C. Darveau (p. 16-24).
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II


L’airain des vieux clochers avait sonné six heures ;
Et déjà les remparts, les arbres, les demeures,
Comme dans un manteau, se drapaient dans la nuit.
Je sortis. Il neigeait, et la neige avec bruit
Tourbillonnait dans l’air et fouettait les fenêtres.
En marchant je songeais à tous ces pauvres êtres
Qui grelottent, serrés contre un foyer sans feu,
Et que semble oublier la charité de Dieu.

Je marchais à grands pas comme c’est ma coutume.
De loin, à la clarté du fanal qui s’allume,
Je vois, dans le brouillard, un jeune couple heureux
S’avancer en riant sur le trottoir poudreux.
Au bras du cavalier, comme une vigne au chêne,
La femme est suspendue ; et ses cheveux d’ébène,
D’un turban de velours s’échappant à demi,
Effleurent, parfumés, les lèvres de l’ami.
Deux jeunes amoureux ont cent choses à dire ;
Bien gaiement ils causaient ; et leurs éclats de rire

Comme les blancs flocons s’éparpillaient au vent.
Je souffrais, leur bonheur me parut insolent.
Pourtant ne faut-il pas que la jeunesse chante ?
Le monde est ainsi fait : Près d’une âme méchante
Une âme pure exhale un parfum de vertu ;
Près d’un riche superbe un pauvre est demi-nu :
Un bouton s’ouvre encor près d’une fleur qui tombe,
Et le berceau sourit à côté de la tombe !

En songeant à ces faits qui troublent la raison,
J’arrivai sur le seuil d’une haute maison.

— C’est bien ici ! me dis-je.

— C’est bien ici ! me dis-je. Alors, dans les ténèbres,
Le marteau me parut frapper des coups funèbres.
Une enfant descendit deux ou trois escaliers
Et se hâta d’ouvrir. De ses méchants souliers
Ses pieds mignons sortaient rougis par la froidure.
Ses dents claquaient bien dru. Libre, sa chevelure
Protégeait son épaule en la voilant un peu.
Elle souffrait. Hélas ! tout souffrait en ce lieu !

— Vous êtes le docteur !… Montez, monsieur, dit-elle.
Papa ne vous suit point ?

Papa ne vous suit point ? Et, tenant sa chandelle,
Afin d’éclairer mieux elle monta devant.

— Je suis le médecin, dis-tu, ma pauvre enfant ?
Tu te trompes.

Tu te trompes. — Montez quand même. Tout à l’heure
Le médecin viendra dans notre humble demeure.

— Qui donc, chère petite, est malade chez vous ?

— Ma mère, monsieur.

Ma mère, monsieur. — Ah !

Ma mère, monsieur. Alors un chant bien doux,
Un chant triste et dolent vint frapper mon oreille.

— On n’entend pas partout, dis-je, une voix pareille ;
Qui chante donc ainsi ?

Qui chante donc ainsi ? La petite pleurait.

— Mais dans cette maison, à ce qu’il me paraît,
Tout n’est pas désolé, me disais-je en moi-même.

La porte s’ouvre alors, puis une femme blême
M’apparaît aussitôt dans un méchant fauteuil.
Je m’arrête, surpris, un instant sur le seuil,
Car c’est elle qui chante. Elle se tait de suite
Et veut, dans sa frayeur, je crois, prendre la fuite,
Mais sur son siège dur elle retombe. Non,
Je ne saurais conter quel étrange rayon
Jaillit en ce moment de sa morne paupière,
Et comme elle reprit une attitude fière !
Malgré son front livide, elle était belle encor
Avec sa robe blanche, avec sa chaîne d’or
Dont les brillants anneaux flottaient sur sa poitrine.
Elle étendit vers moi sa main osseuse et fine :

— Venez-vous en ce lieu chercher de la pitié ?
Me dit-elle soudain. Au nom de l’amitié
Venez-vous demander qu’on songe à la détresse,
Qu’on ranime les cœurs qui sont dans la tristesse ?
····································································
Se couche-t-on chez vous quelquefois sans souper,
Et voit-on au chevet les spectres se grouper ?
····································································
Je vous ferai l’aumône. Aimez la Providence,
Et du bien qu’on vous donne usez avec prudence,
Car après le soleil on voit monter la nuit,

Le bonheur passe vite et la douleur le suit !
····································································
J’ai de l’or ; je suis riche — Elle montrait sa chaîne —
Mes enfants n’ont jamais, monsieur, connu la gêne,
Et, s’ils souffrent un peu, c’est de me voir souffrir. »

Bernadette pleurait. L’enfant qui vint ouvrir,
Vous le pensiez sans doute, était ma Bernadette.
La pauvre femme, alors, se relève et rejette
Sur son cou grêle et blanc ses boucles de cheveux.
Quelques enfants jouaient et se croyaient heureux.

