La Chaîne des dames/Madame Simone

G. Crès (p. 221-233).


SIMONE


Quelle est la plus moderne des artistes du Boulevard ?

Quelle est la comédienne qui a donné son corps, son esprit et son âme pour créer cette femme singulière, dont on a dit qu’elle était troublante, décevante, secrète, menteuse, détestable exécrable, redoutable et terrible, - type, paraît-il, de la femme d’aujourd’hui ? Quelle est la cérébrale qui mène avec orgueil ces démons au sabbat ?

Simone, parbleu !

J’ai voulu voir Simone après la générale de la Gardienne. Pour la complimenter ? Ce n’était pas le jour ! Mais pour lui dire que depuis vingt ans j’admire sa lumineuse intelligence, sa logique, la pénétration et la curiosité d’un esprit toujours en éveil, sa force d’intellectuelle et sa constance à parfaire au théâtre le type moderne qu’a inventé M. Bernstein. Car je tiens pour secondaire, dans cette carrière si brillante, les autres rôles, celui de la Faisane de Chantecler, celui de la Finette qu’elle ne sut ou put marquer de son empreinte, et celui-là même qu’elle vient de créer.

Je m’aventurai du côté des coulisses de la Porte Saint-Martin, et m’engageai dans le tumulte d’un changement de décor, au milieu de machinistes, d’électriciens et de pompiers de service. Une petite vieille qui s’était faufilée sur le plateau, me prit par la manche et me dit d’une voix étouffée :

— Je vois ce que vous cherchez, c’est M’ame Simone ! Ah ! ma chère dame. Tout Paris ce soir est dans sa loge. Vous n’y sauriez entrer, il y a trop de ministres, de princes, de grands-ducs, de banquiers et de milliardaires. Sans compter la critique et ces petites curieuses qui ont la démangeaison de a voir leur idole devant sa glace et ses pots de fards. Ah ! M’ame Simone est une actrice à la mode ! Toujours à la page ! C’est ce qu’on appelle une actrice bien parisienne !

— Dites une grande comédienne, ripostai-je aussitôt.

— Ta, ta, ta, fit la petite vieille en s’accrochant à moi, on peut être une actrice très parisienne dans le monde entier et n’être pas pour cela une grande comédienne. Depuis la mort de M’ame Réjane, il n’y a plus, en France, de grande comédienne ! Mais venez donc vous asseoir dans mon coin, il y a ici des courants d’air qui me gênent, et qui vous feraient éternuer. Je la suivis, entraînée par un je ne sais quoi de familier, une certaine effusion, qui rendaient encore agréable ce visage passé fleur. Elle glissait entre les portants ; nous traversâmes la scène derrière le rideau de fer ; elle manqua de trébucher, mais une fois dans son coin ne bougea plus, ni moi non plus, et du ton que prennent les gens de théâtre pour parler à la cantonnade, la petite vieille me tint à peu près ce langage :

— Vous pensez bien que je la connais, M’ame Simone ! Depuis ses débuts, aux temps de la grande exposition, je la suis partout. Elle ne peut faire un pas, dire un mot en scène que je ne sois là ! Eh bien, ma chère dame, voulez-vous que je vous dise ce qui a manqué à M’ame Simone pour être la grande comédienne, c’est de n’avoir jamais connu la nécessité !… Parfaitement ! J’ai l’honneur de vous le dire ! Elle a été comme les princes ; quand elle s’est donné la peine de naître, elle avait du foin plein ses bottes ! C’est jeune et ça ne sait pas ! Comment est-ce qu’elle aurait pu savoir, pauvrette. On l’envoyait à l’école avec les plus huppées ! Elle préparait son bachot dans les livres, comme les jeunes demoiselles qui se tortillent sur les bancs. En ce temps-là, elle commandait partout… C’est encore la même chose !… M’sieu Le Bargy l’a bien vu quand elle lui faisait répéter les Chevaliers de Colomb à la Comédie-Française. C’était un bien curieux spectacle, ma petite dame : on ne voit pas tous les jours donner au premier mari un rôle dans la pièce du troisième… Au théâtre, faut s’attendre à tout… Mieux vaut ça que « la panne » avec un autre acteur, n’est-ce pas ?

