La Cassette (trad. Sommer)

Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachettetome I (p. 275-298).
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LA CASSETTE



NOTICE SUR LA CASSETTE.

La comédie intitulée la Cassette, est une de celles que le temps a le plus maltraitées. La découverte de nombreux fragments que M. Angelo Mai a extraits, en 1815, d’un palimpseste, et la restitution que M. Benoît, un humaniste distingué, a tentée non sans succès, prouvent surabondamment que les parties les plus délicates peut-être de l’ouvrage ne sont pas venues jusqu’à nous. Il nous a semblé inutile de chercher à remettre à leur place les fragments découverts ; on y a trop de lacunes à regretter encore et ils ne présentent pas assez de suite pour qu’on puisse les lire avec intérêt dans une traduction française.

Au point de vue de l’art, mais en tenant grand compte de ces mutilations dont nous venons de parler, on peut reprocher à la Cassette de n’avoir pas une intrigue assez nouée ni assez suivie ; l’exposition même, partagée entre une vieille courtisane et le dieu Secours, n’a pas la clarté des autres expositions de Plaute. Mais ce qui fait de cette pièce une des plus charmantes de tout son théâtre, c’est l’heureuse opposition qu’il a établie entre les deux jeunes filles élevées par des courtisanes. L’une, Gymnasie, s’est habituée et résignée assez vite à toutes les hontes de son métier : « Tous les jours, dit sa mère, elle épouse quelqu’un, et je ne la laisse jamais coucher veuve. » L’autre, Silénie, s’est conservée pure au milieu de cette corruption, ou plutôt elle ne s’est donnée qu’à un seul, à celui qu’elle aimait, et tous ses sentiments sont d’une exquise délicatesse. C’est incontestablement la physionomie de femme la plus honnête et la plus fraîche du théâtre de Plaute : la Cassette repose et délasse de Casina. Toutefois, à côté de Silénie, on aperçoit, contraste repoussant, la mère de Gymnasie, courtisane émérite, gourmande, buveuse, cupide, bavarde, qui trafique des charmes de sa fille (c’est tout ce qu’elle a pour vivre !) et ne rougit pas d’étaler toutes ses turpitudes morales dans le langage le plus éhonté.

Nous ne connaissons pas d’imitation de la Cassette, et nous sommes surpris qu’une pièce si agréable, à tout prendre, n’ait tenté aucun comique moderne.




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ARGUMENT[1].

Un jeune homme de Lemnos fait violence à une jeune fille de Sicyone, puis s’en retourne dans son pays, se marie, et devient père d’une fille. La Sicyonienne, de son côté, accouche d’une fille qu’un esclave emporte et expose ; mais il reste aux aguets et observe. Une courtisane prend l’enfant et la donne à une autre courtisane. Plus tard, le jeune homme, revenu de Lemnos, épouse la jeune fille qu’il avait déshonorée. Il a fiancé la fille qui lui est née à Lemnos à un jeune homme passionnément épris de celle qui a été abandonnée. L’esclave recherche et retrouve l’enfant qu’il avait exposée. Elle est reconnue pour citoyenne, et Alcésimarque s’unit, selon la loi et la coutume, à celle qu’il possédait déjà.






PERSONNAGES.


SILÉNIE, fille de Démiphon et de Phanostrate, amante d’Alcésimarque.
GYMNASIE, courtisane.
UNE COURTISANE.
LE DIEU SECOURS, prologue.
MÉLÉNIS, courtisane, mère de Gymnasie.
ALCÉSIMARQUE, amant de Silénie.
LAMPADION, esclave de Phanostrate.
PHANOSTRATE, femme de Démiphon.
HALISCA, esclave.
DÉMIPHON, vieux marchand de Lemnos.


La scène est à Sicyone.



LA CASSETTE.




ACTE I.

SCÈNE I. — SILÉNIE, GYMNASIE, LA COURTISANE.

SILÉNIE. Jusqu’à ce jour je t’aimais, ma Gymnasie, je croyais à ton amitié et à celle de ta mère ; mais aujourd’hui, vous me l’avez bien prouvée : quand tu serais ma sœur, je ne vois pas comment tu aurais pu me témoigner plus de prévenances ; au moins, selon mon sentiment, je ne crois pas que cela soit possible : vous avez tout quitté pour vous occuper uniquement de moi ; aussi je vous aime, et vous avez acquis tous les droits à ma reconnaissance.

GYMNASIE. Certes, à ce prix, il nous est facile de rester auprès de toi et de t’offrir nos services : tu nous as si gentiment accueillies, si joliment fait diner chez toi, que nous nous en souviendrons toute notre vie.

SILÉNIE. Ç’a été de grand cœur, et ce sera toujours pour moi un bonheur d’aller au-devant de vos désirs.

LA COURTISANE. Comme dit le pilote, le vent et la marée nous ont été propices, et, sur ma foi, je suis heureuse d’être venue chez toi, puisque tu nous as reçues avec tant d’amabilité ; si ce n’est le service, je n’ai rien vu qui ne fût de mon goût.

SILÉNIE. Que veux-tu dire ?

LA COURTISANE. On me versait trop rarement à boire, et encore on me gâtait mon vin.

GYMNASIE, à sa mère. De grâce, est-ce convenable ?

LA COURTISANE. Tout ce qu’il y a de plus convenable, il n’y a point ici d’étranger.

SILÉNIE. J’ai bien raison de vous aimer ; vous me marquez tant d’estime et tant d’égards !

