temps doux et lourd avait des souffles d’orage. Aux Vinaigriers, il n’y avait point, bien entendu, de réverbères, et les ruelles confuses qui sillonnaient en tous sens cet amas de bicoques étaient déjà désertes.

Nous nous arrêterons devant une de ces masures, la première en quittant la grande route de Saint-Denis, et l’une des plus propres assurément. Elle était adossée à un petit jardinet, entouré d’une haie de troènes, et sa lanterne de toile gommée, qui criait, à l’instar de bien d’autres : « On loge à la semaine, » éclairait quelques toises du chemin défoncé.

Le long de la haie de troènes, on entendait deux voix qui causaient ; mais le regard du passant n’aurait pu découvrir les interlocuteurs, qui étaient en dedans du jardin, et se tenaient sous une sorte de berceau où les longues tiges dépouillée de la vigne s’entrelaçaient dans les lattes d’un treillage vermoulu. Il y avait là un jeune homme et une jeune fille.

— Elle est triste jusqu’à mourir, disait la jeune fille. La mort du père lui a fait un trop grand vide dans le cœur, et puis…

Elle s’arrêta, comme si elle n’eût osé poursuivre.

— Et puis elle est bien pauvre, n’est-ce pas ? reprit le jeune homme.

— C’est vrai, elle est bien pauvre. Je ne sais comment vous dire cela, monsieur Raoul ; la pauvreté lui ôte sa chère bonté : elle est tantôt rude, tantôt trop humble, comme si elle avait grande honte de n’avoir plus d’argent. Elle n’était pas avare, mon Dieu ! bien au contraire, car je n’ai jamais vécu que de sa générosité ; mais elle aime l’argent.

— Et vous ne voulez pas que je vienne à l’aide de cette bonne fille qui vous a servi de mère, Mariole ?

— Non, monsieur Raoul, ma grande sœur Hélène a bien défiance, et, si elle savait ce que vous m’avez promis, elle ne me garderait pas avec elle… Elle disait hier soir : « celui-là, je voudrais bien voir son bras ! »

— Voir son bras ! répéta Raoul étonné.

— Oui. Ce n’est pas que sa tête soit partie. Elle a son idée, allez ! Vous savez bien les deux hommes qui étaient avec vous : le boiteux et l’autre ?

— Rogue et Salva, les misérables !

— Eh bien ! elle les a cherchés dans Paris, elle-même, de cabaret en cabaret. Elle les a trouvés… elle a vu leurs bras l

— Leurs bras ! répéta encore Raoul. Pourquoi leurs bras ?

— C’est un secret, monsieur Raoul, et je ne peux pas vous le dire !

— Alors, laissons cela, je suis venu pour vous apprendre une grande nouvelle : une idée que j’ai, moi aussi. Ce que j’ai promis sera tenu, quoique vous ayez deviné juste : mon père est un grand seigneur, et il y a bien de l’orgueil, un légitime orgueil, entendez-vous, dans la maison de mes aïeux. Mais j’ai trouvé le moyen d’arranger toutes choses, et vous viendrez bientôt vous asseoir dans le salon où mes respectés parents souhaitent une bru digne d’eux.

— Est-ce possible ! murmura la fillette, moi qui n’ai point de père… point de nom !

— Mariole, je suis en train de vous acheter un père et de vous conquérir un nom !

Elle soupira et secoua la tête tristement.

— Ne doutez pas, Mariole, dit Raoul avec quelque impatience. Il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre. Vous devriez croire en moi, sans que j’aie besoin de vous expliquer rien, puisque vous êtes ma vie et mon cœur…

— Je crois que vous êtes sincère, mais que vous avez de folles espérances.

