La Chaîne des dames/Madame Séverine

G. Crès (p. 205-217).


SÉVERINE


J’aime Séverine de tout mon cœur, j’admire en elle la forme la plus généreuse, la plus noble, la plus émouvante du génie féminin.

Séverine est une grande figure de l’émancipation des femmes. Et, dans l’histoire des idées révolutionnaires, c’est une figure d’apôtre. Elle est à l’avant de la nef qui porte le communisme et sa fortune. Elle va, les yeux fixés au loin, sur une vision de poète qui lui révèle, au delà des terres saccagées par le fanatisme des sectaires, une sorte de terre promise où régnera l’idéal de toute sa vie : concorde entre les peuples, paix entre les classes, justice entre les hommes et pitié pour les faibles.

J’entends rire derrière moi le grincheux :

— Arrêtez ! En voilà une chimère ! Il faut rêver tout éveillé pour annoncer aux hommes une félicité pareille avec l’avènement d’un régime aussi barbare que le bolchevisme ! Votre nef m’a l’air de voguer vers le pot-au-noir !

— Ai-je dit que je défendrai les idées politiques de Séverine ?… Si chimère il y a, à croire que la machine ronde connaîtra par le bolchevisme des temps nouveaux, reconnaissez que cette âme brûlante d’amour purifie la réalité et ennoblit l’erreur ! Cette même âme a déjà fait des siennes, dans le temps, car c’est l’âme d’une sainte Thérèse qui habite Séverine, et si la grande sainte d’Avila a consacré son génie et sa vie à combattre pour le règne de Dieu, convenez que Séverine, depuis qu’elle vit et respire, a combattu par la plume et la parole, avec quelle ardeur inlassable et quelle foi, pour le règne du prolétaire !

— Cela est vrai ; mais moi, vous savez, dit-il, je reste incrédule !

Quel âge Séverine pouvait-elle avoir quand elle se jeta dans la mêlée ? Un peu plus de quinze ans, puisque ses biographes disent qu’elle est née en 1855.

La République venait de naître au milieu des douleurs de la défaite et des serments de ses défenseurs. Ceux qui l’avaient proclamée se trouvaient réunis dans une petite cour de la rue Louis-le-Grand. Parmi eux se trouvent un exilé à barbe blanche, au front large et puissant, au regard de prophète ; son nom était déjà gravé sur l’airain. À quelques pas attendait une jeune fille, timide et frémissante. Le vieillard l’aperçut.

— Il faut que j’embrasse la République, s’écria Victor Hugo, et il embrassa Séverine.

Car c’était elle, avec ses beaux cheveux roux qui lui faisaient une auréole de feu, ses yeux angéliques, sa bouche vermeille, gonflée de désirs tendres et violents.

Cinquante années s’écoulent. C’est encore une fois la guerre. Voici la foule assemblée autour d’un tombeau, sur une colline qui domine Paris. Des ministres lisent leurs discours ! Autant en emporte le vent. Nul ne les écoute, chacun songe :

— Est-ce là tout ce qu’un Rodin mérite ? Qui donc lui donnera l’adieu du cœur ?

Et de la foule en deuil qui entoure la fosse creusée au pied du Penseur, une femme sort timidement. Elle est vêtue de noir, elle a de grands yeux bleus et ses cheveux blancs lui font une auréole de marbre. Ses traits expriment une si profonde douleur que l’on reste saisi, comme si c’était la douleur de la France qui s’avançait vers le grand mort, et quand elle s’arrêta, elle parut à tous une figure digne d’orner un pareil tombeau.

Portrait de Séverine par André Favory
Portrait de Séverine par André Favory

Ses mains nues, rapprochées de son cœur, abritaient une flamme mystérieuse qui, tout à coup, s’envola : Elle parla ! Sa parole courut comme une flamme de passion sur nous tous. Quel prodige ! Cette foule remuante est suspendue à ses lèvres. Avec une éloquence sublime elle dit ce que fut Rodin et quelle œuvre il laisse derrière lui. Emportée par son inspiration, elle s’élève et plane, opposant, en une image admirable, cette jeunesse immortalisée dans le marbre et la jeunesse décimée par la guerre. Ce qu’elle dit est si touchant et si beau que des applaudissements éclatent de toutes parts.

Un soldat, pensif, appuyé sur son fusil comme sur une houlette, demande à son voisin :

Quelle est cette femme ?

— C’est Séverine !

Il soupire :

— Voilà un nom que je n’oublierai jamais !

Nul, ami ou ennemi, ne peut oublier Séverine, qui l’a entendue parler. C’est l’éloquence même, c’est la grande inspirée. Un dieu l’habite à l’instant où, timide et grave, elle affronte la foule, que ce soit aux funérailles de Rodin, devant l’ombre de miss Cavell, au Trocadéro, dans les meetings populaires. Sa voix harmonieuse soulève ou dompte la foule, elle charme les lettrés, elle arrache des larmes aux cœurs les plus farouches.

L’éloquence de Séverine est un enchantement qui se renouvelle chaque fois qu’on a le bonheur de l’entendre, ses pensées prennent la forme d’images qui sont des trouvailles ravissantes ou terribles, et s’expriment en une langue claire et forte, qui fait du mot un trait lancé par la main sûre d’un archer.

C’est entre ces deux visions que je vois se dérouler dans le tumulte de la bataille quotidienne la vie de Séverine.

Jules Vallès lui révéla sa force et lui traça son chemin. Aujourd’hui, comme au temps où elle collaborait avec lui au Cri du Peuple, Séverine est sa disciple. Disciple qui sut rester femme par sa sensibilité frémissante, sa douceur et son charme, son exaltation, son emportement et sa pitié. Quand elle plaide une cause, devant l’opinion ou les juges, elle n’a rien d’une procédurière, elle plaide ingénument étant poète :

C’est être innocent que d’être malheureux.

