La Caution (tr. Nerval)

Pour les autres traductions de ce texte, voir La Caution (Schiller).
Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 372-375).


LA CAUTION


Méros cache un poignard sous son manteau, et se glisse chez Denys de Syracuse : les satellites l’arrêtent et le chargent de chaînes. « Qu’aurais-tu fait de ce poignard ? lui demande le prince en fureur. — J’aurais délivré la ville d’un tyran ! — Tu expieras ce désir sur la croix.

— Je suis prêt à mourir, et je ne demande point ma grâce ; mais daigne m’accorder une faveur : trois jours de délai pour unir ma sœur à son fiancé. Mon ami sera ma caution, et, si je manque à ma parole, tu pourras te venger sur lui. »

Le roi se mit à rire, et, après un instant de réflexion, répondit d’un ton moqueur : « Je t’accorde trois jours ; mais songe que si tu n’as pas reparu, ce délai expiré, ton ami prend ta place, et je te tiens quitte. »

Méros court chez son ami : « Le roi veut que j’expie sur la croix ma malheureuse tentative ; cependant, il m’accorde trois jours pour assister au mariage de ma sœur ; sois ma caution auprès de lui jusqu’à mon retour. »

Son ami l’embrasse en silence et va se livrer au tyran tandis que Méros s’éloigne. Avant la troisième aurore, il avait uni sa sœur à son fiancé, et il revenait déjà en grande hâte pour ne pas dépasser le délai fatal.

Mais une pluie continuelle entrave la rapidité de sa marche ; les sources des montagnes se changent en torrents, et des ruisseaux forment des fleuves. Appuyé sur son bâton de voyage, Méros arrive au bord d’une rivière, et voit soudain les grandes eaux rompre le pont qui joignait les deux rives et en ruiner les arches avec le fracas du tonnerre.

Désolé d’un tel obstacle, il s’agite en vain sur les bords, jette au loin d’impatients regards : point de barque qui se hasarde à quitter la rive pour le conduire où ses désirs l’appellent ; point de batelier qui se dirige vers lui, et le torrent s’enfle comme une mer.

Il tombe sur la rive et pleure en levant ses mains au ciel : « Jupiter, aplanis ces eaux mugissantes ! Le temps fuit, le soleil parvient à son midi, s’il va plus loin, j’arriverai trop tard pour délivrer mon ami ! »

La fureur des vagues ne fait que s’accroître, les eaux poussent les eaux, et les heures chassent les heures… Méros n’hésite plus ; il se jette au milieu du fleuve irrité, il lutte ardemment avec lui… Dieu lui accorde la victoire.

Il a gagné l’autre rive, il précipite sa marche en rendant grâce au ciel… quand tout à coup, du plus épais de la forêt, une bande de brigands se jette sur lui, avide de meurtre, et lui ferme le passage avec des massues menaçantes.

« Que me voulez-vous ? Je ne possède que ma vie, et je la dois au roi, à mon ami que je cours sauver !… » Il dit. saisit la massue du premier qui l’approche ; trois brigands tombent sous ses coups, et les autres prennent la fuite.

Le soleil est brûlant, Méros sent ses genoux se dérober sous lui, brisés par la fatigue. « Ô toi qui m’as sauvé de la main des brigands et de la fureur du fleuve, me laisseras-tu périr ici en trahissant celui qui m’aime ?

« Qu’entends-je ? serait-ce un ruisseau que m’annonce ce doux murmure ? » Il s’arrête, il écoute ; une source joyeuse et frétillante a jailli d’un rocher voisin : le voyageur se baisse, ivre de joie, et rafraîchit son corps brûlant.

Et déjà le soleil, en jetant ses regards à travers le feuillage, dessine le long du chemin les formes des arbres avec des ombres gigantesques : deux voyageurs passent, Méros les devance bientôt, mais les entend se dire entre eux : « À cette heure, on le met en croix ! »

Le désespoir lui donne des ailes, la crainte l’aiguillonne encore… Enfin les tours lointaines de Syracuse apparaissent aux rayons du soleil couchant ; il rencontre bientôt Philostrate, le fidèle gardien de sa maison, qui le reconnaît et frémit.

« Fuis donc ! il n’est plus temps de sauver ton ami ; sauve du moins ta propre vie… En ce moment, il expire : d’heure en heure, il t’attendait sans perdre l’espoir, et les railleries du tyran n’avaient pu ébranler sa confiance en toi.

— Eh bien, si je ne puis le sauver, je partagerai du moins son sort : que le sanguinaire tyran ne puisse pas dire qu’un ami a trahi son ami ; qu’il frappe deux victimes, et croie encore à la vertu ! »

Le soleil s’éteignait, quand Méros parvient aux portes de la ville ; il aperçoit l’échafaud et la foule qui l’environne ; on enlevait déjà son ami avec une corde pour le mettre en croix : « Arrête, bourreau ! me voici ! cet homme était ma caution ! »

Le peuple admire… Les deux amis s’embrassent en pleurant, moitié douleur et moitié joie ; nul ne peut être insensible à un tel spectacle ; le roi lui-même apprend avec émotion l’étonnante nouvelle, et les fait amener devant son trône.

Longtemps il les considère avec surprise. « Votre conduite a subjugué mon cœur… La foi n’est donc pas un vain mot… J’ai à mon tour une prière à vous adresser. Daignez m’admettre à votre union, et que nos trois cœurs n’en forment plus qu’un seul. »