Société générale de librairie catholique (p. 284-310).


XIII

comment cet agneau de nicaise revint au bercail transformé en loup


Nous n’en avons pas fini encore avec les événements de cette soirée.

Pendant qu’avait lieu cette scène bizarre et assurément caractéristique qui termine notre dernier chapitre, Raoul, un instant maître de la maison de poste, en l’absence de Royal-Auvergne, des gens de Boër et des gens de Gadoche, qui tous étaient réunis dans la chambre du « vagabond, » faisait atteler tranquillement la magnifique chaise de l’Anglais de la chambre du bout, et la chaise, non moins confortable de mein herr Roboam Boër.

Il avait bien trouvé quelque résistance aux écuries, à cause de l’ordre du régent, mais il était homme à faire marcher les gens quand il voulait. D’ailleurs, il y avait l’ordre contraire, signé par Hélène Olivat, maîtresse de poste.

On avait monté pour la consulter, cette puissante Hélène, dans ces conjonctures difficiles, mais elle avait obstinément refusé de répondre et ses portes étaient closes. D’un autre côté, on ne pouvait trouver nulle part, ni le fatout Nicaise, ni la petite demoiselle Mariole. C’était bien une maison sans maîtres que cette poste de Nonancourt, aujourd’hui !

Nous savons ce qu’était devenu le pauvre Nicaise. Quant à Mariole, vous ne devineriez pas ce qui lui était arrivé, vous le donnât-on en mille !

Deux hommes étaient entrés dans sa chambre, comme elle allait faire sa prière avant de se mettre au lit, et lui avaient déclaré qu’il fallait monter en voiture sur l’heure. Ces deux hommes n’étaient ni des émissaires de Gadoche, ni des âmes damnées de Roboam Boër. Ils venaient de la part de Raoul. L’un paraissait être d’un âge très-mûr, l’autre était tout à fait un vieillard.

Ils avaient, du reste, les deux plus respectables tournures que l’on pût voir, et ceci n’étonnera point le lecteur quand il saura que l’un d’eux était le bon Drayton, valet de la garde-robe de Jacques Stuart, et l’autre le baron Douglas en personne. Certes, avec de pareils étourdis, une aventure ne pouvait être que vénérable au premier chef.

Cependant, la pauvre Mariole ne connaissait ni l’un ni l’autre. Elle avait défiance et peur. Abandonner sa grande sœur Hélène qui, une heure auparavant, la comblait encore de si exquises tendresses, lui semblait d’ailleurs une monstruosité. Elle résista.

Il paraît que ni cet honnête Drayton, ni ce digne baron Douglas de Glenbervie, plus sage pourtant que le sage Mentor, n’avaient plus le temps de lui offrir les explications voulues. Drayton la saisit sans façon dans ses bras, et comme elle criait à l’aide, lord Douglas, qui la regardait avec un ravissement de père, lui noua un mouchoir sur la bouche.

Assez serré, même : il eut cette cruauté. Et ce qui épouvanta d’autant Mariole, pendant qu’elle était ainsi, ne pouvant plus se défendre, il déposa un baiser sur son front.

C’en était fait. Dans cette maison en trouble il n’y avait point de défense possible. Toute la domesticité était en effet à rôder dans le corridor de droite, autour de la chambre du vagabond, pour tâcher de surprendre le grand mystère.

Les deux ravisseurs avaient tous deux le pas lourd et ne se gênaient point. Pourtant, en gagnant la cour avec leur gracieux fardeau, ils n’éveillèrent l’attention de personne.

Ils trouvèrent dans la cour les deux chaises tout attelées. Mariole fut déposée dans l’une d’elles, auprès d’un beau jeune homme, (car lady Mary Stuart n’avait point quitté son costume masculin,) puis, comme on n’attendait pas autre chose, les deux chaises partirent au galop.

Quelques instants après ce fut une débandade. La maison de poste se vida comme elle s’était emplie. Le motif qui avait amené tout ce monde ayant disparu, personne ne resta.

