La Chaîne des dames/Madame Jeanne Landre
JEANNE LANDRE
Le cortège roulait comme un torrent de la place Blanche vers les boulevards, et tout Montmartre endormi retentissait d’un seul cri poussé par mille bouches prêtes à baiser et à mordre : « Échalote ! Échalote ! Échalote !… »
Mlle Échalote elle-même, débraillée comme une rombière, jambes de-ci, jambes de-là, se laissait emporter vers Paris, à cheval sur les épaules du Petit Vieux bien rigolo. Ses amants, ses amis étaient tous là, les Embêtés du dimanche, les clients du Cocarasse et du Moulin de la Galette, les habitués du Lapin Agile, qui pinçaient la guitare du père Frédéric, et, perdus dans le remous des mâles, les éphèbes de l’Adoni’s bar et les moukères du Frelon. Ils avançaient en rangs pressés, cossus comme des bourgeois et le chapeau sur l’oreille, la canne au bras ; quelques-uns portaient la chemise molle des noctambules égarés sur l’extrême pointe de la Butte, mais la plupart portaient casquettes et sandales et, sans laisser choir le mégot collé au coin de la lèvre, répétaient avec Échalote, souveraine de Montmartre, poule qui affolait tous ces coqs par sa jeunesse, son piment, son rire et son museau de petite vicieuse :
Tout ça n’vaut pas l’amour,
La belle amour
La vraie amour
L’amour d’une bergère
Qu’a su l’étagère
Deux pomm’s fait’s au tour.
Vivante cellule de Montmartre, la dame d’amour entraînait derrière elle à la conquête des boulevards cette bohème de la Butte, dont une femme, une seule, a sondé le cœur et les reins. En avant, sur sa bicyclette, tel un jeune puceau courant vers sa destinée de porte-bonheur, Bob, le chasseur du Royal, le polo de travers, la jugulaire serrée sous sa jolie petite gueugueule, la veste aux cent boutons ouverte sur sa chair en fleur, entraînait Bobette, sa frangine, qui, le panier de blanchisseuse au bras, s’en allait offrir aux poules de luxe les fraîches liquettes savonnées à Montmartre. Autour des deux Enfants perdus, galopaient tous les loupiots, mômes et lardons sortis de l’impasse de Guelma et de la rue Lepic, suivis des Margot, des Titine et autres raccrocheuses du boulevard de Clichy, qu’escortaient en rangs pressés les clients de la Kasbah, du Colimaçon, de l’Abbaye. Puis venait dans cette foule étrange Juliette, l’ingénue de province, l’élève de Mme Poche, costumée par sa mère en cantinière de cavalerie légère, grâce au vieux dolman du capitaine Choudasse, qui escortait sa nièce en compagnie de Napoléon, la fidèle ordonnance, manches retroussées et les bras couverts encore d’écume de savon. À côté de ces braves gens, venait la petite curieuse et son amant, Geneviève, accrochée à Marcel allant où va l’Amour… jusqu’au fond des fourrés nocturnes, où nymphes et satyres des fortifs s’abattent sous les regards excités des passants. Puis venait Ludo, le Débardeur lettré, avec son harem de petites femmes, affolées de sensations nouvelles, et les filleuls et leurs Marraines qui brûlaient d’envie de renouveler leurs embrassements, et puis l’obscur philosophe de Loin des balles, goûtant, moyennant bon prix, l’illusion d’être jeune et fort, et les Aviateurs, ces don Juans de la guerre, et, derrière ce peuple en rut, dévalant de tous les établissements de Montmartre, les peintres de la Butte, riant, chantant, hurlant, faisant mine de faire la barbe à tous les passants ! Fermant ce cortège, qui emplissait l’avenue et fendait l’air nocturne comme un troupeau de fantômes, un être inouï, un monstre, le galurin sur le nez, le corsage crevant sous la poussée des tétons, la gueule pleine de sanglots, courant, trébuchant et à genoux, sur les pavés, la face en larmes, les mains tendues vers l’homme si beau qui fuyait emportant sa misérable bourse, la Gargouille, la terrifiante et magnifique Gargouille, bramait.
