La Chaîne des dames/Madame Yvonne Sarcey

G. Crès (p. 171-187).


YVONNE SARCEY


Une grande séance du Comité Prix Fémina Vie Heureuse. On fait le rond chez la Présidente, Mme Adolphe Brisson (Yvonne Sarcey), dans cet atelier de la rue La Bruyère, où tout Paris a défilé, où dans un instant la reine de Roumanie va venir.

Aux murs des livres, en veux-tu, en voilà. La bibliothèque du « papa » fut célèbre, celle du mari ne l’est pas moins. Au milieu, un tableau connu : le portrait de Sarcey et de sa famille.

En attendant la discussion je regarde Sarcey. Il est tel que je le vis au Trocadéro en ma jeunesse, arracher les applaudissements par son esprit, sa bonhomie, la justesse de sa critique, la clarté de son enseignement. On peut dire de son héritage, bien que recueilli par une femme, qu’il n’est pas tombé en quenouille, puisque sa fille assume, depuis de longues années, la lourde tâche de diriger avec son mari la Revue et l’Université des Annales, Conférencia, les Maisons claires, après un hôpital de guerre, et d’écrire entre temps, sous le nom d’Yvonne Sarcey, des chroniques qui sont pleines d’esprit, de sagesse et de bonté.

Cette tâche écrasante ne l’a point fatiguée. Elle est la plus jeune et la plus alerte du Comité qu’elle préside. Allez donc médire du travail intellectuel, c’est lui qui est le gardien de la beauté et de la jeunesse. Quel secret Mesdames… je vous le livre, l’essayer c’est l’adopter.

Au milieu du rond, à qui ressemble Yvonne Sarcey ?

A un portrait du baron Gérard. Elle en a le charme fait de grâce et de solidité. Les cheveux bruns font des bouclettes autour d’un front clair ; les yeux noirs sont pétillants d’intelligence et de malice ; les joues fermes et rondes ; le menton a une fossette, — cela va de soi, — la volonté doit se nicher quelque part ; la bouche est rieuse, belle et bonne.

On l’interpelle ! Présidente, elle répond. Son devoir est d’avoir tout lu. Elle a lu tout, ou presque. D’un mot juste, bref, Yvonne Sarcey dit ses préférences parmi ces deux cents bouquins, dont un seul aura le prix ; ses préférences révèlent un goût délicat, l’amour très vif des lettres, le désir de pousser le talent, quel qu’il soit.

Si la discussion devient véhémente ou aigre-douce, si elle dévie, le bon sens de notre présidente apaise le tumulte avant qu’il n’éclate et ramène les vagabondes à la question. Elle le fait avec une courtoise fermeté, avec mesure, à la française !

Telle apparaît sage et maîtresse d’elle-même, dans le feu de l’action, cette maréchale de camp.

N’est-ce point ainsi qu’il sied de nommer celle qui créa et organisa pour les Jeunes filles ce camp des Annales où elles viennent parachever leur éducation. Comment et pourquoi Yvonne Sarcey s’est-elle faite éducatrice ? Par amour des enfants, les siens d’abord et puis ceux des autres, dans le dessein de leur être utile. Elle disait :

— Il y a une lacune dans l’enseignement que reçoivent les femmes d’aujourd’hui. Ou bien elles en savent trop, ou elles n’en savent plus assez. On ne peut pas envoyer toutes les jeunes filles à Sèvres, ou en Sorbonne, ou au Collège de France. Qu’iraient faire là celles qui seront seulement des épouses et des mères ? Il devrait y avoir un enseignement pour elles, un enseignement aimable, varié, pratique, qui les préparerait à devenir les compagnes véritables de leurs maris.

— Qu’en pensez-vous, demanda Yvonne Sarcey au vieil Hébrard, directeur du Temps ?

— Excellente idée ! Créez cette Université nouvelle, et voyez donc Sardou, c’est un homme précieux.

Yvonne Sarcey vit Sardou, qui lui dit :

— Des conférences ! Un enseignement approprié, attrayant, utile ! Parbleu, commencez donc par apprendre aux jeunes filles d’aujourd’hui ce que c’est que la Révolution française ! Ouvrez vos cours par une leçon sur la Révolution, je m’en vas vous choisir les conférenciers qu’il vous faut !

Et le vieux Sardou sortait sa liste, se frottait les mains, poussait sa petite calotte d’une oreille sur l’autre.

L’Université des Annales était fondée. Sa réputation aujourd’hui est établie dans les deux mondes. Il n’est point d’étrangère intelligente et curieuse qui ne veuille tâter de cet enseignement « bien parisien », et point de jeune fille française qui ne souhaite, au sortir du collège ou du couvent, entrer dans ce royaume charmant de la poésie, des arts, des sciences, de la philosophie, de l’histoire et des voyages sous la conduite des hommes et des femmes les plus connus de ce temps.

