XVII

SUR LA POPULARITÉ ET NOTAMMENT DE QUELLE RÉPUTATION DIGNE D’ENVIE MONSIEUR CARTOUCHE JOUISSAIT DANS PARIS.


La photographie n’était pas inventée, mais il y avait déjà la gravure en taille-douce qui propageait très suffisamment les yeux, la bouche et le nez des personnages célèbres. Vous n’eussiez pas trouvé à Paris un seul marchand d’estampes qui n’eût à vendre quelques douzaines du portrait de M. Cartouche, comme on appelait respectueusement ce bandit de mérite, ni un seul cabaret qui ne l’eût acheté pour le suspendre, encadré ou non, à sa muraille.

On en avait mis partout, et croyez bien que, dans un petit coin de sa conscience orgueilleusement bourgeoise, Paris était fier de son Cartouche. À tout prendre, Cartouche était un brigand de première qualité. Il était né à Paris, à la Courtille, chose strictement parisienne ; il avait fait ses études à Paris ; il était une gloire de Paris. Paris le constatait. Quel mal ? Certes nous avons maintenant à nos vitres des portraits de vertueux citoyens qui ne valent pas monsieur Cartouche !

Ce que nous voulons donner à comprendre, c’est qu’il n’était point possible de vivre huit jours à Paris sans connaître intimement M. Cartouche, non seulement dans ses traits, burinés à toutes les devantures, mais encore dans sa vie, tant publique que privée, écrite, racontée, embellie et poétisée, à 500.000 exemplaires,

Voici pourquoi nous avons parlé de M. Cartouche et de son enviable popularité, c’est que quand sir Percy Evelyn, l’envoyé du comte de Mar, passa le seuil du boudoir de lady Mary, celle-ci recula de trois pas, suffoquée par l’étonnement, et s’écria :

— Vous êtes Cartouche !

À quoi le valet de chambre, qui n’avait pas encore fermé la porte, répondit :

— Je l’avais bien remarqué. Le gentilhomme ressemble beaucoup à M. Cartouche.

Et il resta immobile, quoiqu’un peu effrayé, attendant les ordres de milady.

Sir Percy Evelyn, personnage robuste, aux traits fortement caractérisés, et paraissant âgé d’une trentaine d’années (précisément l’âge de Cartouche) eut un sourire de paisible bonhomie.

— Voilà dix fois qu’on me corne cela aux oreilles depuis deux heures que je suis à Paris, dit-il avec le plus pur accent des Basses-Terres d’Écosse. Il paraît que ce Cartouche est bien de sa personne… Milady, ajouta-t-il en s’inclinant très bas, je prie votre grâce de faire que nous soyons seuls.

La Cavalière le regardait en face. Sir Percy Evelyn soutint ce regard d’un visage si lowlandais, qu’elle fit signe au valet de se retirer. Celui-ci obéit aussitôt, et non sans un évident plaisir.

— Milady, reprit sir Percy Evelyn, qui laissa de côté son accent dès que la porte fût refermée, vous êtes une maîtresse femme, parole d’honneur ! J’aurais risqué l’aventure, rien que pour avoir l’honneur de faire votre connaissance !

La Cavalière, loin de manifester le moindre trouble, se redressa de toute sa hauteur.

— Vous vous êtes introduit chez moi… commença-t-elle.

— Assez adroitement, n’est-ce pas, milady ? je vous demande pardon de vous interrompre : c’est mon état d’entrer partout.

— Vous êtes un espion de police !

La figure du nouveau venu exprima une sincère indignation.

— Ah ! fi donc ! répliqua-t-il. En ai-je l’air, belle dame, on n’a pas besoin de venir du fin fond de l’Écosse pour avoir l’envie et les moyens de sauver M. le Chevalier de Saint-Georges, qui, je vous en préviens, est cloué à Paris pour longtemps, si quelque homme de l’art ne prend pas la peine de lui forger une clef des champs.

Pendant qu’il parlait ainsi d’un ton dégagé mais poli, la Cavalière avait supprimé tout son extérieur d’émotion.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Au lieu de répondre, l’inconnu prononça tout bas :

— Il est ici !

