La Chambre des Députés et les Partis Coalisés



CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

Les Partis Coalisés.

Nous assistons à un spectacle instructif. Tout est calme et raffermi. Pleine de sécurité, de confiance, la société vaque à ses affaires, applique ses forces à l’accroissement de son bien-être et de ses lumières, et cependant les partis qui occupent la scène politique se montrent aigris et irrités. À les entendre, tout est compromis ; les épreuves traversées, les combats rendus ne porteront pas les fruits heureux qu’on avait le droit d’espérer. Nous ne sommes pas en possession du gouvernement constitutionnel.

D’où vient ce désaccord entre la réalité et les opinions ? Pourquoi, au milieu de la tranquillité générale, cette explosion de ressentimens, ces émeutes de boules et de journaux ? Quelles sont les causes de ce contraste ?

L’an dernier a vu deux grandes mesures, l’amnistie et la dissolution. L’amnistie n’appartient qu’au roi, qui seul pouvait la vouloir et la prononcer. Il en avait le droit souverain, il en eut l’heureux courage, ouvrant ainsi pour la royauté une ère nouvelle, et pour tous les honnêtes gens un retour honorable qui devenait un devoir. La dissolution appartient au ministère du 15 avril, qui l’a osée du consentement de la couronne. Elle devait aussi déterminer une époque nouvelle dans le jeu des pouvoirs parlementaires ; mais elle n’a pas amené tous les résultats qu’on pouvait s’en promettre, et c’est là une des principales causes de la confusion qui règne aujourd’hui dans les débats politiques.

Quand le ministère du 15 avril s’établit, sa formation n’était pas une réaction passionnée contre le centre droit, mais une inclinaison vers le centre gauche. Par l’amnistie et la dissolution, ce mouvement devenait plus sensible ; les élections devaient le continuer sans le précipiter. En convoquant les colléges électoraux, le ministère devait sans doute à toutes les opinions l’impartiale observation des lois, mais il ne lui était pas défendu de laisser voir ses sympathies pour les principes d’ordre et de liberté représentés par le centre gauche ; il eût imprimé ainsi aux élections une direction politique, et il eût provoqué l’utile intervention de quelques élémens et de quelques hommes nouveaux.

Il y a donc eu cet inconvénient qu’une mesure aussi décisive que la dissolution, dont l’importance était encore rehaussée par l’amnistie, n’a pas produit une chambre assez renouvelée. Les partis parlementaires ont reparu à peu près dans les mêmes proportions, et avec quelques ressentimens de plus ; le centre droit, malgré les ménagemens dont il a été l’objet, non-seulement a retenu, mais exagéré ses rancunes ; une partie du centre gauche, étonnée de la tiédeur du ministère, a passé de la défiance à l’irritation : enfin les instincts heureux qui poussent aujourd’hui la France dans les voies du travail et des améliorations sociales, et lui ont inspiré le complet oubli des anciennes querelles, n’ont pas suffisamment prévalu dans les élections.

Il y aura bientôt cinq mois que le ministère se trouve en face d’une chambre non pas hostile, mais indifférente, qui ne veut pas le renverser, mais ne l’adopte pas, qui en masse n’a pas de passions, mais voit s’agiter dans son sein quelques hommes passionnés, dont les mouvemens et les votes trompent toutes prévisions, et dont l’esprit est encore à naître.

Cette situation singulière se prolongera probablement jusqu’à la fin de la première session. Il ne faudra pas moins d’une année pour tirer de la chambre nouvelle une majorité politique ; mais ce temps ne sera pas tout-à-fait perdu : durant cet intervalle, les partis et les hommes continueront de céder au mouvement de transformation qui les entraîne et les maîtrise.

Le fait le plus saillant qui frappe les regards, c’est l’abdication complète des passions bruyantes qui, après la révolution de 1830, ont agité le pays durant cinq ans. Tout s’est évanoui ; on semble avoir perdu même le souvenir des scènes les plus vives ; on est entré dans une phase nouvelle ; on s’occupe d’affaires ; on vit pour les intérêts positifs, et celui qui viendrait aujourd’hui parler la langue politique des premières années de 1830, exciterait cet étonnement que provoque l’apparition d’un vieux costume au milieu des modes du jour. Nous sommes ainsi faits, nous changeons beaucoup et nous vivons vite.