L’originalité de cet enseignement fut d’être donné non par des professeurs, mais par des professionnels, poètes, auteurs dramatiques, comédiens, musiciens, philosophes, médecins, et savants. Que de ah ! aux conférences de Rostand, de Mme de Noailles, de Gyp, de Reynaldo Hahn, de Victor Gilles et de Kubitzky. La curiosité des filles d’Ève y trouvait son compte, autant que l’appétit de s’instruire.

C’était par un chemin de velours que les élèves suivaient les Maîtres dans ces merveilleux voyages de la pensée, et dans ces voyages réels aux provinces françaises, aux colonies, dans ces haltes ravissantes, pèlerinage de la Malmaison et de la roseraie de l’Haÿ.

Ces voyages qui font partie du système d’éducation d’Yvonne Sarcey m’apparaissent comme d’ingénieuses croisades des enfants qui s’en vont à la recherche des lieux sacrés de notre patrie. Ils complètent l’œuvre spirituelle qui excite dans ces jeunes âmes l’enthousiasme, la ferveur, l’amour du beau et du bien, le respect de notre culture et de nos traditions, que la jeune mère devra transmettre un jour à ses enfants.

Voilà le point capital, transmettre à ses enfants, avec la vie les trésors spirituels des ancêtres. Cette question de l’avenir à défendre, par conséquent de l’éducation qu’il faut donner aux filles, est un problème social et moral qui se renouvelle avec le temps. Fénelon, Jean-Jacques, Condorcet ont donné un avis autorisé, écouté. Ils sont en quelque sorte les Pères de ces idées nouvelles qui ont abouti à l’affranchissement de la femme moderne.

Aux alentours de 1900, la question de l’éducation des femmes était encore si brûlante que les livres de cette époque : Vierges fortes, Lettres à Françoise, de Marcel Prévost, Blanchette de Brieux, les Claudines, les Sévriennes, sans oublier les remarquables traités de la mère Marie du Sacré-Cœur, firent un grand raffut.

Quelles protestations, Seigneur ! Aujourd’hui c’est bien une autre affaire.

La question de l’éducation des filles ne se pose plus, elle a été résolue par les jeunes filles, elles-mêmes, qui obéissent aux lois souveraines de la nécessité et de l’instinct. Elles ont acquis pendant la guerre une indépendance si grande qu’il ne leur reste plus rien à acquérir, mais tout à discipliner. Ce problème de l’avenir de la jeune fille poussé à l’extrême, poussé jusqu’à l’absurde, a été traité par le livre de Victor Margueritte. La lecture de ce livre qui déchaîna des tempêtes aura peut-être forcé les parents et les enfants à réfléchir aux limites qu’il convient de donner à l’indépendance et à la liberté des jeunes filles, aux dangers que court une nation, où la pudeur des femmes ne serait plus qu’un vain mot.

Il est certain que le mariage, du fait de cette indépendance conquise, subit une crise, et que dans bien des jeunes ménages l’arrivée de l’enfant n’est plus considérée comme une bénédiction du ciel. Alors où allons-nous, s’il faut rappeler aux femmes que le rôle le plus beau, le plus enviable, ce n’est pas celui de la libre citoyenne, mais celui de l’épouse et de la mère.

Yvonne Sarcey le dit ! Elle le crie ! Son dessein est de préparer les jeunes filles d’aujourd’hui à leur métier de femmes, à savoir diriger leur maison, aider leurs maris, s’associer à leurs goûts, s’intéresser à leurs travaux, savoir suppléer la domestique, élever le poupon pour en faire un vrai petit gars solide et travailleur.

… Est-ce que je rêve ? Je vois arriver sur le « plateau » des Annales, une dame du bel air, en robe à queue, un livre à la main. Elle a sur la tête une petite huppe de dentelle. La salle est remplie d’élèves en uniformes sévères, ne se distinguant entre elles que par des ceintures éclatantes. Que leurs visages sont mélancoliques et graves ! Avec quel respect elles contemplent cette conférencière, qui semble la Gouvernante des enfants de France.

— Mes filles, dit celle-ci, vous êtes folles de penser au mariage qui vous fera quitter Saint-Cyr ! Le mariage n’est point un état pour vous ! Le serait-il que vous ne devriez pas l’envisager gaiment, car, j’en sais quelque chose, le mariage n’est pas gai ! Le bonheur ne vient pas avec lui. C’est d’ailleurs une erreur grave de faire dépendre son bonheur d’autrui. Il n’en faut attendre que déception et chagrin. Au lieu d’être coquettes, mesdemoiselles, comme je vois à vos affiquets, pensez plutôt à demeurer simples comme il sied à des filles pauvres et bien nées, car vous ne serez pas recherchées, c’est moi qui vous le dis ! Vous resterez à croquer le marmot ! Les plus belles attendront sous l’orme le jeune homme de cour dont elles ont rêvé d’être l’épouse. Mes filles, le mariage est une mortification. Celles d’entre vous qui auront l’honneur d’être choisies par quelques officiers de Sa Majesté, devront s’attendre à n’être que les servantes dociles des glorieux soldats, que la fatigue des campagnes contraint au repos !…

À ces paroles cruelles je vis les Demoiselles de Saint-Cyr faire la grimace et quelques-unes pleurer. Et moi j’en demeurai pantoise. Que les temps sont changés !