Personne, pas même l’Anglais du bout, qui fit grand bruit de la perte de sa chaise et foudroya les gars de l’écurie, disant que l’Angleterre ne laisserait jamais traiter ainsi un lieutenant de Marlborough : à quoi un gamin normand répondit par la chanson fameuse dont le refrain est : « mironton, tonton, mirontaine. » Heureusement, l’affaire n’eut pas de suite, et la paix du monde subsiste.

Avant de s’en aller dans je ne sais quel véhicule, mylord ambassadeur eut une conférence avec Piètre Gadoche, qui devenait décidément un homme politique.

Mein herr Roboam, au contraire, avait perdu cent pour cent. L’Anglais de la chambre du bout ne daigna pas le regarder. Privé, lui aussi, de sa chaise, il fit atteler tant bien que mal la propre carriole d’Hélène, et se vit obligé, pour comble d’avanie, d’y recevoir l’épouse qui pleurait à hauts cris la trahison de son royal fiancé. Ce fut désormais un bien mauvais ménage.

Piètre Gadoche et ses hommes avaient déjà pris la route d’Évreux.

À leur tour, les cavaliers d’Auvergne, commandés par leur galant capitaine, s’éloignèrent. C’étaient les derniers hôtes de la maison de poste. Ainsi finit dans la solitude et le silence cette journée remplie de foule et de bruit.

À neuf heures du soir, un voyageur passant sur la grande route aurait pris la poste de Nonancourt pour un logis abandonné.


Le coup de crosse de pistolet donné par M. Gadoche-Ledoux, marquis de Romorantin, avec la violence du désespoir, eût assommé un bœuf. La grande Hélène plus solide qu’un bœuf ne fut qu’étourdie. Elle se retrouva dans une obscurité complète, faible, brisée, souffrant de sa tête qui était plus lourde qu’un plomb et cherchant en vain à rassembler ses souvenirs. Il était alors huit heures du soir tout au plus, et la maison était encore pleine de sourds fracas.

Elle appela, personne ne répondit. Elle se traîna successivement vers les deux portes qui étaient closes. Le premier souvenir, alors, traversa la confusion de sa pensée.

— L’assassin les a fermées !

Mais ce qu’elle avait de raison combattait ces vagues lueurs de la mémoire. Elle se croyait le jouet d’un cauchemar.

Comme il se faisait un bruit croissant dans la cour, elle parvint à gagner la fenêtre. L’effort ébranla son cerveau davantage. Quand elle eut réussi cependant à grand’peine à mettre son regard au niveau des carreaux, elle vit des lanternes d’écurie aller et venir et deux chaises de poste attelées, puis deux hommes sortirent de l’escalier de droite, portant un fardeau dans leurs bras : deux vieillards ; Hélène pouvait distinguer leurs cheveux blancs. Au moment où ils s’approchaient de l’une des chaises de poste pour y charger leur fardeau, une lanterne passa. Le fardeau était une femme, Hélène poussa un cri d’horreur : la femme avait le visage de Mariole.

Le cauchemar ! Était-ce donc possible ? Elle s’affaissa, engourdie et comme morte. Cette fois, elle perdit connaissance pendant un temps assez long.

Tous les bruits avaient cessé quand elle reprit ses sens. Elle était transie de froid, elle rampa jusqu’au foyer qu’elle trouva plus glacé qu’elle. Sa main toucha son crâne qui lui renvoyait de brûlantes douleurs et retomba mouillée de sang.

— L’assassin ! dit-elle encore. L’assassin de mon père !

Elle appela pour la seconde fois : Mariole ! Nicaise !

Nicaise ! Elle se souvint. Elle avait chassé Nicaise…

Mais Mariole ! Elle se souvint encore. Ce fardeau, cette femme qu’on enlevait, c’était Mariole…

L’idée du cauchemar, sa suprême consolation, s’enfuyait. Et pourtant cela ressemblait bien à un cauchemar. Elle était paralysée, elle était prisonnière, elle avait cette horrible impuissance qui est le pire supplice des mauvais rêves.

Le lit n’était pas loin de la cheminée ; elle se traîna d’instinct jusqu’au lit et y demeura, étendue comme un corps inanimé.

C’était une nuit sans lune, froide et belle, avec un firmament exempt de nuages, au bleu profond duquel pendaient des milliers d’étoiles. Onze heures venaient de sonner à l’horloge de la petite église de Nonancourt, lorsque des pas de chevaux éveillèrent le silence nocturne sur la route d’Évreux, qui était complètement déserte.

