La Chaîne des dames/Madame Rachilde
RACHILDE
— Il n’y a plus de magiciennes ! Adieu, Circé ! Adieu, Médée !
— Salut, Rachilde !
— Rachilde magicienne ? Allons donc…
— Et de quel nom voulez-vous nommer celle qui éclaire les ténèbres des âmes, celle qui épouvante les uns par son audace et ravit les autres par les sortilèges de son talent ? Avez-vous lu les Hors-nature, l’Heure sexuelle, la Tour d’amour, la Souris japonaise, le Grand Saigneur ? Est-il quelque écrivain qui puisse peindre avec autant de franchise et d’originalité les combats de l’homme contre la luxure, les révoltes de sa chair contre une chasteté volontaire ; déchaîner ses curiosités inquiétantes, émouvoir sa sensualité et le rouler vers la folie et la mort après qu’il a satisfait la perversité de ses instincts ?
Cette humanité-là, qui sort armée et casquée du cerveau de Rachilde, est une humanité de combat qui ne ressemble point à celle que M. Joseph Prudhomme défend les armes à la main ou cajole dans ses rêves d’amour ! Joseph ! Joseph ! tu te récries, tu te voiles la face, tu recules d’horreur devant les ébats de ces amants singuliers et, le doigt tendu vers le livre coupable, tu cries à la face du monde :
— Cela est digne du marquis de Sade !
— Joseph, tu te trompes. L’humanité que crée cette magicienne des lettres est simplement romantique ; cette perversité qui te donne la chair de poule est moins un acte de foi qu’un acte de protestation, car Rachilde a le mépris de l’humanité. Celle qui vit, palpite et souffre dans ses ouvrages se dévoile avec horreur mais non avec impudeur, car elle n’est vulgaire ni dans ses actes ni dans ses sentiments. Elle exige de la vie tout son prix et, pour cela, court vers les excès qui décuplent son plaisir, brave le danger, accepte la mort, pourvu qu’elle arrive à ses fins, c’est-à-dire à l’assouvissement de ses instincts, à la possession de l’être qu’elle désire avec frénésie.
Cette humanité baroque et farouche se délecte dans la cruauté, s’enivre dans la perversion, goûte un plaisir démoniaque dans le triomphe des vices ou dans la défaite, qui accroît sa volupté !
Humanité de malades, de monstres, de hors nature, qui fait songer à l’enfer, comme dit Moréno, mais n’est pas sans grandeur ni sans martyrs. Dans ces combats d’amour, qui sont aussi féroces que les combats de bêtes, le courage chevaleresque, le courage qui méprise le châtiment, donne au bourreau de la grandeur, voire de la sympathie, et la soumission angélique à la volonté du terrible dominateur rend inoubliables les victimes de ces tragiques aventures.
Il y a, dans cette humanité exceptionnelle, du réel et de l’artificiel. C’est la part d’artifice qui en fait la grâce et l’enchantement.
Les héros singuliers de Rachilde me font penser aux amants qui s’en iraient au sabbat un soir de clair de lune, lorsque la lande est enveloppée de cette brume d’argent qui flotte dans les rêves de Skakespeare. Cette lande exhale une odeur d’amour et de mort. Le Malin est là qui attend ses fidèles.
Viennent pour danser dames tristes et belles, de cœur pur, mais folles de leur corps : Princesses des ténèbres, Jongleuse, fantômes de la Tour d’amour, fiancée du Grand Saigneur, petite épouse de l’Hôtel du Grand Veneur, fillette du Printemps.
Et rencontrent amants sournois et cruels, compagnons du taciturne Hamlet ou du divin Marquis, camarades d’Hernani, rêveurs magnifiques que troublent, en leur esprit et en leur chair, les désirs égarés d’Oscar Wilde, les tristesses de Beaudelaire, les visions fantasques des contes d’Edgar Poë, d’Hoffmann, de Villiers de l’Isle-Adam.
Et, par couples, dansent sur l’herbette une danse que mène Madame la Mort, tandis que le Vampire, son monocle à l’œil, cherche la gorge où il boira le sang !
— Mais c’est une danse macabre, et ces gens-là sont fous ! Ce n’est pas d’eux que l’on dira : « Plus on est de fous, plus on rit ! » L’art de votre magicienne manque de gaieté.