Puis, souriant doucement et avec une discrète familiarité :

— Ici, ici ! belle dame, et non pas ailleurs ! précisa-t-il en pointant du doigt la tapisserie, derrière le prie-Dieu.

La Cavalière bondit vers la table et y saisit un pistolet.

L’étranger salua et poursuivit :

— Vous voyez bien ! j’en étais sûr !

Il appuya sa main sur le dossier d’une chaise.

— Si un coup de feu était tiré par malheur dans cette maison, continua-t-il sans rien perdre de son aisance courtoise, je ne vois pas comment le chevalier de Saint-Georges en réchapperait : j’ai vingt-cinq hommes au dehors…

— Mon hôtel est investi ! s’écria lady Stuart, qui pâlit pour le coup.

— Mais pas du tout, belle dame, répliqua l’étranger ; mais remettez-vous donc, belle dame ! L’imagination perd votre sexe. Je ne vous ai pas soufflé mot de cela… Permettez-vous que je sois assis ?

— Je veux une explication immédiate et brève, monsieur !

L’inconnu prit le siège et s’y plaça dans une position fort convenable.

— Vous mettriez le comble à vos bontés, belle dame, dit-il, si vous vouliez accepter ce fauteuil, là, vis-à-vis de moi, afin que nous pussions causer à notre aise.

— Parlez, monsieur ! s’écria Mary Stuart avec colère. Je le veux !

— Belle dame, je suis ici pour vous obéir. Il me peinait de vous voir debout quand je suis assis. Voilà tout… Nous disons donc que vous avez fantaisie de savoir comment j’ai deviné… Je dis : moi, et moi tout seul, car mes vingt-cinq hommes ne sont pas dans mon secret… comment j’ai deviné que M. le chevalier de Saint-Georges est ici. Votre tête secoue ses dentelles et me dit : « Non, le chevalier de Saint-Georges n’est pas ici ». Mais je prends la liberté d’avoir plus de confiance en moi-même qu’en vous. D’abord, et pour première raison, le chevalier de Saint-Georges est ici tout uniment parce qu’il n’est pas ailleurs. Paris est une poche que je retourne à ma volonté. J’ai retourné Paris : pas de chevalier de Saint Georges ! Arrivé tout au fond de la poche, c’est-à-dire à l’hôtel de M. Voyer de Paulmy, ici près, j’ai demandé Germain, le valet de chambre. Germain avait quitté le service de M. de Paulmy : Un grison qui se reposait là depuis vingt-cinq ans à ne rien faire ! C’était drôle ! J’en pris note. Où était Germain ? Chez M. le vicomte Raoul de Châteaubriand. Peste ! Tayaut, Miraut ! voilecy ! voilecy, allez. Je suis un peu chasseur, comme tout gentilhomme. Je revoyais de la bête. Allez, mes bellots ! Je battis le fourré… Belle dame, il y a trois cachettes dans l’hôtel de M. de Paulmy. Vous savez, il n’y a rien de si bien imaginé que les cachettes pour se faire prendre… L’une de ces cachettes, celle où M. de Blancmesnil avait coutume de se mettre, chaque fois qu’il avait prononcé un discours contre M. le prince de Condé, était murée, ma foi ! C’est celle du milieu, qui doit toucher à votre prie-Dieu, si mes calculs topographiques ont la moindre valeur. Or je suis un peu géomètre, et même un tantinet architecte : dans la profession, vous comprenez, il nous faut tout savoir.

— Mais quelle profession, à la fin ! s’écria la Cavalière beaucoup plus impatiente qu’effrayée.

L’inconnu parut molesté.

— Mais… dit-il, voleur, belle dame ! Est-ce que vous m’aviez soupçonné d’être autre chose ?

— Voleur ! répéta lady Stuart, qui eut presque envie de rire, tant elle avait cavé à plus terrible réponse.

— Belle dame, je croyais… j’espérais que vraiment, vous m’aviez fait l’honneur de me reconnaître ; vous aviez prononcé, et du premier coup encore, le nom de Cartouche. Cela m’avait flatté.

