Société générale de librairie catholique (p. 339-363).


XV

d’une idée qu’eut le fatout, et de la bonne histoire que piètre gadoche raconta au dessert


On était au dessert chez le Banian. La chère avait été bonne, le vin excellent, car Gadoche avait coutume de bien faire les choses. On avait tant mangé, tant bu aussi, que les inquiétudes étaient digérées. Rogue et Salva voyaient l’avenir couleur de rose, le docteur était gris, et Tontaine voulait aller au château de Gouville pour avaler tous les soldats d’Auvergne d’une seule bouchée.

Gadoche seul gardait une certaine tenue, comme il convient à un maître de maison qui se respecte.

Seulement il était bavard et insultait ce maraud de Cartouche, sans s’occuper de savoir si les autres l’écoutaient.

— Est-ce arrangé, tout cela, mes gaillards ? disait-il avec complaisance. L’affaire du roi à onze heures, la noce à midi ! Ce plat bélître à qui les sots font une réputation aurait-il imaginé ces plans ? Je vous dis que Louis-Dominique est un âne ; je lui vote un licou et j’en appelle à la postérité !… Écoutez encore. Le Roboam étant submergé par mes soins, nous nous sommes arrangés directement, milord et moi. J’ai droit à la somme entière. N’était-ce pas une honte que ce mannequin hollandais eût sa part du gâteau ? Vous la méritez bien mieux que lui, mes chéris, et vous serez payés royalement, je vous en donne ma parole !

Ce passage du discours obtint une chaleureuse approbation.

Rogue et Salva exprimèrent le désir de savoir à quel taux se monterait la royale récompense, espèces monnayées et ayant cours.

— Assez pour vous rendre riches à toujours, mes bien-aimés, répondit évasivement Gadoche. Parlons de moi, et ne disons plus un mot de ce coquin de Cartouche ! J’ai honte d’avoir été son collègue. Je dis avoir été, vous comprenez bien, mes petits, car, à dater de demain, je romps décidément avec notre ancien commerce. Fi donc ! à quoi bon ? Je suis deux fois millionnaire. Si Cartouche cherche une place de laquais, dites-lui qu’il aille chez d’autres : J’ai mieux que ce faquin… Me voilà donc gentleman ! Vous savez que je suis né en Angleterre, ou ailleurs ; seuls les dieux immortels ont connaissance de cet important secret. Étant né en Angleterre, j’ai droit aux plus hautes positions dans cette contrée, asile de la liberté. Le parlement m’ouvre ses portes à cause de mon éloquence. Le protestantisme n’a pas de boulevard plus ferme que moi. Mais avant cela, car nous allons trop vite, je commence par me marier…

— Encore ! s’écrièrent ceux qui pouvaient parler.

— Toujours, mes élus, mes fidèles, mes disciples ! mais cette fois pour tout de bon, à la fille d’un duc sans héritier mâle qui m’apportera quinze châteaux, une province et une demi-douzaine de titres. Pensez-vous que Cartouche enragera ? Moi, j’espère qu’il en crèvera, l’ignoble drôle ! Étant une fois duc, voici quelles sont mes intentions…

— Est-ce vrai que vous vous êtes marié une fois déjà dans ce pays-ci, patron ? demanda tout à coup Rogue.

— Non-seulement dans ce pays, mon fils, répondit Gadoche avec bonté, mais dans cette maison même, autant que mes vagues souvenirs peuvent me permettre de l’affirmer. C’est ma première aventure matrimoniale. Vous plairait-il de me l’entendre raconter ?

— Oui, oui, patron ; vous contez si bien !

— Pourriez-vous en dire autant de Cartouche ?… C’était il y a dix ans ou douze ans, l’année où je quittai le théâtre du Globe, dans Southwark, à Londres, théâtre fondé par le grand Shakespeare, dont sans doute vous avez entendu parler…

— J’ai joué le roi Lear ! dit Rogue.

