Société générale de librairie catholique (p. 346-362).


XVI

COMMENT ET OÙ LA CAVALIÈRE AVAIT CACHÉ LE ROI.


L’audience accordée à M. le lieutenant de police fut longue et laissa le régent de France soucieux. Mylord ambassadeur d’Angleterre ne fut point reçu ce jour-là au Palais-Royal.

— Abbé, dit Philippe d’Orléans à son premier ministre Dubois, qui venait quérir de ses nouvelles, j’ai fait pendre un voleur qui était un peu mon cousin ; je ferais rouer vif un assassin, souviens-toi de cela, fût-il mon fils ou mon père ! Répète ceci à mylord comte Stair. M. d’Argenson vient de me raconter une honteuse histoire où l’ambassadeur d’un grand pays est mêlé à un Roboam Boër et à un Piètre Gadoche ! Si le roi George fait alliance avec Cartouche, il n’a plus besoin de moi. Je suis mécontent. Que tout marche droit, ou tu auras les deux oreilles coupées, et le cou ! Va-t’en !

Dubois sortit la tête basse. Le régent se mit à table de méchant appétit. Mais, quand vint le soir, Philippe d’Orléans, l’œil rouge et la joue livide, s’appuya sur l’épaule du même Dubois pour gagner la petite porte de l’Opéra. Le monde avait marché ! Ce bon lord Stair était dans sa loge, baragouinant le français avec une demi-douzaine d’abandonnés des deux sexes. Était-il bien l’heure de parler morale, tout exprès pour troubler la paix de l’univers ?…

Lady Mary Stuart, cependant, reprenant son carrosse au sortir du Palais-Royal, avait regagné l’hôtel de Lauzan, où elle faisait sa résidence. L’hôtel de Lauzan était situé au quartier de la Fronde, comme on appelait encore en ce temps le coin du vieux Paris compris entre les rues du Roule, Saint-Denis, de la Ferronnerie et le quai de la Mégisserie. Il s’élevait à l’endroit même où le prolongement de la rue de Rivoli coupe aujourd’hui la rue des Bourdonnais élargie, remplissant d’air et de soleil cette forêt de masures et de palais où jadis on coupait la bourse des voyageurs égarés en plein midi.

Honoré-Martel Goyon de Matignon, premier marquis de Lauzan, l’avait acquis des héritiers de ce fameux conseiller Blancmesnil que les mémoires « pour servir à l’histoire de France » et les almanachs édités « par une société de gens de lettres et de savants » ont fait presque aussi illustre que le bonhomme Broussel lui-même !

C’était un grand bâtiment de bel aspect et qui fit depuis très bien l’affaire d’un roulage pour la France et l’étranger. Paris ne se gêne pas beaucoup avec ses palais. Sur dix de ces châteaux urbains qui foisonnent encore dans le Marais, il y en a neuf, pour le moins, qui sont occupés par l’industrie.

Une particularité que nous ne devons point passer sous silence, c’est que l’hôtel de Lauzan avait un mur mitoyen avec l’ancien hôtel de Besmes, habité alors par le président de Paulmy, frère puîné de M. d’Argenson, lieutenant de police. Ce voisinage, on le comprend, permettait à la police d’exercer sur la maison de lady Mary Stuart une surveillance incessante, qui ne blessait nullement les convenances.

Paris, en vérité, se montrait assez galant avec la Cavalière ; la cour et la ville s’occupaient d’elle considérablement ; une semaine encore, elle allait passer à l’état de curiosité officielle et rassembler les badauds derrière son carrosse.

On l’avait vue partout, brillante et belle comme un astre, escortée par les meilleures étoiles de la mode : La Fare, Nocé, le jeune duc de Medina-Torrès, le vieux duc de Noailles, Pepoli, qui voulait être doge, Liechtenstein, qui régnait sur vingt-cinq mille âmes et mangeait cinquante millions de livres tournois par an, Argyll, le puritain-chevalier, Caraccioli, le nonce, et M. Law lui-même, John Law de Lauriston, le grand Law, le soleil, le dieu !