— Cartouche ! répéta pour la seconde foi la Cavalière, dont les beaux yeux s’ouvrirent tout grands.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! dit l’étranger avec bonté. Voilà que vous me considérez comme il faut, j’en vaux la peine. Oui, belle dame, vous vous trouvez en présence de Louis-Dominique Cartouche, qui passe pour avoir relevé assez haut l’état de voleur, fort décrié avant lui. Il n’y a pas de sot métier, que diable ! Et vous avez ouï parler, je le gage, de ma complète loyauté en affaires.

La Cavalière garda le silence ; elle semblait songer.

— Me serait-il permis de vous demander à quoi pense Votre Grâce ? interrogea le bandit, qui ne se départait point de sa courtoisie aisée et tout à fait bienveillante.

Il vous eût rappelé, avec plus de bonhomie, l’air protecteur de monseigneur le régent. Comme lady Stuart ne répondait point, il reprit, fronçant légèrement le sourcil.

— Je vais donc parler à votre place, et vous conviendrez qu’il n’y a pas de ma faute, si vous me faites jouer le rôle de bavard. Vous pensez que le fameux Cartouche est en votre pouvoir, à supposer que ses vingt-cinq hommes soient une fantasmagorie, et que si vous livriez cette proie à M. d’Argenson…

La Cavalière posa sur lui ses yeux perçants et froids. Il se leva.

— Belle dame, dit-il, les chats et les filles d’Ève ont les nerfs dangereux : Je crains les uns et les autres. Je n’ai pas vingt-cinq hommes au dehors, je n’ai que mon médecin, qui m’attend dans mon carrosse, car je suis malade, et tant parler me fatigue extrêmement. Vous avez, vous, au salon une demi-douzaine de bons serviteurs, et plus près, ici même, (il montrait la chambre des Coëtlogon) deux vaillantes épées, fidèles jusqu’à la mort. Vous voyez que je suis suffisamment informé. Eh bien ! belle dame, je ne vous dis plus que deux mots : si je sors d’ici mécontent, dans deux heures le roi sera entre les mains du comte Stair !

— Et si vous n’en sortez pas ? prononça tout bas la Cavalière.

— Le dénouement sera avancé d’une heure, répliqua froidement Cartouche. Voilà tout.

Lady Stuart rougit et dit :

— Alors restez et parlez.

— Pour rester, belle dame, et pour parler, répliqua, Cartouche, qui reprit aussitôt son sourire, j’ai besoin d’une petite assurance contre ces mouvements nerveux que tous les physiologistes attribuent à votre sexe enchanteur. J’ai fait d’assez bonnes études à Louis-le-Grand, et cela m’est bien utile dans ma carrière difficile. Voulez-vous bien me permettre de pousser les verrous de ces portes ?

Joignant le geste à la parole, il ferma, sans bruit aucun et avec une incroyable prestesse, les verrous des portes qui étaient de son côté. Lady Stuart fit de même pour la troisième.

Cartouche la remercia d’un signe de tête aimable, et lui montrant une paire de ciseaux sur le guéridon, il ajouta :

— Je serais parfaitement rassuré si vous poussiez l’obligeance jusqu’à couper les cordons de vos sonnettes… Vous hésitez ? je comprends cela. Laissons donc les sonnettes, et asseyons-nous, s’il vous plaît.

Cette fois, lady Stuart obéit à l’invitation, faite d’un ton péremptoire. Elle prit le fauteuil ; il s’assit de nouveau sur la chaise, qu’il rapprocha, et tous deux se trouvèrent vis-à-vis l’un de l’autre, dans la position d’une paire d’amis qui vont entamer une causerie intime.

— À vous, monsieur Cartouche, dit la Cavalière, qui, malgré elle, souriait.

M. Cartouche ne put s’empêcher de prendre une pose avantageuse et secoua élégamment son jabot, qui était de fort beau point de Malines.

— Voici le cas, commença-t-il. Nous avons dans Paris un certain débutant qui a nom Piètre Gadoche et qui a couru le monde : tantôt comédien, tantôt détrousseur de passant : un garçon de talent, au demeurant, et qui me fait du tort.