— Je veux vous dire mon espoir et vous le faire comprendre. Écoutez-moi. Je suis entré cet hiver dans une vaste et dangereuse entreprise, où ne me poussait ni l’intérêt ni l’ambition. Vous m’avez vu à l’œuvre, là-bas, quand vous étiez encore au Lion-d’Or. Ce n’est pas pour me rapprocher de vous que j’avais pris ce déguisement de braconnier. Je travaillais avec courage, risquant ma vie comme il le faut, quand on l’a vouée à une œuvre noble et bonne. Mes maîtres sont contents de moi ; ils espèrent en moi, je leur suis nécessaire. Mariole, je ne vous dis rien qui ne soit l’exacte vérité. Il y a beaucoup de grands seigneurs là-dedans ; il y en a un qui est vieux et qui n’a pas d’enfants. Il ne m’aimait pas tout d’abord, parce que je veux la guerre et qu’il voulait la paix ; mais je me suis approché de lui peu à peu, et il m’appelle son fils maintenant. Mariole, quand j’aurai mené le roi dans son royaume, je réclamerai ma récompense : D’autres pourront demander des richesses, des honneurs ; moi, je dirai au vieux Douglas, après avoir mis le roi de mon côté : « Si je suis votre fils, comme vous le dites, ma femme est votre fille. Adoptez ma femme, pour payer la dette du roi et me faire heureux ». Alors je reviendrai, Mariole, et je mènerai à mon père, à mon vrai père au château de Combourg, la plus chère créature qui soit ici-bas, et je lui dirai : « Monsieur mon père, bénissez vos enfants ; ma fiancée a nom Marie Douglas de Glenbervie ; elle est cousine du roi Jacques III d’Angleterre, qui sera le parrain de notre premier-né. »

Quand il s’arrêta, il entendit Mariole qui pleurait. Mais elle souriait aussi dans ses larmes.

— Voilà mon idée… voulut conclure le jeune vicomte.

Mais elle l’interrompit.

— Chut ! fit-elle, écoutez !

Le roulement d’un carrosse sonnait sur la route déserte.

— Les carrosses ne s’arrêtent pas ici, dit Raoul.

Le carrosse s’était pourtant arrêté au bas de la montée, à l’endroit où finissait la foire Saint-Laurent, et des pas d’hommes remplaçaient maintenant le bruit des roues. Mariole avait quelque chose sur le cœur et semblait hésiter.

— Raoul, dit-elle tout à coup, voulez-vous me montrer votre bras ?

Il resta bouche béante, c’était la troisième fois que cette étrange idée revenait à la traverse de l’entretien.

— Ne voyez-vous pas mon bras, Mariole, répondit-il.

— Sans pourpoint, dit-elle, et je m’en irai tranquille.

Raoul dépouilla la manche de son pourpoint. Un rayon de lune perçait le treillage.

— La chemise est toute blanche ! dit-elle en posant sa petite main sur son cœur qui battait. Je savais bien ! oh ! je savais bien !

— M’expliquerez-vous ?… commença Raoul.

Au lieu de répondre, et certes, il la crut folle, elle saisit son bras gauche à deux mains, un peu au-dessous de l’épaule, et le serra fortement. Pour le coup, Raoul se mit à rire.

— Je savais bien ! je savais bien ! dit-elle encore en sautant de joie.

Les pas approchaient et longeaient la haie de troènes. Elle dit :

— Raoul, je vous remercie et je crois en vous !

Puis elle s’enfuit, leste comme un oiseau.

Raoul resta tout ébahi. Quand les pas eurent tourné le coin de la haie, il sauta sur la route, et, montant son cheval, attaché dans l’ombre à quelques pas, il prit au galop le chemin de l’hôtel de Lauzan, où se faisaient les préparatifs du départ nocturne, et où l’on était grandement inquiet de lui.

Mariole rentra dans la maisonnette et regagna sa petite chambre, où bientôt on aurait pu entendre la chanson de son cœur content. Il n’y avait qu’une fenêtre éclairée dans cette masure où on louait à la semaine ; et c’était à tâtons que notre Mariole chantait.

La fenêtre éclairée appartenait au réduit de la demoiselle Hélène : un trou étroit. Les quatre petits et la tante Catherine dormaient déjà dans la seule pièce qui pût mériter le nom de chambre. La grande Hélène portait toutes ses charges avec elle. Nicaise l’a dit devant nous à l’épouse Boër qui ne s’en souciait point : Hélène avait quitté la Lorraine dans un état de détresse complète. Piètre Gadoche n’avait pas laissé un sou dans la maison, car le bonhomme gardait tout l’argent dans sa paillasse. On lui demandait d’ordinaire, livre par livre, tout ce qu’il fallait pour la dépense courante. Comme l’idée de payer lui faisait horreur, il restait devoir un assez long terme de loyer, et au moment de la catastrophe, les meubles avaient été vendus pour solder cet arriéré.

Hélène était venue à Paris sur une lettre de M. Ledoux. Il ne faut point que le lecteur s’étonne. Nous parlons ici de gens de la campagne qui ont, certes, d’excellentes qualités, mais à la campagne, si bel et si bien chantée par les poètes, un mariage est strictement une affaire de livres, sous et deniers. Il n’y a pas de méchante plaisanterie qui mente plus effrontément que le roman berger.