Le régent était à ses pieds, on le disait, et rien ne sembla plus probable de la part de ce cœur d’amadou. Elle avait ébloui un jour les parterres séditieux de ce palais de Sceaux où Mlle de Launay dépensait tant d’esprit à divertir la fille naine du grand Condé ; le lendemain, elle resplendissait au Luxembourg, où trônait la duchesse de Berry.

Là, comme ici, la Cavalière avait été reine de beauté. Mais ce n’est pas assez, vous pensez bien, pour mettre Paris en fièvre. De tout temps, Paris fut si riche en fait de beautés ! Il faut autre chose.

Autre chose y était. Cette fière et charmante créature était complète à ce point de vue romanesque qui soulève les grandes vogues. Rien ne lui manquait. Elle avait son roi.

« Son roi ! » son mystère, le chevalier de Saint-Georges, caché dans une cave aujourd’hui et qui demain pouvait s’asseoir sur le trône d’Angleterre. Notez que Philippe d’Orléans avait beau s’ingénier : Paris, français et catholique, ne se prenait pas d’une passion bien vive pour ce Hanovrien accusé de cruautés si froides et dont la seule gloire était de tenir haut le drapeau de la foi protestante. Paris n’aime ni les maris féroces ni les maris malheureux ; le roi George était l’un et l’autre à la fois : George Barbe-bleue et George Dandin.

Où l’avait-elle mis, son roi, la Cavalière ? C’était un prestige, une féerie. Le chevalier de Saint-Georges avait disparu comme par enchantement, à l’heure même où son pied touchait le pavé de Paris.

Avec le voisinage de ce terrible hôtel de Paulmy, qui avait cent yeux de plus qu’Argus, avec les intelligences que le comte Stair, au vu et au su de tout le monde, se ménageait à prix d’argent dans la domesticité de lady Stuart, autant eût valu une maison de verre. Il n’y avait pas, dans tout ce vaste édifice, un trou de souris où cacher le roi.

Où était le roi ? Chaque matin, Roboam Boër se posait ce problème, et Piètre Gadoche, marquis de Romorantin, faisait de loyaux efforts pour le résoudre.

Où était le roi ? le roi de la Cavalière ? ce roi qui n’avait pas de couronne, mais qui, en définitive, valait un million sterling ?

Voilà ce que disait Paris, qui n’y va jamais par quatre chemins quand il s’agit de résoudre des problèmes. Paris disait que la Cavalière avait mis son roi en sevrage au Palais-Royal. Ce pauvre M. d’Argenson était sur les dents !

On citait la partie du palais ! l’aile, le corridor, la chambre où le régent prêtait un lit à Jacques Stuart.

Allons donc ! répondait cependant Paris, un autre Paris, car ils sont beaucoup de Paris dans Paris : Billevesées que tout cela ! Fadaises ! lanternes ! Le carrosse de la Cavalière a un double fond comme le gobelet des escamoteurs florentins. Le roi est trop délicat pour vivre à la cave. On le promène la nuit et le jour dans son double fond, tout tapissé de dentelles blanches et de satin rose !

Un troisième Paris parlait d’une cachette bien commode, située au sommet des tours de Notre-Dame. Les chanoines n’avaient pu en refuser la clef. Un quatrième Paris causait d’un mystérieux bateau qui était on ne savait où, sur la Seine. Un cinquième racontait que, la nuit, un convoi de marmitons quittait l’hôtel de Lauzan, portant des réchauds, des bouteilles, et allait au quartier de Gentilly, où sont les bouches des catacombes.

Un sixième… le croiriez-vous ? Le sixième Paris prétendait que le double fond n’était pas dans le carrosse, mais bien dans le propre hôtel de M. d’Argenson. Que voulez-vous ! Quand Charenton sera assez grand, on y mettra Paris. Patientons jusque-là.

