La Chaîne des dames/Madame de Noailles

G. Crès (p. 141-151).


MADAME DE NOAILLES


Où donc est le temps où Mme de Noailles, en son délire, exultait entre le sol et l’azur, comme entre deux cymbales incandescentes, dont elle était le chant sonore ?

Où donc est le temps où le chœur des nymphes antiques, grimpant derrière elle comme chèvres voraces, s’élançait vers les autels de l’Amour ?

Où donc est la taciturne poétesse qui guerroyait du regard autour des tombeaux et entraînait dans l’âpre montagne qui ferme le royaume de la Mort ces vivantes Passions, ces Désirs carnassiers, mués en bêtes fauves, en chacals, en lions, dont la soif et la faim lui font un long cortège ?

Celle qui écrivit le noble et touchant poème des Vivants et des Morts ; celle qui n’offrait les lauriers et les roses qu’à la fille des Capulet ; celle qui osait se peindre en cette singulière image :

Comme un coup de canon qu’on tire dans le cœur,
Vous éclatez en moi, douleurs retentissantes.

Celle qui vivait dans l’ouragan de son repos et l’extase de la volupté ; celle qui attirait vers son cœur, comme un étrange aimant, tous les rêves flottant sur l’amoureuse nuit ; celle-là n’est-elle plus, ou, comme le phénix renaissant de ses cendres, assagie, purifiée par la retraite et la méditation, apparaît-elle aujourd’hui comme une autre Héloïse ardente et monastique.

Le poète des Éblouissements, de l’Ombre des Jours, du Cœur innombrable a quitté pour une robe sévère cette tunique légère que le Faune emporte et baise au fond des bois.

Et voici dans son aspect doux et sévère, cette grande poétesse que l’Étranger salue comme l’incarnation de notre génie national et qui suscite chez nous, par la singulière vertu de ses forces vigoureuses et débiles, querelles irritantes pour sa juste renommée !

Elle est là, allongée sur un tertre de verdure, dans un jardin d’amour. Elle est vêtue d’une robe mystique dont les plis angéliques allongent son corps enfantin et masquent ses petits pieds, brûlants encore d’avoir foulé une terre ardente ; sa lourde et noire chevelure s’épand sur ses épaules ; ses doigts jouent avec un chapelet où la rose se marie au jasmin, et son esprit médite. L’ombre légère d’un olivier voile sa tête d’aiglonne et rafraîchit l’oiseau porte-lyre qui suit fidèlement sa fière maîtresse. Son œil oriental, long, câlin, malicieux, enflammé, suit le vol des heures amoureuses que vécut l’héroïque et malheureuse Héloïse et qu’elle vécut à son tour, car, de sa mémoire réjouissante et nourricière, va sortir une rêverie nouvelle qui sera un docte et voluptueux enseignement sur les femmes.

Cette rêverie, la voici enfin ; elle a pour titre : Les Innocentes.

Aux Innocents les mains pleines, c’est bien le cas de dire, car l’essence même de cet enseignement, qui s’offre sous la forme de récits, d’aveux, d’effusions, de confidences, d’homélies et de discours, c’est d’exhorter les femmes à être bonnes toujours, et à chercher une consolation à leurs amoureuses souffrances dans le plaisir ou dans le renoncement.

Aimez et faites ce que vous voudrez ! C’est là un thème qui n’est pas nouveau. C’est un grand lieu commun développé par Mme de Noailles avec une éloquence hardie et inégale, dans une langue qui passe avec une déconcertante facilité des beautés les plus pures aux ornements les plus extravagants. Cette pauvre langue française, dont la comtesse de Noailles fit à Bruxelles un éloge si magnifique, ressemble parfois, dans cette œuvre poétique, romanesque ou didactique, à la Vénus de Milo qui porterait un anneau d’or dans le nez et des tatouages sur le dos. Ceci dit, quelle éclatante beauté règne en cette œuvre d’une femme qui n’a point de rivale.

L’intérêt des Innocentes, c’est que, pour la première fois, Anna de Noailles sort d’elle-même ou feint d’en sortir pour entrer dans l’âme des autres femmes. Jusqu’ici, dans ses romans, dans ses poèmes, ce qui nous attirait c’était son image, son esprit et ses rêves. Taillé comme un diamant aux mille facettes, son cœur innombrable, son cœur hermétique suffisait à notre enchantement. Que de larmes, que de cris d’admiration saluèrent ces confidences d’une âme forte, libre et originale !

Mais voici que, pour la première fois, l’auteur, se détournant d’elle-même, consent à parler à ses sœurs d’amour de ce qui est la loi de nature et leur raison d’être : la Passion, telle qu’on la peut concevoir dans ses rapports avec tous ceux qu’elle enchaîne.

