Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 209-223).


CHAPITRE VIII


nerfs


Louis, en même temps que la nouvelle de l’arrivée du beau Guillaume, reçut une lettre de sa famille. Sous des paroles froides, on était visiblement inquiet de ce qu’il n’avait pas donné signe de vie depuis son départ, on lui demandait combien de temps durerait son absence, s’il ne reviendrait pas bientôt, et pour la première fois peut-être de sa vie, on lui parlait de son oisiveté, on lui disait qu’il devrait songer à embrasser une carrière active. Un ancien ami de son père, fonctionnaire important, était venu passer quelques jours dans la famille ; on avait parlé de Louis, et cette personne avait fortement conseillé, proposant son appui, de lancer le jeune homme vers la diplomatie ou la haute administration, d’en faire un conseiller de préfecture ou de l’attacher à un consulat. Il s’était même offert à le prendre dans son cabinet particulier.

Cette lettre parut dans les circonstances présentes inopportune à Louis. Il la rejeta avec impatience en se disant : — Ai-je le temps d’y répondre ? D’ailleurs, s’en occuper, c’était une sorte de trahison envers Lévise !

Le retour du braconnier avait cependant dégrisé Louis, c’est-à-dire avait fait disparaître l’éclat des journées d’exaltation amoureuse, en rendant au jeune homme l’inquiétude et le sang-froid. Louis n’était pas fâché d’un autre côté. Il gardait une jalousie et un sentiment de rivalité très-vifs contre l’homme qu’avait dû épouser Lévise. Il avait beau se dire dédaigneusement : — Que m’importe ce paysan ! il avait des impatiences de le voir, de le connaître. La pensée d’une guerre sourde ou déclarée avec ce braconnier dangereux le séduisait et lui faisait désirer d’essayer son énergie. C’était une nouveauté curieuse, tentante, indépendamment de l’animosité qu’il ressentait contre cet être inconnu. Des idées singulières, hardies, lui passaient par la tête. Il voulait aller trouver Guillaume et lui demander des explications. Mentalement il le traitait avec hauteur, il se battait avec lui et triomphait, puis rapportait sa victoire aux pieds de Lévise, comme une dépouille opime. D’autres fois il était anxieux, se demandait si les braconniers ne tendraient pas des embûches à lui et à Lévise. Il avait peur pour celle-ci, il la voyait seule victime, broyée entre la colère des paysans et la situation sans ressources où lui-même l’avait fait tomber. Il se demandait alors s’il était bien taillé en défenseur vis-à-vis des deux paysans herculéens. Comme il avait mauvaise opinion de ceux-ci, il pensait aussi qu’ils ne bougeraient pas, ne réclameraient rien. Il s’imaginait encore qu’ils viendraient peut-être acheter la paix à prix d’argent.

Il se décida donc à les laisser venir, s’ils devaient venir, et à se tenir constamment sur ses gardes. D’un autre côté, il s’ingénia à empêcher le plus possible Lévise de sortir, de s’écarter de la maison, sans cependant la troubler elle-même par l’aveu des inquiétudes et des précautions qu’il prenait pour elle.

Lévise continuait à être gaie, heureuse, à se laisser aller aux joies de sa nouvelle vie.

Mais tout à coup, Louis la vit devenir préoccupée. Avait-elle appris le retour du beau Guillaume ? Il hésitait à la questionner et se tourmentait lorsqu’un jour Lévise sortit et disparut durant près de deux heures.

Chaque fois qu’elle sortait, il l’avait priée de l’en prévenir, et se mettait en faction soit à la fenêtre, soit près de la porte pour accourir s’il arrivait quelque chose. Il avait toujours en tête le beau Guillaume entraînant Lévise, la lui ravissant.

Cette fois, il perdit un peu l’esprit et se figura, à cette longue absence de la jeune fille que c’en était fait et qu’elle était tombée entre les mains de Volusien et de Guillaume dans quelque guet-apens. Il mit dans sa poche des pistolets qu’il avait, et il allait courir partout à sa recherche, décidé à une bataille. Il se sentait plein de rage folle à la pensée qu’on eût touché un seul cheveu de la tête de Lévise.

Mais elle rentra à ce moment même, le visage troublé.

— Que t’a-t-on fait, ma pauvre enfant ? s’écria Louis.

— C’est mon frère qui ne vient pas ! dit-elle avec irritation. Il me l’avait promis pourtant. Je viens d’aller chez lui et il n’y est pas ! Oh ! c’est bien vrai qu’il n’y a que toi qui sois bon et qui m’aimes ! ajouta-t-elle.

