La Chartreuse de Parme (édition Martineau, 1927)/Chapitre XXIV

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 327-358).


CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME



La duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n’avait jamais vu tant de gaieté ; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vécut au milieu des plus grands dangers ; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degré de malheur à l’étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées aimables de sa mère, qui lui disait toujours :

— Allez-vous-en donc gouverner ; je parie qu’il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre place.

Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les moments les plus inopportuns, c’est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en action qui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne où, sous prétexte de conquérir au nouveau souverain l’affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui était l’âme de cette cour joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.

Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées brillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort légale rendue contre Fabrice ; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.

Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton de nier l’existence, on avait distribué de l’argent au peuple. Rassi partit de là plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misérables de la ville, et passa des heures entières en conversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il fut bien récompensé de tant de soins ; après quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait été le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme un grand poëte, avait fait vendre huit ou dix diamants à Gênes.

On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement plus de 40,000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées pour 35,000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d’argent.

Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice à cette découverte ? Il s’apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules à la cour de la princesse douairière, et plusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singulièrement plébéiennes : par exemple, dès qu’une discussion l’intéressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main ; si l’intérêt croissait, il étalait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc., etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambe fort bien faite, s’était mise à imiter ce geste élégant du ministre de la justice.

Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince :

— Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a été le genre de mort de son auguste père ? avec cette somme, la justice serait mise à même de saisir les coupables, s’il y en a.

La réponse du prince ne pouvait être douteuse.

À quelque temps de là, la Chekina avertit la duchesse qu’on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maîtresse par un orfèvre ; elle avait refusé avec indignation. La duchesse la gronda d’avoir refusé ; et, à huit jours de là, la Chekina eut des diamants à montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs auprès de chacun des orfèvres de Parme, et sur le minuit il vint dire à la duchesse que l’orfèvre curieux n’était autre que le frère de Rassi. La duchesse, qui était fort gaie ce soir-là (on jouait au palais une comédie dell’arte, c’est-à-dire où chaque personnage invente le dialogue à mesure qu’il le dit, le plan seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rôle, avait pour amoureux dans la pièce le comte Baldi, l’ancien ami de la marquise Raversi, qui était présente. Le prince, l’homme le plus timide de ses états, mais fort joli garçon et doué du cœur le plus tendre, étudiait le rôle du comte Baldi, et voulait le jouer à la seconde représentation.

— J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la première scène du second acte ; passons dans la salle des gardes.

Là, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande maîtresse, la duchesse dit en riant à son ami :

— Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C’est par moi que fut appelé au trône Ernest V ; il s’agissait de venger Fabrice, que j’aimais alors bien plus qu’aujourd’hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous m’aimez malgré mes crimes. Eh bien ! voici un crime véritable : j’ai donné tous mes diamants à une espèce de fou fort intéressant, nommé Ferrante Palla, je l’ai même embrassé pour qu’il fît périr l’homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. Où est le mal ?

— Ah ! voilà donc où Ferrante avait pris de l’argent pour son émeute ! dit le comte, un peu stupéfait ; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes !

— C’est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n’ai jamais parlé d’insurrection, car j’abhorre les jacobins. Réfléchissez là-dessus, et dites-moi votre avis après la pièce.

— Je vous dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince… Mais en tout bien tout honneur, au moins !

On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s’enfuit.

Quelque jours après, la duchesse reçut par la poste une grande lettre ridicule, signée du nom d’une ancienne femme de chambre à elle ; cette femme demandait à être employée à la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d’œil que ce n’était ni son écriture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber à ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pliée dans une feuille imprimée d’un vieux livre. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprimée. Ses yeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots :

« Le tribun a pris cent francs par mois, non plus ; avec le reste on voulut ranimer le feu sacré dans des âmes qui se trouvèrent glacées par l’égoïsme. Le renard est sur mes traces, c’est pourquoi je n’ai pas cherché à voir une dernière fois l’être adoré. Je me suis dit, elle n’aime pas la république, elle qui m’est supérieure par l’esprit autant que par les grâces et la beauté. D’ailleurs, comment faire une république sans républicains ? Est-ce que je me tromperais ? Dans six mois, je parcourrai, le microscope à la main, et à pied, les petites villes d’Amérique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon cœur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu’aucun œil profane ne l’ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frênes plantés à vingt pas de l’endroit où j’osai vous parler pour la première fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarquâtes une fois en mes jours heureux, une boîte où se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gardé d’écrire si le renard n’était sur mes traces, et ne pouvait arriver à cet être céleste ; voir le buis dans quinze jours. »

Puisqu’il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu’il m’y donnera !