LA COURTISANE. Vois-tu, ma Silénie, il est trop juste que les femmes de notre classe soient gentilles entre elles et bonnes filles : vois ces grandes dames, ces matrones de haut parage, comme elles ont de l’amitié les unes pour les autres : nous avons beau faire comme elles, les imiter, nous subsistons à peine et nous sommes fort mal vues. Elles veulent que nous ayons besoin de leur protection. Il leur déplaît que nous puissions quelque chose par nous-mêmes ; il faut qu’en toute occasion nous ayons recours à elles, que nous venions les supplier ; mais allez les trouver, vous entrez, vous voudriez déjà être sorties. En public, elles flattent notre corporation : mais en dessous, si l’occasion se présente, les perfides nous déchirent à belles dents. Elles s’en vont criant que nous vivons avec leurs maris, que nous les débauchons : elles nous mettent sous leurs pieds, parce que nous ne sommes que des affranchies. Ta mère et moi, nous avons été courtisanes ; vous nous êtes nées de l’amour et du hasard, et nous vous avons élevées chacune pour nous. Quant à moi, ce n’est pas par dureté que j’ai fait prendre à ma fille le métier de courtisane, c’est que je ne voulais pas souffrir de la faim.

SILÉNIE. Il aurait mieux valu lui faire épouser quelqu’un.

LA COURTISANE. Eh mais, en vérité, tous les jours elle épouse quelqu’un ; elle a épousé ce matin, elle épousera tantôt ; jamais je ne l’ai laissée coucher veuve. Si elle n’épousait pas, toute la famille périrait misérablement de faim.

GYMNASIE. Il faut bien, ma mère, que je sois comme tu le désires.

LA COURTISANE. Par Castor ! je n’ai pas à me plaindre si tu es telle que tu le dis. Tu n’as qu’à suivre mes conseils, jamais tu ne seras une Hécalé[2] ; tu conserveras toujours cette fleur de jeunesse qui s’épanouit en toi, tu ruineras les gens, et moi, tu m’enrichiras sans qu’il m’en coûte rien.

GYMNASIE. Les dieux le veuillent !

LA COURTISANE. Si tu n’y aides, les dieux ne peuvent rien.

GYMNASIE. Oh ! je ferai tous mes efforts. Mais tandis que nous causons là, qu’as-tu, ma chère petite Silénie ? je ne t’ai jamais vue si triste. Dis-moi, je t’en prie, qu’est devenu ton enjouement ? Tu n’es pas aussi proprette que d’habitude. (À sa mère.) Voyez donc, quel profond soupir… Et tu es pâle. Allons, dis-nous ce que tu as et ce que nous pouvons faire pour toi. Ne m’afflige pas par tes larmes, de grâce, ma chérie.

SILÉNIE. Je suis rongée de chagrin, ma bonne Gymnasie, je souffre, je suis au supplice ; mon cœur, mes yeux, tout en moi est malade. Que te dirai-je ? c’est ma sottise qui me jette ainsi dans la douleur.

GYMNASIE. Eh ! cette sottise, renvoie-la d’où elle vient, ensevelis-la pour jamais.

SILÉNIE. Comment cela ?

GYMNASIE. Cache-la dans les plus profonds replis de ton cœur. Garde-la pour toi seule, n’aie pas de confidents.

SILÉNIE. Mais mon pauvre cœur souffre tant !

GYMNASIE. Que dis-tu ? et d’où vient cette souffrance, dis-moi ? Je ne connais pas ce mal-là, les femmes n’en savent rien, à ce que disent les hommes.

SILÉNIE. S’il y a en nous quelque chose de sensible, j’y souffre, et s’il n’y a rien, je n’y souffre pas moins.

LA COURTISANE. Elle est amoureuse.

SILÉNIE. Est-ce donc que les commencements de l’amour sont si amers ?

GYMNASIE. Oh ! l’amour est tout miel et tout fiel ; il fait goûter le miel ; mais le fiel, il vous en donne jusqu’à satiété.

SILÉNIE. C’est bien à cela, ma Gymnasie, que ressemble le mal qui me consume.

GYMNASIE. L’amour est perfide.

SILÉNIE. Aussi me fait-il banqueroute.

GYMNASIE. Bon courage ! cela ira mieux.

SILÉNIE. J’y compterais bien, si je voyais venir le médecin qui peut m’apporter le remède.

GYMNASIE. Il viendra.

SILÉNIE. Il viendra ! c’est bien long quand on aime ; on préférerait : Il est venu ! Mais, hélas ! c’est ma faute ; ces cruelles souffrances, c’est à ma sottise que je les dois. J’ai tant rêvé de passer toute ma vie avec lui !

GYMNASIE. Eh ! ma Silénie, c’est à une grande dame qu’il convient de n’aimer qu’un homme, de l’épouser une bonne fois et de passer sa vie avec lui. Mais une courtisane, elle ressemble à une riche cité, qui ne peut conserver son opulence si elle n’est visitée par beaucoup d’hommes.

SILÉNIE. Écoutez-moi bien ; je vais vous apprendre pourquoi je vous ai invitées à venir. Ma mère (je ne veux pas être courtisane de profession) m’a écoutée ; elle m’a cédé, à moi qui lui cède toujours, et m’a permis de vivre avec celui que j’aimerais de tout mon cœur.

LA COURTISANE. Quelle folie ! Mais as-tu accordé à quelqu’un tes faveurs ?

SILÉNIE. À personne, si ce n’est à Alcésimarque ; nul autre que lui ne m’a fait oublier ma sagesse.

LA COURTISANE. Et comment le galant s’est-il introduit chez toi ?

SILÉNIE. Aux Dionysiaques, ma mère me mena voir la procession ; quand je revins chez nous, il me suivit discrètement, et sans me perdre de vue, jusqu’à notre porte. Ensuite, il s’insinua dans l’amitié de ma mère et en même temps dans la mienne, par ses bonnes paroles, ses présents, ses cadeaux.

GYMNASIE. Qu’on me le donne, à moi ; comme je vous le retournerais !

SILÉNIE. Enfin, l’habitude de nous voir nous inspira une tendresse mutuelle.

LA COURTISANE. Ah ! ma chère Silénie !

SILÉNIE. Qu’est-ce donc ?