Louis fut soulagé ; puis, en songeant qu’elle était allée se jeter dans la gueule du loup sans le savoir, il fut en proie à un nouveau trouble.

— Qu’as-tu besoin d’aller chez ton frère ? répondit-il, As-tu encore envie qu’il te batte ? Laisse-le venir, si l’envie lui en prend. Et s’il ne vient pas, ne t’en étonne pas. Il a bien autre chose à faire !

Malgré sa volonté de dissimuler, Louis était ennuyé, pris de malaise. Il eût voulu que les braconniers se montrassent, vinssent déclarer s’ils étaient ennemis ou non. Pourquoi donc était-on venu le prévenir ? La menace suspendue sur sa tête lui faisait l’effet d’une insulte. Il pressentait quelque aventure grave. Et puis où, de quelle manière vivrait-il avec Lévise, dans l’avenir. Il se voyait enfermé entre des impossibilités de toute sorte. Malgré lui, il se montrait pour la première fois un peu distrait au discours et aux jeux de Lévise, elle pensa qu’il l’aimait moins tandis qu’il l’aimait, au contraire, plus que jamais, et elle lui dit une fois, presque en larmes :

— Est-ce que je t’ennuie ?

Il eut beaucoup de peine à retrouver la liberté d’esprit et le calme nécessaires pour la rassurer. Cependant si préoccupé qu’il fût, il se trouva ridicule de se créer des fantômes et se remit à admirer, avec une bienveillante critique soigneusement ensevelie au fond de lui-même, d’ailleurs, les naïfs défauts de Lévise, qui était pleine d’amour-propre, de coquetterie, de mobilité et de maladresse amusante dans la tenue et le gouvernement de la maison. Elle dépensait l’argent à tort et à travers, en perdait dans la rue, et boudait ou se fâchait à la moindre plaisanterie à ce sujet. Elle voulut apprendre à lire, essaya pendant une demi-heure, se découragea et pleura, puis n’en parla plus.

Lévise, supposant Louis un peu refroidi, et ne sachant à quoi attribuer ce changement, trouva bon de stimuler un peu le jeune homme en essayant de le rendre jaloux. Lorsqu’elle conta à Louis qu’un beau monsieur d’un château du voisinage avait mis des trésors à ses pieds, absolument comme dans les contes de fées, le pauvre Louis eut une sueur froide. Elle était assez belle pour que l’histoire fût vraisemblable. Il se fâcha à son tour, lui fit des reproches et menaça de la renfermer. Son imagination travailla, il alla même prendre des informations auprès de l’aubergiste et du capitaine Pasteur sur les habitants des châteaux environnants ; ces informations le convainquirent que Lévise s’était amusée de lui. Mais il vint à penser que si elle plaisantait maintenant, elle avait pu être sérieuse avec le beau Guillaume autrefois. Ce lui fut un retour amer. En courant les ruelles de Mangues, il désirait trouver Guillaume sur son passage, pour l’attaquer. Il alla jusqu’à la maisonnette de Volusien pour provoquer le braconnier, mais elle était vide. Il rentra aigri : pourquoi la jeune fille le plongeait-elle dans ces troubles ?

— Qu’est-ce que toutes ces farces ? demanda-t-il plus que sévèrement.

— C’est la vérité ! dit Lévise, ravie de l’avoir fortement remué.

— La vérité, dit-il, je la sais, moi ! c’est le beau Guillaume qui a pris le premier ce cœur innocent !

La jeune fille pâlit cette fois.

— Oh non ! dit-elle suppliante, je le jure !

— Tu mens ! reprit Louis avec violence.

Mais le repentir de sa brutalité saisit aussitôt Louis en voyant le beau et rayonnant visage de Lévise subitement altéré par ce peu de mots.

— Suis-je lâche, se dit-il, de traiter si grossièrement ma bonne et pauvre enfant, et de quel droit le ferais-je ? n’est-ce pas une stupide méchanceté, une humeur indigne, une faiblesse sans excuse qui me pousse !

Louis essaya de réparer l’effet de son irritation.

— Je t’ai fait peur ! dit-il en souriant à Lévise.

Elle reflétait fidèlement, ne vivant que pour lui, tout ce qui se passait dans l’âme de son ami. Triste avec lui, gaie, effrayée, rassurée, elle suivait magnétiquement la mobilité des sensations de celui-ci. Elle oublia aussitôt la dure parole qui venait d’être dite ; le soleil qui reparaissait sur les traits du jeune homme reparut sur les siens.