Mais elle appuie sa thèse sur d’autres arguments, qui lui sont fournis par sa culture et sa raison. Et, courageusement, elle va jusqu’au bout de sa défense, comme elle va jusqu’au bout dans sa recherche de la vérité.

L’inquiétude de la vérité est un tourment qu’on retrouve dans toute son œuvre : Pages rouges, Pages mystiques, Notes d’une frondeuse, En marche. Séverine sait bien, comme l’a dit notre bon maître Anatole France, que la vérité n’est pas une, mais multiple. Quand elle croit tenir une de ces vérités, qu’elle rencontra parmi les humbles, parmi les travailleurs qu’elle défend envers et contre tous, Séverine la prend par la main et se ferait tuer plutôt que de lâcher prise. Au fond, son rêve n’était-il pas de mourir sur la barricade pour la défense de ses idées ? Certes, tel eût été son destin, si la révolution eût éclaté et une contre-révolution ne l’eût point épargnée non plus ; elle serait allée rejoindre Mme Rolland à la guillotine. C’est là une belle mort pour un apôtre et une femme d’action qui a donné l’exemple du courage et crié sa colère, sa haine, son mépris, sa foi au milieu de tous les conflits politiques qui ont agité notre pays.

D’instinct, Séverine est dans l’opposition, par ses idées et par son amour du combat, mais elle ne s’est battue que pour sauver ceux qui étaient en danger, pour réhabiliter ceux qui étaient des martyrs.

Ai-je besoin de rappeler ici, où la cause des Arméniens est défendue avec tant d’énergie et d’éloquence, que Séverine fut la première à démasquer l’hypocrisie des Turcs et à dire la vérité sur les massacres sauvages de la nation arménienne.

Partout où l’injustice accomplit son œuvre maudite, où le malheur pousse la porte d’un foyer, Séverine paraît comme un paladin.

Le moindre risque que court une femme qui vole au secours des malheureux, ou, ayant reçu le don des larmes, sait faire couler les nôtres, c’est d’être ridiculisée, chansonnée, calomniée, c’est de recevoir une couronne d’épines, avec l’éponge trempée dans le fiel, et c’est aussi d’avoir la douleur de s’être trompée, en n’écoutant que son cœur.

Mais qui est infaillible ? L’obstacle l’encourage — quelle devise ! — elle ne recule devant rien. Jadis, elle étonna ses lecteurs en allant demander au pape une interview qui lui fut accordée, et, par la plume de Séverine, Léon XIII se prononça contre l’antisémitisme. Une autre fois, elle descendit dans une mine entre deux explosions du grisou, pour dépeindre la vie d’un peuple dans les entrailles de la terre, et verser un peu d’or, obtenu par pitié, aux veuves et aux orphelins.

— Ouais, dit l’autre, elle a bien défendu Dreyfus et fut carrément pacifiste pendant la guerre, mais Boulanger ? Comment expliquez-vous des sympathies si contraires ? Quand on est Séverine, on n’aime pas un militaire, ni un militaire comme celui-là !

— Oubliez-vous donc qu’elle faisait de l’opposition, que, étant Parisienne, elle allait avec les princes contre le cardinal, c’est-à-dire le gouvernement ? Et puis, et puis… Séverine est femme, parbleu, elle a eu le béguin, en tout bien tout honneur. Ce qui est chic, c’est de ne pas l’avoir renié, « son militaire » !

J’ai le bonheur d’être l’amie de Séverine depuis le jour où, sans me connaître, elle éleva la voix pour défendre mon livre, violemment attaqué.

Je l’ai vue, depuis, travailler sans repos, au milieu des pires épreuves, sans jamais se plaindre, accomplissant avec une grâce souriante, qui cachait sa souffrance, la mission de bonté et de charité qu’elle s’est donnée à elle-même. Rien, dans la vie, ne lui a été épargné. Séverine est, avec Sarah, une figure célèbre dans le monde entier. Elle a connu la gloire, et sa rançon. Lorsque Marie Lenéru mit à la scène sa pâle Triomphatrice, je pensai :

« Comme la réalité est plus belle, plus riche en douleurs, plus variée en accents, et mille fois plus dramatique que cette abstraction ! La Triomphatrice devrait être Séverine. »

J’appelle de tout mon cœur le livre qui vaudra les Confessions.

Un jour que, dans sa solitude de Pierrefonds, où elle vit, comme une paysanne, au milieu de ses bêtes, cultivant son jardin, défrichant son bois, à l’orée d’une forêt, entourée d’affections fidèles, Séverine me dit, en me montrant les journaux innombrables qui enferment son œuvre :

— Qu’est-ce qui restera de tout ça ?

— Vous !

Car c’est elle qu’on cherche dans ses articles, selon sa conscience ou son goût littéraire. Libre à ses lecteurs de préférer en elle l’apôtre révolutionnaire, l’amie de la paix, ou Séverine critique, conteuse, poète, ou bien encore Séverine amie des bêtes et des champs, Séverine gamin de Paris, Séverine tragique Piéta, dont le regard lourd de douleur et de reproche exprimait l’agonie des mères et des femmes pendant la guerre.

Et moi qui l’aime, je m’émerveille qu’elle ait fait tant de choses violentes et douces à la fois, ce qu’elle offre en sa verte vieillesse, une grâce nouvelle, qui est la modestie chrétienne.

Voulez-vous que je vous dise ma pensée tout entière : Séverine à Pierrefonds me fait penser à Tolstoï en sa retraite ! Après lui, et comme lui, elle entre vivante dans une sorte de légende dorée où le Russe garde sa rudesse d’Evangéliste, où la Française fait fleurir la grâce et la douceur de la Pitié.