LA COURTISANE. Il faut seulement faire semblant d’aimer ; car, dès que tu es amoureuse, tu penses bien plus à ton amant qu’à ton intérêt.

SILÉNIE. Il avait juré solennellement à ma mère qu’il m’épouserait ; et maintenant il lui faut prendre une autre femme, une parente de Lemnos, qui demeure ici près. Son père le contraint à cette union, et ma mère m’en veut de n’être pas revenue chez elle, dès que j’ai appris qu’il allait se marier.

LA COURTISANE. En amour, on ne regarde pas à un parjure.

SILÉNIE. Eh bien, faites-moi un plaisir ; permettez à Gymnasie de rester chez moi trois jours seulement, pour garder la maison, puisque ma mère me rappelle.

LA COURTISANE. Ces trois jours me contrarient, c’est de l’argent que tu me fais perdre, mais j’y consens.

SILÉNIE. Vous êtes bien aimable et bien bonne. Toi, ma chère Gymnasie, si Alcésimarque venait en mon absence, ne lui fais pas de reproches violents : malgré ses torts, je l’aime toujours. Parle-lui avec douceur, je t’en prie ; pas un mot qui puisse lui faire de la peine. Tiens, voici mes clefs ; si tu as besoin de quoi que ce soit, ne te gêne pas. Pour moi, je vais partir.

GYMNASIE. Que de larmes tu me fais verser !

SILÉNIE. Porte-toi bien, chère Gymnasie.

GYMNASIE. Mais soigne-toi un peu. Tu ne t’en iras pas si mal arrangée, n’est-ce pas ?

SILÉNIE. La négligence sied au malheur.

GYMNASIE. Relève au moins ton mantelet.

SILÉNIE. Laisse-le traîner ; je me traîne moi-même.

GYMNASIE. Eh bien donc, puisque c’est ton idée, adieu et porte-toi bien.

SILÉNIE. Je le voudrais, si c’était possible. (Elle sort.)

GYMNASIE. Si tu n’as rien à me dire, ma mère, je vais entrer chez elle. Par ma foi, elle me semble bien amoureuse.

LA COURTISANE. C’est pour cela que je ne cesse de te répéter mon refrain : ne t’avise pas d’aimer. Va.

GYMNASIE. C’est tout ?

LA COURTISANE. Porte-toi bien.

GYMNASIE. Et toi aussi. (Elle entre.)


SCÈNE II. — LA COURTISANE.

J’ai le même défaut que la plupart des femmes qui font mon métier : sitôt que nous sommes lestées, nous devenons bavardes à l’excès, et nous faisons aller notre langue beaucoup plus qu’il ne faut. Cette jeune fille, qui vient de s’en aller en pleurant, je l’ai ramassée toute petite dans une ruelle où on venait de l’exposer. Nous avons ici un jeune homme de la plus haute naissance… Ma foi, j’en ai pris ma charge, je me suis remplie de la fleur de Bacchus ; c’est ce qui fait que l’envie me prend de parler plus librement, et je ne peux, hélas ! me taire de ce qu’il ne faudrait pas dire… Ce jeune homme, dont le père est un des premiers citoyens de Sicyone, est passionnément épris de cette petite pleurnicheuse qui vient de sortir ; elle, de son côté, l’aime à la folie. Je l’ai donnée autrefois à une courtisane de mes amies, qui demeure là, et qui bien souvent m’avait priée de lui trouver un tout petit enfant, garçon ou fille, dont elle pût se dire la mère. L’occasion s’offre, je fais ce qu’elle m’avait demandé. Elle reçoit la petite fille de mes mains, et aussitôt la voilà qui accouche de cette même petite que je venais de lui remettre, sans sage-femme, sans douleurs, comme bien d’autres qui se mettent ainsi dans de mauvais draps. Son amant, disait-elle, était un étranger, et c’est pour cela qu’elle feignait un accouchement. Il n’y a que nous deux qui sachions l’histoire, moi qui lui ai donné l’enfant, elle qui l’a reçu, nous deux… sans vous compter. Voilà comme les choses se sont passées ; au besoin, tâchez de vous en souvenir ; moi, je m’en vais chez moi.

SCÈNE III. — LE DIEU SECOURS.

Quel moulin à paroles, quel sac à vin que cette vieille guenon. À peine si elle m’a laissé quelque chose à dire, à moi qui suis un dieu, tant elle s’est pressée de vous faire l’histoire de cet enfant supposé. Si elle avait tenu sa langue, je vous aurais tout raconté : une divinité pouvait expliquer mieux les choses. Je me nomme le Dieu Secours ; prêtez-moi attention, je veux vous exposer clairement le sujet de cette comédie. On fêtait une fois à Sicyone les Dionysiaques ; un marchand de Lemnos vient voir les jeux et fait violence à une jeune fille en pleine rue : il était tout jeune encore, un peu gris, et il faisait noire nuit. Puis il reconnaît qu’il s’est fait là une fâcheuse affaire, prend ses jambes à son cou et se sauve à Lemnos, où il demeurait alors. Celle qu’il avait violée, au bout de ses dix mois, accouche d’une fille. Comme elle ne savait à qui s’en prendre, elle met dans sa confidence un esclave de son père et lui donne l’enfant pour l’exposer et le laisser mourir. L’esclave abandonne la petite ; la vieille la prend ; mais l’esclave faisait sentinelle pour bien voir où et dans quelle maison on porterait l’enfant. Notre vieille, vous avez entendu son propre aveu, donne la petite fille à la courtisane Mélénis, qui l’a élevée honnêtement comme son enfant. Quant à notre Lemnien, il épouse une de ses proches parentes. Celle-ci, en femme complaisante, meurt. Le mari l’enterre et vient s’établir ici ; il se marie avec la jeune fille qu’il avait violée dans le temps, et la reconnaît. Elle lui révèle que, par suite de cette mésaventure, elle est accouchée d’une fille et qu’elle l’a donnée sur-le-champ à un esclave pour l’exposer. Aussitôt notre homme commande à ce même esclave de faire des recherches et de mettre la main, s’il se peut, sur la femme qui a recueilli l’enfant. Jusqu’à ce jour, l’esclave s’en est occupé activement ; il essaye de retrouver cette courtisane qu’il a vue jadis, pendant qu’il faisait le guet, enlever la petite créature abandonnée par lui. Quant au reste, je vais aussi solder mon compte, afin d’être quitte et de ne devoir rien. Il y a ici, à Sicyone, un jeune homme dont le père vit encore. Il se meurt d’amour pour cette enfant trouvée, qui vient de s’en aller en pleurant rejoindre sa mère, et il est également aimé d’elle : quoi de plus délicieux que cette mutuelle tendresse ? Mais rien de stable n’a été donné aux mortels. Le père veut établir son fils ; la mère de Silénie ne l’a pas plus tôt appris qu’elle rappelle chez elle son enfant. Voilà ce qui s’est passé ; maintenant adieu, et triomphez par ce vrai courage qui vous a donné la palme tant de fois. Conservez vos alliés, les anciens et les nouveaux : doublez vos ressources par de justes lois, écrasez vos ennemis, moissonnez glorieusement les lauriers, et que les Carthaginois vaincus reçoivent de vous leur châtiment.