— Et j’ai volé le chapeau que je porte, ajouta Salva, à une représentation des Gaies femmes de Windsor, dans Drury Lane.

— Vous voyez bien que ce Shakespeare est bon à quelque chose !… Mais je vais me mettre à l’aise, mes neveux, afin de vous parler l’anecdote, les coudes sur la table, sans gêne aucune. N’est-ce point peine perdue que de se déguiser pour les quatre murs d’une chambre fermée, où il n’y a que de dévoués compagnons comme vous ?

Ce disant, Piètre Gadoche enleva dextrement sa perruque et sa barbe. Nous devons dire qu’à force d’essuyer sa bouche après avoir bu, et son front, quand le bon vin y mettait de la rosée, Gadoche avait perdu déjà la majeure partie de cette brune peinture qui lui donnait le teint d’un cipaye.

— À la bonne heure ! s’écria Tontaine en s’éveillant à demi. Voilà le patron qui sort de sa peau de sauvage !

Gadoche le caressa du regard : le bon, le joli regard de M. Ledoux !

— C’était donc, reprit-il, en 1707 ou en 1706. Je m’appelais de mon nom Peter Gaddosh…

— Vous avez des souris ici ! dit le docteur en tendant son verre : on les entend gratter.

Gadoche prêta immédiatement l’oreille. Il avait beau dîner bien, sa prudence ne l’abandonnait jamais. Il entendit en effet un bruit faible : deux bruits plutôt, si l’on peut donner le nom de bruit au frôlement d’un insecte qui rampe derrière une tapisserie.

L’un de ces bruits venait de la porte donnant sur le corridor, l’autre de la chambre de la voisine. Ce n’était rien, en vérité. Gadoche dit :

— Nous aurons un chat.

Et il continua son histoire.

C’était l’histoire de cette pauvre voisine malade à qui appartenait la Maison-Rouge. Et certes, on ne parlait point de maladie dans l’anecdote de Piètre Gadoche ! La valétudinaire d’aujourd’hui était alors une jeune fille fraîche, rose, rieuse…

Je ne sais pas si l’aventure intéressait beaucoup nos convives : Je sais qu’elle intéressait une autre personne, qui n’avait point pris sa part du dîner. La malade de la chambre voisine avait lutté longtemps contre cette illusion entêtée que le nom de Gadoche, tout à coup prononcé auprès d’elle, avait fait naître. Elle s’était dit vingt fois, cent fois, en se retournant dans son lit, en cherchant une place froide sur l’oreiller pour son pauvre front brûlant : « Ce ne peut être lui ! oserait-il revenir ici ? combien de voix d’ailleurs se ressemblent ! Et il y a douze ans que je ne l’avais entendue ! Je perds la raison : ce ne peut être lui ! »

Malgré ce plaidoyer qui, assurément, ne manquait point de logique, la malade écoutait toujours ; elle écoutait avec la passion que le manque de logique apporte en toutes choses.

À un certain moment, elle sauta hors de son lit, maigre, chancelante, livide et grelottant ce terrible froid des fiévreux qui écrase la poitrine et fait claquer les dents comme la peur. Elle avait entendu son nom, prononcé par cette voix connue.

Non point son nom d’à présent, mais son nom de jeune fille, celui d’autrefois. Dans une histoire de fiançailles, il faut bien mentionner le nom de la fiancée. De l’autre côté de la cloison, le Banian avait dit :

— Elle était folle de moi, cette pauvre Rosette !

Et figurez-vous, c’était vrai. La malade l’avait bien aimé. L’abandon du misérable avait brisé son existence entière. C’était le misérable qui était sa fièvre, sa toux, l’angoisse de sa poitrine haletante : tout son mal et sa vieillesse prématurée ! C’était elle, Rosette, la morte, la tuée.

Aussi quelle haine !