— Venez ici, dit-elle. Et sa parole tremble.

Eux, dans une autre pièce ils se sauvent ensemble.
Marguerite, pourtant, tombant à chaque pas,
S’avance vers sa mère et tend ses petits bras.
Et sa mère la prend, sur ses genoux la couche,
La couvre de ses mains afin qu’on ne la touche,
Et se met à chanter comme pour l’endormir.
Ah ! j’aurais aimé mieux entendre alors gémir,
Dans son mortel chagrin, la pauvre malheureuse !
Cela m’eut touché moins. C’est une chose affreuse
Que de rire ou chanter à force de douleurs !
De ma main j’essuyais mes paupières en pleurs ;

Je n’avais jamais vu de détresse aussi forte.
Et j’étais là, debout, toujours près de la porte,
N’osant aller plus loin, ne pouvant pas parler
Et tenté de m’enfuir ou de m’agenouiller.
Comme moi Bernadette aussi semblait attendre.

Enfin sur l’escalier des pas se font entendre
Et Dumanoir arrive avec le médecin.
Nos mains se pressent :

Nos mains se pressent : — Jean, dis-moi dans quel dessein
Tu me cachais ainsi ta misère profonde :
Doutais-tu de mon cœur ou craignais-tu le monde ?

Il secoua la tête et ne répondit rien ;
Mais je vis dans ses yeux deux pleurs brûlants.

Mais je vis dans ses yeux deux pleurs brûlants. — Eh Bien !
Demandai-je au docteur, comment est la malade ?

Avant qu’il répondît :

Avant qu’il répondît : — Il faut que je m’évade,
Car depuis quinze jours l’on me tient en prison,

Dit la femme en délire, et cela sans raison.
Mes enfants avaient faim ; nous étions sans ressources ;
Je me suis mise alors à faire quelques courses
En mendiant du pain, en mendiant des sous,
Et tous m’ont refusée ! Alors moi, voyez-vous,
J’ai volé, quelque part, en passant, je suppose,
Un morceau de pain blanc, rien qu’un, pas autre chose,
Et voilà que de suite on m’a mise au cachot !…

Le reste se perdit dans un amer sanglot.
Les enfants, tour à tour sortis de leur cachette,
Écoutaient étonnés. D’une façon discrète
Le médecin me dit :

Le médecin me dit : — Non, je n’ai plus d’espoir.

Deux semaines après, un jeudi, vers le soir,
J’allai m’agenouiller, un peu mélancolique,
Sur les dalles de bois de l’humble basilique.
Devant le tabernacle, avec humilité,
Quelques chrétiens priaient le Dieu de charité.
Sous les vastes arceaux flottaient d’étranges ombres ;
Et, comme l’œil d’un ange, au fond des voûtes sombres
La lampe d’or veillait.

La lampe d’or veillait. Une enfant à l’air doux
À l’autel de Marie était seule à genoux.
Une grande douleur semblait remplir son âme,
Et ses yeux suppliants invoquaient Notre Dame.
Sur des tables de marbre, en face de l’autel,
Des cierges et des fleurs faisaient monter au ciel,
Les premiers, les rayons de leurs paisibles flammes,
Les secondes, l’encens de leurs chastes dictames.
Et l’enfant se leva. Je ne sais quel émoi
Paraissait l’agiter dans sa naïve foi.
Elle était, ce soir-là, toute de noir vêtue.
Son regard se suspend à la blanche statue
De la mère de Dieu pleurant près de la croix.
Elle prie ardemment et sa pieuse voix,
Comme un écho sacré du ciel est entendue.
Elle ouvre le balustre et se trouve rendue
Près des tables de marbre où brillent fleurs et feux
De nouveau vers la Vierge elle lève les yeux,
Et dépose, en tremblant sous la clarté sereine,
Près des vases de fleurs, une brillante chaîne.

En voyant Bernadette offrir sa chaîne d’or
La Mère des douleurs parut sourire encor.

Quelques jours ont passé. Près d’un feu qui pétille

Dumanoir, entouré de sa jeune famille,
Pleure silencieux. Le vent perce les toits.
Un petit mendiant, se soufflant dans les doigts,
Vient, pour l’amour de Dieu, demander l’assistance.
Dans la maison en deuil reparaît quelqu’aisance :
Bernadette a touché le Seigneur par sa foi,
Et son père, un matin, a trouvé de l’emploi.

— Donne, fit Dumanoir, donne à chaque misère !
Donne, ma Bernadette, afin qu’une autre mère,
En ces jours de malheur, ne meure pas de faim !…

L’enfant au petit pauvre apporta tout un pain.