La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre XXXIX

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 153-157).

Chapitre trente-neuvième.
Ci devise comment on doit aler leisser courre pour le cerf.


Ore faut il, puis que le vallet nouvel scait aller en queste et destourner cerf et senglier, qu’il le saiche bien et à point lessier courre. Donc quant il partira de l’assemblée, il faut qu’il se mete devant touz les autres la main derrière son dos, et son limier derrière soy, en luy tenant bien court au bout du colier. Et se aucunefois, dès le partir de l’asemblée se met son limier devant luy pour l’aprendre de luy remener et retourner à ses brisées, je ne le tiens mie trop à mal fait ; quar quant un limier scet remener son meistre à ses brisées, c’est moult bonne chose espicialement en une forest estrange où on ne se connoist point, ou quant on a encontré de cerf ou de senglier en my les fours et on ne scet rassener[1] à ses brisées, le chien ne faudra point à li ramener s’il y est apris. Et quant il sera à ses brisées, il doit metre son limier devant soy, en tenant le court, afin qu’il se tienhe mieulx à routes jusques à tant qu’il en ait bien assenti. Et puis suyvre et li alargir le lien petit à petit et suyvir le bellement et non pas trop tost, touzjours regardant à terre là où il hara terrain qu’il en puisse veoir ou par le pié, ou par les foulées, ou par les fumées, ou par les portées ou en par quieuquonques en voye, il doit dire vez le cy aler et par cy va par les fumées, ou par les foulées, ou par les portées, nommant par laquelle qu’il en voye. Et se son limier faut ses routes, il se doit demourer tout quoy et doit leisser revenir son limier du long du lien ou arrière ou d’une part ou d’autre ; quar un cerf, quant il va à son demourer, revient voulentiers sur soy et fait une ruse ou esteurse et par avanture plus de trois avant que on le puisse trouver selon qu’il est malicieus. Et sil le dresse, il doit regarder en terre, et sil voit que ce soit son droit, il doit dire : par ci, et gecter yleques une brisée, et touzjours qu’il en verra et doitis geter brisée ou pendantes au boys ou geter en terre et les chiens doyvent trère lors avant comme j’ay dit devant ; quar les brisées sont de grant nécessité pour celuy qui fait la suyte ; quar il saura comme j’ay dit jusques là où son limier hara suyvy son droit, et aussi est il de grant nécessité pour ceulz qui menent les chiens ; quar ilz sauront aux brisées par où le cerf et le limier va ; quar les chiens qui viennent derrière doyvent aler par ilec meismes, affin qu’ils ayent assenti plus du cerf et qu’ilz le sachent mieuz garder quant ilz seront descouplez. Et se son limier ne le dresse tantost, il doit prendre un petit tour arrière et puis revenir là où il en hara veu la dernière fois, et d’ilec il pourra prendre ses tours et essains jusques tant qu’il l’ait dressié. Et touzjours einsi suyvant et requérant, quand il sera hors des routes. Et se son limier trait au vent, comme aucuns font voulentiers ; espicialment ceulx qui suyvent la teste levée, il ne le doit pas suyvre, mes demourer tout coy et le retirer arrière aux routes et fère le metre le musel à terre en monstrunt au doy, et disant : Veez le cy aler, beau frère, ou mon amy ; quar le traire au vent du limier n’est pas bonne chose pour ce que au pays meismes pourroit il bien avoir d’autres bestes que le cerf de quoy il sient, de quoy il pourroit bien avoir le vent. Quar j’ay bien veu suyvre d’un grand cerf, et leisser courre une biche, pour ce que le vallet ne regardoit pas bien quil ne chanjast sa suyte. Et touzjours donc, comme j’ay dit, doit il regarder en terre qu’il ne change ses routes. Et aussi le puet-il conoistre par les fumées si elles sont telles comme celles qu’il apporta à matin à l’asemblée, combien que un cerf change bien ses fumées en deux manières ; mais ce n’avient pas souvent se ce nest pas remuance[2] de viandeis. Et aucunefois les fumées de la relevée de la nuyt devant ne sont pas telles comme ils sont au matin quant le cerf vient au fort pour y demourer, quar elles sont plus pressées et plus molles et mieulz digérées, quar il a reposé tout le jour que ne sont celles qu’il giete quant il vient de son viandeis pour demourer. Mes voulentiers se ressemblent de fourme, se le viandeis, comme j’ay dit, ne les fait d’essembler. Moult de fois avient que le vallet qui suyt ne vient pas au lit dont la beste s’en va, quar le limier tret au vent aucunefois aux meilleurs routes qui l’en portent. Et s’il avient einsi il doit metre l’ueil à terre et regarder si c’est son droit et