Il y avait deux chevaux, dont l’un était monté à poil, et l’autre tenu en bride à l’aide d’un bout de corde. On eût dit un voleur de chevaux en ce pays où, de tout temps, prospéra l’industrie du faux maquignonnage.

Voleur ou non, il dépassa Nonancourt avec ses chevaux de pâture à tous crins, sans selles ni brides, et s’arrêta devant la porte de la maison de poste, Avant de mettre pied à terre, il écouta un instant.

— Trébigre ! grommela-t-il, les gueux l’ont bien dit : le monde s’est en allé tout en grand !

Il sauta sur l’herbe, et, sans quitter ses chevaux en lesquels il ne semblait point avoir une absolue confiance, il tira de sa pochette une grosse clef qu’il introduisit dans la serrure de la porte cochère.

— Heureusement que j’avais oublié de la rendre à la demoiselle ! dit-il encore.

La porte étant ouverte, le fatout, que nos lecteurs ont pu reconnaître à tâtons, fit entrer les deux chevaux et la referma. Il marcha droit à l’écurie grande ouverte et complètement vide.

— C’est ça ! c’est bien ça ! murmura-t-il. Tout le reste doit être vrai. Ah ! la pauvre demoiselle !

Il battit le briquet vitement et alluma une lanterne de palefrenier, qui lui servit pour harnacher tant bien que mal ses deux bêtes avec les objets de rebut que les partants avaient laissés. Il donna à chacun des chevaux un plein seau d’avoine et gagna la remise.

— Ah ! jarnigodiche ! s’écria-t-il. La carriole aussi ! ils ont volé jusqu’à la carriole !

Ce fut tout. Il était pressé, le bon Nicaise. Il fit le tour des murailles en courant, cherchant un objet qu’il ne trouvait point. Il se heurta contre l’échelle qui était encore dressée contre la fenêtre de la chambre du chevalier de Saint-Georges. C’était justement ce qu’il cherchait.

— Tiens ! gronda-t-il, la voilà ! Elle aura servi à quelqu’un !

Il la prit et la porta un peu plus loin, sous la fenêtre de la chambre d’Hélène. Il mit le pied sur le premier échelon, mais il se ravisa disant :

— Avant, il faut que je voie pour la Poupette !

Il s’élança dans l’escalier de gauche qu’il monta quatre à quatre et ouvrit la porte de Mariole, sans frapper au préalable. D’un coup d’œil il vit le lit vide et n’eut point d’étonnement.

— C’est ça ! dit-il, c’est bien ça !… Et par alors, je n’ai pas besoin d’aller à la porte de la demoiselle, puisque le gueux l’a fermée en dedans !

Il redescendit toujours au pas de course, et Dieu sait comme ses gros souliers sonnaient sur les degrés. Mais personne ne donna signe de vie. En vérité, du haut en bas, cette maison semblait morte.

Sans hésiter, désormais, Nicaise grimpa à l’échelle. Parvenu au premier étage, il brisa un carreau avec le coin de sa lanterne, passa sa main par le trou et ouvrit la fenêtre.

— Est-ce que vous dormez, demoiselle ? demanda-t-il avec un grand serrement de cœur.

Le silence seul répondit, Nicaise se sentit trembler, et sa poitrine rendit un gémissement.

Il entra pourtant, mais il chancelait en marchant vers le lit où sa lanterne lui montrait de loin une masse noire et confuse.

Il fut obligé de faire un terrible effort sur lui-même pour tourner l’âme de sa lanterne vers cette masse noire. Il vit la belle tête pâle d’Hélène Olivat qui était souillée de sang.

Le cœur lui manqua. Mais il vit aussi que la poitrine allait et venait régulièrement et fortement soulevée par la respiration.

— Bigre de bigre ! soupira-t-il comme si un poids de cent livres eût débarrassé sa gorge. Elle souffle ! Bonne tête ! et dure ! Ah ! le gredin me payera la peur que j’ai eue ! et plus cher qu’au marché !

Il regarda désormais les traces de sang qui étaient partout sur le plancher.