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ACTE II.

SCÈNE I. — ALCÉSIMARQUE, MÉLÉNIS.

ALCÉSIMARQUE. Je crois en vérité que l’inventeur du métier de bourreau c’est l’amour : j’en ai la preuve par moi-même, sans la chercher ailleurs ; je souffre plus que tous les hommes ensemble de ces angoisses qui me pressent le cœur. Malheureux ! me voilà lancé, torturé, agité, piqué, retourné sur la roue de l’amour ; je me sens suffoqué, emporté, rapporté, tiraillé, mis en pièces. Un épais nuage voile mon âme ; je ne suis pas où je suis, mon cœur est où je ne suis pas ; j’éprouve à la fois tous les caprices, et ce qui me plaît, le moment d’après ne me plaît plus. C’est ainsi que l’amour se joue d’un cœur épuisé ; il me chasse, me poursuit, m’assaille, m’entraîne, me retient, me caresse, me comble ; il me donne et ne me donne pas ; il m’abuse sans cesse, me pousse ici, puis me rappelle et me montre encore ce dont il m’a éloigné. Il me ballotte comme sur une mer orageuse, et brise mon pauvre cœur amoureux ; je n’ai plus qu’à couler bas pour que ma perte soit consommée. Ainsi voilà six jours de suite que mon père me retient à la campagne, sans qu’il me soit permis de voir ma maîtresse. Est-il rien de plus affreux ?

MÉLÉNIS. Vraiment, vous prenez un ton, depuis que vous êtes le fiancé d’une riche fille de Lemnos ! Épousez-la : nous ne sommes pas de si haut parage que vous, et notre fortune est loin de valoir la vôtre ; pourtant, je ne crains pas qu’on nous reproche d’avoir oublié notre serment. Pour vous, s’il vous en cuit, vous saurez à qui la faute.

ALCÉSIMARQUE. Que les dieux m’exterminent…

MÉLÉNIS. Puissent-ils vous entendre !

ALCÉSIMARQUE. Si j’épouse jamais celle que mon père me destine.

MÉLÉNIS. Et moi de même, si je vous donne jamais la main de ma fille.

ALCÉSIMARQUE. Tu me laisseras donc manquer à ma foi ?

MÉLÉNIS. Cela me sera plus aisé que de souffrir qu’on me perde, qu’on me ruine, et qu’on se joue de mon enfant. Cherchez qui voudra croire à vos serments ; mais pour chez nous, adieu panier !

ALCÉSIMARQUE. Mets-moi une bonne fois à l’épreuve.

MÉLÉNIS. Je l’ai souvent fait, et j’en suis assez fâchée.

ALCÉSIMARQUE. Rends-la-moi.

MÉLÉNIS. Vous savez le vieux dicton ? il vient à point : «  Ce que j’ai donné, je voudrais le tenir encore ; ce qui reste, je le garde. »

ALCÉSIMARQUE. Tu ne me l’enverras plus ?

MÉLÉNIS. Mettez-vous à ma place, et faites la réponse.

ALCÉSIMARQUE. Ainsi tu ne veux plus me l’envoyer ?

MÉLÉNIS. Vous savez maintenant ce que j’en pense.

ALCÉSIMARQUE. C’est bien résolu ?

MÉLÉNIS. Je suis toute à mes réflexions, et vos paroles ne m’entrent plus dans l’oreille.

ALCÉSIMARQUE. Non ?… et que faire ?

MÉLÉNIS. C’est à vous de le savoir.

ALCÉSIMARQUE. Que les dieux et les déesses du ciel, de l’enfer, que les demi-dieux, que la reine Junon, fille du souverain Jupiter, que Saturne son oncle…

MÉLÉNIS. Eh ! non, son père…

ALCÉSIMARQUE. Que la puissante Ops son aïeule…

MÉLÉNIS. Pas du tout, sa mère.

ALCÉSIMARQUE. Que Junon sa fille, et Saturne son oncle, et l’auguste Jupiter… Tu me fais perdre la tête, c’est toi qui es cause que je me trompe.

MÉLÉNIS. Continuez.

ALCÉSIMARQUE. Peut-on savoir quelle est ta résolution ?

MÉLÉNIS. Dites toujours. Je ne vous la renverrai pas ; c’est bien arrêté.