La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai ; pendant huit jours elle fut indisposée, et la cour n’eut plus de jolies soirées. La princesse, fort scandalisée de tout ce que la peur qu’elle avait de son fils l’obligeait de faire dès les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant à l’église où le feu prince était inhumé. Cette interruption des soirées jeta sur les bras du prince une masse énorme de loisir, et porta un échec notable au crédit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l’ennui qui le menaçait si la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait d’y répandre la joie. Les soirées recommencèrent, et le prince se montra de plus en plus intéressé par les comédies dell’arte. Il avait le projet de prendre un rôle, mais n’osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit à la duchesse : Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi ?

— Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse ; si elle daigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’une comédie, toutes les scènes brillantes du rôle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les réponses qu’elle doit faire. Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d’être timide ; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidité innée firent une impression profonde sur le jeune souverain.

Le jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire, et il n’y avait dans le salon, au moment où l’on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes âgées. Ces figures-là n’imposaient guère au prince, et d’ailleurs, élevées à Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorité comme grande maîtresse, la duchesse ferma à clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l’esprit littéraire et une belle figure, se tira fort bien de ses premières scènes ; il répétait avec intelligence les phrases qu’il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu’elle lui indiquait à demi-voix. Dans un moment où les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d’honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupée en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l’air fort heureux, se mirent à applaudir ; le prince rougit de bonheur. Il jouait le rôle d’un amoureux de la duchesse. Bien loin d’avoir à lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de l’engager à abréger les scènes ; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l’actrice ; ses répliques duraient cinq minutes. La duchesse n’était plus cette beauté éblouissante de l’année précédente ; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le séjour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avait donné dix ans de plus à la belle Gina. Ses traits s’étaient marqués, ils avaient plus d’esprit et moins de jeunesse.

Ils n’avaient plus que bien rarement l’enjouement du premier âge ; mais à la scène, avec du rouge et tous les secours que l’art fournit aux actrices, elle était encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnées, débitées par le prince, donnèrent l’éveil aux courtisans ; tous se disaient ce soir-là : Voici la Balbi de ce nouveau règne. Le comte se révolta intérieurement. La pièce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour :

— Votre Altesse joue trop bien ; on va dire que vous êtes amoureux d’une femme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le prince ne me jure de m’adresser la parole comme il le ferait à une femme d’un certain âge, à Mme  la marquise Raversi, par exemple.

On répéta trois fois la même pièce ; le prince était fou de bonheur ; mais, un soir, il parut fort soucieux.

— Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi cherche à nous jouer quelque tour ; je conseillerais à Votre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain ; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il vous dira quelque chose.

Le prince joua fort mal en effet ; on l’entendait à peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. À la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux ; la duchesse se tenait auprès de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.

— Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte ; je ne veux pas absolument être applaudi par complaisance ; les applaudissements qu’on me donnait ce soir me fendaient le cœur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire ?

— Je vais m’avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son Altesse, une autre au public, comme un véritable directeur de comédie, et dire que l’acteur qui jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement indisposé, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.

Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.

— Que n’êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil : Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dépositions contre les prétendus assassins de mon père. Outre les dépositions, il y a un acte d’accusation de plus de deux cents pages ; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’ai donné ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mène tout droit à des supplices ; déjà il veut que je fasse enlever en France, près d’Antibes, Ferrante Palla, ce grand poëte que j’admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.

— Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par des chaînes de fer, et c’est ce qu’il veut avant tout ; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures à l’avance. Je ne parlerai ni à la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous échapper ; mais, comme d’après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées avec moi.