La Cavalière écoutait très attentivement.

— C’était lui qui menait l’expédition contre nous en Lorraine ? dit-elle.

— Juste ! Et si j’avais été chargé de cela… Mais on me connaît : Je suis Français, je n’aime ni les Anglais, ni leur roi George, dont la conduite, en toute circonstance, a mérité, de ma part, un blâme très sévère. Mylord ambassadeur n’aurait pas osé s’adresser à moi… Pour en revenir à ce Piètre Gadoche, il m’ennuie, ce garçon, il m’agace !

— Vous êtes jaloux de lui, monsieur Cartouche ?

— Oh ! jaloux ! repartit l’illustre bandit avec dignité : le mot est peut-être mal choisi. Je ne suppose pas qu’on puisse comparer… Et pourtant, il a du talent, de la réputation… Bref il m’ennuie, et je ne cache pas à Votre Grâce que mon caprice est de lui jouer quelque bon tour. Or, comme votre Grâce le sait encore mieux que moi, il est l’instrument du traitant Boër, qui est l’outil de mylord ambassadeur, qui est la main du roi George.

— Oui, dit la Cavalière, je sais cela. Après ?

— Après, belle dame ? Les bons tours que je joue ne sont jamais gratis. J’ai une nombreuse famille qui vit de mon industrie. J’espère ne pas vous étonner en vous disant qu’il y a là aussi une affaire d’argent.

— Vous ne m’étonnez pas, monsieur Cartouche.

— Je suis venu proposer à votre Grâce de faire sortir le chevalier de Saint-Georges de Paris et de le conduire sain et sauf jusqu’à Saint-Germain.

— Pourquoi pas plus loin ?

— Parce que Paris est à moi, comme j’appartiens à Paris. Des terrasses de Saint-Germain on aperçoit encore les clochers de Paris. J’ai fait serment de ne jamais les perdre de vue.

La Cavalière le regarda d’un air pensif :

— Monsieur Cartouche, dit-elle sérieusement cette fois, vous passez en effet pour un homme qui remplit loyalement ses promesses.

— C’est la base du métier, belle dame. Les actes par-devant notaires nous étant défendus, nous ne pouvons mentir comme les honnêtes gens.

— Quelle somme demandez-vous ? Nous sommes pauvres.

L’œil de Cartouche était fixé sur la main de la Cavalière.

— Voici un diamant, dit-il, du prix de dix-neuf mille livres, sans la monture, sortant de chez Vincent Rillet, le lapidaire de la cour. S’il ne vous répugne pas de vous défaire d’un don qui vient de Son Altesse royale, je me contenterai de ce diamant.

Lady Stuart ôta la bague de son doigt et la déposa sur la table.

Le souvenir des dernières paroles échangées entre elle et le régent la fit sourire. Elle était femme d’aventures, il faut bien se souvenir de cela, et lancée dans une entreprise qui présentait, contre une chance de succès, quatre-vingt-dix-neuf chances de perte. Elle avait dit à Philippe d’Orléans : « Cette bague paiera peut-être la couronne d’un roi »

Cependant le diamant, déposé sur le guéridon, n’était pas encore dans les mains de Cartouche. Elle avait voulu montrer seulement qu’aucune attache particulière ne la retenait à ce joyau.

— Ce n’est pas cela qui me répugne, murmura-t-elle.

— J’entends bien, repartit le bandit avec une fierté mélancolique. Ce qui vous répugne, madame, c’est de vous confier à Cartouche.

Il tira de son doigt, à son tour, une bague également ornée d’un diamant, et sans quitter son siège, il la plaça à côté de l’anneau donné par le régent. Ainsi posées qu’elles étaient tout près l’une de l’autre, il était aisé de faire la comparaison entre les deux bagues. Le solitaire de Cartouche, plus gros, plus brillant, plus parfait, valait deux fois le diamant de Philippe d’Orléans.

— Que faites-vous ? demanda la Cavalière étonnée.