— C’est moi qui t’ai fait peur ! répliqua-t-elle avec une joie d’enfant.

Louis nia, mais de façon à lui laisser intact le plaisir d’avoir réussi dans le tour qu’elle lui avait joué.

Un matin, tandis qu’il était dans la chambre d’en haut et que Lévise faisait ses petits manèges de gouvernante de la maison, une vendeuse de fruits, qui apportait tous les jours sa marchandise, dit à la jeune fille : La Cardonchas n’est pas contente d’être partie d’ici, à ce qu’il paraît, je viens vous prévenir, elle dit partout que vous êtes la bonne amie du monsieur !

Le mot rapporté par cette femme était plus vif.

Lévise devint pourpre, elle serra les dents ; ses yeux brillèrent.

— Ah ! s’écria-t-elle, la vieille coquine !

Et elle partit en courant, laissant l’autre interdite et inquiète d’en avoir tant dit.

Lévise courut d’un trait jusque chez Euronique, poussa d’un coup violent la porte entr’ouverte et tombant devant la vieille qui recula effrayée de la fureur de cette entrée, elle la souffleta de toute sa force. Le bruit du soufflet éclata sec et rude dans la chambre. Euronique poussa un cri. Lévise, trop excitée et hors d’haleine pour pouvoir parler, la souffleta une seconde fois d’un revers, ses yeux étaient terribles.

Mourant de peur Euronique se débattit en appelant : Au secours ! au secours !

— Si jamais, s’écria enfin Lévise, tu parles de moi, je te tuerai ! je te tuerai ! Elle ne pouvait trouver de menaces assez violentes, et la colère l’étouffait.

Cependant, aux appels d’Euronique, quelques voisines étaient accourues ! Euronique reprit courage, et, comme elle était vigoureuse, elle se dégagea :

— Ah ! braconnière ! dit-elle en grinçant des dents, tu en veux à ceux qui sont honnêtes !

Lévise était aveuglée, elle ne voyait plus rien que la face d’Euronique qu’elle voulait meurtrir de coups, ses mains allaient d’elles-mêmes, elle ne pouvait s’exprimer qu’en frappant. Elle s’abattit impétueusement sur Euronique qui s’enfuit jusque dans la rue parmi les femmes qui étaient venues contempler la scène. La, se jugeant en sûreté, Euronique tenta de les animer à sa défense :

— Voyez-vous, la sauvage, la fille perdue, elle vient se jeter sur nous comme un loup, elle sait qu’elle est soutenue. Est-ce possible qu’on lui permette d’attaquer les gens comme ça ! Il faut la chasser du pays !

— Je ne veux plus que tu dises un mot, interrompit Lévise d’un accent tellement furieux, qu’Euronique se tut, et comme les femmes virent que dans son exaltation Lévise allait fondre au milieu d’elles, elles s’enfuirent en criant et entraînèrent Euronique dans une maison voisine dont elles eurent à peine le temps de refermer la porte devant Lévise qui les poursuivait.

Lévise reprit le chemin de la maison de Louis avec rapidité, suivie dans sa course par des regards avides. À peine se fut-elle éloignée que dans la maison où s’était réfugiée Euronique se forma un conciliabule, un rassemblement d’une vingtaine de femmes et d’enfants curieux de savoir la raison de tout ce trouble. Euronique, questionnée par chaque nouvel arrivant, racontait dix fois son histoire, comment elle avait été battue sans savoir pourquoi. Elle dit que Lévise lui avait fait perdre sa place pour pouvoir se livrer à son aise à ses abominations avec le monsieur, que c’était une honte pour Mangues, qu’il ne fallait pas le souffrir. Les autres femmes la plaignirent, se montèrent la tête avec elle ; on déclara qu’il fallait une vengeance exemplaire. Toutes sortes d’épithètes injurieuses, infamantes furent lancées contre l’imprudente Lévise. Il fut décidé qu’on la forcerait à force d’avanies à quitter le pays. On n’épargna pas beaucoup plus Louis. Quelques hommes ayant rejoint les femmes et ayant un peu ri de la bataille, les femmes n’en furent que plus excitées, les traitèrent de lâches, les accusèrent d’avoir peur du monsieur et de souffrir qu’il fît insulter les braves femmes par cette fille qui était tout ce qu’il y avait de plus bas dans la commune, une braconnière sans feu ni lieu, une mendiante. Puis on dit que le beau Guillaume était revenu, et qu’il s’en mêlerait, qu’il avait plus de cœur que les autres et ne laisserait pas l’outrage public impuni.