ALCÉSIMARQUE. Eh bien donc, que Jupiter, Junon et Saturne, que… je ne sais plus ce que j’allais dire… Ah !… écoute, femme, et tu connaîtras mon dessein : que tous les dieux, grands, petits, et ceux même qui se contentent de nos rogatons, fassent que de ma vie je ne donne un baiser à ta Silénie, si je ne coupe la tête aujourd’hui même, à toi, à ta fille et à moi ; si je ne vous tue l’une et l’autre, demain, au point du jour ; enfin si je n’extermine tout, à moins que tu ne me la rendes. J’ai dit : adieu. (Il sort.)

MÉLÉNIS. Il rentre tout en colère. Que faire à présent ? Si je la lui renvoie, nous en serons toujours au même point ; dès qu’il en aura assez, il la mettra dehors pour épouser sa Lemnienne. Pourtant je veux le suivre ; il faut prendre garde qu’il ne fasse un coup de désespoir. Enfin, puisque la loi n’est pas égale pour le pauvre et pour le riche, j’aime mieux perdre ma peine que ma fille. Mais quel est cet homme, qui s’en vient droit ici, tout courant, et traverse la place ? L’autre m’épouvante, celui-ci m’effraye ; tout me fait peur. (Elle s’éloigne.)


SCÈNE II. - LAMPADION.

J’ai poursuivi la vieille en criant tout le long des rues ; je l’ai mise aux abois ! Mais comme elle a su se tenir ! comme elle paraissait ne se souvenir de rien ! Et moi, que de caresses, que de belles promesses ! que de ruses et de stratagèmes ! Enfin avec toutes mes questions j’ai fini par lui arracher un mot, mais en lui promettant un quartaut de vin.


SCÈNE III. — PHANOSTRATE, LAMPADION, MÉLÉNIS, à l’écart.

PHANOSTRATE. J’ai cru entendre à la porte la voix de mon esclave Lampadion.

LAMPADION. Vous n’êtes pas sourde, maîtresse ; vous avez bien entendu.

PHANOSTRATE. Que fais-tu là ?

LAMPADION. Je viens vous réjouir le cœur.

PHANOSTRATE. De quoi s’agit-il ?

LAMPADION. Tout à l’heure, j’ai vu sortir de cette maison une femme.

PHANOSTRATE. Celle qui a pris ma fille ?

LAMPADION. Vous y êtes.

PHANOSTRATE. Eh bien ?

LAMPADION. Je lui dis comment je l’avais vue prendre à l’hippodrome la fille de mes maîtres.

PHANOSTRATE. Elle s’est effrayée ?

MÉLÉNIS, à part. Je frissonne, le cœur me bat d’une force ! Oui, je me le rappelle, c’est de l’hippodrome qu’on m’a apporté la petite fille dont je me suis supposée la mère.

PHANOSTRATE. Mais poursuis donc ; je grille d’entendre ton récit.

MÉLÉNIS, à part. Puisses-tu ne rien entendre[3] !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LAMPADION. Je dis aussitôt à la jeune fille : « Cette vieille est votre nourrice, mais elle n’est pas votre mère. Moi, je vous appelle à reprendre la richesse, je veux vous rendre à une opulente famille, à un père qui vous donnera vingt talents de dot : ce n’est pas chez lui que vous gagnerez à la mode toscane[4] de quoi vous établir, en trafiquant misérablement de vos charmes. »

PHANOSTRATE. Dis-moi, cette femme qui l’a recueillie est donc une courtisane ?

LAMPADION. Elle l’a été ; mais je vous dirai ce qui en est. Déjà mon éloquence l’entraînait, quand la vieille lui embrasse les genoux en pleurant, et la conjure de ne pas l’abandonner : c’est son enfant, c’est elle qui lui a donné le jour, elle me l’affirme avec les serments les plus solennels. « Celle que vous cherchez, me dit-elle, je l’ai donnée à une de mes amies, pour qu’elle l’élevât comme sa fille. Elle est vivante. — Où est-elle ? » m’écrié-je aussitôt.

PHANOSTRATE. Sauvez-moi, dieux puissants !

MÉLÉNIS, à part. Oui, tandis qu’ils me perdent.

PHANOSTRATE. Il fallait lui demander à qui elle l’avait donnée.

LAMPADION. Je le lui ai demandé, et elle m’a répondu que c’était à la courtisane Mélénis.

MÉLÉNIS, à part. Il a prononcé mon nom ; je me meurs.

LAMPADION. Sur cette réponse, j’interroge de nouveau la vieille. « Conduis-moi, lui dis-je, et montre-moi où elle demeure. — Elle est allée s’établir à l’étranger, » me répond-elle.

MÉLÉNIS, à part. Ah ! je respire.

LAMPADION. « Où elle est allée, nous la suivrons : te moques-tu ? Malheur à toi !» Enfin je n’ai pas cessé de la presser jusqu’à ce qu’elle m’ait promis de me faire voir bientôt cette femme.

PHANOSTRATE. Mais il ne fallait pas la lâcher.

LAMPADION. On la garde à vue ; elle m’a dit qu’elle voulait d’abord s’entretenir avec une de ses amies, qui est de moitié avec elle dans l’affaire. Je suis certain qu’elle viendra.

MÉLÉNIS, à part. Elle me dénoncera, elle se perdra en même temps que moi.

PHANOSTRATE. Maintenant, dis-moi, que dois-je faire ?

LAMPADION. Rentrez, et bon espoir. Si votre mari vient, dites-lui de se tenir à la maison, pour que je n’aie pas à le chercher si j’ai besoin de lui. Pour moi, je retourne bien vite auprès de la vieille.

PHANOSTRATE. Je t’en prie, mon cher Lampadion, ne néglige rien.

LAMPADION. Je mènerai l’affaire à bon port.

PHANOSTRATE. Les dieux et toi, vous êtes mon espérance.

LAMPADION. Oui, pourvu que vous rentriez. (Elle rentre.)


SCÈNE IV. — MÉLÉNIS, LAMPADION.