— Non de fantaisie ! Le grand amour n’est jamais gai, et Rachilde ne s’intéresse qu’au grand amour. Croyez-vous que l’auteur du Meneur de louves prenne la plume pour nous divertir ? Elle la prend pour nous étonner, et je donne à ce mot le sens de terreur que lui donnaient nos ancêtres. Rachilde veut avoir peur et nous faire peur : elle voit le diable partout !
Son imagination, qui fait naître le trouble et l’inquiétude, l’angoisse l’épouvante, a créé un merveilleux qui convient à notre temps, car c’est dans l’abîme des âmes qu’il faut chercher l’inconnu et le mystère.
Cet enchantement — non du Vendredi-Saint, mais du Sabbat — aurait séduit un musicien romantique tel que Liszt ou Chopin. Mais quel peintre ne goûterait la beauté hallucinante de la Vérité au fond du puits, vérité semblable à la plus terrible des sorcières, et quel poète ne serait ravi de la préface consacrée à Narcisse (dans l’Escalier de velours, d’André David), où la vision du bel éphèbe amoureux d’une nymphe fait penser aux cartons de Raphaël, pour Psyché ?
— Mais votre magicienne, que vous mettez sur la cime des orages, d’où vient-elle ?

— Elle sort d’une famille de soldats. Elle est née à la fin du second Empire, et fut élevée au bruit des rumeurs guerrières, des sonneries de cavalerie, des sabres traînant sur les pavés de Metz. Elle eut sous les yeux les exemples du stoïcisme militaire, et toute sa vie elle a ressenti les effets de la dure maxime qu’on lui enseigna en bas âge : « Souffre et abstiens-toi ».
Parce que ses menottes d’enfant lâchaient la poupée, pour jouer avec le sabre et la dragonne, on en conclut qu’il y aurait courage de garçon en cette âme de petite fille, qui avait en soi gouttes de sang royal, et, dans l’apanage des ancêtres, royaume en Terre-Sainte !
À peine avait-elle figure de demoiselle : visage blanc comme neige, chevelure couleur de nuit, œil couleur de jade, et, dans la colère, couleur du rayon vert qui jaillit du soleil à l’ instant que l’astre sombre dans les flots ; bouche mince, qui rit, raille et mord, petites dents de chatte cruelle, profil merveilleux, taille droite comme lance au poing du cavalier, à peine donc était-elle en la perfection de sa jeunesse qu’il fallut quitter le régiment.
Le père, « l’oreille fendue », s’en alla cacher sa douleur et sa rage dans sa maison du Périgord. Il emmenait avec lui, en ces lieux sauvages, l’épouse ravissante mais lunatique, et cette fillette grave, silencieuse, volontaire, qui attendait le prince charmant.
Ce fut l’Ennui qui vint, accompagné du Souci et de la Peine. Cela nous est conté admirablement dans les Rajeac, le chef-d’œuvre de Rachilde. Un jour qu’on lui avait ravi sa couleuvre, son chat, ses poussins et sa chouette, pour les jeter à l’eau, elle courut se noyer. Las ! Mais son père la sauva, et, peu de temps après qu’elle errait en grande mélancolie, elle vit poindre un inconnu merveilleusement beau. Il avait pour vesture une draperie qui s’agitait au vent, ses talons avaient de petites ailes ainsi que son chapeau. À la main, l’étranger tenait une baguette de laurier, qui portait une couleuvre à l’entour.
Il salua et dit :
— Belle, sur l’ordre des dieux, je te viens délivrer, car il n’est pas séant qu’une fille qui reçut en présent le don du Rêve, vive ainsi que Cendrillon. Laisse là fumer le pot et renonce à cette vie ménagère. Ton devoir est d’obéir aux Muses et, par tes écrits vifs, subtils et originaux, honorer grandement les neuf sœurs ! Pour ce, il te faut quitter le pays des glands et de la châtaigne et conquérir le royaume que les Immortels te veulent octroyer !