— Je veux jouer un bon tour à ce coquinet de Piètre Gadoche, répondit Cartouche le plus simplement du monde, et je fais ce qu’il faut pour ne point manquer mon affaire. J’ajoute cette garantie à la confiance que Votre Grâce peut avoir en moi. Non seulement je ne lui demande rien d’avance, mais je laisse en gage mon diamant, qui vaut trente-deux mille cinq cents livres, également sans la monture… Votre Grâce me remettra les deux objets à Saint-Germain-en-Laye, quand j’aurai conduit le chevalier de Saint-Georges entre les bras de la reine sa mère.

Lady Stuart fut positivement impressionnée.

— On se sert bien de bandits contre nous ! pensa-t-elle tout haut.

Cartouche salua.

— Ajoutez, dit-il, qu’à moins d’accepter mon moyen ou de fabriquer une paire d’ailes à la manière d’Icare, le chevalier de Saint-Georges est prisonnier à vie dans sa cachette de Paris… Sans compter qu’une fois hors de cet hôtel, je reprends ma liberté de faire affaire avec M. le lieutenant de police.

— Votre moyen, murmura la Cavalière, quel est-il ?

— Mon habitude n’est pas de raconter ainsi mes petits projets, répliqua Cartouche ; chaque officine a ses secrets. Mais il est bien difficile de résister à un ordre de Votre Grâce, et puis je veux jouer mon bon tour à Gadoche… à tout prix, jarnibleu ! il m’ennuie ! Voici donc mon plan ; il est tout simplement ingénieux, facile, charmant comme tous mes plans. Veuillez me bien suivre : Le régiment de Conti-Dragons, qui tenait garnison à Saint-Germain, revient à Paris et est remplacé par Royal-Auvergne-Cavalerie. Deux ou trois détachements font le lacet chaque nuit, d’une ville à l’autre. J’ai imaginé de faire escorter le chevalier de Saint-Georges par un détachement de Royal-Auvergne-Cavalerie.

— Et comment cela ?

— En prenant dans nos magasins deux ou trois douzaines d’uniformes appartenant à ce beau régiment. Je sais le nom des officiers partis et celui des officiers qui restent. Le chevalier sera mené par M. le marquis de Crillon, capitaine de la troisième compagnie du second escadron : un beau soldat, dont je peux bien, ce me semble, jouer le personnage au naturel : C’est moi qui serai, pour cette fois, M. de Crillon.

Il se leva développant avec fierté les avantages de sa taille remarquablement proportionnée.

— Est-ce dit ? demanda-t-il en souriant.

Et comme lady Stuart hésitait, il ajouta sèchement.

— Ou bien faut-il reprendre ma bague et ma liberté ?

— Que Dieu me protège ! murmura la Cavalière. Je suis seule et je suis femme, il ne m’est pas permis de demander conseil…

— Vous êtes reine ! murmura Cartouche.

Elle pâlit et, malgré elle, son regard s’attrista.

— Le sort en est jeté, dit-elle d’une voix ferme. La mort est partout sur ce chemin qui mène au trône : la mort et les larmes ! ajouta-t-elle pendant que ses beaux yeux se mouillaient. Le roi, rien que le roi ! il faut que le roi aille en Angleterre ! J’accepte.

Cartouche s’inclina profondément.

— Madame, dit-il, à dix heures de nuit le détachement de Royal-Auvergne passera devant la porte cochère de votre hôtel, venant de sa caserne au quartier Saint-Paul, pour gagner la route de Saint-Germain par le bord de l’eau. Vous recevrez d’ici là trois uniformes : un pour le chevalier de Saint-Georges, deux pour ceux de vos serviteurs que désignera votre choix… À ce soir et bon courage ! Demain, vous aurez accompli la plus rude des étapes qui vous séparent encore du palais de White Hall !

Il sortit. La Cavalière entra dans la chambre des Coëtlogon et leur dit :

— Soyez prêts. Cette nuit encore, vous allez risquer votre vie pour le roi.