Il y avait, nous avons dû le dire, au milieu de la cloison qui séparait les deux chambres, une porte condamnée. La malade, enveloppée dans son drap, longue et décharnée comme un fantôme, se mit à marcher vers la porte. Il y avait plus d’une année qu’elle n’avait marché ; elle ne savait plus marcher. Elle gagna la porte, cependant, en se traînant et en s’appuyant aux meubles.

Le mortel effort qu’elle faisait râlait dans sa gorge.

Arrivé près de la porte, elle se mit à décoller doucement des bandes de papier qu’elle avait mises elle même, à une autre époque, pour boucher les fentes. Un des bruits, au moins, dénoncés par le docteur Saunier et entendus par Piètre Gadoche, ne venait ni des souris qui trottinent, ni des insectes qui rampent derrière les tapisseries des vieilles maisons.

C’était, après tout, une vilaine époque, ce temps de la régence, et Polichinelle, bourreau de femmes, récitant le poëme idiot de ses fredaines, s’anime toujours. Gadoche s’échauffait. Il riait de tout son cœur en racontant la confiante tendresse de la pauvre Rosette. Dans le feu du récit, il en mettait même peut-être un peu plus qu’il ne fallait. Et vraiment, à ce récit, on s’était repris à boire. Le bruit faible du papier, qui allait se décollant, passait inaperçu au milieu de ces gaietés bachiques.

Mais l’autre bruit ? car il y avait deux bruits.

Eh bien, l’autre bruit venait de la porte d’entrée, mais il était encore plus faible, s’il se peut.

Seulement, au milieu du principal panneau de la porte, à la hauteur de l’œil d’un homme de bonne taille, un petit éclat de bois sauta.

Si petit ! le quart d’un fétu de paille !

Puis, à la place du petit éclat de bois, un point brillant parut. Un point, vous entendez, qui grossit, mais pas beaucoup, et devint le pas de vis conique d’une vrille de deux sous. Ni souris, ni insectes n’ont deux sous pour acheter une vrille.

Et souvenons-nous que Nicaise, « qui avait méfiance, » brandissait un tout petit objet métallique, en quittant la chambre du rez-de-chaussée, où il avait laissé Hélène, Mariole et Raoul.

« L’homme d’en haut, » comme Nicaise appelait le Banian, bouchait le trou de sa serrure ; il fallait bien s’ingénier ! Nicaise avait une idée.

Or le roman des premières noces de Piètre Gadoche se terminait par un détail assez curieux.

— Vous savez, mes favoris, disait ce fanatique amateur de divorces, que j’ai fait de nombreux métiers. À ce point de vue comme à tous autres, je mettrais Cartouche dans ma poche. J’ai été matelot, astrologue, marchand d’orviétan, soldat, avocat, saint des saints à Bristol, dans l’église protestante du révérend Jédédiah Bottombosom, qui avait tout seul fabriqué sa doctrine, qui la prêchait tout seul, et qui tout seul la pratiquait, comme cela se voit très-souvent dans notre joyeuse Angleterre : il signait, ce bienheureux : Bottombosom, Bottombosomiste. J’ai été alguazil en Espagne, juif en Portugal, soprano en Italie : rien qu’en France, j’ai été collecteur des gabelles, marquis et valet de bonne maison, sans parler de mes deux métiers principaux, comédien et bandit. J’ai été enfin acrobate, et c’est où j’en voulais venir.

Le lendemain de mes noces, ah ! le joli jour de juin ! C’était vers la Saint-Jean. Nous fîmes un dîner sur l’herbe, les parents et les amis de mon épousée, à la falaise Saint-Honorine, et le soir venu, on descendit à la petite falaise pour danser au clair de la lune.

Vertuchoux ! toutes les cousines étaient charmantes avec leurs colliers de perles et leurs pendants d’oreille que les mouvements de la courante faisaient briller à miracle. J’avais la dot en poche. Il y avait au bord de l’eau une barque qui m’attendait avec quatre jolis garçons, pour me mener marier ailleurs.