On ne devient pas une paire d’ennemis mortels, à la foire, pour ne s’être point accordé sur le prix d’une vache. Le mariage, malgré son institution divine, est une affaire aussi qui se peut rompre sans engendrer la haine, — à la campagne.

La grande Hélène avait le cœur haut, nous l’avons vu, nous le verrons encore, mais non pas haut à la façon des personnages de tragédie. Elle était de la campagne et surtout fille de son père ; elle aimait, elle respectait l’argent.

La conduite de M. Ledoux, reculant devant la ruine qui était tombée sur elle, lui avait fait un réel chagrin, mais ne l’avait pas autrement étonnée. Et encore, M. Ledoux y avait mis des formes. Hélène connaissait plus d’un honnête homme, entre Béhonne et Bar-le-Duc, qui eût pris d’elle un congé plus brutal.

Non seulement donc les relations ultérieures entre elle et M. Ledoux, son ancien promis, n’étaient pas impossibles, mais encore elles étaient naturelles. M. Ledoux s’intéressait à elle et lui donnait des conseils qu’elle recevait comme si de rien n’eût été. La chose étonnante, au contraire, c’est qu’elle eût refusé le léger secours d’argent proposé par M. Ledoux. Elle ne l’avait point revu depuis la catastrophe.

Dans cette pauvre retraite dont la fenêtre éclairée brillait seule au dehors, Hélène, habillée d’une robe de toile teinte en noir, était assise sur un tabouret de paille, auprès de l’âtre sans feu. Elle semblait être fort abattue et ne regardait point Nicaise, qui, debout devant elle, tournait son toquet neuf entre ses doigts désolés.

— J’ai tout de même r’eu le parapluie, demoiselle, dit-il en manière de consolation.

Car il venait de raconter l’histoire de sa tentative infructueuse auprès de l’épouse Boër. Et Dieu sait quelle description fantastique il avait faite de la bonne dame.

— Oui bien, reprit-il, elle me donnait à boire et elle aurait voulu que je lui aurais chanté des chansons comme quoi je la trouvais pimpante et agréable ! As-tu fini, la comtesse ! moi qui n’aime au monde que…

Il se lança au travers du visage son coup de poing d’habitude et ajouta :

— Ah ! demoiselle, j’ai été bien près de dire une bêtise.

— Alors, murmura Hélène accablée, M. Ledoux t’avait promis ce brevet de maîtresse de poste à Nonancourt ?

— Oui, demoiselle.

— Et on te l’a refusé ?

— Tout net, demoiselle, mais j’avais oublié de vous dire que M. Ledoux est là, installé dans cet hôtel tout reluisant, et qu’on l’appelle M. le marquis… C’est louche, ça !

— Oui, dit Hélène, qui se parlait à elle-même ; il y a bien des choses que je ne comprends pas là-dedans !

— En plus, poursuivit l’ancien fatout, j’ai rencontré le gars Bréhaut, de Béhonne, qui était à vos noces…

— Mes noces ! répéta Hélène d’un ton de reproche.

— Pardon, excuse… Enfin il y était. Et je me suis approché de lui tout doucement… et je lui ai pincé le gras du bras gauche…

— Est-ce que tu aurais des soupçons ? s’écria vivement Hélène.

— Non fait, demoiselle, mais on aime bien voir. Ça l’a tout de même bien divertie la grosse Hollandaise, là-bas, quand je lui ai dit que vous tâtiez les bras… et puis moi aussi… Ah ! dame ! pour avoir du joli vin blanc, ça y est ! Elle a du joli vin blanc !

La tête d’Hélène était retombée sur sa poitrine.

— Nous n’avons plus rien, pensa-t-elle tout haut, rien ! Je suis sortie, moi aussi. Pourquoi ? Est-ce que je le sais ? On espère toujours. J’ai vu de loin le carrosse de cette jeune dame si belle qu’on appelle lady Mary, de cet ange plutôt qui nous a secourus. Sans elle, les petits seraient morts de faim, Nicaise, et Mariole…

— Elle chante, celle-là ! interrompit le fatout.

— Laisse-la chanter, la pauvre chère enfant !

— La dame vous a-t-elle donné quelque chose, hein, demoiselle ?

Un rouge violent remplaça la pâleur sur le visage amaigri de la grande Hélène.

— Me prends-tu pour une mendiante ? demanda-t-elle.

— Oh ! demoiselle ! vous ! une mendiante !