MÉLÉNIS. Arrête, mon garçon, écoute.

LAMPADION. Hé, la femme, c’est moi que vous appelez ?

MÉLÉNIS. Toi-même.

LAMPADION. Qu’y a-t-il ? je suis fort occupé.

MÉLÉNIS. Qui habite cette maison ?

LAMPADION. Démiphon, mon maître.

MÉLÉNIS. Est-ce bien lui qui a fiancé sa fille à Alcésimarque, ce jeune homme si riche ?

LAMPADION. Lui-même.

MÉLÉNIS. Eh mais alors, quelle est donc cette autre fille que vous cherchez ?

LAMPADION. Je vais vous le dire ; c’est une fille de sa femme, qui pourtant n’était pas sa femme.

MÉLÉNIS. Que signifie ?

LAMPADION. Oui, mon maître a eu une fille d’une première femme.

MÉLÉNIS. Mais tout à l’heure tu prétendais chercher la fille de la femme qui causait avec toi.

LAMPADION. C’est bien aussi sa fille que je cherche.

MÉLÉNIS. Alors, comment cette première femme est-elle la femme d’à présent ?

LAMPADION. Ah ! qui que vous soyez, votre caquet m’assomme. Il a épousé une femme entre les deux autres, et c’est celle-là la mère de la jeune fille qu’on donne à Alcésimarque aujourd’hui. Cette femme est morte : y êtes-vous ?

MÉLÉNIS. Oui, je vois. Mais je voudrais éclaircir ce point épineux : comment la première est-elle la seconde, et la seconde la première ?

LAMPADION. Il a fait violence à celle-ci avant de se marier ; elle est devenue enceinte et a mis une fille au monde. Aussitôt accouchée, elle fit exposer l’enfant. C’est moi qui l’ai exposée, et une femme l’a recueillie, je l’ai vue. Plus tard, mon maître l’a épousée, et c’est cette fille que nous cherchons maintenant. Eh bien, que faites-vous là le nez en l’air ?

MÉLÉNIS. Va maintenant où tu es si pressé de te rendre, je ne te retiens plus. J’ai compris.

LAMPADION. Les dieux soient loués ! car si vous n’aviez fini par voir clair, je crois que vous n’auriez pas lâché prise. (Il sort.)

MÉLÉNIS. Allons, bon gré mal gré il faut faire la bonne, quoique cela ne me plaise guère. Tout est découvert, je le vois. Il vaut mieux mériter les bonnes grâces de ces gens-là qu’attendre que l’autre me dénonce. Je retourne chez moi, et je ramène Silénie à ses parents.


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ACTE III.

SCÈNE I. — MÉLÉNIS, ALCÉSIMARQUE, SILÉNIE.

MÉLÉNIS. Je t’ai tout dit : suis-moi, ma Silénie ; je te remets à ceux à qui tu dois appartenir plutôt qu’à moi. La privation me sera pénible, mais je m’accoutumerai à n’envisager que ton intérêt. J’ai mis ici (elle montre une cassette) les jouets que j’ai reçus avec toi de la femme qui t’apportait ; tes parents te reconnaîtront plus facilement. (À sa suivante.) Prends cette cassette, Halisca, et frappe à la porte. Dis que je supplie qu’on vienne au plus vite. Dépêche-toi.

ALCÉSIMARQUE, sans voir Mélènis et Silénie. Ô mort, reçois-moi, je viens à toi de bon cœur.

SILÉNIE, apercevant Alcésimarque. Ah ! ma mère, c’est fait de nous.

ALCÉSIMARQUE. Me frapperai-je de cette main-ci ou de la main gauche ?

MÉLÉNIS. Qu’as-tu ?

SILÉNIE. Ne vois-tu pas Alcésimarque qui tient une épée ?

ALCÉSIMARQUE. Eh bien ! que tardes-tu ? quitte la lumière.

SILÉNIE. Au secours ! empêchez-le de se tuer !

ALCÉSIMARQUE. Ô toi qui m’es plus chère mille fois que la vie, que je le veuille ou non, toi seule tu me fais vivre.

MÉLÉNIS. Oh ! vouliez-vous vraiment faire un coup pareil ?

ALCÉSIMARQUE. Je n’ai rien à démêler avec toi ; pour toi je suis mort. Mais elle, je la tiens, et assurément je ne la lâcherai pas. Je veux l’attacher à moi par des liens indissolubles. Où êtes-vous, esclaves ? dès que je l’aurai emportée dans la maison, fermez, mettez barres et verrous. (Il emporte Silénie.)

MÉLÉNIS. Il s’en va, il l’enlève. Suivons-le, instruisons-le à son tour, essayons de calmer sa colère. (Elle sort avec Halisca, qui laisse tomber la cassette.)


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ACTE IV.

SCÈNE I. — LAMPADION, PHANOSTRATE.

LAMPADION. De ma vie, je crois, je n’ai vu une vieille si scélérate ; elle était convenue de tout, et là voilà qui se met à nier ! Mais j’aperçois ma maîtresse… Hé ! Qu’est-ce que cette cassette qui est là par terre avec des jouets ? Je ne vois personne dans la rue.... Faisons le petit mignon, plions l’échine, et prenons-la.

PHANOSTRATE. Eh bien, Lampadion ?

LAMPADION. Est-ce que cette cassette sort de chez nous ? Je viens de la ramasser par terre, là, près de la porte.

PHANOSTRATE. Et cette vieille femme, quoi de nouveau ?

LAMPADION. C’est la plus infâme coquine qu’il y ait sur la terre. Elle nie maintenant ce qu’elle avait avoué. Et je me laisserais berner par cette maudite vieille ? oh non, plutôt mille fois mourir !

PHANOSTRATE, apercevant les jouets. Ah ! dieux puissants !

LAMPADION. Pourquoi invoquer les dieux ?