Eh bien ! chose singulière, c’était le sixième Paris qui, tâtonnant ainsi à perte de vue, approchait le plus près d la vérité vraie ; et si la police de M. d’Argenson, la police du comte Stair et la police du brave mein herr Roboam n’y voyaient que du feu, c’est qu’elles cherchaient bien loin ce qui était tout près peut-être.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi, quand lady Mary Stuart, quittant le régent, rentra en son hôtel par la porte particulière qui donnait accès dans ses appartements privés. Sa fille de chambre lui dit que « ces messieurs » étaient au salon. Par « ces messieurs », on désignait, à l’hôtel de Lauzan, Raoul de Châteaubriand-Bretagne, le baron Douglas, Harrington, Erskine, Drayton, etc., tous les fidèles. Ils venaient chaque jour prendre les nouvelles du roi et ses ordres ; mais aucun d’eux, et ils s’en plaignaient amèrement, aucun d’eux, excepté Raoul peut-être, ne connaissait la retraite du roi.

Nous n’avons point nommé les jeunes messieurs de Coëtlogon, Yves et René, parmi les fidèles de l’hôtel de Lauzan, parce qu’ils faisaient partie de la maison même : ils appartenaient à lady Mary Stuart comme des gentilshommes peuvent être à une reine.

En entrant dans sa chambre à coucher, lady Stuart était pensive. Les dernières paroles du régent restaient dans son esprit. Peut-être y avait-il un doute en elle désormais, soit qu’elle eût appris à juger Jacques Stuart dans cette intimité de quelques jours, succédant à une longue absence ; car elle n’avait jamais revu Jacques, entre le temps où, enfant elle-même, elle partageait les jeux de son adolescence au palais de Saint-Germain, et cette soirée qui avait vu leur rencontre si caractéristique au rendez-vous de chasse de la Croix-Aubert, dans les grandes coupes de Béhonne. Peut-être cette semaine passée près du roi avait-elle affaibli une foi ou détruit une espérance.

Elle avait suivi un jour l’impulsion de sa nature enthousiaste et véritablement chevaleresque ; elle s’était élancée au milieu du danger, disant : « Je donnerai ma vie au roi ». Elle était prête à tenir sa promesse, mais le roi voulait plus encore. La Cavalière hésitait, car elle n’avait engagé que sa vie.

Elle songeait, à cette heure, se demandant, au plus profond de sa conscience, si le conseil de Philippe d’Orléans n’était pas sage et loyal ; si ce jeune homme ne serait pas mieux, pour lui et pour son peuple, sur le chemin de Bar-le-Duc, où étaient la belle chasse et la chapelle paisible, que sur la route de Londres, qui menait au trône, à la guerre, à l’échafaud.

Comme elle réfléchissait ainsi, elle s’approcha de son lit, derrière lequel un beau prie-Dieu semblait l’appeler. Son nom prononcé passa à travers la cloison. Elle s’arrêta et sa main s’appuya contre son front.

Il y avait deux voix qui parlaient dans la chambre voisine, où les deux jeunes messieurs de Coëtlogon étaient réunis, bien changés tous deux depuis cette soirée où nous les vîmes pour la première fois. René était debout ; il semblait, à voir son front mûri, que ces quelques jours eussent duré pour lui des années. Ses sourcils froncés donnaient à son regard, naguère si doux, une expression de souffrance et de colère. Yves s’étendait sur son lit où le clouait encore sa blessure, reçue à la Font-de-Farge. Quoiqu’il fût bien pâle, il avait l’air moins frappé que son frère.

Ce qu’ils disaient nous ne le détaillerons pas, mais à un moment, Mary entendit la voix de René qui demandait :

— Où peut-elle être ?

— Avec le roi, répondit Yves.

— Le roi ! s’écria René. Toujours le roi !

Il y avait dans ces paroles comme une colère. Mary Stuart, malgré elle-même, écouta plus attentivement. L’entretien continuait. Les deux frères s’aimaient d’une belle et pareille tendresse et pourtant, leurs voix s’altéraient tandis que leur langage se teintait d’amertume.