— Je suis prêt, répliqua René. Mon frère, cependant, est bien faible…

Mais Yves se dressa sur son lit, et, pâle qu’il était, il dit avec force :

— Je suis prêt !

Cartouche était remonté dans son carrosse. Il n’avait point menti : un seul compagnon l’y attendait. C’était bien son médecin, et nous connaissons ce médecin pour l’avoir vu à la Hutte-aux-Fouteaux, dans la forêt de Béhonne, cette nuit où le bonhomme Olivat fut assassiné par Piètre Gadoche à l’auberge du Lion-d’Or.

Le médecin de Cartouche se trouvait donc être aussi le médecin de Piètre Gadoche : le docteur-bandit Saunier. C’était une bizarre coïncidence.

— As-tu été chez mein herr Boër ? lui demanda Cartouche.

— Oui, et j’ai le brevet, répondit Saunier. Le brevet est au nom de la grande Hélène. Patron, où diable allez-vous encore vous mêler des affaires de ces gens-là ?

À ce moment précis, les traits de Cartouche se détendirent et ce fut Gadoche en personne qui répondit :

— J’en ai fini avec le rôle de ce bélître. J’ai bien joué mon Cartouche, oui ! au naturel ! J’ai été fat, suffisant, épais, enflé de mon prétendu mérite. J’ai dit du mal de Gadoche… et grâce à cela, nous aurons demain le Stuart à Saint-Germain.

Je ne sais vraiment pourquoi on l’avait sifflé comme comédien autrefois !

— Patron, demanda le docteur, si vous savez où est le Stuart à Paris, pourquoi ne pas expédier l’affaire tout de suite ? Vous avez mauvaise figure, je dois vous confesser cela, et vous seriez mieux dans votre lit qu’à courir la pretentaine.

Il lui tâta le pouls. L’autre répliqua :

— Je ne termine pas l’affaire à Paris, parce que je veux battre la prime et la faire mousser comme une omelette soufflée, si bel et si bien que le Hollandais rende gorge entre mes mains. J’aurai accompli toute la besogne, je veux tout le bénéfice. Après quoi je me marierai dans le but de vivre en bon gentilhomme.

— Ce sera le treizain, patron, en comptant Saint-Eustache pour la douzaine… Vous avez cent quinze de pouls à la minute, et c’est une jolie fièvre.

D’un brusque coup de main, le faux Cartouche arracha sa perruque. Il était livide sous son fard, et ses yeux fatigués s’injectaient de sang.

— Je souffre comme un damné, gronda-t-il. Est-ce que tu crois, toi, Saunier, qu’il y a un venin mortel sous les ongles des mourants ?

Le médecin haussa les épaules, mais son regard disait oui.

— La blessure ne se ferme pas, poursuivit Gadoche. Je souffre autant, je souffre plus que le premier jour. Il me semble toujours que ces doigts crispés sont dans ma chair… Tu parles de repos ! mon lit est comme un enfer !

— Il en faut pourtant, patron, ou je ne réponds de rien !

Le carrosse roulait dans la rue Saint-Honoré. Gadoche se pencha hors de la portière et cria au cocher :

— À Saint-Lazare ! hors de la porte Saint-Denis !

Il referma la portière.

— J’ai froid ! murmura-t-il en frissonnant. Le cœur me manque.

— Écoute ! reprit-il, soigne-moi bien ! Je vaux beaucoup d’argent ; j’en vaudrai dix fois plus après-demain. C’est après-demain… à Nonancourt. Fais que je tienne droit jusque-là ; après, je me reposerai, et tu seras riche.

Ses paroles tombaient saccadées.

— D’où viendrait ce venin ? murmura-t-il. C’est comme une morsure vive et continuelle… Ah ! ah ! Cartouche ne pourrait pas travailler avec cela ! Voyons ! aide-moi à faire ma toilette ; tu me panseras ce soir. Il faut maintenant que je sois M. Ledoux, l’ancien collecteur des gabelles, et que j’aille faire ma paix avec Hélène Olivat, mon avant-dernière fiancée… une rude fille, entends-tu ? qui aime l’argent, qui a des charges et qui croquera le Stuart comme un poulet !