L’ayant vue attentive à ses propos, l’Inconnu reprit avec force :
— Ce royaume est celui des âmes en folie. Tes sujets seront beaux, mâles et vigoureux. Mais ils auront tous une blessure secrète. Je lis dans ton regard, Belle, tu me demandes pourquoi il en est ainsi ? C’est le secret du destin. Console ces réprouvés, ces maudits, ces victimes de la fatalité. Prête-leur ta voix, ton esprit et ton cœur afin de les révéler. La conquête de ton royaume sera difficile, car tu devras être de glace et de feu. Tu rencontreras mille et mille obstacles, pièges, mirages et faux-semblants. Tu souffriras par les hommes, les nains, les géants, les sorcières et les vils enchanteurs. Mais tu seras la plus forte. Rachilde, si tu l’oses, ton œuvre sera belle !
Étonnée de s’entendre ainsi parler, l’enfant leva ses yeux clairs sur la face divine et dit sans broncher :
— Sur ma foi, j’oserai !… Mais qui êtes-vous, beau doux seigneur ?
L’autre leva sa baguette où la couleuvre se balançait avec grâce :
— Le Messager des Poètes et des Dieux ! J’ai nom Mercure ! Prends mon caducée afin qu’il t’aide en ta glorieuse entreprise et figure après tes noces dans ton blason de grande dame des lettres françaises !
Il dit et, sur ces paroles singulières, s’envola dans l’Empyrée, laissant sa baguette de laurier et sa couleuvre aux mains de Rachilde qui, sans plus attendre, obéit à son dieu.
De ces accordailles sont nés vingt romans et cette critique littéraire qui a tant de sel.
Cette critique du Mercure de France, Rachilde la tient avec autorité, goût et franchise. Certes, elle a souvent la dent dure, et sa sincérité paraît cruelle à qui en ressent les effets. Mais la vérité exige le courage, et le courage est une des vertus de Rachilde, qui est de taille à batailler par la plume et par le poing pour défendre ses idées.
Son combat de critique, elle le mène d’un train d’enfer contre la sottise, l’ignorance, le bluff, la médiocrité, le mauvais goût, le ridicule, la prétention, la fausse gloire, etc… Son rire éclate, si perçant qu’il fait écho. Lorsque l’obstacle à renverser est trop fort, elle allume un pétard, tout vole en éclats, et elle passe, suivie par les talents neufs, les talents des jeunes, qui, sans elle, peut-être, auraient trouvé la route barrée.
Telle est Rachilde dans sa critique littéraire : spirituelle, amusante, enthousiaste, satirique, pleine de respect et d’amour pour les lettres françaises et de haine pour qui offense la muse, telle on la retrouve dans sa conversation, aux mardis du Mercure de France.
Qui ne connaît ces réceptions de chaque semaine ignore un des plaisirs de la vie littéraire à Paris, car dans ce petit hôtel de la rue de Condé, qui fut celui de Beaumarchais, se réunissent autour d’Alfred Vallette et de Rachilde sa femme, écrivains, artistes, savants et comédiens. Être admis à ces mardis équivaut, pour les jeunes auteurs, à une consécration.
La première fois que je vis mon amie recevoir chez elle, il me sembla que, dans la conversation si vivante, si mordante et si variée, elle était le meneur du jeu. Elle portait une robe violette boutonnée sévèrement, et, sur ses cheveux d’argent, un drôle de petit bonnet qui variait suivant sa coquetterie ou son caprice, de sorte qu’à certains mardis vous aviez devant vous une Christine de Pisan, un compagnon de Dante Alighieri, voire une de ces pâles ci-devantes dont le regard, chargé de mépris, faisait hurler la populace au passage de la fatale charrette.
Le petit bonnet est mort !… Les cheveux blancs de Rachilde la coiffent d’une nuée qui adoucit la terrible lueur verte de son regard ! Oui-dà, elle est de glace et de feu, comme au temps de sa jeunesse. Tenez, regardez-la, en sa maison des champs où elle se retire pour travailler, tous les animaux lui font la cour ! Elle est heureuse : voici l’ambassade des chevaux, des chiens, des chats, des chèvres, des lapins et des pigeons, sans oublier les oiseaux, la chouette et la couleuvre. Mais qui va faire le compliment ?
Qui va le faire ? Messire rat ! Le gentil rat de Marot et de La Fontaine, qui est le favori de Rachilde. Il met, comme autrefois devant le lion, genou en terre, enlève son bonnet de la tête, et crie le plus haut qu’il peut :
— Merci à toi, Protectrice, au nom de tous les animaux que tu as sauvés du péril ! Le Dieu des souris et des rats te le rendra !
Est-il, pour finir, salut plus tendre et plus courtois ?