Cette métamorphose de l’esprit public n’a pas échappé aux partis, et ils ont dû s’y conformer, même à contre-cœur. Nous avons vu les hommes les plus engagés dans les opinions extrêmes laisser dans l’ombre les parties ardentes de leur rôle politique, pour se montrer exclusivement positifs et spéciaux : ils n’ont pas reculé devant l’examen des détails les plus minutieux. Les affaires, faisons des affaires, tel a été le cri général : on a voulu emporter d’assaut les difficultés les plus techniques, et par la profondeur de ses études, se montrer digne d’un portefeuille.

Maintenant, jusqu’à quel point la chambre doit-elle pénétrer dans les affaires et prendre part à l’administration ? Voilà une importante question de gouvernement constitutionnel, qui, seulement aujourd’hui, se pose distinctement.

Comme le roi, dépositaire par excellence du pouvoir exécutif, devient inévitablement législateur quand il rend des ordonnances pour l’exécution des lois et la sûreté de l’état, de même les deux chambres, spécialement investies du pouvoir législatif, touchent à l’administration même par la discussion et la rédaction des lois. Cette pénétration réciproque des trois pouvoirs, ces concessions mutuelles forment le nœud du gouvernement représentatif.

Pour la première fois, la chambre des députés, échappant aux orages politiques, s’applique exclusivement aux affaires. Mettez à côté de ce fait important la coalition des partis qui se décomposent, et vous aurez les deux élémens de la situation actuelle. Jamais chambre n’a été animée, envers la couronne, d’intentions plus droites et plus sincères, mais elle cherche la mesure et la limite de son pouvoir dans la gestion des affaires ; elle ne songe à rien usurper, mais elle veut ne rien perdre de ce qui doit lui appartenir. De leur côté, les partis, convaincus qu’il ne leur est plus possible de faire vibrer aujourd’hui la fibre amollie des vieilles passions, ont transporté la guerre et la lutte dans le détail des intérêts, et ils provoquent la chambre à commettre des fautes, pour se consoler de leur déchéance politique.

Oui, la chambre, dans sa majorité numérique, est loyale ; ses intentions sont pures ; elle a commencé sa session avec le ferme désir de s’associer avec franchise à l’action du gouvernement, mais peu à peu elle a subi le joug de passions habiles et implacables qui l’exploitent et la mènent. Alors il s’est trouvé que l’assemblée qui devait surtout s’occuper d’affaires, les a empêchées toutes, et que partout où elle devait donner l’impulsion, elle a mis un obstacle.

Qui ne s’attendait à ce que cette année vit commencer les travaux qui doivent donner à la France les chemins de fer, ces communications rapides, si nécessaires aujourd’hui, à l’industrie, à la guerre, à la vie ? Point. Sous prétexte que le gouvernement a trop demandé, on lui refuse tout ; quand il réclame le partage avec les compagnies, on l’exclut même de cette association ; tout le monde pourra travailler au bien-être du pays, excepté l’état. Et ces choses se passent en France, chez le peuple le plus habitué à invoquer le gouvernement, son intervention, sa force, partout où un intérêt public se trouve en jeu, ou en péril !

Nous croyons que la chambre a été surprise ; mais maintenant elle est avertie, elle sait où on veut la mener ; elle ne peut plus ignorer que, sous prétexte de lui parler affaires, on travaille à fausser ses rapports tant avec la couronne qu’avec l’autre chambre. L’article 7 de la proposition sur les rentes n’est-il pas un empiétement sur les prérogatives constitutionnelles du pouvoir exécutif ? Ne murmure-t-on pas déjà dans l’enceinte du palais Bourbon des menaces contre la chambre des pairs, qui prétend être libre et exercer sa part d’action dans le concours des trois pouvoirs ?

Contradiction bizarre ! Ceux qui se portent pour les soutiens par excellence du gouvernement parlementaire, ne veulent pas que l’autre moitié du parlement garde son indépendance et sa dignité. La chambre ne comprendra-t-elle pas qu’en se laissant entraîner à des empiétemens sur le pouvoir exécutif, à des colères contre l’autre chambre, elle tend à se créer pouvoir, unique et despotique.