Venez donc, et la voyez dans l’attente qui précède le moment qu’elle va parler. Elle est étendue sur un tertre et mollement accoudée sur les feuillages de ce jardin chuchotant d’amour ; au loin, comme dans une tapisserie, se dresse la tour de sa détresse, et, par un de ces mirages dont la nature est coutumière, derrière cette noble et pathétique figure, allongée comme les patriciennes sur leur lit funèbre, le fond du paysage est tantôt la mer d’Italie, tantôt les peupliers de l’Île-de-France ou les ciels d’azur et de neige, ou le grand arbre de corail, ou la nuit qui embaume comme un noir oranger.

Autour de leur dolente et mélancolique amie, comme en une cour d’Amour d’un autre âge, voici les adorables victimes de la Nouvelle Espérance, la nonne au Visage émerveillé, la fière et pensive héroïne de la Domination, puis les Bacchantes blessées et les Danaées des Jardins d’Ionie et derrière ces femmes pantelantes, la foule innombrable des orgueilleuses, des tendres, des voluptueuses, des sacrifiées venues là pour pleurer sur leur détresse infinie, et sur l’homme qui les assassina.

Enfin, elle parle !

Qui n’a vu ou entendu parler Mme de Noailles ne sait pas ce qu’est la puissance dévorante du verbe ! Elle laisse éclore sa voix murmurante ; quelques mots jaillissent épars, rythmés par le silence, et puis le Dieu s’empare d’elle et elle parle comme une inspirée, tour à tour pétulante et moqueuse, spirituelle, profonde, lyrique, abondante, formulaire, abstraite ; à mesure qu’elle s’échauffe, sa pensée s’éclaire et grandit comme le feu qui se nourrit des aliments invisibles de l’éther, et bientôt s’élève le brasier éblouissant.

Ce feu est un des dons les plus merveilleux de cette intelligence féminine nourrie d’une forte culture, et capable de s’assimiler les conceptions les plus opposées de l’esprit humain. Mais la fragilité de son corps brise cette fougue ! elle retombe épuisée, et l’on s’étonne que cet être, semblable au rossignol éperdu d’amour, puisse sans mourir exhaler la puissance de son âme excessive et frénétique.

Cette éloquence spontanée, ne se retrouve pas dans ce livre des Innocentes, qui est un discours apprêté, froid, ennuyeux, et emberlificoté. C’est un livre de méditation et d’oraisons mystiques, dont les arguments relèvent de la rhétorique et non de l’inspiration du cœur. Il semble qu’en ce livre, Mme de Noailles se soit donné un thème abstrait, comme autrefois en ces galantes assemblées de la gaie science. Elle dit ce qu’elle pense sur l’infidélité, la coquetterie, l’inconstance, le plaisir et la jalousie. Avant d’écrire, elle a relu les lettres d’Héloïse à Abélard, les confidences de sainte Thérèse, le Traité des Passions de l’Amour, de Pascal, elle a feuilleté Bossuet, Chateaubriand, qui sait Rousseau, Marmontel et peut-être Restif de la Bretonne, et sa phrase a pris souvent le tour de ces écrivains qui ne lui ressemblent pas, de sorte que sa pensée analytique au lieu d’arriver doucement au cœur comme la flèche que l’Ange lançait contre la poitrine de sainte Thérèse, a manqué le but.

Le premier thème de ce discours sur l’Amour et la Passion est celui-ci : une femme qu’aime subitement le mari de son amie est-elle tenue loyalement d’avertir celle-ci qu’une autre est préférée, même si après cet aveu elle s’éloigne de celui qui l’aime ? Autrement dit, par franchise doit-on faire le mal inutilement.

Diable de question ! Entre nous ces Innocentes ressemblent assez à des démons qui s’ignorent. Mais l’assemblée qui entoure cet ingénu professeur de philosophie et de morale à l’usage des grandes amoureuses, l’assemblée ne goûte pas cette languissante démonstration. La nonne de Biarritz va se lever et courir chez son peintre, mais l’inspirée déjà traite d’un autre sujet, et de ce haut et triste cœur s’élève une plainte qui subjugue et retient, une plainte qui vous laisse aux écoutes du charme qui va surgir. Ah ! que Mme de Noailles reste poète, romancière, et renonce à ces essais de moralité qui veulent plus de sécheresse d’analyse et de sobriété dans l’expression. Quel chef-d’œuvre romanesque eût donné le thème de cette méditation : Pour souffrir moins, et pourquoi l’avoir réduit en poussière d’eau dans ce recueil empreint de délectation morose !

Ah ! madame, laissez là ces Innocentes brebis, car votre génie est un torrent qui ne veut pas être canalisé, c’est un torrent qui tombe du pays des neiges sur la plaine soleilleuse, et répand sur la terre qu’il traverse capricieusement la vivacité des eaux courantes, la fraîcheur des montagnes, le parfum des champs et des jardins, jusqu’à cette fontaine mystérieuse, où viennent se mirer les amants. Ô fontaine poétique, nouvelle Aréthuse, longtemps, longtemps encore après que nous ne serons plus, quand viendra la saison du désir, l’ombre heureuse de Mme de Noailles verra les amants boire comme un philtre cette eau pleine d’amour, de force et de gaîté.