« Ah ! si seulement elle avait goûté en sa jeunesse à la vache enragée, si elle avait pâti, c’est pas seulement le métier qui lui serait rentré dans le corps, c’est elle qui aurait découvert dans la souffrance ce que c’est qu’une femme ! Il faut avoir eu faim et soif, reniflé le ventre creux, l’odeur de la cuisine, il faut avoir pleuré, à vingt ans, l’homme qui vous a volé vot’cœur et le reste, pour connaître la vie…

« La vie ça ne s’apprend pas dans les livres. Un beau rôle, c’est comme un enfant. Ça vient dans la douleur… Je ne sais pas si vous saisissez ce que je veux dire, fit la vieille dont la voix chevrotait d’émotion ? La comédienne est une illusionniste. Il y a celle qui simule les sentiments qu’elle n’éprouve pas ; il y a celle qui imite, parce qu’elle a regardé les autres, ou qu’elle se souvient de ce qui lui est arrivé ; car voyez-vous, not’maître au théâtre, c’est encore et c’est toujours la nature !… Et puis, il y a finalement celle qui trouve ! Ah ! celle qui trouve, c’est la graine des vraies, des grandes comédiennes, car celle-là est si humaine qu’elle vous remue jusque dans les tripes quand elle crie son mal ou qu’elle brâme son désir. Ma petite dame, c’est pas dans les livres qu’on trouve ça ; une actrice savante, c’est un feu qui tue l’autre ! Bourrer le crâne d’une comédienne, quelle erreur ! Aux innocentes les mains pleines ! Moins elles savent de philosophie, de littérature et de mathématiques, mieux ça vaut. Tenez, M’ame Rachel que j’ai connue, la grande M’ame Rachel qui a sa statue aux Français, elle ne savait rien, mais elle comprenait tout ! M’ame Agar aussi, qui fut malchanceuse, et M’ame Réjane donc qui disait : “Je ne sais rien, je devine !” Tout est là, vous comprenez. »

— Je comprends que pour vous la grande comédienne est celle qui a le plus d’intuition.

— Vous l’avez dit, en termes savants ! Aussi M’ame Simone qui sait tout, en saurait davantage si elle en savait moins, parce qu’elle a un cerveau qui veut tout chercher. Comme c’est une femme supérieure dans son intelligence, quand elle crée un rôle, elle en met, elle en met, que c’est une fatigue ! Tenez dans Judith, ah, le public criait grâce…

« Je sais bien que c’est par excès de conscience, que c’est parce qu’elle raisonne trop, que pas un détail n’est oublié. C’est une cérébrale, quoi ! Son feu s’allume dans le cerveau, il y a des femmes où il s’allume dans le cœur, et d’autres où il s’allume plus bas…

« Tenez, tout à l’heure, on parlait de Judith. Quel rôle pour une actrice qui est de taille. Qu’elle était belle. M’ame Simone, avec sa tête de juive et ses voiles de nonne, quand elle courait sur la scène comme une possédée. L’avez-vous vue se tordre, rouler son front dans la poussière ! Ah ! que ses traits alors me parurent magnifiques dans ce transport de rage et de désir ! Elle était bien partie, mais voilà, elle n’a pu monter jusqu’au bout, parce que le lyrisme, c’est un buisson ardent qui s’allume là où je vous ai dit… Comment elle tient son public ? Je vous crois, M’ame Simone le secoue, son public, elle entend les gens qui disent, comme dans le Voleur, le Secret, le Détour.

— « Nom d’un nom quelle femme ! Quels nerfs, quelle force, quelle passion ! Il n’y a qu’elle pour jouer ça ! »

Nul ne dira :

« Quel amour, quel charme. Hélas ! ne peut-elle nous tirer des larmes… »

« Oui, le charme lui manque ; son jeu est sec et violent parce que c’est son esprit et non son cœur qui la mène. Vous me direz ce qu’est le rôle qui est comme ça, et que les femmes d’à présent n’ont que des sens et pas de cœur ; qu’elles ne vivent que pour le plaisir et l’argent… »

— C’est là une conception de M. Bernstein ! Toutes les femmes ne sont pas de la même farine, dis-je à ma voisine.