Le mot de convention a été prononcé. Il n’est pas effrayant sans doute parce qu’il est sans application, mais il indique les craintes publiques et les projets de quelques-uns. Or, il n’y a rien de plus triste pour un homme, comme pour une assemblée, que de se faire l’instrument de passions qu’on n’éprouve pas et de desseins qu’on repousserait avec effroi, si on les approfondissait. On se trouve à la fois violent et petit, et tout en se donnant des airs de maître, on est esclave.

Deux grandes questions vont se présenter devant la chambre, Alger et le budget. Que la chambre les juge, non pas avec les préventions passionnées qu’on lui souffle de toutes parts, mais avec son bon sens et son patriotisme. La France ne veut pas l’abandon d’Alger ; pour garder nos possessions africaines, il ne faut pas affaiblir l’armée qui les occupe. Or, refuser au gouvernement ses justes demandes, c’est l’empêcher de satisfaire à tout ce que réclament l’honneur et la sûreté de notre drapeau en face des Arabes. La chambre ne perdra pas de vue que le moment où l’on prodigue tout à l’industrie n’est pas celui qu’il faut choisir pour affaiblir notre puissance militaire : la force de l’armée et la grandeur extérieure de la France sont aussi des intérêts ; et tout n’est pas compris entre la conversion du cinq et le triomphe des compagnies.

Ce n’est pas sérieusement qu’on peut craindre le refus de voter le budget ; mais cette idée, jetée en avant par les passions, n’est-elle pas bien propre à éclairer la chambre ? Quelques hommes en sont arrivés à la plus grosse menace dont on ait pu accoucher, il y a dix ans, pour résister aux entreprises contre-révolutionnaires de la restauration. Refuser le budget ! et pourquoi ? Le pouvoir exécutif est-il sorti de ses limites constitutionnelles ? Non. Mais, disent-ils, la chambre des pairs semble peu disposée à adopter les plans de la chambre des députés sur la conversion des rentes, et nous voulons employer, contre elle et contre la couronne, un moyen coërcitif.

Depuis huit jours, la chambre a pu lire dans le fond des choses et pénétrer le secret de plusieurs. Jusqu’à présent, elle a obéi à une impulsion dont elle ne démêlait pas bien le sens et la portée ; maintenant elle peut réfléchir et se consulter. Elle peut aussi apprécier la situation véritable de ces partis dont la coalition est si fastueuse, mais dont la consistance n’est plus la même, et que le flot du temps fait dériver à leur insu de leurs anciennes obstinations.

Quand M. Garnier-Pagès s’efforce de supplanter M. Laffitte dans le rôle de financier de l’opposition, quand M. Berryer plie son éloquence aux discussions les plus précises sur les chemins de fer, cet empressement à se montrer pratiques, cet enthousiasme pour les chiffres, ne dénotent-ils pas qu’ils désespéraient de se faire entendre et goûter sur d’autres sujets ? S’il y a de la finesse dans cette conduite, il y a aussi une reconnaissance expresse de l’état des esprits, il y a même une sorte de renonciation aux passions politiques dont ces orateurs tiennent leur mandat et leur existence.

En ce moment, les partis se transforment, se décomposent et se coalisent ; de la franchise, on passe à la dissimulation ; on cache ses passions, ses principes. Les démocrates nouveau-venus dans la chambre ont, jusqu’à présent, frustré l’attente publique des émotions promises : une seule injure de mauvais goût, adressée à la révolution, a signalé la présence des rancunes légitimistes ; on rougirait de se montrer ardent, et pour la passion il n’y a plus d’opportunité.

Voilà pour les opinions extrêmes. Si nous examinons les partis parlementaires, nous voyons que la gauche modérée et son honorable chef, M. Odilon Barrot, ont sur les autres côtés de la chambre l’avantage d’avoir gardé la même position. Depuis que l’éloquent député de l’Aisne a prononcé, en 1836, ces paroles : Je sais accepter des faits accomplis ; je sais prendre, en politique, un point de départ, et ne pas continuellement recommencer le passé et renouveler des luttes qui sont terminées, il a presque toujours montré une modération et un tact qui le destinent pour l’avenir à la pratique du gouvernement. La sincère élévation des sentimens nationaux qui l’animent lui ont valu l’estime de la France, et le pays le verrait avec joie devenir de plus en plus politique et possible. L’opinion lui rend cette justice, qu’il reste étranger aux petites intrigues, aux roueries parlementaires ; et il semble que M. Barrot a marché d’autant plus vers le pouvoir, qu’il s’est tenu plus tranquille.

On n’a pas manqué, dans le public, de comparer à cette grave attitude l’inquiète pétulance de M. Guizot et de ses amis. Est-ce M. Guizot qui conduit ses amis, ou ses amis le mènent-ils ? Cette anxiété maladive qui le pousse de contradictions en contradictions lui est-elle imposée où naturelle ?

Quoi qu’il en soit, M. Guizot, après avoir annoncé, au commencement de la session, qu’il était satisfait de la conduite et des déclarations du ministère, figure maintenant parmi ses plus ardens adversaires, et trace de la société la plus lugubre peinture.

Dans l’ordre des théories, M. Guizot a écrit, en 1836, un éclatant panégyrique de la philosophie du XVIIIe siècle, et, en 1838, un éloge sans réserve du catholicisme, qu’il présente comme l’ancre immobile et éternelle des sociétés humaines. Voilà pour la consistance du penseur.

Quant à l’homme politique, est-il bien vrai que nous ayons aujourd’hui devant nous, en la personne de M. Guizot, l’auteur de l’allocution aux électeurs de Lisieux ? En quelques mois M. Guizot a passé de la doctrine de M. Fonfrède, de celle de M. Persil, du principe qui veut que le roi règne et gouverne à la fois, à l’omnipotence parlementaire. En 1830, M. Guizot, voulant conserver le pouvoir, proposa, à ses collègues une loi d’organisation des clubs, à laquelle M. Dupin, alors admis au conseil, s’opposa avec toute la force de sa conscience et de toute la puissance de son talent. Quelque temps après, les clubs abattus par l’opinion et justement attaqués de toutes parts, M. Guizot se présenta pour les combattre, portant à la main la bannière de la quasi-légitimité ! En 1834, le maréchal Gérard, devançant la clémence royale, dont la sagesse avait marqué l’époque de l’amnistie, déclara vouloir se retirer si le conseil n’adoptait cette mesure. Le ministère était déjà dissous par la retraite du maréchal. M. Guizot n’hésita pas à se dévouer pour sauver le ministère et surtout son ministère de l’instruction publique. Il écrivit au maréchal Gérard, qu’il était prêt à adopter l’amnistie, et à la faire adopter à ses collègues, s’il voulait reprendre la présidence. Tant que M. Guizot s’est montré l’homme d’un système arrêté, on a pu croire que l’envie de le faire dominer lui donnait cette souplesse si opposée à son apparente raideur ; mais quelles sont aujourd’hui les idées de M. Guizot ? Nous les cherchons de bonne foi dans ses derniers écrits sans qu’elles nous apparaissent, et c’est surtout après les avoir médités qu’on doit se ranger à cette opinion sur M. Guizot, sorties d’une bouche dont il a entendu souvent d’utiles vérités : « n’ayant pas réussi à devenir le flatteur du roi, il se fait aujourd’hui le courtisan de la chambre. »

Soyons indulgens ; n’insistons pas trop sur ces variations ni sur les agitations auxquelles sont en proie M. Guizot et ses amis. Il ne leur est pas possible de vivre long-temps sans portefeuilles ; quand ils ne sont plus ministres, ils deviennent révolutionnaires ardens, et il faudrait les laisser éternellement au pouvoir, par mesure de salut public. Autour de M. Guizot, on ne parle plus que de troubles et de révolutions ; on s’écrie qu’on remuera, s’il le faut, les pavés de juillet, et dans ce délire on est de bonne foi.