Cette idée fit diversion à la douleur d’acteur chuté qui accablait le souverain.

— Eh bien ? allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.

Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au théâtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan et l’aide de camp de service qui le suivaient ; de son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle ; arrivée dans le grand cabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à la mère et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante. Au bout d’une heure le prince lui-même se présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse ; la princesse était en larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.

Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grande maîtresse, et qui cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu’un. D’abord la mère et le fils se disputèrent la parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer. Le prince alla chercher lui-même les deux énormes portefeuilles que Rassi avait déposés sur son bureau ; en sortant du grand cabinet de sa mère, il trouva toute la cour qui attendait. — Allez-vous-en, laissez-moi tranquille ! s’écria-t-il, d’un ton fort impoli et qu’on ne lui avait jamais vu. Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d’œil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui éteignaient les bougies ; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zèle.

— Tout le monde prend à tâche de m’impatienter ce soir, dit-il avec humeur à la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet ; il lui croyait beaucoup d’esprit et il était furieux de ce qu’elle s’obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, de son côté, était résolue à ne rien dire qu’autant, qu’on lui demanderait son avis bien expressément. Il s’écoula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui dire : — Mais, madame, vous ne dites rien.

— Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu’on dit devant moi.

— Eh bien ! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis.

— On punit les crimes pour empêcher qu’ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il été empoisonné ? c’est ce qui est fort douteux ; a-t-il été empoisonné par les jacobins ? c’est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son règne, peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos sujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a de la bonté dans le caractère ; tant qu’elle n’aura pas fait pendre quelque libéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne ne songera à lui préparer du poison.

— Votre conclusion est évidente, s’écria la princesse avec humeur ; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de mon mari !

— C’est qu’apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.

La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyait parfaitement d’accord avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d’aigres reparties, à la suite desquelles la duchesse protesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidèle à sa résolution ; mais le prince, après une longue discussion avec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son avis.

— C’est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire !

— Mais c’est un véritable enfantillage ! s’écria le prince.

— Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d’un air digne.

— C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame ; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, lit parfaitement le français ; pour calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine ?

La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l’air à la fois étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine ; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui présentant :

— Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.


LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
Un amateur de jardinage

Demi-bourgeois, demi-manant,

Possédait en certain village

Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue :
Là croissaient à plaisir l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d’Espagne et force serpolet.
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit qu’au seigneur du bourg notre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit ;
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit
Il est sorcier, je crois. — Sorcier ! je l’en défie,
Repartit le seigneur : fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l’attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie.
— Et quand ? — Et dès demain, sans tarder plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
— Çà, déjeunons, dit-il ; vos poulets sont-ils tendres ?
L’embarras des chasseurs succède au déjeuner.

Chacun s’anime et se prépare

Les trompes et les cors font un tel tintamarre

Que le bonhomme est étonné.

Le pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux ;

Adieu chicorée et poireaux ;
Adieu de quoi mettre au potage.

Le bonhomme disait : Ce sont là jeux de prince.
Mais on le laissait dire et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps

Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.

Petits princes, videz vos débats entre vous ;
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,

Ni les faire entrer sur vos terres.


Cette lecture fut suivie d’un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, après être allé lui-même remettre le volume à sa place.

— Eh bien ! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler ?

— Non pas, certes, madame ! tant que Son Altesse ne m’aura pas nommée ministre ; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande maîtresse.

Nouveau silence d’un gros quart d’heure ; enfin la princesse songea au rôle que joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII : tous les jours précédents, la grande maîtresse avait fait lire par la lectrice l’excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse eût donné tout au monde pour humilier sa grande maîtresse ; mais elle ne pouvait : elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la main de la duchesse et lui dire :

— Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.

— Eh bien ! deux mots sans plus : brûler, dans la cheminée que voilà, tous les papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu’on les a brûlés.

Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, à l’oreille de la princesse :

— Rassi peut être Richelieu !

— Mais, diable ces papiers me coûtent plus de 80,000 francs ! s’écria le prince fâché.

— Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu’il en coûte d’employer des scélérats de basse naissance. Plût à Dieu que vous pussiez perdre un million, et ne jamais prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre père de dormir pendant les six dernières années de son règne.

Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l’esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.

Durant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de la princesse, l’horloge du château sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde révérence à son fils, et lui dit :

— Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance ; vous ne m’ôterez pas de l’idée que votre Rassi vous a volé la moitié de l’argent qu’il vous a fait dépenser en espionnage. La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la cheminée, de façon à ne pas les éteindre ; puis, s’approchant de son fils, elle ajouta : La fable de La Fontaine l’emporte, dans mon esprit, sur le juste désir de venger un époux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces écritures ? Le prince restait immobile.

Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse ; le comte a raison : le feu prince ne nous eût pas fait veiller jusqu’à trois heures du matin, avant de prendre un parti.

La princesse, toujours debout, ajouta :

— Ce petit procureur serait bien fier, s’il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l’état.

Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point d’étouffer les deux bougies ; l’appartement se remplit de fumée. La princesse vit dans les yeux de son fils qu’il était tenté de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-vingt mille francs.

— Ouvrez donc la fenêtre ! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. La duchesse se hâta d’obéir ; aussitôt tous les papiers s’enflammèrent à la fois ; il se fit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut évident qu’elle avait pris feu.

Le prince avait l’âme petite pour toutes les choses d’argent ; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu’il contenait détruites ; il courut à la fenêtre et appela la garde d’une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourus dans la cour à la voix du prince, il revint près de la cheminée qui attirait l’air de la fenêtre ouverte avec un bruit réellement effrayant ; il s’impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.

La princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l’une vis-à-vis de l’autre, et gardant un profond silence.

— La colère va-t-elle recommencer ? se dit la duchesse ; ma foi, mon procès est gagné. Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses répliques, quand une pensée l’illumina ; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès n’est gagné qu’à moitié ! Elle dit à la princesse, d’un air assez froid :

— Madame m’ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers ?

— Et où les brûlerez-vous ? dit la princesse avec humeur.

— Dans la cheminée du salon ; en les y jetant l’un après l’autre, il n’y a pas de danger.

La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille était celui des dépositions, mit dans son châle cinq ou six liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congé de la princesse.

— Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant ; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un échafaud.

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrée de colère contre sa grande maîtresse.

Malgré l’heure indue, la duchesse fit appeler le comte ; il était au feu du château, mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini. — Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion.

— Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.

Le comte lut et pâlit.

— Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité ; cette procédure est fort adroitement faite, ils sont tout à fait sur les traces de Ferrante Palla ; et, s’il parle, nous avons un rôle difficile.

— Mais il ne parlera pas, s’écria la duchesse ; c’est un homme d’honneur celui-là : brûlons, brûlons.

— Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze témoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer.

— Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de ne rien dire à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.

— Par pusillanimité, et de peur d’une scène, il la tiendra.

— Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage ; je n’aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.

Le comte était amoureux, lui prit la main, s’exclama ; il avait les larmes aux yeux.

— Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse ; je suis excédée de fatigue, j’ai joué une heure la comédie sur le théâtre, et cinq heures dans le cabinet.

— Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse, qui n’étaient que de la faiblesse, par l’impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin ; le Rassi n’est pas encore en prison ou exilé, nous n’avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.

Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de l’humeur aux princes et même aux premiers ministres ; enfin vous êtes sa grande maîtresse, c’est-à-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais ; il va chercher à faire pendre quelqu’un ; tant qu’il n’a pas compromis le prince, il n’est sûr de rien.

Il y a eu un homme blessé à l’incendie de cette nuit ; c’est un tailleur, qui a ma foi montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le prince à s’appuyer sur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au tailleur ; je serai armé jusqu’aux dents et j’aurai l’œil au guet ; d’ailleurs ce jeune prince n’est point encore haï. Moi, je veux l’accoutumer à se promener dans les rues, c’est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son père ; il remarquera les coups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud de statuaire l’a affublé ; et, enfin, le prince aura bien peu d’esprit si de lui-même il ne fait pas cette réflexion : Voilà ce qu’on gagne à faire pendre des jacobins. À quoi je répliquerai : Il faut en pendre dix mille ou pas un : la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France.

Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui : Hier soir, j’ai fait auprès de vous le service de ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vos ordres, j’ai encouru le déplaisir de la princesse ; il faut que vous me payiez. Il s’attendra à une demande d’argent, et froncera le sourcil ; vous le laisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous pourrez ; puis vous direz : Je prie Votre Altesse d’ordonner que Fabrice soit jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les douze juges les plus respectés de vos états. Et, sans perdre de temps, vous lui présenterez à signer une petite ordonnance écrite de votre belle main, et que je vais vous dicter ; je vais mettre, bien entendu, la clause que la première sentence est annulée. À cela, il n’y a qu’une objection ; mais, si vous menez l’affaire chaudement, elle ne viendra pas à l’esprit du prince. Il peut vous dire : Il faut que Fabrice se constitue prisonnier à la citadelle. À quoi vous répondrez : Il se constituera prisonnier à la prison de la ville (vous savez que j’y suis le maître, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir). Si le prince vous répond : Non, sa fuite a écorné l’honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu’il rentre dans la chambre où il était ; vous répondrez à votre tour : Non, car là il serait à la disposition de mon ennemi Rassi et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l’auto-da-fé de cette nuit ; s’il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours à votre château de Sacca.

Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable ; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours ; or, le calembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai déjà dit à notre ami Fabrice que j’ai retrouvé tous les témoins de son action belle et courageuse ; ce fut évidemment ce Giletti qui voulut l’assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué ; le prince n’a pas voulu signer. J’ai dit à notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclésiastique ; mais j’aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d’assassinat.

Sentez-vous, Madame, que, s’il n’est pas jugé de la façon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui ? Il y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand on est sûr d’être innocent. D’ailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m’a pas laissé achever, il a pris l’almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants ; la liste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à Rassi.

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit l’ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu’à six heures du matin ; elle essaya de dormir, mais en vain. À neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu’elle trouva brûlant d’envie d’être jugé ; à dix heures, elle était chez la princesse, qui n’était point visible ; à onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance au comte, et se mit au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l’obligea à contre-signer, en présence du prince, l’ordonnance signée le matin par celui-ci ; mais les événements nous pressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre.

D’un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux ; et là, pas d’Opéra.

La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude : on ne trouvait plus Fabrice ; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la prison de la ville, où le comte était le maître, il était allé reprendre son ancienne chambre à la citadelle, trop heureux d’habiter à quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d’une immense conséquence : en ce lieu il était exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir ; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute l’influence qu’il avait eue jadis sur l’âme de la duchesse.

C’est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort ! Que ces hommes sont fous avec leurs idées d’honneur ! Comme s’il fallait songer à l’honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre de la justice ! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu’importe, après tout, qu’un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé d’avoir tué lui-même, et l’épée au poing, un histrion tel que Giletti !

À peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu’elle trouva tout pâle.

— Grand Dieu ! chère amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville ; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible à vous et à moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administré par Rassi ; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralité. Toutefois, si vous l’exigez, je suis prêt à monter au palais ; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus : je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien ! voulez-vous que je vous défasse de Rassi ? Le danger qu’il fait courir à Fabrice est sans bornes ; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement à la duchesse ; mais elle ne l’adopta pas.

— Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.

— Mais, chère amie, il me semble que nous n’avons que le choix des idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie ?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cette phrase :

— Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice ; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut à la forteresse ; le général Fabio Conti fut enchanté d’avoir à lui opposer le texte formel des lois militaires : personne ne peut pénétrer dans une prison d’état sans un ordre signé du prince.

— Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la citadelle ?

— C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti s’était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice ; lorsqu’il le vit arriver à la citadelle, il n’eût pas dû le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela. Mais, se dit-il, c’est le ciel qui me l’envoie pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s’agit de ne pas manquer à l’occasion ; sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.