— Bah ! bah ! marmottait-il presque gaiement. Elle souffle ! Quel brin de fille, tout de même !

Au lieu de retourner vers le lit, cependant, il ouvrit l’armoire d’Hélène qu’il avait aidé lui-même à ranger dans la matinée. Il y prit diverses hardes, choisies avec soin, et en fit un paquet. Après quoi, il déterra, sous un énorme paquet de draps de lit, une paire de vieux pistolets de guerre qui avaient appartenu au bonhomme Olivat. Il les chargea de poudre abondamment ; il les bourra de toute sa force et coula dans chaque canon trois balles, dont la dernière restait en vue à un demi-pouce de la gueule.

— Le coquin ! dit-il. Si je les lui loge dans le ventre, je promets bien de faire un joli cadeau à Notre-Dame de Béhonne !

Il cacha les deux pistolets ainsi terriblement chargés sous son pourpoint. Ce n’était pas tout encore, il reprit sa lanterne et gagna le foyer dont il remua les cendres avec la pincette. La pincette rendit bientôt un son clair en touchant un objet métallique.

— Tout ce qu’il a dit aux autres est vrai ! grommela-t-il, tout ! voilà la chose !

Et il se saisit de la clef, perdue dans les cendres.

— Parce que, reprit-il, faut qu’elle mange un brin, la demoiselle. Elle n’a volontiers rien eu sous la dent depuis sa soupe de midi, et quand nous allons repasser, le cabaret de Droisy sera fermé.

Il ouvrit la porte de gauche pour descendre à la cuisine, et revint bientôt avec du vin, du pain et de la viande froide.

— Là ! fit-il, on peut l’éveiller maintenant.

Il s’approcha du lit et appela bien doucement.

— Demoiselle ! demoiselle Hélène !

Celle-ci se mit aussitôt sur son séant.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, le bonhomme a-t-il pris mal.

Nicaise baissa les yeux.

— Ah ! reprit-elle, j’étais encore à Bar-le-Duc !… et je rêvais de Mariole… qu’est-ce que j’ai donc à la tête : fatout !

Il ouvrait la bouche pour répondre, quand elle poussa un grand cri.

— Mariole ! j’ai vu Mariole ! et ce n’était pas en rêve.

Nicaise garda le silence.

— Mariole ! ma petite fille, mon cœur ! reprit-elle avec un sanglot. Ils ont enlevé Mariole !

— Nous la retrouverons, demoiselle, dit le fatout.

Elle le regarda avec un étonnement profond.

— Toi ici ! prononça-t-elle à voix basse. Toi ! je ne sais plus ce qui est vrai, ni ce qui est rêve.

— Demoiselle, dit Nicaise d’une voix ferme, tout est vrai, il n’y a point de rêve.

Elle courba la tête, montrant pour la première fois toute la blessure qui ensanglantait ses cheveux.

— Trébigre ! dit le fatout. M. Ledoux n’y a pas été de main-morte, non !

M. Ledoux ! s’écria Hélène qui se redressa d’un brusque mouvement. L’assassin ! qui donc t’a dit cela ?

— Hein ? murmura Nicaise, non sans triompher un petit peu. Je ne suis pas si bête que j’en ai l’air, demoiselle. C’est moi qui vous ai dit de lui tâter comme ça le gras du bras… Et vous l’avez tâté tout de même !

Il s’interrompit pour s’appliquer un coup de poing dans la figure, mais pas trop fort, et ajouta :

— Quoique, s’il vous avait fêlée tout à fait, j’aurais resté inconsolable, à cause que j’en étais l’innocent auteur !

Hélène lui tendit la main. Elle avait comme un frisson rétrospectif et profond en se rappelant la cruelle angoisse de sa première heure de solitude.

— Je t’ai donc chassé, mon pauvre Nicaise ! Toi ! je t’ai renvoyé !

— Je ne sais pas trop, demoiselle. Je crois plutôt que c’est moi qu’ai fait mon paquet.

— C’est vrai… c’est vrai ! Embrasse-moi, Nicaise !

— Pour ça, demoiselle, avec bien du plaisir !

Elle le serra d’un effort nerveux contre sa poitrine.

— Tu ne t’en iras plus jamais, n’est-ce pas, murmura-t-elle.

