La Chaîne des dames/Madame Yvonne Serruys
YVONNE SERRUYS
Je l’ai connue pendant la guerre au cours des réunions qui se tenaient chez miss Barney, dans un délicieux petit temple grec situé entre cour et jardin.
Ce temple remontait à la Révolution, il était voué à l’amitié. Les femmes en ont changé l’enseigne, il reste dans le souvenir de quelques-unes d’entre nous, comme l’asile de l’inimitié. Et pourtant de quelle grâce, de quel tact, de quelle prudence s’armait la séduisante Américaine qui présidait nos réunions chez elle.
Ces querelles, ces discordes, ces criailleries parfois, m’ont donné l’avantgoût du Parlement des femmes ! Seigneur, délivrez-nous d’un si funeste présent.
Celles qui se réunissaient discrètement dans ce temple étaient toutes des femmes de valeur : les unes quittaient leur table de travail, leurs pinceaux, leurs cornues, leurs usines, leurs chaires, leurs journaux dans le dessein téméraire de donner un coup d’épaule aux combattants. De quelle façon ? En prévoyant d’ores et déjà l’avenir, et en préparant le règne de la paix, comme on prépare l’entrée du Paradis.
C’était à pleurer de tendresse devant la félicité qui nous attendait lorsque les hommes cesseraient de se battre.
Chacune avait son projet, son idée, pour le moins son mot à dire. Celles qui n’avaient aucune lumière sur ce temps nébuleux se contentaient d’ouvrir leurs oreilles aux discours des Annonciatrices…
Je revois, dans le petit temple bien clos, (Taisez-vous, méfiez-vous, etc.) Georgette Leblanc debout, son mémoire philosophique tout imprégné de l’esprit mystique d’un Maeterlinck ; Madeleine Marx s’attaquer au traditionnel servage ; Séverine évoquer avec ferveur et bonté Celle dont il ne fallait point parler, sous peine d’être suspecte ; Rachilde ferraillant avec ses adversaires qui menaçaient leurs sœurs trop hardies de leurs aiguilles à tricoter !…
Je revois Valentine Thomson, directrice de la Vie Féminine, exigeant des précisions ; Lucie Delarue-Mardrus tirant sa révérence, parce qu’elle ne goûtait ni le ton ni la chanson ; l’une de ces illuminées de la rue Fondary qui attendaient la prison, comme les premiers chrétiens attendaient le martyre ; Marie Lenéru qui ne pouvait briser les chaînes de ses lèvres ; la jeune Chinoise fille de la révolution ; surintendantes, ouvrières qui tournaient les obus, grandes dames publicistes, venues là pour échanger entre elles le premier baiser de paix !
Innocentes et vaines réunions qui parurent subversives, en un temps où l’État même craignait les femmes !
Yvonne Serruys fut l’une des dernières à venir chez miss Barney. Elle entra au milieu d’une discussion qui enflammait ces zélatrices de l’avenir.
Il y avait en sa personne quelque chose de viril qui forçait l’attention plus que la sympathie ; visage calme taillé en larges plans, bouche ferme exprimant la force, l’intelligence et la volonté mais non la grâce ni le charme ; ses yeux clairs, avaient un regard direct, dépouillé de mystère, ils captaient la forme des êtres avant de chercher à pénétrer les âmes. C’étaient des yeux d’artiste qui disaient sans détour :
— Quelles sont ici les femmes belles ? Au diable le reste !
Cette nouvelle venue au Temple de l’Amitié avait une parole brève et autoritaire, elle parlait avec une éloquence concise, en femme qui ne se paie pas de mots ou d’images, et qui n’a point de temps à perdre. Les mots étaient les outils qui lui servaient à dégrossir rapidement sa pensée ; à mesure que ses arguments se développaient avec ordre et chaleur, je sentais s’affirmer sa maîtrise et, dans ce Parlement en feu, je riais de la voir prendre son sujet à la gorge et tordre le cou aux idées qui n’étaient point les siennes.
— Qui est-ce ? chuchotaient mes voisines.
J’entendis qu’on nommait Mme Pierre Mille.
— Que fait-elle dans la vie ?
Quelqu’un répondit :
— Vous la connaissez toutes, c’est une artiste de grand talent. Elle signe sa sculpture de son nom de jeune fille : Yvonne Serruys. Rappelez-vous la statue d’après Lucie Delarue-Mardrus ; la fresque des danseuses d’après Armen Ohanian ; le portrait de Mme Péliot, taillé dans le granit bleu.
Je me souvins d’un salon où, devant le classicisme d’Yvonne Serruys, j’avais pensé au romantisme de Camille Claudel parce que ces deux tempéraments d’artistes si différents donnaient la mesure de ce qu’on peut attendre du génie féminin, quand il s’applique à cet art si difficile qu’est la sculpture.
L’arrivée de cette Minerve au milieu de l’ardente assemblée jeta un froid. L’entente était impossible. Les unes cherchaient la connaissance, les autres se livraient à la croyance. Yvonne Serruys parlait le langage de la raison. Elle criait :
— Ceci est faux ! La vérité est ailleurs !
Les femmes n’aiment pas s’entendre dire que la vérité loge en face lorsqu’elles croient la posséder.