— Tais-toi ! Non, elle ne m’a rien donné. Elle ne m’a pas vue ; seulement je sais où elle demeure : c’est à l’hôtel de Lauzan, le long de l’eau…

— On pourra aller ! s’écria Nicaise.

— Jamais ! Elle nous a sans doute oubliés.

Il y eut un silence. Les petits toussèrent de l’autre côté de la cloison. Hélène dit :

— Ils ont froid !

Puis, d’une voix assourdie par le désespoir, elle ajouta :

— Demain ils auront faim !

— Oh ! se reprit-elle en frissonnant de la tête aux pieds, si Mariole avait faim !

Elle regarda le fatout en face et lui demanda avec folie :

— Mais réponds donc, toi ! Qu’est-ce que je peux vendre ? qu’est-ce que je peux faire ?

— Dame ! grommela Nicaise de bonne foi, il y a toujours le parapluie que j’ai r’eu… et mon toquet : on peut les vendre.

Hélène n’entendit pas.

— J’ai ouï dire, reprit-elle d’un air sombre, qu’il y a des endroits où l’on place les servantes.

— C’est vrai, ça répliqua Nicaise ; la Poupette ferait une mignonne fille de chambre, oui bien !

Hélène lui lança un coup d’œil courroucé.

— Ce n’est pas elle qui sera servante, tant que je vivrai, dit-elle, c’est moi !

— Vous, demoiselle ! servante ! s’écria le fatout, qui recula de trois pas. Jarnicoton ! servante, vous ! ça ne se peut pas ! En tout ni en rien, ça ne se peut pas ! J’aimerais mieux me vendre soldat, tenez j’aimerais mieux…

— Soldat ! dit Hélène avec pitié. Toi, mon pauvre Nicaise !

Il se redressa de son haut.

— Je n’ai donc pas la taille ? dit-il.

Hélène le regarda peut-être pour la première fois de sa vie et pensa tout haut :

— Tiens ! te voilà un homme, Nicaise !

— Oh ! oui, que je suis un homme, répéta-t-il les larmes aux yeux, et que j’en ai les avantages et les malheurs, demoiselle ! Si vous saviez…

Elle l’interrompit pour dire :

— Tu n’es pas bien brave, fatout.

— Une poule mouillée, quoi ! pas vrai, demoiselle ? Vous croyez ça… Eh bien ! vous vous trompez ! Depuis la nuit où j’ai vu les serpents, les esprits et les loups dans la forêt, le mouillé s’est séché, quoi ! Et la poule a passé coq, trédà ! Aussi vrai comme je vous le dis. Je voudrais qu’il vienne un grand danger, un mâle de danger, pour vous faire voir un petit peu…

On frappa trois coups en bas, à la porte extérieure.

— Va ouvrir, dit Hélène.

— Tout seul, demoiselle ? demanda le fatout, dont la voix trembla.

Hélène se leva en souriant ; mais il avait raison au fond, la bonne âme : en lui, la poule passait coq tout doucement. Il s’élança au-devant de la demoiselle et descendit l’escalier quatre à quatre. L’instant d’après, il reparaissait à la porte, disant :

— Ce n’est que M. Ledoux !

L’émotion mit de la rougeur au front de la pauvre Hélène, quand elle vit entrer son ancien promis, calme et débonnaire comme autrefois.

— Bonjour, demoiselle, dit-il de ce même ton qu’il avait pris pour l’aborder le soir des fiançailles. Vous êtes-vous toujours bien portée depuis le temps ? Moi, pas trop mal, merci. Je viens pour causer un petit peu de nos affaires… Va voir là-bas si j’y suis, bonhomme !

Ceci s’adressait à Nicaise.

— Faut-il m’en aller, demoiselle ? demanda-t-il.

Hélène lui montra la porte du doigt. Il sortit en grommelant quelque chose qui n’était pas à l’avantage de M. Ledoux.

M. Ledoux était pâle, maigri et défait de visage. Hélène remarqua cela. Par une préoccupation qui était plus forte que sa raison même, elle chercha du regard le bras gauche de l’ancien collecteur. Certes, elle n’avait pourtant aucun soupçon à son endroit. M. Ledoux avait, outre son pourpoint, un manteau court, sous lequel ses deux bras disparaissaient. Hélène lui présenta un siège, M. Ledoux s’assit et regarda tout autour de lui, mais il ne fit aucune observation sur l’extrême pauvreté de la chambre. Ce fut Hélène qui dit :

— Je me suis logée comme j’ai pu.