— M’est avis que non, demoiselle, jamais !

Il hésita et poursuivit avec sa voix dolente d’autrefois :

— Si seulement vous saviez…

Mais Hélène le repoussa comme elle l’avait attiré.

— Mariole ! reprit-elle. Où est Mariole !

— C’est donc fini déjà ? soupira le pauvre fatout.

Et comme Hélène répétait : Mariole ! Mariole ! il approcha du lit la table où étaient le pain, le vin, la viande froide et la lanterne.

— Puisque c’est fini, dit-il résolument, mangez voir un petit. Vous faut des forces. Moi, pendant cela, je vas vous narrer mon histoire.

Je ne sais comment la chose se fit, mais Hélène ne mangea point, malgré son long jeûne ; au contraire, le fatout, qui avait bien soupé, raconta son histoire la bouche pleine.

— Il y a donc, commença-t-il en versant à Hélène un large verre de vin, que, sur son refus, il but d’une avalée, il y a donc, demoiselle, que vous vouliez livrer un chrétien pour de l’argent…

— Passe, dit la grande fille, d’une voix pleine de repentir. Dieu m’a punie !

— Oui bien ! et il a eu raison, demoiselle. Ça me fait honneur tout de même d’avoir été du même avis que le bon Dieu. Ne vous fâchez pas c’est des compliments que j’allais vous faire. Par quoi, en m’en allant, je me demandais tout le long de la route : C’est-il possible qu’elle ait des idées pareilles dans la tête, elle, la demoiselle, qui est la bonne des bonnes ! faut qu’on lui ait jeté un sort !

— On m’avait jeté un sort ! murmura Hélène.

— Bien sûr et bien vrai : Je m’ajoutais : Elle ne le fera pas ! ma parole sacrée, vous verrez qu’elle ne le fera pas !

— Et tu es revenu, bon Nicaise, sur cette seule pensée ?

— Ah ! mais non ! pas sans savoir ! J’étais buté, moi aussi ! J’aurais piétiné jusqu’au bout du monde sans me retrouver, après que vous m’aviez dit, sans me le dire, s’entend : J’aime mieux les vingt mille livres et ce scélérat de Ledoux que toi, Nicaise, et ma bonne conscience…

— Tu me bats sur le cœur ! dit Hélène.

— Bien, bien. Est-ce que je ne sais pas qu’au lieu de le livrer, vous avez risqué votre vie pour le défendre !

Il mangeait de toute son âme, mais il avait l’œil humide et il montrait, avec une cuisse de poulet qu’il tenait à la main, la blessure d’Hélène.

— Mais comment sais-tu cela ! demanda-t-elle, étonnée. Je ne l’ai dit à personne !

— Je crois bien ! Vous étiez sous clef ! C’est l’histoire. Laissez-moi conter, demoiselle. N’ayant donc pas mangé depuis le goûter, et me sentant creusé par mon chagrin, — moi, ça me produit cet effet-là, la peine, — j’entrai au cabaret de Droisy, à trois lieues d’ici, sur la route, pour demander un morceau de pain avec une chopine. J’étais si triste que ça ne me suffit pas. À ma troisième chopine et à mon troisième morceau aussi, on ne peut pas boire sans manger ; pas vrai, demoiselle, voilà qu’un tas de mal-voulants envahissent le bouchon. J’aime mes aises, vous savez ; je m’étais installé dans un bon petit cabinet, clos comme une boîte, où les vents coulis ne venaient point. Vous auriez fait comme moi, car vous soignez joliment votre corps. Enfin n’importe. Les malandrins tapèrent sur les tables, demandèrent du vin, du brandevin, le diable, quoi ! mais ils ne me virent pas plus que si j’avais été à la cave. Moi, je les voyais par les fentes de ma porte. Et devinez qui c’était ? le boiteux de là-bas, au Lion-d’Or…

— Un des assassins de mon père !

— Deux, car le juif portugais était avec lui. Trois, car M. Ledoux les suivait !

— Cartouche ! s’écria Hélène.

— Ah ! mais non, répliqua le fatout. Ça, c’est une erreur de ma part.