Cependant Louis, ayant eu besoin de parler à Lévise, ne la trouva pas. À la place de la jeune fille, il vit la marchande qui était restée là et attendait le retour de Lévise.

— Où est donc Lévise ? demanda-t-il avec le ton irrité des gens inquiets.

— Oh ! c’est la petite qui s’est piquée ! dit la femme en contemplant Louis comme un être extraordinaire.

— Quoi, piquée ? où est-elle ? reprit-il.

— Elle est là, à côté. Il n’y a pas grand mal. Il ne faut pas vous fâcher !

Louis regarda la femme avec tant de défiance et de mécontentement qu’elle craignit qu’il ne s’en prît à elle et, reculant tout doucement, tourna les talons, puis décampa à grands pas ! Louis fut encore plus alarmé par ce brusque départ.

Enfin Lévise arriva. Dès qu’il la vit de loin, il s’empressa de rentrer, mû par un reste de mauvaise humeur, pour qu’elle ne crût pas qu’il était enchaîné à ses moindres pas ou gestes. Lévise revenait sous l’impression de la vivacité de la lutte. Elle avait l’air dur et contrarié.

— D’où viens-tu donc ? dit sèchement Louis en qui bouillonnait la rancune de s’être inquiété peut-être pour rien.

— Ne t’en occupe pas ! cela ne te regarde pas ! répondit-elle très-vivement.

— Comment ! mais je veux le savoir.

— J’ai tout arrangé. On ne recommencera plus, voilà tout ! ajouta Lévise, sans que Louis pût comprendre si elle cherchait à l’exciter ou à le tranquilliser.

— Mais qu’est-il arrivé ? Il faut que tu me le dises ! recommença Louis impérieux, tout échauffé, la tête en feu.

— Ce sont mes affaires, tout est fini, tu n’as à t’inquiéter de rien.

— Tu as eu une querelle ! s’écria le jeune homme plein d’angoisse.

— Mais non ! peu importe ! répliqua Lévise.

— À quoi bon ces demi-mots ? Qu’est-ce qu’on ne recommencera plus ? Tes affaires sont les miennes, je ne veux pas que tu me caches ce qui m’intéresse.

— Non ! ça ne t’intéresse pas, répondit Lévise d’un ton décidé, comme pour lui imposer silence.

— Il est étrange, dit-il en s’emportant, que tu te permettes d’agir sans me consulter. Je suis responsable de ce que tu fais, et je dois savoir où tu vas, ou bien tu ne sortiras plus.

— Eh bien, c’est Euronique ! dit Lévise.

— À cause de son mariage ? demanda Louis.

— Puisque j’ai mal fait, je n’ai pas besoin de parler, reprit Lévise avec humeur, seulement si tu y étais allé, à ce mariage…

— Enfin quoi ? que s’est-il passé ?

— Non je ne te le dirai pas !

Lévise refusa de répondre aux questions et fit l’enfant. Son silence montra plus clairement que tous les récits à Louis qu’il était arrivé quelque histoire qu’il eût mieux valu éviter. Il n’était pas difficile de deviner qu’on recueillait les fruits du dédain manifesté à Euronique le jour où on n’était point allé à sa noce. Maintenant Lévise n’avait-elle pas empiré la situation ? Louis pensa qu’il était bien tard pour aller chez Euronique. Cependant une visite de sa part pouvait produire un bon effet si Lévise n’avait pas tout brouillé.

Louis partit aussitôt, préparant en chemin un discours aimable pour excuser Lévise et apaiser Euronique. Mais dès qu’il fut chez Euronique, il vit que le mal devait être beaucoup plus grand qu’il n’imaginait.

La vieille était encore chez ses voisines, de sorte qu’il frappa à la porte plusieurs fois sans qu’on lui répondît. Alors une petite fille qui l’aperçut alla prévenir Euronique.

— Voilà le monsieur ! dit-elle en grand émoi en se précipitant à toutes jambes parmi le cercle plein de discussions et d’orages qui se tenait entre les femmes. Cette annonce produisit une assez forte rumeur.