Je voulais remonter à Rouen, mais tous ces colliers et tous ces pendants d’oreille me prirent au cœur. Me voilà travaillant, et Dieu sait que j’y allais comme il faut ! J’avais déjà mes doublures pleines de bijoux, quand l’idée me vint d’emporter un dernier souvenir de ma femme. Ah mais ! elle cria, la mijaurée, parce que je lui fis saigner un peu l’oreille en arrachant son dernier pendant. Voilà toute la noce ameutée, et chacun cherchant ses joyaux perdus. Au voleur ! au voleur ! Ils se fâchaient, oui, et ne voulaient point me croire quand je leur disais : « Ce n’est qu’une aimable plaisanterie. » Des balourds !

Ma foi, ils étaient vingt contre un. Je me reculai jusqu’au bord de la petite falaise, qui a bien trente pieds de haut au-dessus du galet. Au moment où ils croyaient me tenir, je leur dis poliment : « Messieurs et Mesdames, je suis votre valet », puis j’exécutai un saut périlleux en arrière.

Ma Rosette poussa un cri d’agonie. Moi, je m’assis dans la barque et nous poussâmes vers Quillebeuf avec la marée montante…

Gadoche leva son verre. Il était vraiment radieux au souvenir de ce cynique exploit de sa jeunesse.

— Est-ce Cartouche, s’écria-t-il, le pleutre, le pataud, qui aurait exécuté ce saut périlleux de trente pieds ? Mes chérubins, j’ai la mémoire du cœur. Quand je suis revenu dans le pays, j’ai choisi cette maison, parce que c’est mon toit conjugal. J’ai regardé à droite et à gauche pour voir si je reconnaîtrais ma Rosette, mais, hélas ! survit-on à la perte d’un époux tel que moi ? Rosette a dû mourir de chagrin : je bois au repos de ses mânes !

En ce moment, du côté de la cloison, le dernier lambeau de papier tombait et du côté de la porte, la vrille, retirée avec précaution, laissait le trou libre pour la vue.

L’œil de la malade, ardent et sombre, s’approcha de la fente ; l’œil de Nicaise, plus perçant que la vrille elle-même, se colla au trou.

Ces deux regards se croisèrent et vinrent tomber en même temps sur la joyeuse figure du Banian qui n’avait plus ni sa perruque ni sa barbe.

— Dieu du ciel ! c’est lui ! balbutia la malade qui se laissa choir à la renverse.

M. Ledoux ! gronda Nicaise. Trébigre ! je me méfiais ! Je n’ai pas perdu mes deux sous de vrille !

Comme il descendait vitement l’escalier, la servante montait la tisane de la malade.

— Habille-moi, ma fille, dit celle-ci, d’une voix que la servante n’avait jamais entendue.

Elle se tenait droite sur ses jambes. La servante était paralysée par la stupeur. C’était comme si elle eût vu un mort se lever au cimetière. Mais la première épouse de Piètre Gadoche voulut être obéie. Elle répéta : « habille-moi, » d’un tel ton que la servante courut aux armoires.

Une fois revêtue de ces hardes trop larges, qui flottaient autour de ses os, la malade reprit :

— Ne m’as-tu pas dit hier, en bavardant, qu’il y avait des soldats du roi au château de Gouville ?

— Oui, dame, répondit la servante ; Auvergne-cavalerie, de fiers soldats !

— Qu’on prépare la chaise, qu’on assemble les porteurs, je veux aller au château de Gouville.

— À cette heure, dame ?

— À cette heure : je le veux !

Nicaise rentrait à ce moment dans la chambre du rez-de-chaussée où Raoul était en train de prendre congé.

— Qu’as-tu donc, fatout ? demanda Hélène en voyant sa bonne face pâle et ses sourcils froncés.

— Demoiselle, répondit Nicaise, on dirait que je deviens un homme. J’ai des idées qui sont sages et la peur ne me prend plus à tout bout de champ. Restez, sans vous commander, monsieur le vicomte, nous aurons besoin de votre carrosse, car ni la Poupette ni la demoiselle ne peuvent coucher ici cette nuit.

Tous les regards étonnés se fixèrent sur lui.

— Sans parler de moi, ajouta-t-il, qui aime mieux aller dormir ailleurs.

— Explique-toi, dit Hélène.

— Je compte bien m’expliquer, demoiselle. Tout à l’heure, je vous disais : M’est avis que la Poupette serait mieux au couvent qu’ici, rapport à l’homme d’en haut… Ne vous fâchez pas, demoiselle… J’avais donc acheté six sous de vrilles pour voir ici dessus M. Ledoux…

M. Ledoux ! s’écrièrent à la fois Hélène Raoul et Mariole.

— Je me méfiais ! prononça gravement Nicaise, malgré sa peinture, sa perruque et sa barbe !

Les yeux de la grande Hélène brûlèrent : Raoul toucha d’instinct son épée ; Mariole était blanche comme une statue de marbre.

— Ils sont quatre, dit Nicaise, armés jusqu’aux dents, et s’il arrive malheur, qui protégera la petiote ?

— Que faire ! s’écria Hélène.

— J’ai fait des réflexions assez, répondit le fatout, mais on ne me demande point mon conseil.

— Parle ! s’écria Raoul.

— Je parlerai si la demoiselle veut.

Hélène frappa du pied et répéta :

— Parle !

— Voilà donc qui est bon ! reprit aussitôt le fatout d’un air content. Je ris de moi, quand je pense comme j’étais nigaud, un temps qui fût, et poule mouillée. Maintenant, je n’ai pas plus froid aux yeux que les autres, non et ma jugeotte se débouche petit à petit… Voilà mon idée. C’est de monter tous les quatre dans le carrosse de M. Raoul.

— Pour quoi faire ? demanda Hélène.

— Attendez donc, demoiselle ! Vous aurez bien de la peine, vous, à deviner que l’esprit me vient. C’est malheureux, car l’esprit que j’ai me vient de vous. Mais, n’importe ! je sais quelqu’un qui a une rude revanche à prendre de M. Ledoux.

— Où est-il ce quelqu’un ? demanda Raoul.

— Bien près d’ici.

— Et qui est-il ?

M. le marquis de Crillon, capitaine à Royal-Auvergne-cavalerie.

Hélène et Raoul échangèrent un regard.

— Si on allait à celui-là, poursuivit Nicaise, et qu’on lui dirait : Monsieur le capitaine, pardon, excuse, nous avons fait erreur. Le bandit qui vous a pris votre nom à la porte de la Conférence à Paris, et qui a été cause que vous vous avez mordu les lèvres jusqu’au sang devant un milord anglais à la poste de Nonancourt n’était pas Cartouche, mais c’était un bandit tout de même, et pire que Cartouche…

— Ma foi ! s’écria Raoul, le garçon a raison, et le roi est sauvé ! Soyez prêtes, mesdames !

— Est-ce que nous allons au château de Gouville ? demanda Hélène.

— En plus, fit observer le falout, que M. Raoul pourra venir demain à ses affaires, tant qu’il voudra, et moi aux miennes, ajouta-t-il tout bas. La demoiselle et la petiote seront en sûreté comme à la paroisse !

L’instant d’après ils montaient tous les quatre dans le carrosse qui prenait au grand trot le chemin du bourg Saint-Nicolas.

Juste en ce moment, le Banian qui avait repris sa perruque et sa barbe, reconduisait ses hôtes jusque dans le corridor et leur disait :

— Dormez bien, mes féaux. Demain le bal aura lieu avant la noce. Je vous invite aux deux et nous boirons à la corde qui doit pendre ce pied-plat de Cartouche !