— Cela importe peu, demoiselle, repartit l’ancien collecteur avec bonté. Vous n’êtes pas pour rester longtemps ici.

— Vous vous êtes donc vraiment occupé de nous, monsieur Ledoux ? dit-elle d’un ton où perçait déjà sa reconnaissance.

— Je n’ai fait que cela, demoiselle, et si vous ne m’avez pas vu plus tôt, c’est que tous les loisirs à moi laissés par une grande affaire, une très grande affaire, vous ont été consacrés. Je suis content de voir que vous êtes venue à Paris, selon mes conseils.

— Je savais, répondit-elle, que les gens du chevalier de Saint-Georges étaient à Paris. Je suis venue à Paris chercher l’assassin de mon père.

Les yeux de M. Ledoux se détournèrent d’elle avec malaise, tandis qu’il répliquait :

— C’est bien… quoique la vengeance soit viande creuse, en définitive, demoiselle. Le plus pressé est de vous refaire une position.

— Je veux venger mon père, dit Hélène d’un ton morne. C’est mon idée ! L’homme qui a tué mon père mourra par la main du bourreau, j’ai promis cela, au lit de sa mort. Je le tiendrai, soyez tranquille.

— À votre volonté, demoiselle. Écoutez-moi, je vous prie, sans m’interrompre ; mes moments sont comptés ce soir, comme toujours. J’avais un but, vous le pensez bien, en vous engageant à venir à Paris. J’occupe à Paris une position dont je ne peux pas vous dire ici le secret, mais qui me donne du crédit et de l’influence auprès de gens très puissants. J’ai songé à vous tout de suite. Je n’ai point mal fait, entendez-vous, en rompant notre mariage, car il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met, et vous ne pouviez plus me compter la somme promise ; mais, si j’en juge par le chagrin que j’ai eu, je vous dois, en bonne justice, un dédommagement pour la peine involontaire que je vous ai causée.

— Une grande peine, monsieur Ledoux, prononça Hélène d’une voix qui était presque aussi douce que celle de notre Mariole.

Elle ajouta tout bas.

— Est-ce donc vrai que vous avez eu aussi de la peine, monsieur Ledoux ?

— C’est vrai, répliqua simplement celui-ci. J’ai sacrifié mon cœur à mes intérêts, qui devenaient justement plus importants à cause de cette riche affaire dont je vous ai parlé, et qui commençait déjà à Bar-le-Duc…

— Souffrez-vous, monsieur Ledoux ? interrogea Hélène. Je vous trouve plus changé à mesure que je vous regarde mieux.

— Des fièvres que j’ai eues, demoiselle, répliqua l’ancien collecteur. Je vous avais prié de ne point m’interrompre.

— Je ne vous interromprai plus, monsieur Ledoux.

Il se recueillit un instant et reprit.

— J’ai obtenu aujourd’hui pour vous le brevet de maîtresse de poste de Nonancourt, bonne petite ville de Normandie, entre Dreux et Évreux.

Hélène joignit les mains sans parler.

— Il y a, poursuivit M. Ledoux, une auberge jointe à la poste, et vous pourrez vivre là bien doucement, en mettant de l’argent de côté.

— Est-il possible ? murmura Hélène, qui n’osait interrompre, et pourtant ajouta : On m’avait refusé ce brevet !

— J’ai fait le nécessaire, demoiselle. J’ai parlé haut. Je vous l’apporte.

Il entr’ouvrit son pourpoint sous son manteau et lui tendit le brevet, qu’Hélène baisa. Elle était, la pauvre grande fille, amoindrie et battue par la misère.

— Pour entrer en fonctions, demoiselle, continua M. Ledoux d’un ton presque paternel, et pour faire valoir l’auberge, il vous faut quelque argent d’avance. Vous m’avez refusé naguère, parce que vous aviez de la rancune.

— Je n’ai plus de rancune contre vous, mon bienfaiteur ! s’écria Hélène, dont un sanglot souleva la poitrine.

M. Ledoux déposa sur le coin de la cheminée un rouleau de pistoles. Hélène voulut lui saisir la main, car sa reconnaissance était violente comme sa nature même : c’était la main gauche.

M. Ledoux étouffa un cri et devint livide.

Mais il était fort, lui aussi. Quoiqu’une douleur horrible remontât de son bras jusqu’à son cœur, il ne retira pas sa main.

— J’ai un peu de goutte aux doigts, dit-il, et vous m’avez fait mal, demoiselle.