— « Ah ! que j’aime vous l’entendre dire, répliqua la petite vieille, me serrant les mains avec force. Une femme qui n’est pas une amoureuse ne vaut pas tripette ! Et je voudrais bien que M’ame Simone qui dit : « Je suis faite pour l’amour et non pour l’amitié », nous montrât une bonne fois au théâtre qu’elle n’est qu’une amoureuse. Cette fois-là la verge d’Aaron se couvrirait de fleurs !… Je lis sur vos lèvres que s’étant mariée trois fois, à M. Le Bargy, à M. Casimir-Périer, à M. Porché, la preuve est faite que c’est une amoureuse ? Ma bonne, je vous dirai que dans sa vie c’est peut-être une vocation que le mariage, mais qu’au théâtre, cette vocation ne signifie rien. Bien plus, je la qualifierai de regrettable vocation.

« En amour, il faut la liberté ! L’amour vit d’imprévu, de fantaisie et de mystère. Le mariage, qui installe l’habitude au logis, est l’extincteur de l’amour ! Une femme au théâtre ne doit se marier que pour aller planter ses choux.

« M’ame Bartet me le disait bien : “Nous sommes des affranchies”. Pourquoi prendre le joug ? Est-ce qu’une artiste est une bourgeoise ? Alors. Tenez, M’ame Simone, au théâtre c’est une grande bourgeoise. Voilà qui explique bien des choses. Je l’aimerais mieux artiste et honnête homme, et je lui crierais :

« Demain tu seras reine de Paris ! »

« Car vous l’avez déjà compris, je le vois bien à votre air, ce qui fait la supériorité de l’artiste, c’est qu’elle est la Vierge folle. Elle l’est et doit l’être pour servir librement son art. Tant pis si, en cours de route elle s’élève, comme disait ce pauvre M. Hervieu, à la dignité de fille-mère. La vierge folle se moque bien des petites vertus, et de l’habitude et de la vigilance ; elle se fie au mystère, elle sait d’instinct, comme tout ce qu’elle sait par essence, que lorsque le bien-aimé passera, ce sera la grande illumination du cœur ! Car ne vous y trompez pas, ma chère dame, au théâtre la lampe merveilleuse, c’est notre cœur ! »

— Amen !

— « Je ne vous lâche point… Les journaux vantent l’esprit de M’ame Simone, sa culture, et ses écrits. Ils disent qu’elle a une belle maison de l’autre côté de l’eau, où elle vit seulette avec son époux et ses amis. Si j’étais d’elle, savez-vous bien ce que je ferais ?

— Dites !

— « Je ferais signe aux jeunes poètes qui se cherchent pour former une école, comme autrefois les symbolistes, comme aujourd’hui, l’école romane et leur dirais : “Vous êtes ici chez vous, puisque ma demeure est celle d’un poète. Je serai, si vous le voulez, votre muse et votre interprète. Je vous ferai connaître à tous, je vous défendrai, je vous imposerai. Vos nobles espoirs, je les soutiendrai en vous donnant confiance en vous-mêmes et en votre talent. Ensemble nous ferons cette grande chose : faire aimer une forme nouvelle de la Beauté. Ainsi fit Marguerite Moreno, muse des symbolistes, et, après elle, je servirai de toute mon âme l’Art et la Poésie.”

« Voilà ma bonne, ce que je ferais si j’étais la riche, la célèbre, la puissante M’ame Simone, qui reçoit ce soir Tout-Paris dans sa loge. Et je me réjouirais plus d’un petit bouquet de quatre sous apporté par un jeune homme inconnu, que de ce pompeux convoi de fleurs ! Car la gloire… c’est le petit bouquet de quatre sous… »

— À bon entendeur, salut, répondis-je de plus en plus surprise, car, laissant le ton familier et le vert langage, la petite vieille s’élevait en son parler, et semblait donner commandement à la Muse. Me direz-vous à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Mais… à la Poussière, à l’antique et noble Poussière d’un théâtre de Paris.

Disant cela, ma petite vieille se détacha de terre, et comme le rideau se levait, elle s’envola au vent de la scène et partit dans les frises comme un flocon de poussière.