La vision s’effaça, et dans le même lieu, je vis une foule bruissante et frémissante de jolis minois, aux yeux vifs et pétillants, aux joues roses, aux cheveux coupés ; les bras étaient nus et les robes courtes. Ici et là, perdues dans ce peuple de jeunes filles, quelques mères, tantes et cousines, qui n’avaient point la sévérité des dames de Saint-Cyr. Sur le « plateau » au lieu et place de Mme de Maintenon, fondatrice de Saint-Cyr, je vis paraître Yvonne Sarcey, fondatrice de l’Université des Annales.

Elle traitait le même sujet, avec rondeur, sagesse et bonhomie, comme son père, et voici en substance ce qu’elle disait à ses auditrices :

— Mes enfants il faut penser au mariage, parce que le mariage est l’état naturel des femmes. Votre ménage sera ce que vous le ferez. Il est donc nécessaire d’apprendre votre métier de femme. Il est plus difficile que vous ne l’imaginez. Il faut vous mettre en tête qu’une épouse intelligente doit être l’associée de son mari. Voyez un peu l’effort que cela comporte, les connaissances que cela nécessite. Aujourd’hui vous n’êtes plus une dot qu’on jette dans la balance, vous êtes une valeur qui multiplie. Plus votre esprit, votre cœur, votre activité, seront aptes à cette multiplication, plus vous vous rapprocherez de l’idéale compagne de l’homme. C’est pourquoi je vous ai conviées à recevoir un enseignement complémentaire, celui qui aimantera votre curiosité intellectuelle, d’une part, et celui qui vous apprendra à tenir votre ménage, lier une sauce, assaisonner le fricot, faire vos robes, taper à la machine. Apprenez à la pouponnière, à la crèche, à la goutte de lait comment on élève un enfant. Un jour vous serez bien heureuse d’avoir appris tout cela !

— Ne croyez pas que dans la vie, continua l’éducatrice, votre rôle se bornera à rendre votre mari et vos enfants heureux. Il y a les autres : les autres qui souffrent et qui peinent. C’est un devoir pressant, que dis-je, un devoir criant, d’aller vers eux. La grande injustice du sort, qui fait tant d’inégalités parmi les hommes, exige de vous des compensations ! Vous devez aider les mères chargées d’enfants, vous devez les aider à les élever, à les sauver de la maladie, de la misère, du vice. C’est un beau rôle, mes filles, que celui-là. J’estime qu’il n’en est pas de plus doux.

Sauver la graine, Pasteur l’a dit !

Vous avez commencé l’accomplissement de ce devoir ici même en créant les Maisons claires. C’est avec vos tirelires brisées, avec vos dons, votre propagande généreuse que nous avons sauvé ensemble des milliers de petits enfants qui se mouraient faute de pain, de soins, et d’hygiène. Vous avez créé 18 Maisons claires et assuré à ces petiots des centaines de journées de bonheur au grand air. Vous n’oublierez jamais, n’est-ce pas, l’accueil enthousiaste que l’on nous fit à Barcelone, quand nous arrivâmes avec ces pauvres petits gosses, qu’épouvantait la grosse Bertha ! Cet enthousiasme fut votre récompense ! Que ce Souvenir reste dans vos cœurs comme une belle leçon d’amour : nous ne pouvons être heureux qu’en faisant le bonheur des autres !

Hélas ! mes filles, vous ne vous marierez pas toutes, parce que la guerre a détruit un peuple de jeunes hommes dont vous eussiez été les épouses. Mais cela ne vous dispense pas de servir, au contraire, de vous dévouer, d’entrer dans l’action sociale avec courage et la résignation joyeuse des femmes décidées à faire d’abord leur devoir. Vos enfants ? Eh bien ce seront les enfants des pauvres, et l’amitié, si douce entre hommes et femmes, sera pour vous une compensation si l’amour s’écarte de votre route !

Pour vous guider je suis devenue moraliste. Je vous ai montré la Route du bonheur et ce qu’il fallait faire Pour être heureux. Si mes conseils ne sont pas ceux que Mme de Maintenon donnait à ses filles, c’est que cette femme, si raisonnable et si intelligente, fut une épouse désenchantée et n’eut pas la joie d’être mère.

Moi je vous crie de tout mon cœur : Servez ! Aimez ! Multipliez ! c’est la loi qu’il faut suivre…

J’étais tout oreille, car ces paroles étaient pleines de sens et de vérité. Mais soudain ma vision s’évanouit.

Je me retrouvai au milieu de mes collègues du comité Fémina Vie Heureuse, la reine Marie entrait. Notre Présidente l’accueillit comme il sied à une souveraine qui est aussi une femme de lettres. Notre assemblée s’ouvrit et la grande séance commença.