À quelque cent pas du château de Gouville, grande vieille maison féodale, contemporaine de ces deux tours qui défendaient rentrée de la Seine, avant la fondation du Havre-de-Grâce par le roi François Ier, le carrosse qui renfermait Raoul, Nicaise et leurs compagnes, fut obligé de quitter le pavé pour dépasser une chaise à porteurs, cheminant dans la même direction.

Comme le château était gardé militairement, et que les formalités de la porte durèrent plusieurs minutes, la chaise à porteurs entra en même temps que le carrosse.

La personne qui arrivait en chaise, comme nos gens qui venaient en carrosse, voulait parler à M. le marquis de Crillon, capitaine d’Auvergne-cavalerie.

Il se faisait tard. M. de Crillon, qui n’avait personne ici pour tailler un pharaon après souper, venait de se mettre au lit. Quand on lui annonça la maîtresse de la Maison Rouge, il dit : Qu’elle attende à demain ! Mais il se leva au nom du vicomte de Chateaubriand-Bretagne.

La malade fut donc admise par-dessus le marché.

— Je puis attendre une heure, dit-elle d’un accent étrange, en passant le seuil du vestibule, mais jusqu’à demain, c’est impossible !

Les soldats qui l’avaient introduite racontèrent, en rentrant au corps de garde, qu’ils avaient parlé à une morte.

Raoul, comme de raison, eut la première audience. Il n’employa pas exactement le style du bon Nicaise pour faire sa déclaration au capitaine, mais le capitaine sourit, disant :

— Mylord ambassadeur aura la monnaie de sa pièce : Gadoche au lieu de Cartouche ! C’est bien, vicomte ; vos dames recevront asile au château. Mais ne pourriez-vous aller un peu plus loin embarquer votre pauvre garçon de roi, pour nous éviter la peine de décharger nos mousquetons sur des gens de qualité tels que vous ?

— Vertubleu ! marquis, répondit Raoul, notre pauvre garçon de roi s’embarquera en plein jour et reviendra peut-être de même, couronne en tête, apporter la corde qui étranglera votre abbé Dubois !

— Celui-là, vicomte, je vous le livre, repartit Crillon, qui sourit encore. Mais séparons-nous bons amis, et envoyez-moi un tierçon de vin de Portugal, quand vous serez premier ministre à Windsor.

Ce fut le dernier mot.

— Faites entrer l’autre personne, dit le marquis, dès que Raoul eut pris congé.

L’autre personne entra, soutenue par ses deux porteurs de chaise, qui la regardaient avec une sorte de terreur. Et, de fait, le marquis lui-même tressaillit à l’aspect sinistre qu’elle avait.

Elle s’assit pourtant, la fiévreuse de la Maison-Rouge, la première femme de Piètre Gadoche. Elle s’assit et déduisit son cas d’une voix nette et intelligible, quoique des spasmes fréquents lui coupassent la parole. Quand elle eut fini, Crillon dit :

— Retournez chez vous, bonne dame. J’en sais assez sur ce Piètre Gadoche.

— Peter Gaddosh, rectifia la malade.

— Peter Gaddosh, si vous voulez. Vous aurez justice.

— Le promettez-vous sur votre honneur ? demanda-t-elle avec une grande énergie.

— Ma foi, oui, bonne dame.

— Le jurez-vous ?

Les porteurs rentraient,

— C’est que, reprit-elle, j’ai besoin d’être sûre. Je ne le verrai pas.

— Demain… commença le marquis.

Elle l’interrompit, debout qu’elle était entre ses deux porteurs.

— Jurez vite ! dit-elle, comme on ordonne.

— Je le jure, bonne dame, fit le marquis pour la contenter.

— Merci, prononça-t-elle.

Il était temps. Elle tomba sur ses deux genoux, fit le signe de la croix et s’affaissa morte.