— Frère, s’écria enfin Yves, le blessé, embrasse-moi ; je ne sache rien au monde qui pût nous séparer !

Lady Mary Stuart entendit sans doute la réponse de l’autre Coëtlogon, car elle porta la main à son front en murmurant :

— Noble René !

Mais elle ajouta avec un soupir :

— Pauvre René !

Elle s’agenouilla au prie-Dieu.

— Le roi ! toujours le roi ! rien que le roi ! dit-elle d’un accent rêveur.

Après sa prière faite, elle dérangea le prie-Dieu, et introduisit une clef dans la serrure d’une porte masquée. Aussitôt que la porte s’ouvrit, Jacques Stuart s’élança vers elle.

— Ô Mary ! s’écria-t-il, je voudrais que mon malheur durât toujours pour avoir toujours votre aide bénie !

Nous disions naguère que la portion des badauds de Paris qui plaçait le chevalier de Saint-Georges chez M. d’Argenson était bien près de la vérité. Le lecteur va en juger. La chambre à coucher de la Cavalière était la dernière pièce de l’hôtel de Lauzan du côté du nord et confinait au gros mur de l’ancien hôtel de Blancmesnil, devenu la demeure du président de Paulmy. Aux temps agités de la Fronde, la manie des cachettes avait pris des proportions formidables, surtout dans les rangs de Messieurs du Parlement. Chez Blancmesnil seulement, il y avait une demi-douzaine de cachettes ; jugez du nombre de réduits que devait contenir la maison de l’épique et tremblant Broussel, dont la gloire imbécile vivra autant que la maladie des barricades.

Si les serviteurs de Jacques Stuart le trahissaient quelquefois, comme nous l’avons vu à la Croix-Aubert, ses ennemis n’étaient pas non plus à l’abri de la séduction. Pour une poignée de louis, on avait acheté un valet de M. de Paulmy. Le gros mur percé avait donné accès dans une des cachettes du conseiller de Blancmesnil, et le chevalier de Saint-Georges se trouvait logé tranquillement, sinon fort au large, dans la propre maison du frère de M. le lieutenant de police.

On avait muré solidement la porte qui communiquait à l’hôtel de Paulmy. Raoul avait pris avec lui le valet du président et le tenait bien, de sorte qu’au total, il n’y avait que deux personnes dans le secret. Les gens de l’hôtel de Lauzan, fidèles ou non, ne pouvaient trahir, ni par imprudence, ni par avidité. Tout le monde, y compris les Coëtlogon eux-mêmes, croyait le roi caché dans une retraite éloignée.

Un timbre était établi qui annonçait la venue des visiteurs, quand Mary Stuart de Rothsay s’enfermait dans sa chambre pour consacrer quelques instants au royal proscrit.

Aujourd’hui, celui-ci venait à peine d’entrer que le timbre tout à coup retentit.

— Déjà ! s’écria le chevalier de Saint-Georges. Ah ! voilà ce qui me donne envie d’être le maître !

— Sire, je reviendrai, répliqua la Cavalière ; je dois ouvrir pour éviter les soupçons.

Elle referma précipitamment la porte, poussa la tapisserie et disposa le prie-Dieu de façon que l’œil le plus exercé ne pût soupçonner l’issue secrète, puis elle tira le verrou de la porte extérieure.

— Sir Percy Evelyn, dit le valet qui attendait au dehors, demande à entretenir votre grâce.

— Percy Evelyn ! répéta la Cavalière. Ce n’est pas un nom des highlands, et je ne connais pas ce gentleman.

— Il vient de la part de Sa Seigneurie Jean Stuart, comte de Mar.

— Qu’il entre ! ordonna Marie.

En même temps, elle retira le verrou qui fermait en dedans la porte communiquant avec la chambre des deux gentilshommes bretons et commanda à haute voix :

— Messieurs de Coëtlogon, veillez !