Sans doute, le talent est chose recommandable, mais vraiment il inspire plutôt la compassion que l’envie, quand il monte les têtes à ce comble de fatuité folle. Les trois ou quatre personnes qui entourent M. Guizot oublient complètement ce que la chambre et la France contiennent d’aptitudes, de capacités et d’intelligences ; elles sourient ironiquement si on leur dit que des hommes nouveaux peuvent s’élever sans leur appui ; elles refusent de croire qu’il puisse y avoir dans le pays d’autre école que la leur pour les affaires et les idées, et elles érigeraient volontiers en dogme politique la légitimité doctrinaire.

Cependant il est un homme dont le parti doctrinaire veut bien reconnaître la valeur, c’est M. Thiers, mais à la condition de s’en servir et de le garder. M. Thiers a toujours été considéré par M. Guizot et ses amis comme un ornement de leur triomphe. Il leur convient de l’incorporer dans leurs rangs, de l’isoler des siens, de son parti, de ses souvenirs ; si on leur reproche leur tendance en arrière, vers la restauration, ils veulent pouvoir montrer au milieu d’eux l’illustre plébéien qui doit tout aux principes de la première révolution et au succès de la seconde. Mais que M. Thiers cesse de marcher avec les doctrinaires, comme il l’a fait déjà, avec quelle aigreur ils dénigrent aussitôt son talent, avec quel dédain ils rabaissent bien vite son caractère ! Et cela en termes qui sont loin de sentir l’atticisme, et qui seraient plus dignes d’un club jacobin que d’une école qui se vante d’avoir fleuri dans l’atmosphère aristocratique des salons.

Ne nous étonnons donc pas que M. Guizot ait si promptement abandonné le rôle de modérateur suprême, qu’il avait affecté au début de la session, pour voter avec la partie du centre gauche qui s’est séparée du cabinet, et qu’il ait laissé dire à ses amis que le seul remède aux embarras du présent était la reconstruction du ministère du 11 octobre.

Nous croyons volontiers à la sincérité de ce désir, car une coalition pourrait seule aujourd’hui ramener pour quelques jours M. Guizot aux affaires, l’état de l’esprit public ayant rendu impossible un ministère centre droit.

En remettant le pouvoir entre les mains des amis de M. Guizot, la reconstruction du 11 octobre aurait encore pour eux plusieurs avantages

Elle annulerait le centre gauche.

Elle ôterait à M. Thiers la moitié de son importance politique. Elle remettrait la gauche modérée dans la position fausse dont des circonstances heureuses et l’habileté de M. Barrot ont su la tirer.

Il est remarquable que le parti doctrinaire ne peut retrouver quelque avenir politique qu’en nous ramenant au passé. S’il pouvait avoir la fortune de quelques émeutes, ses beaux jours reviendraient.

On ne retourne pas péniblement, surtout en ce pays, sur les traces déjà parcourues : le 11 octobre a dû sa prospérité à des circonstances impérieuses ; il a été un fait nécessaire ; il ne serait plus aujourd’hui qu’une fantaisie.

A-t-on bien réfléchi à ce que signifierait la coalition de M. Guizot et de M. Thiers aux affaires ? Ce serait dénoncer que le pays et la royauté ne peuvent être conduits et sauvés que par deux hommes, et que nous ne saurions nous passer d’une dictature en partie-double. Ce serait nier les progrès accomplis, les ressentimens calmés, le retour des esprits, la possibilité des hommes et des talens nouveaux.

Le pays ne l’entend pas ainsi : il voit dans M. Guizot un homme que ses passions ont fourvoyé, et qui a fourni, sinon la totalité, du moins la plus grande partie de sa carrière ministérielle ; dans M. Thiers, un des membres les plus éminens du centre gauche, dont le retour aux affaires est marqué dans l’avenir : mais le pays ne connaît qu’une pensée et qu’une institution qui ait le pouvoir de présider toujours à sa destinée, la royauté.

Qui peut mieux comprendre ces choses que M. Thiers avec sa pénétrante sagacité ? Si déjà, il y a deux ans, il s’estimait assez considérable pour accepter la présidence du conseil, et constituer un ministère, croira-t-il aujourd’hui avoir besoin de M. Guizot pour se compléter et se maintenir aux affaires ? Si M. Guizot est nécessaire à M. Thiers, ce n’est pas comme collègue, mais comme adversaire, comme antithèse.