Au tournant de la rue Blanche, ce fantastique cortège s’évanouit. Il ne restait sur la place, qu’éclairaient les lumineuses enseignes, qu’une femme maigre et sèche, serrée dans un mantelet démodé, une fleur de giroflée se balançait au sommet de son antique capote.
— Savez-vous, mesdames, dit-elle, apostrophant deux personnes qui traversaient la place, ce que vous venez de voir ?… C’est le Triomphe de Jeanne Landre. Ah ! Je suis bien renseignée, car moi qui vous parle, je suis Mme Poche, vous savez bien, l’éducatrice dont Jeanne Landre a fait le portrait. Elle est l’auteur de mes jours, puisque je suis sortie de pied en cap de son cerveau ; mais vu mon âge, je puis vous parler d’elle comme si elle était ma propre fille.
« N’est-ce pas, mesdames, tout ce que vous venez de voir en plein Paris, avant le petit jour, c’est un rêve, mais quel rêve surprenant et glorieux. Ma fille a donné la vie à toute cette bohème que le monde entier nous envie ; la terre entière connaît Échalote et ses folles aventures. Qui l’eût dit, qui l’eût cru, qu’un jour viendrait où cette petite, qui fut élevée à la Légion d’honneur, oui, mesdames, et porta le ruban nacarat-liseré, n’aurait de goût qu’à peindre les gens de Montmartre, et le ferait avec tant de talent. Quand elle était jeune fille, elle se mettait à la fenêtre pour mieux voir la vie du quartier, elle flânait devant les petites voitures pour entendre parler les commères, elle ne décollait pas de chez la crémière, de chez la charcutière, quand les galopins venaient acheter le quart de brie ou de saucisson. Déjà, elle se mettait des idées en tête, elle répétait leurs mots, elle faisait leurs grimaces, elle voulait savoir l’histoire de leurs mères. Et quelles mères ! Ah ! mesdames, est-ce bien la peine de donner une éducation modèle à sa jeune fille, la voir toucher du piano, prendre ses brevets, tenir son ménage pour se fourrer dans la caboche de ne peindre que le vice qui court les rues et les bars… Elle les trouvait drôles, qu’elle me disait, ces gens qui sont passés là ; pour les bourgeois, assurément, elle s’asseyait dessus. Mais regarder de tous ses yeux dans l’aquarium pour voir ceux qui barbotent, rien que d’y penser, ça me tourne les sangs. J’avais beau lui faire la morale et lui dire : « Ma fille, si tu veux coucher par écrit des histoires, raconte la vie de ton père, de ta mère, voilà un bel exemple. Sois le peintre de la société bien pensante, qui est la matrice sacrée et féconde du peuple français. Montre nos vertus ! » Va te faire fiche ! Elle courait derrière les monstres comme cette pauvre mère France, et elle s’est dessalée à voir et à entendre ces misérables femelles, honte de notre quartier, qui lui plaisaient autant que les meilleures créatures du bon Dieu. Notre Jeanne a fait un peu d’enseignement, un peu de théâtre aussi, jusqu’au Canada ; puis elle a tout balancé, elle voulait vivre avec les artistes, parce que s’ils sont quelquefois bien tristes, ils sont souvent rigolos. Alors, elle s’est mise à écrire ; ce qu’elle faisait n’était pas parfumé à l’eau de rose, nom d’un nom ! y avait de la poudre, du salpêtre, du vitriol, et ça mordait, ça mordait. Les gensriaient qui lisaient ses petits papiers de la Fronde, et puis du Journal, où parut Échalote… Son premier livre, Échalote ? Non pas. Elle a bien mis dix ans avant que le public retienne son nom : Jeanne Landre ; dix années qu’elle a su ce que c’était que la vache enragée, et la poisse, et la cerise, et puis, elle a sorti la Gargouille.