— J’y vais ! je lui dirai son fait ! s’écria aussitôt Euronique, certainement troublée parce qu’elle crut que Louis venait demander des explications, mais ne craignant pas d’être battue par lui et espérant bien lui faire expier le crime de Lévise par quelques insolences.

— La voilà, revint crier la petite fille à Louis qui attendait.

Quelques femmes voulaient retenir Euronique, d’autres proposaient de l’entourer pour la protéger contre le nouvel adversaire. — Est-ce qu’il vient aussi pour la battre ? demandaient plusieurs d’entre elles.

Euronique vint jusqu’au seuil de la porte, suivie des paysannes qui se pressèrent autour d’elle. La vue de ce cortège troubla Louis. Qu’avait donc fait Lévise, pour donner lieu à ce rassemblement ?

Euronique s’avança vers lui et le salua cérémonieusement.

— Vous venez voir si les soufflets sont encore chauds ? demanda-t-elle avec une ironie amère.

Des soufflets !… Louis fut bouleversé. Mais son premier cri intérieur fut : Qui les a reçus ? ne serait-ce pas Lévise ? La tête lui tourna. Mais aussitôt il se prit à redouter que ce ne fût Euronique au contraire qui eût été frappée.

— Quels soufflets ? dit-il, très-gêné par les têtes ardemment curieuses de toutes ces femmes qui le dévoraient des yeux.

— Quels soufflets ? reprit Euronique en éclatant, ceux qu’elle m’a donnés, votre « drôlesse » !

Ce cruel mot, prononcé devant vingt témoins, tomba sur le cœur de Louis comme une goutte de plomb fondu. La douleur fut excessive. Le sang s’agita si violemment dans les artères du jeune homme qu’il perdit presque complètement la tête.

— C’est à moi que vous parlez ? dit-il à Euronique d’une voix altérée.

— Eh donc ! répliqua Euronique en riant insolemment, est-ce que je suis encore en service ?

Louis aurait voulu pouvoir écraser sous son talon, comme un serpent, cette créature vile, cette servante si basse, qui avait l’insolence inouïe, atroce, de souiller de ses invectives Lévise, la précieuse idole qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il ne pouvait faire respecter de personne. Il sentit avec une effroyable douleur qu’il payait bien cher sa passion en ce moment. Il était tremblant d’exaspération. La foudre ne lui aurait pas paru suffisante, s’il l’avait eue en main, pour anéantir la misérable Euronique. L’impuissance de venger Lévise, de punir l’offense, plus que cela, de l’effacer, la broyer, comme si elle n’avait jamais eu lieu, suspendait toutes ses forces. Ses yeux seuls attachés sur Euronique montrèrent à celle-ci ce qui se passait en lui. Elle en eut peur et recula précipitamment. Les lèvres de Louis balbutiaient, mais sa poitrine se déchirait sous l’effort de mille explosions de fureur.

— Vous n’avez eu que ce que vous méritiez, dit-il, et prenez garde, prenez bien garde à vous, je finirai par vous traiter comme une sorcière, comme un chien !

Les femmes murmurèrent, puis l’appelèrent « débaucheur ». L’une d’elles s’écria : Il ne manque plus qu’il la mène au banc d’honneur à l’église, sa déhontée !

Et puis cette querelle avec des femmes était odieuse, sans dignité, sans avantage. Louis le comprit, tout contribuait à l’abaisser. Il se décida à revenir, humilié à en pleurer, consterné pour Lévise, effrayé même, et tressaillant de souffrance à chaque instant sous la pointe lancinante du mot drôlesse qui battait à coups redoublés dans son sein. Il frappait à terre avec sa canne comme si il eût donné des coups de hache à des êtres invisibles.

Bientôt il se rapprocha de sa maison. Il fallait reparaître devant cette Lévise qu’il aimait tant et pour laquelle il consentait à recevoir de telles blessures qui n’étaient point glorieuses. Elle lui était plus chère peut-être encore, mais il ne pouvait s’empêcher de la regarder comme la cause fatale de déboires futurs. Il pensait avec un regret assez amer à la bassesse de condition de la jeune fille, bassesse à laquelle il s’associait lui-même en quelque sorte et qui le ravalait au niveau de toutes les insultes qu’il prendrait fantaisie aux paysans de lui adresser. Alors il se traita de lâche, car se dressa encore la pensée que c’était lui, lui seul qui attirait ces maux à la jeune fille, sans pouvoir l’en préserver ; n’était-ce pas désolant ? Aussitôt il rappela sa vigueur et se jura qu’il en serait autrement, qu’il forcerait les gens à les respecter, elle et lui. Mais il fallait reparaître devant Lévise sans l’avoir vengée et ensevelir en soi-même le tourment de ces affronts venus par elle, mais dont elle était innocente. Pourquoi affliger Lévise en lui laissant voir ces peines ? Au contraire il se dit qu’il devait lui rendre la vie gaie et douce, et que si l’un des deux avait à porter le poids de la faute commise, c’était lui.