Yvonne Serruys, accoutumée au commerce de l’esprit et appelée par les nécessités d’un art difficile et précis à bâtir solidement l’œuvre qui exige avant tout l’équilibre des masses, ne pouvait placer ce monde d’après-guerre dans les nuées, jusqu’où s’élevaient quelques unes d’entre nous.
On ne vient pas du pays des Jansénistes pour parler de choses en l’air. On fait son œuvre gravement, religieusement. Le destin avait fait naître Yvonne Serruys à Menin, dans le voisinage d’Ypres, dans une famille flamande amie de l’art et de l’humanisme.
Cette petite fille ardente et maîtresse d’elle-même avait reçu de bonne heure d’un père et d’un oncle, qui veillaient sur l’éclosion de son intelligence, la discipline de l’esprit classique. Cette empreinte fut si forte qu’elle demeura l’esclave volontaire de la règle reçue et acceptée avec clairvoyance et amour.
On lui laissait lire tous les livres qu’elle voulait, on lui permit de peindre et d’étudier l’anatomie ; on la confia aux soins d’un excellent maître flamand Rombaud, elle forma son goût auprès de Claus, elle travaillait avec ardeur et mécontentement. Mécontentement parce qu’au fond d’elle-même un secret instinct avertissait la jeune fille qu’elle faisait fausse route.
C’était le temps où les Impressionnistes le disputaient encore aux Pointillistes, aux Véristes. Yvonne Serruys subissait la séduction de l’école moderne, elle aussi faisait des paysages, des portraits qui eussent pu satisfaire une âme moins scrupuleuse. Mais elle sentait bien qu’elle montrait dans sa peinture plus de métier que de tempérament.
Il fallut une exposition de ses œuvres à Paris pour que la jeune fille eût la révélation qui changea aussitôt sa vie. Un critique lui déclara sans ambages qu’elle était faite non pour peindre, mais pour sculpter.
Aussitôt l’artiste lâcha ses pinceaux.
Avec allégresse — mais non sans souffrance — elle oublia les années de peinture et les recherches des écoles modernes, elle oublia son effort pour obéir à son instinct et exprimer par la sculpture sa vision des êtres et des choses.
Elle fut servie dans cette seconde éducation d’elle-même par sa science du dessin et par ses connaissances anatomiques ; Yvonne Serruys n’avait donc pas perdu son temps à commencer sa vie d’artiste avec le crayon et le pinceau.
Lorsqu’on pénètre dans son atelier de l’île Saint-Louis, on est frappé par le recueillement et la vie secrète des grandes figures et des bustes qui sont là.
Des formes robustes bien équilibrées, des attitudes simples, franches et pleines de grâce ; un respect de la ligne, du rythme, des gestes, un choix qui multiplie les formes de la vie moderne telles que les ont faites la pratique des sports et l’affranchissement de l’esprit.
Les femmes qui ont inspiré l’artiste n’ont pas le charme voluptueux des Carpeaux, ou la passion frémissante des Rodin, il y a en elles quelque chose de plus juvénile.
Qu’on pense à la femme garçon, ou pour mieux dire à ces jeunes Grecques du musée des Antiques, celles qui disputent la course. Mais la force, l’harmonie, l’élégance, la beauté de ces corps ne sont pas les seuls caractères de la statuaire d’Yvonne Serruys. Son Ève, sa Nageuse, sa Contemporaine, son Offrande, son torse de jeune fille, sa Cantatrice, sa Déesse des Jardins, son Faune aux enfants révèlent des êtres qui pensent, qui aiment et qui agissent. Ils ont une vie spirituelle qui rayonne de leurs visages de pierre.
L’on ne saurait dire pourtant que cette œuvre, abondante en nus, n’exprime point la sensualité ! Il suffit de la Léda pour prouver le contraire ; le beau corps de la nymphe repose avec un abandon heureux, un contentement de la chair auprès de l’Oiseau-amant qui enroule son cou autour du cou de sa maîtresse. Cette caresse si douce, cette confiance, ce sommeil des amants, n’est-ce pas là l’expression très féminine du plaisir et de la jouissance.
Rien n’est plus intéressant que d’entendre Yvonne Serruys parler de son art et de ses recherches. Si elle tend à saisir l’expression de ses contemporaines, si elle marque la métamorphose de l’ingénue en vierge avertie, c’est par désir d’être vraie. Ce même désir l’a poussée à rechercher, selon ses propres paroles, la statique féminine, c’est-à-dire l’équilibre propre à la construction d’un corps féminin, et Jeunesse, ce torse de jeune fille exposé à la Nationale, indique cette évolution d’un talent qui s’est magnifiquement épanoui.
Les ennemis de la femme disent que l’écueil de son génie, c’est la musique et la sculpture, et ils opposent aux grands musiciens les talents délicats et charmants de nos compositrices. Sur ce point les femmes n’ont pu encore leur donner tort, mais faisons crédit à l’avenir.
Quant aux sculpteurs, voici, après l’œuvre fougueuse de Camille Claudel, une œuvre où la force le dispute à la grâce et d’où la grandeur n’est point exclue. Je n’en veux pour preuve que ce Monument aux morts, où l’allégorie a une beauté simple et profondément humaine, la Patrie casquée et cuirassée, comme celle de Rude, mais tenant en sa main une palme et une couronne se penche doucement vers une femme en larmes pour la consoler.
C’est là un beau morceau de grande sculpture, et l’œuvre maîtresse de cette artiste qui a transposé dans son art le précepte des classiques : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques ».