La Cathédrale de Reims (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 35-41).

LA CATHÉDRALE DE REIMS


Qui parcourait l’espace d’or, dans la Champagne,
En ces midis d’automne où le pampre reluit
La regardait venir à lui
Comme une impérieuse et tranquille montagne.

Depuis le matin clair jusqu’au tomber du jour
Elle avançait et s’approchait
De celui qui marchait ;
Et sitôt qu’il sentait l’ombre des grandes tours

Qui barraient la contrée
Le gagner à leur tour,
Il entrait dans la pierre
Creusée immensément et pénétrée
Par mille ans de beauté et mille ans de prière.
Ô vieux temple français, gardé par tes cent rois,
Dont l’image apaisée illustre tes murailles,
Dis-moi quel chant de gloire ou quel cri de bataille,
Victorieusement, n’a retenti en toi !
Tu as connu Clovis, le Franc et sa compagne
Dont la main a guidé la main de saint Rémy
Et peut-être un écho sous ta voûte endormi,
Jadis, a entendu la voix de Charlemagne.

Temple, tu es sacré, de ton faîte à tes pieds ;
Au soir tombant, se joue à travers tes verrières
Comme un soleil infiniment multiplié ;
Sur tes grands murs, les ténèbres et les lumières —
Joie et deuil — font leur voyage silencieux.
Autour de tes piliers qui fusent jusqu’aux cieux,

Les petits cierges blancs, de leurs clartés pointues,
Illuminent le front penché de tes statues
Et dressent des buissons de flammes dans la nuit.
Une immense ferveur se dégage sans bruit
Des foules à genoux, qui contiennent leurs larmes,
Mais qui savent pourtant qu’au long du Rhin, là-bas,
— Canons, chevaux, drapeaux, soldats —
Rôde et se meut sans cesse un immense bruit d’armes.

Soudain la guerre est là qui monte et envahit.
Le tocsin sonne et sonne et Reims en retentit.
Les cieux sont sillonnés d’une foudre lointaine.
L’orage des canons tonne de plaine en plaine.
Un choc ; et le combat décide du pays.
Les bataillons teutons descendus vers Paris
Sont rejetés et poursuivis jusqu’en Champagne.
Or, puisqu’il fait accueil à tout homme lassé,
Le grand temple de gloire et d’amour traversé
S’en vient aussi vers eux du fond de la campagne.

Mais eux
Prenant ses rosaces pour cibles

Braquent vers lui leur feu terrible.
Il n’est sainte ni saint, il n’est Vierge ni Dieu,
Il n’est pignon, il n’est muraille,
Qu’ils n’atteignent des éclats noirs de leur mitraille.
Les tours, les grandes tours,
Et l’abside brillante et l’obscur baptistère
Sont cernés à leur tour,
D’une ceinture de tonnerres :
Partout le crime ordonne et prodigue la mort.

Alors,
Ce qui fut la splendeur des choses baptisées :
Ogives vers leur voûte immobile élancées,
Verrières d’ombre et d’or, transepts, piliers géants,
Orgues faisant un bruit d’orage et d’océan,
Cryptes dont les grands morts hantaient les labyrinthes,
Douces mains de la Vierge, et regards purs des saintes,
Tout, jusqu’aux bras du Christ, immense et pardonnant,
Est brusquement broyé sous le piétinement
Du plus rageur des sacrilèges.


Ô merveille tuée ! Ô beauté prise au piège !
Ô murs de la croyance atrocement fendus !
Ainsi qu’un rampement de rapides couleuvres,
Le feu mordait la chair divine des chefs-d’œuvre :
On entendait souffrir de beaux gestes tendus
— Depuis quel temps — vers la pitié et la justice.
De pauvres voix sortaient du marbre et du granit ;
Les ostensoirs d’argent par les papes bénis,
Les chandeliers, et les crosses, et les calices
Étaient mordus par les flammes et s’y tordaient ;
L’horreur était partout propagée et brandie ;
Les vieux saints du portail priaient dans l’incendie,
Mais leurs cris vers le ciel dans leur mort se perdaient.

Et maintenant avec ses pauvres bras brûlés
La cathédrale meurt sous les astres voilés.

Hélas ! où sont les plaines d’or de la Champagne
Et les mois de l’automne où le pampre reluit,
Quand on venait vers elle et le jour et la nuit
Comme vers une sainte et tranquille montagne ?