Il s’arrangea donc une physionomie riante ou du moins calme, qui grimaçait bien un peu pourtant. Puis cet effort même lui ayant fait quelque bien, il ne songea plus qu’à se renfermer avec Lévise dans la petite maison comme dans une forteresse où ils s’ingénieraient à vivre en plein bonheur, sans se mêler en rien au monde extérieur, sans se soucier d’âme qui vive, en fermant avec soin la barrière à toutes gens, à tous bruits, à toute communication.

Il rentra, embrassa Lévise avec plus de tendresse que jamais ; mais il avait en même temps du remords et une grande pitié envers la jeune fille. Il étouffait tout cela sous ses caresses un peu emportées. Lévise n’osa lui demander ce qu’il avait pu dire à Euronique, voyant qu’il n’en parlait pas, mais elle imagina aux élans un peu fébriles de tendresse du jeune homme qu’il avait parachevé le succès qu’elle croyait avoir remporté.

Mais à la fin Louis, ayant toujours sur le cœur son inutile et malheureuse tentative auprès d’Euronique, attira Lévise près de lui et lui dit doucement : Ma chère enfant, je ne te blâme pas de ce que tu as fait, mais il faut que tu abdiques à présent. Toute seule tu ne sais pas très-bien te conduire. Ta tête t’inspire des actions risquées dont tu ne calcules pas les suites. Rappelle-toi ton départ quand je t’ai revue le lendemain du jour de danse ! Comme avec moi tu n’as rien à craindre !…

Ici le jeune homme s’arrêta involontairement. Il se demanda s’il pouvait sincèrement faire une pareille déclaration, si l’événement de la matinée ne lui donnait pas un démenti. Un léger frisson parcourut ses membres comme si une preuve contraire se fût levée contre lui !

Lévise attendait la suite de ses paroles. Il examina rapidement sa conscience et sa force, et, se reconnaissant bien décidé à se consacrer tout entier à la défense de la jeune fille, s’il le fallait, il répéta avec plus d’assurance : Comme avec moi tu n’as rien à craindre, il faut que tu te confies entièrement à moi, que tu cesses de vouloir faire quoi que ce soit par toi-même sans m’avoir consulté et averti auparavant.

— Oh ! dit aussitôt Lévise en se jetant à son cou, je vois plus que jamais que tu es bon ! On ne m’a jamais appris à me contenir. J’avais peur que tu me grondes. Comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Oui, je t’écouterai toujours à présent. Il y a des choses que je sais bien voir quoique je n’aie pas d’esprit. Je vois bien comme tu t’occupes de moi, comme tu voudrais faire « gagner » mon caractère et combien de choses tu m’apprends tous les jours. Oh ! non, tu ne sais pas combien tu es bon !

Certes l’admiration de Lévise était la plus grande, la plus délicieuse récompense pour Louis, et elle essuyait bien des soucis.

Le jeune homme commençait aussi à éprouver une forte haine contre les gens de Mangues, une violente envie de leur faire payer leurs insultes contre la bien-aimée Lévise. Il se dit qu’il imposerait de force ou de gré à « toute cette racaille » Lévise comme sa maîtresse, et, que cela leur plût ou non, il leur tiendrait tête à outrance jusqu’à ce qu’ils eussent renoncé à toute hostilité. Il avait le sentiment exagéré de son rang comme homme d’une classe, d’une race même supérieure, et il se promit de ne plus s’affecter des opinions, des paroles ou des actes des paysans, mais de les mépriser entièrement et de n’en tenir aucun compte. Cela lui était possible extérieurement, mais à l’intérieur ! Il ne s’apercevait pas que l’amour-propre le conduisait seul dans ce projet de guerre. Du reste l’opinion commune, générale, l’avait toujours révolté, et il n’était pas prêt à céder à une improbation publique, de quelque part qu’elle vînt. Il l’eût bravée avec une raideur du diable s’il avait été seul en cause. Et tous ses troubles n’allaient provenir que de Lévise ! Ce n’était qu’en elle qu’on allait le blesser.