PHANOSTRATE. Sauvez-vous.

LAMPADION. Qu’est-ce donc ?

PHANOSTRATE. Les jouets que tu as emportés avec ma fille pour l’exposer.

LAMPADION. Perdez-vous la tête ?

PHANOSTRATE. Oui, ce sont bien eux.

LAMPADION. Encore ?

PHANOSTRATE. Ce sont eux.

LAMPADION. Si c’était une autre femme qui me le dit, je jurerais bien qu’elle est ivre.

PHANOSTRATE. Oh ! par Castor, je ne parle pas en l’air. Mais dis-moi, d’où cela vient-il ? est-ce un dieu qui les a jetés devant notre porte ? on dirait que la divine providence est venue là tout exprès pour me rendre la vie.


SCÈNE II. — HALISCA, LAMPADION, PHANOSTRATE.

HALISCA. Si les dieux ne prennent pitié de moi, je suis perdue, je ne sais plus quel secours implorer. Mon étourderie me cause bien du chagrin, et je crains fort que mes épaules ne s’en ressentent, quand ma maîtresse apprendra combien je suis négligente. Cette cassette, je la tenais dans mes mains, je l’ai reçue, ici, devant la maison : que peut-elle être devenue ? Je l’aurai laissée tomber dans ces environs. Braves gens, honnêtes spectateurs, si quelqu’un de vous l’a vue, dites-moi si on me l’a dérobée, quel est mon voleur et quelle route il a prise, ici ou là ? Ah ! cela m’avance bien de les prier, de les solliciter ; ils prennent toujours plaisir à voir les femmes dans l’embarras. Voyons si je ne découvrirai pas quelque trace ; car si personne n’avait passé par ici depuis que je suis entrée, la cassette se trouverait là. Là ? dis-je ; elle est plutôt perdue. C’en est fait ; plus d’espoir ; ah ! que je suis malheureuse ! Elle n’y est pas, et moi, où suis-je ? elle est perdue et je suis perdue comme elle… Mais allons, puisque j’ai commencé, cherchons encore. Je tremble au dedans, je frissonne au dehors ; de toutes parts la crainte m’assiège : la crainte rend bien misérables les pauvres humains… Il se réjouit, quel qu’il soit, celui qui la tient, et pourtant elle ne peut lui servir de rien, tandis qu’à moi… Mais je perds mon temps à bavarder mal à propos. Allons, Halisca, pas de distraction, regarde à terre, de tous côtés, suis des yeux les traces, tâche de deviner.

LAMPADION. Maîtresse !

PHANOSTRATE. Qu’est-ce ?

LAMPADION. La voici.

PHANOSTRATE. Qui ?

LAMPADION. Celle qui a perdu la cassette ; elle marque l’endroit où elle l’a laissée tomber.

PHANOSTRATE. C’est ce qui me semble.

HALISCA. Il a pris par ici, je vois sur la poussière l’empreinte de son soulier ; suivons donc… ah ! à cette place, il s’est arrêté avec quelqu’un… voilà que mes yeux se brouillent il n’a pas été plus loin de ce côté… il a fait halte là pour reprendre par ici… Oh ! on a tenu conseil : ils étaient deux ; mais qui sont-ils ?… Eh ! je ne vois plus qu’une empreinte ; on a tiré de ce côté-ci. Examinons : d’ici il est venu à… mais les traces s’arrêtent ! Peine inutile ! ce qui est perdu est perdu, la cassette et ma peau. Rentrons.

PHANOSTRATE. Reste, ma mie, on a deux mots à te dire.

HALISCA. Qui m’appelle ?

LAMPADION. Une bonne femme et un mauvais garçon qui veulent te parler.

HALISCA. Foin du mauvais ! c’est du bon qu’il me faut… Au surplus, celui qui m’appelle sait mieux que moi ce qu’il veut ; retournons… Dites-moi, n’avez-vous pas vu quelqu’un ramasser par ici une cassette avec des jouets, que j’ai perdus pour mon malheur ? Tout à l’heure, nous courions chez Alcésimarque pour l’empêcher de se tuer, et c’est alors, je pense, que d’effroi je l’aurai laissée tomber.

LAMPADION, à Phanostrate. Maîtresse, c’est bien là notre femme. Écoutons-la une minute.

HALISCA. Ah ! malheureuse, c’est fait de moi ! Que dire à ma maîtresse ? Elle m’avait tant recommandé de bien garder cette cassette, pour que Silénie ait moins de peine à se faire reconnaître de ses parents ! car elle fut donnée toute petite, par une courtisane, à ma maitresse qui la fit passer pour sa fille.

LAMPADION. Voilà notre histoire. D’après tout ce qu’elle dit, elle doit savoir où est votre fille.

HALISCA. Aujourd’hui, elle veut la remettre elle-même à ses vrais parents… Mais, brave homme, votre esprit est ailleurs, tandis que je vous conte mes affaires.

LAMPADION. Point ; je suis tout oreilles, et me régale de ton récit ; mais tout en t’écoutant, j’ai répondu à une question de ma maîtresse. Maintenant je reviens à toi, et si tu as besoin de quelque chose, parle, tu n’as qu’à commander. Que cherchais-tu ?

HALISCA. Cher brave homme, et vous excellente femme, je vous salue.

PHANOSTRATE. Nous te le rendons ; mais que cherches-tu ?

HALISCA. Une trace qui me dise par où a passé certain objet…

PHANOSTRATE. Qu’est-ce ? de quoi s’agit-il ?

HALISCA. D’une chose qui fera du tort aux étrangers, et du chagrin à la famille.

LAMPADION. Maîtresse, voilà une fine pièce qui ne vaut pas cher.

PHANOSTRATE. Par Castor, c’est bien mon avis.

LAMPADION. Elle a toute l’allure d’une méchante et malfaisante bête.

PHANOSTRATE. Laquelle ?