pourra conoistre s’il s’en va fuyant à son limier qui amendera et doublera sa guele et s’efforcera de crier quant qu’il pourra. Et aussi sil en voit par le pié, il conoistra sil s’efforce ou fuyt ou va bellement ; quar, quant un cerf s’efforce, les ongles sont ouvertes là où il marche. Et quant il va bellement, ilz sont toutes closes. Et s’il voit ces signes, il doit lier son limier à un arbre et huer ou corner pour chiens et abatre et descoupler les chiens, après les meilleurs et les plus sages devant. Et se aucunefois il vient au lit, il doit metre son visage de dens le lit du cerf ou le dos de sa main : et s’il trueve qu’il soit chaut et son limier s’efforce de crier et double sa guele, c’est signe qu’il sen vet devant luy ; et senon que ce sera une reposée et n’est pas le droit lit. Et lors ne doit il pas huer pour chiens ne laisser courre. Mes quant les signes que j’ay dit y seront, encore loe je se qu’il sieve[3] einsi comme le giet d’une pierre plus avant que le lit n’est touzjours regardant en terre ; quar aucunefois le cerf qui orra venir le limier et les chiens, quant il part de son lit, ne s’en ira mie tout droit avant ; quar par aventure il fuyra ou à l’un costé ou à l’autre ou arrière. Et pource loe je quil le dresse un pou plus avant du lit ; quar se les chiens estoyent descouplez sur le lit et il fuyoit arrière ou de costé, les chiens qui ont grant voulenté au partant des couples yroient avant, et le cerf fuyroit arrière ou de costé ; ainsi faudroyent à l’acueillir. Et quant il verra que c’est son droit et hara suy[4] une piesse plus avant que le lit dont doit il lier son limier et corner et huer pour chiens et abatre et descoupler ; quar sans veoir en terre que ce soit son droit, aucuns autres juenes cerfz pourroient bien estre venus demourer d’autre pays en sa suyte, si pourroit il bien faillir à leissier courre son cerf. Et aucunefois sont bien deux cerfs ensemble, de quoy le grant cerf baille, comme j’ay dit dessus, le plus juene eux chiens, et le grant ira demourer un pou plus avant. Dont doit regarder le vallet qu’il ne leisse courre fors que au plus grant. Et quant il ara descouplé ses chiens, encore loe je qu’il chasse menée[5] à tout son limier einsi comme le tret d’une arbaleste ; quar aucunefois autres cerfs et biches pevent bien estre au meisme pays, et les chiens les pourroient bien accueillir : pour ce doit il chasser à tout son limier. Et s’il voit que les chiens heussent acueili le change, il doit demourer tout coy sur ses routes, et faire ilec ses brisées et fort huer quant qu’il pourra, et les veneurs aydes et vallez doyvent brisier les chiens en eulz menassant et disant : Hou ! hou ! ci ! ci ! à la hart ! ou : Ira ! ou ira ! Et l’un des veneurs se doit metre devant en eulz appelant et disant : Sà ! sà ! tahou ! tahou ! et les autres li doyvent chassier les chiens après, en disant : Apelle, apelle, et outre à li, outre, outre ! Ainsi les doivent amener jusques à celuy qui forhue. Et celuy doit metre le limier devant soy et le dressier devant les chiens ; puis doit retrere son limier et le festier, et li donner aucun lopin de chair qu’il ait porté de l’asemblée. Puis doit metre son limier derrière soy et prendre au dessouz du vent pour oïr où les chiens iront. Et si par avanture en aucune requeste ou autrement les chiens avoient change et il encontroit le cerf, que ce fust son droit et nuls des chiens ne le chassoyent, il ne se doit bougier d’iqui : mes for huer touzjours, jusques tant que les veneurs et les chiens ou aucuns d’eulz soyent venus. Et si le veneur vient avec une partie des chiens, il doit metre le limier devant et le dressier aux chiens : et puis se doit retrere et prendre en arrière le vent. Et s’il venait à son for huer deux ou quatre chiens ou plus, et nul des veneurs n’i venoit, il doit metre son limier devant et chassier menée et crier et corner chasse tout le jour avecques eulz jusque tant que un des veneurs ou aides y soit venus. Et lors doit retrere son limier et prendre le vent comme j’ay et einsi fere jusques tant qu’il soit pris.

Séparateur

  1. Rassener, retourner. Assener, arriver.

    En ce chemin que je vous nomme
    N’y entre nulle fois povre homme
    Nul n’y peut povre homme mener
    Nul par soy n’y peut assener.

    Roman de la Rose, vers 8303–6.
  2. Remuance, changement.
  3. Sieve, suive.
  4. Suy, suivi.
  5. Chasse menée, qu’il chasse sur la voie où vont le cerf et les chiens. Cette expression est ainsi expliquée par Gaston Phœbus, ch. xliv : « Et puis se mete après, et chevauchier menée : c’est à dire par où les chiens et le cerf vont. »