L’intérêt général est d’éviter tout retour en arrière et d’organiser les tendances libérales de notre époque. Dans cette œuvre, un rôle important appartient à M. Thiers. Mais M. Thiers ne doit pas oublier que la patience est aussi de la force et du courage ; il ne se fera pas tribun ; il sera un homme d’état au repos.

Notre époque est si complexe et si mobile, que les mêmes hommes ne peuvent toujours figurer sur la scène ; il y a des intermittences inévitables, même pour les organisations les plus heureuses. C’est beaucoup que de revenir d’intervalle en intervalle donner des signes d’intelligence et de grandeur.

Puisque M. Thiers ne saurait trouver son avenir dans la reconstruction du 11 octobre, la gauche modérée pourrait-elle y prêter les mains ? Ce serait perdre le fruit de deux ans de modération et d’habileté. M. Barrot se croit sans doute appelé à d’autres destinées que de servir à M. Guizot de compère de tribune, de dupe et de victime ?

Il n’y a pas lieu à la dissolution immédiate du cabinet du 15 avril, car la chambre n’a pas l’intention politique de renverser violemment le ministère. Depuis qu’elle est assemblée, la chambre n’a eu que deux volontés, ne pas intervenir en Espagne et convertir le 5 p. 100 ; puis elle s’est essayée dans la gestion des affaires, sans antipathie pour personne, mais avec une inexpérience qui a mis du désordre dans ses votes.

Cependant on peut prévoir une modification dans le cabinet du 15 avril après la session. À son heure, à sa convenance, dans sa pleine liberté, la royauté, consultant les faits, les opinions et les influences parlementaires, reconstituera une administration. Cette intervention constitutionnelle de la couronne ne comporte pas de précipitation, pas plus que le moment venu, elle ne souffre de retard.

Si les hommes qui s’agitent pouvaient retrouver quelques momens de sang-froid pour regarder autour d’eux, ils verraient combien peu le public les suit et les approuve dans leurs émotions intéressées. Il n’est pas habile de simuler un forum agité au milieu d’une société tranquille et de faire des orages de la tribune un mensonge.

La coalition des partis est factice, et leur décomposition est réelle. Ainsi tous les légitimistes ne suivent pas M. Berryer ; les uns le trouvent trop compromis dans l’opposition, quelques autres pas assez. Le centre droit désavoue les doctrinaires proprement dits, depuis que ces derniers ont découvert leurs passions subversives. Une partie du centre gauche ne s’est pas séparée du ministère, une autre fraction moins nombreuse et plus ardente a voté souvent contre lui. La gauche ne se décompose-t-elle pas en démocratie voulant toutes les conditions de la monarchie représentative, en démocratie plus radicale, enfin en démocratie républicaine ?

C’est la force et le caractère de notre temps que tous ces partis et toutes ces fractions de partis co-existent, se combattent, se balancent, et travaillent sans le savoir peut-être à l’harmonie générale. Aujourd’hui, dans notre société, aucun élément ne peut écraser l’autre, et la prédominance morale ne peut être obtenue que par l’évidence de la raison.

Aussi les partis feront sagement de veiller sur eux-mêmes : la société les juge d’autant plus sévèrement, qu’elle leur accorde plus de liberté, et qu’il n’y a pas péril pour eux à parler ou à écrire. Il y a quatorze ans, les passions politiques luttaient contre la censure légale d’un gouvernement ombrageux ; aujourd’hui, elles comparaissent devant la censure de l’indifférence et de l’ironie publique ; laquelle des deux censures est la plus redoutable ?

C’est une grande force dans notre siècle que la puissance parlementaire. Mais cette puissance si réelle et si nécessaire ne saurait se mouvoir avec trop de mesure et de sagesse ; car sa responsabilité se proportionne à son importance. Les électeurs, le pays, l’opinion publique, la royauté, la regardent agir avec attention, avec respect ; mais ils sont appelés à la juger. La chambre de 1838 est encore maîtresse d’elle-même : elle se servira de sa liberté pour bien mériter de la France.