Le soupçon n’eut pas le temps de naître. M. Ledoux ajouta en effet tout de suite :

— Il vous faudra des chevaux, des fourrages et quelques attelages peut-être. Veillez bien au choix de vos postillons : prenez-les forts et sûrs, vous aurez, je vous en préviens, besoin d’eux… C’est à Nonancourt, en effet, selon toute apparence, que vous retrouverez l’assassin de votre père.

Sa voix baissa, tandis qu’il prononçait ces derniers mots.

Hélène s’était levée.

— Et m’y aiderez-vous, M. Ledoux ? s’écria-t-elle d’un accent rauque.

Comme il ne répondait pas assez vite, elle ajouta :

— Vous m’avez déjà promis de m’y aider.

À son tour M. Ledoux se leva et dit :

— Je vous y aiderai, demoiselle.

Hélène porta bien doucement la main qu’elle tenait encore à ses lèvres.

M. Ledoux la retira d’un mouvement pénible, mais qui passa au compte de sa modestie.

— Au revoir donc, demoiselle, dit-il ; soyez prête à partir demain. Après-demain, ou le jour suivant au plus tard, nous nous retrouverons à Nonancourt.

Hélène le reconduisit humblement jusqu’à la porte de la rue. En remontant, elle éveilla toute la maison, les petits, la tante Catherine, Mariole et le fatout.

— Allons ! vous autres, debout ! s’écria-t-elle dans la folie de sa joie, m’avez-vous crue pauvre ? Je sentais que vous alliez bientôt me mépriser. Ah ! ah ! Je connais le monde ! On ne m’aime que pour le pain que je donne ! J’ai de l’argent ! Marchez droit, les vieux et les jeunes ! Ne raisonnez pas, la tante ! Poupette, baissez les yeux, je vous le conseille ; et toi, Nicaise, à ta niche ! J’ai une place ! Je dépenserai mon dernier sou à venger le bonhomme, voyez-vous ! Il savait ce que penser du cœur des autres, lui ! Ah ! la misère est finie ! Travaillez, je commanderai ! À la niche ! à la niche ! Et que personne ne souffle mot quand je parle !

Il n’y avait pas à répliquer, c’était terrible, mais elle alla baiser Mariole dans son lit et lui dit :

— Ce bêta de Nicaise ne voulait-il pas faire de toi une fille de chambre !… et se vendre soldat ! J’aurais plutôt mendié au coin de la rue, Poupette, mon pauvre petit trésor !

Pendant cela, M. Ledoux avait regagné son carrosse. Il dit au docteur Saunier :

— Elle a failli me tuer, rien qu’en me touchant le bout des doigts ! Quand ma main a été dans sa main, tout le venin qui était sous les ongles du mort s’est mis à mordre ma blessure. C’est égal, l’homme qu’on jettera en pâture à la vengeance de cette fille-là passera un mauvais quart d’heure ! Je suis content de l’avoir à Nonancourt. Il faut me panser, docteur, ou je vais tomber en syncope comme une femme !

Ce soir-là, dix heures sonnant, un détachement de Royal-Auvergne-Cavalerie passa rue des Bourdonnais devant les portes cochères symétriques de l’hôtel de Paulmy et de l’hôtel de Lauzan. À ce même instant, par la porte ouverte de cette dernière maison, quatre cavaliers sortirent et sans dire mot se joignirent au détachement : c’étaient le roi, Raoul de Chateaubriand-Bretagne, Yves et René de Coëtlogon.

On dansait chez M. de Paulmy, qui se mit aux fenêtres, avec M. d’Argenson et ces dames, pour voir les beaux soldats descendre vers le bord de l’eau.

Les beaux soldats suivirent la rivière. À la porte de la Conférence, les sentinelles crièrent le qui vive ! et Piètre Gadoche, en personne, très galant cavalier sous son costume militaire, répondit :

— Royal-Auvergne, marquis de Crillon !

L’escorte passa : ce fut jusqu’à Saint-Germain une marche triomphale.

À Saint-Germain, ce brillant marquis de Crillon ou plutôt Piètre Gadoche, reçut des mains de lady Mary Stuart qui avait suivi le détachement de Royal-Auvergne dans son carrosse, la bague du régent avec le beau diamant de M. Cartouche : en tout cinquante mille livres de pierres fines, sans compter les montures. Le marché avait été tenu loyalement des deux parts : Le roi était dans les bras de sa mère.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.