LAMPADION. La chenille s’enroule et s’entortille dans les feuilles de vigne : celle-ci s’entortille tout pareillement dans ses préambules… Que cherches-tu ?

HALISCA. Une cassette, mon beau jeune homme, qui s’est envolée ici de mes mains.

LAMPADION. Que ne la portais-tu dans une cage ?

HALISCA. Oh ! le butin n’est pas riche.

LAMPADION. C’est étonnant, n’est-ce pas, qu’il n’y ait pas une troupe d’esclaves dans une cassette !

PHANOSTRATE. Laisse-la parler.

LAMPADION. Si elle parle, toutefois.

PHANOSTRATE. Voyons, dis-nous ce qu’il y avait dedans.

HALISCA. Des jouets.

LAMPADION. Je connais un homme qui prétend savoir où elle est.

HALISCA. Et moi, je connais une femme qui serait bien reconnaissante s’il la lui faisait retrouver.

LAMPADION. Mon homme veut une récompense.

HALISCA. Ah ! sur ma foi, celle qui a perdu la cassette proteste qu’elle n’a rien à donner.

LAMPADION. Pourtant il demande de l’argent.

HALISCA. De l’argent ! il a beau en demander.

LAMPADION. Oh ! c’est un homme qui ne fait rien pour rien.

PHANOSTRATE, à Halisca. Cause avec moi, tu t’en trouveras bien. Nous déclarons que nous avons la cassette.

HALISCA. Que tous les dieux vous bénissent ! Où est-elle ?

PHANOSTRATE. La voici en bon état. Mais je veux m’entretenir avec toi sur un sujet qui me tient fort au cœur ; je veux t’associer à moi pour faire mon bonheur.

HALISCA. De quoi est-il question ? qui êtes-vous ?

PHANOSTRATE. Je suis la mère de celle à qui étaient ces jouets.

HALISCA. Vous demeurez donc ici ?

PHANOSTRATE. Tu devines. Mais, ma mie, pas tant de détours ; fais attention, et dis-moi, là, tout de suite, de qui tu as reçu ces jouets.

HALISCA. Ils étaient à la fille de ma maîtresse.

LAMPADION. Tu mens ; ils étaient à la fille de ma maîtresse à moi, et pas de la tienne.

PHANOSTRATE. N’interromps pas.

LAMPADION. Je me tais.

PHANOSTRATE. Continue, la belle. Où est celle à qui appartenaient ces jouets ?

HALISCA. Elle est tout près, ici.

PHANOSTRATE. Mais c’est la maison du gendre de mon mari.

LAMPADION. En effet.

PHANOSTRATE, à Lampadion. Encore ? (À Halisca.) Poursuis. Quel âge lui donne-t-on ?

HALISCA. Dix-sept ans.

PHANOSTRATE. C’est ma fille.

LAMPADION. Oui, c’est elle, l’âge est d’accord.

PHANOSTRATE. J’ai retrouvé ma fille tant cherchée.

HALISCA. Vous avez trouvé celle que vous cherchiez, et moi je cherche la mienne.

LAMPADION. Par Pollux ! elles ont chacune la leur, je vais en chercher une troisième.

HALISCA. Il est juste de garder le secret confié à notre honneur, afin que le bienfaiteur qui veut nous obliger n’ait pas à s’en repentir. Notre élève est certainement votre fille, et ma maîtresse vous la rendra, puisqu’elle est à vous : c’est même pour cela qu’elle est sortie. Sur tout le reste, interrogez-la elle-même, je vous en supplie, car moi je ne suis qu’une esclave.

PHANOSTRATE. Ta demande est juste.

HALISCA. J’aime mieux que vous en ayez obligation à elle-même. Seulement, de grâce, rendez-moi la cassette.

PHANOSTRATE. Qu’en dis-tu, Lampadion ?

LAMPADION. Gardez ce qui est à vous.

PHANOSTRATE. Mais cette pauvre fille me fait pitié.

LAMPADION. Voici donc mon avis. Donnez-lui la cassette, mais entrez avec elle.

PHANOSTRATE. Tu as raison. (À Halisca.) Tiens, la voici. Entrons : mais comment se nomme ta maîtresse ?

HALISCA. Milénis.

PHANOSTRATE. Va, va devant, je te suis.


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ACTE V.

DÉMIPHON, LAMPADION.

DÉMIPHON. Qu’y a t-il donc ? tous ceux que je rencontre dans la rue me disent que ma fille est retrouvée, et que Lampadion est venu me chercher sur la place.

LAMPADION. D’où venez-vous, maître ?

DÉMIPHON. Du sénat.

LAMPADION. Je me félicite d’avoir augmenté le nombre de vos enfants.

DÉMIPHON. Bien obligé ; je ne me soucie pas que ma famille s’augmente par le soin d’autrui. Mais de quoi s’agit-il ?

LAMPADION. Entrez vite chez votre gendre, vous y reconnaîtrez votre fille ; votre femme y est déjà. Allez donc.

DÉMIPHON. Cette affaire-là doit passer avant tout.


LE CHEF DE LA TROUPE.

N’attendez pas, spectateurs, qu’ils reparaissent devant vous ; personne ne sortira ; l’affaire se terminera ici dedans, en famille. Quand ce sera fait, chacun mettra bas son costume ; après quoi, ceux qui ont mal joué recevront des taloches ; ceux qui s’en sont bien tirés auront à boire. Quant à vous, spectateurs, il ne vous reste plus que d’imiter vos ancêtres en applaudissant à la fin de la comédie.


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Notes modifier

  1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
  2. Vieille pauvresse.
  3. Il y ici une lacune de deux vers. La vieille conduit Lampadion chez elle et lui montre Gymnasie.
  4. L’Étrurie fournissait à Rome un grand nombre de prostituées ; un quartier même, le quartier toscan ou étrusque, portait leur nom.