« Dans l’échelle des valeurs, moi, Mme Poche, qui sais la différence entre le bon et le mieux, je puis bien déclarer tout haut, et je ne crains personne pour me dire que je me trompe, la Gargouille c’est le chef-d’œuvre de Jeanne Landre. J’ai pleuré en lisant cette histoire-là, moi qui n’ai pas la larme facile, et qui ne fréquente pas chez les miséreux. Eh bien, quand je touche ce livre-là, le roi n’est pas mon cousin. Bien sûr Échalote est plus plaisante, Bob et Bobette plus rigolo, à preuve que des romanciers comme MM. Marc-Orlan, Salmon, Carco, ont écrit des autres histoires avec cette vilaine graine de bois de lit ; Puis il mourut est triste à fendre l’âme, ah ! qu’elle a dû avoir du chagrin la petite en écrivant ce livre-là, mais elle n’a pas fait ses confidences à M’ame Poche, car vous savez, mesdames, faut pas croire qu’elle écrit comme beaucoup de femmes seulement les histoires qui lui sont arrivées. Ah ! mais non, elle regarde n’est-ce pas, et puis elle pense, et puis elle écrit. M’sieur Balzac faisait kif-kif. Et puis ces livres-là c’est souvent de la satire, à preuve Où va l’amour, un livre que moi qui suis vieille et qui ai vu bien des choses dans ma vie, je ne puis le lire qu’en rougissant. Dire qu’il se passe dans Montmartre des histoires comme celle-là, c’est à désespérer de la vertu.
« Mais je vous garderais là jusqu’au matin à vous raconter tout ce qu’elle a publié depuis plus de vingt ans, dans les journaux où l’on aime sa fantaisie, son réalisme (comme ils disent) et qui n’est que sa vision d’écrivain. Pour moi, je reste stupide à la pensée que j’ai couvé un œuf pareil, et je me demande à quoi le Seigneur pensait quand il m’a donné à moi la vraie, l’honnête, la pudique bourgeoise française une fille qui met tout son esprit à créer de la racaille, des apaches, des merlans et des filles. Le vice, le vice, mais y a autre chose sur la terre. Tenez, il n’y a qu’une personne que j’aimerais rencontrer, c’est sa Raymonde Brives, l’amie de la Gargouille, une brave femme, celle-là, et volontiers je lui serrerais la main !
— Topez-là, Mme Poche, fit l’une des deux passantes que la Parfaite Éducatrice avait apostrophées sur la place. C’est moi Raymonde Brives, enchantée de vous rencontrer et de saluer en vous la mère spirituelle de Jeanne Landre. Consolez-vous de ne pas voir en elle une future académicienne. Elle vivra toujours en marge de la littérature officielle. Elle aime la pègre à cause de sa sincérité, de sa fantaisie, de sa drôlerie, de son esprit, de sa misère, de sa résignation, de sa force, et de sa colère. En cela elle est dans la tradition des poètes et des romanciers qui furent autrefois les Libertins et les Grotesques.
« Vous vous demandez qui a fécondé cet œuf dans votre couvée mais, chère madame Poche, c’est le coq gaulois ! Jeanne Landre est une Gauloise, c’est une Gauloise qui a des lettres et s’en souvient, c’est une Gauloise qui a un œil de peintre et s’en sert. Tenez, quand elle a peint la Gargouille, elle a peint un Degas ; quand elle a fait Échalote, elle s’est souvenue de Gavarni ; quand elle a écrit votre vie si médiocre et si divertissante elle a retrouvé la veine de Paul de Kock. Ses contemporains la placent au premier rang parmi les auteurs gais. Quelle folie ! Elle écrit sur une trame de douleur et de tragique humanité. Voulez-vous que je vous le dise, ô mère pudibonde et offusquée, de qui elle est la sœur votre Jeanne Landre, sœur par l’inspiration, par l’émotion, par la franchise et l’audace et le cynisme, sœur par le choix de ses sujets et la force des types qu’elle a créés, eh bien ! M’ame Poche, c’est du roi de la Pègre, c’est de Villon que Jeanne Landre est la sœur. »