Il se reprit :

— Il n’y a que notre saint-père le pape pour ne pas se tromper, dites donc ! M. Ledoux n’est pas Cartouche. Il est pire que ça !

— Pire que Cartouche ! se récria Hélène.

— Ah ! mais oui. M. Ledoux est Gadoche !

— Piètre Gadoche ! répéta Hélène, celui qui incendia notre maison du pont Notre-Dame ! c’est donc le démon !

— Approchant. Gadoche l’épouseur ! Il en est à sa douzième femme, comme il dit. Vous auriez été la treizième, quoi, demoiselle !

Hélène se couvrit le visage de ses mains.

— Est-ce lui qui a enlevé Mariole ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.

— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup, demoiselle. J’avais surpris toute sa mécanique dès ce matin, et si je ne vous en ai rien dit, c’est que vous étiez d’accord avec lui.

— Quoi ! tu croirais !… s’écria la grande fille indignée.

— Écoutez donc, dit Nicaise en se versant à boire tranquillement, vous en teniez dans l’aile ! Il n’y a pas à dire non ! J’avais méfiance. Mais laissez-moi dire. Nous sommes au cabaret de Droisy. Bravo, Gadoche ! qu’ils criaient donc, bravo, capitaine ! Pourquoi qu’ils criaient cela ? Parce que le damné coquin venait de raconter comment il vous avait donné de la crosse de son pistolet sur la tête, et terrassée, et enfermée, après avoir caché la clef de l’autre porte dans les cendres. Tout ça m’a servi. Voyant que vous n’aviez pas vendu le jeune homme pour vingt mille livres, et que vous restiez dans l’embarras toute seule, car ils avaient dit aussi comme quoi la chambre de la Poupette était vide…

— Tout ce que tu sais sur elle, fatout, dit impétueusement Hélène, je t’en prie, tout ce que tu sais !

— Je ne sais rien, demoiselle, sinon que la petiote est en route, pour la ville de Honfleur.

— Avec qui ?

— Avec M. Raoul, à qui j’avais coulé deux mots avant de partir.

— Toi ! malheureux, toi !

— Pas si bête, vous verrez bien !

— Je veux courir après elle ! s’écria Hélène qui fit un mouvement pour se lever.

— Comme de raison, demoiselle, répliqua Nicaise. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute ; mais attendez la fin. Voyant donc que vous n’aviez pas commis la faute, j’ai payé le cabaretier et je suis sorti par la porte de derrière. Piètre Gadoche avait dit encore qu’il ne restait pas chez vous un seul cheval : en conséquence de quoi, j’en ai emprunté deux au pâturage là-bas, qui sont tout sellés et bridés à l’écurie, mangeant l’avoine comme moi, et comme moi prêts à partir…

— Et ajouta-t-il en repoussant son assiette et son verre, vides tous deux, pour se lever et redresser sa robuste taille, qui était belle, après tout, quoique un peu dodue, je crois que je ne suis plus un poltron, demoiselle. Vous pouvez bien venir sous ma garde. La dernière peur que j’ai eue, c’est de vous voir morte. Trébigre ! celle-là par exemple, c’était une solide peur ! Mais pour ce qui est des loups, des hommes ou des diables, eh bien, je suis comme tout le monde…

Il se reprit et rectifia d’un ton véritablement viril.

— Comme tout le monde qui est brave et solide, s’entend, demoiselle !

Hélène le regardait de tous ses yeux.

— Or donc, poursuivit-il, avez-vous de la vigueur assez pour faire vingt lieues à cheval ? C’est la distance pour retrouver votre Poupette et l’assassin du bonhomme. Si vous ne pouvez pas, j’irai tout seul, et aussi bien, ça reviendra au même, car c’est moi qui tuerai le Gadoche, vous savez ?

— Ce sera le bourreau ! dit Hélène d’une voix sombre en descendant de son lit.

— Savoir ! quand on les tient, il ne faut pas les laisser s’envoler. Écoutez ! Il m’a trop taquiné, quand il s’appelait M. Ledoux, ce coquin-là ! J’ai mon idée.

Hélène fit quelques pas en s’appuyant à son bras.

— Eh bien, demanda Nicaise, vous êtes trop faible, pas vrai, demoiselle ?

Hélène répondit :

— Partons !