La Case de l’oncle Tom/Ch XXIX

Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 401-420).


CHAPITRE XXIX.

Réunion.


Les semaines se succédaient, et le flot de la vie avait repris son cours, là même où avait sombré la frêle petite barque. L’impitoyable réalité, indifférente à nos douleurs, nous ressaisit et nous plie à sa marche monotone. Il faut vaquer aux soins de chaque jour, poursuivre des milliers d’ombres qui ne nous touchent plus. La froide et mécanique habitude de vivre persiste, alors que ce qui en faisait l’intérêt et le charme a disparu.

Tout l’avenir de Saint-Clair s’était, à son insu, concentré dans sa fille. Il avait agrandi ses propriétés, embelli sa demeure pour Éva. C’était pour Éva qu’il voulait régler l’emploi de son temps. Acheter, améliorer, changer, disposer quelque chose pour Éva, était devenu une si douce et si longue habitude, qu’il lui semblait maintenant n’avoir plus rien à prévoir, plus rien à faire ici-bas.

Il y a, il est vrai, une autre vie, — une vie qui, dès qu’on y croit, se dresse, chiffre immuable et solennel devant les zéros du temps, et leur prête une valeur mystérieuse, inouïe. Saint-Clair le savait ; souvent, en ses heures de solitude, il entendait la voix faible et enfantine l’appeler du haut des cieux ; il voyait la petite main lui indiquer le sentier de Vie ; mais la léthargie de la douleur l’accablait, — il ne pouvait « se lever et marcher. » Sa nature était de celles qui perçoivent plus clairement les idées religieuses, et les comprennent mieux par instinct que beaucoup de chrétiens positifs et pratiques. La faculté d’apprécier les nuances les plus délicates, de saisir les rapports les plus intimes de la morale, se rencontre souvent chez ceux-là même qui affichent pour elle le plus insouciant dédain. Moore, Byron, Goethe ont mieux défini le sentiment religieux que les hommes qui en ont fait la règle suprême de leur vie. Chez de tels esprits l’indifférence religieuse est une haute trahison, — un péché doublement mortel.

Saint-Clair ne s’était jamais plié aux devoirs religieux. Il comprenait toute la portée de ceux qu’impose le Christianisme, et reculait devant les exigences de sa conscience, une fois qu’il serait entré dans la voie des réformes. Triste inconséquence de la nature humaine, qui aime mieux ne rien entreprendre que de s’exposer à faillir.

Cependant, à certains égards, Saint-Clair était devenu un autre homme. Il lisait attentivement la Bible de sa petite Éva. Ses rapports avec ses domestiques le préoccupaient davantage, — assez pour le rendre mécontent de sa conduite passée et présente. Peu après son retour en ville, il commença les démarches nécessaires à l’émancipation de Tom. Cependant chaque jour l’attachait davantage à ce fidèle serviteur. Personne, dans le monde entier, ne semblait lui rappeler autant Éva. Il aimait à l’avoir constamment près de lui, et muet, inabordable sur tout ce qui touchait ses sentiments intimes, il pensait presque haut devant Tom. Qui eût pu s’en étonner en voyant avec quelle expression tendre et dévouée Tom suivait partout son jeune maître !

« Eh bien, Tom, dit Saint-Clair le lendemain du jour où il avait entamé les formalités légales pour son affranchissement, je vais faire de toi un homme libre ; ainsi corde ta malle, et tiens-toi prêt à partir pour le Kentucky. »

L’éclair soudain de joie qui brilla sur la figure de Tom lorsque, levant ses mains au ciel, il s’écria : « Béni soit le Seigneur ! » déconcerta Saint-Clair. Il était fâché que Tom fût si joyeux de le quitter.

« Tu n’as pas si mal passé ton temps ici, que tu doives être ravi d’en sortir, Tom, dit-il sèchement.

— Non, non, maître ! ce n’est pas ça, — c’est d’être un homme libre ! C’est là ce qui me réjouit.

— Eh ! Tom, ne penses-tu pas, qu’en ce qui te touche, tu ne t’es que mieux trouvé de n’être pas libre ?

— Non, en vérité, maître Saint-Clair, dit Tom avec un énergique élan ; non, en vérité !

— Mais, Tom, jamais avec tes dix doigts tu n’eusses pu gagner de quoi te vêtir et te nourrir, comme tu l’as été chez moi.

— Je sais tout ça, maître Saint-Clair : maître a été bien bon, — trop bon ; mais j’aimerais mieux avoir pauvres habits, pauvre case, tout pauvre, et l’avoir à moi, que d’avoir tout beau à un autre homme ! je l’aimerais mieux, maître ; je crois que c’est de nature.

— Je le suppose, Tom ; ainsi donc, dans un mois environ, tu vas partir et me laisser ? dit-il d’un ton chagrin. Au fait, je ne vois pas de raison pour que tu fasses autrement, ajouta-t-il avec un accent plus gai. Il se leva et se promena dans la chambre.

— Non ; pas tant que maître est dans la peine, dit Tom. Je resterai avec maître tant qu’il aura besoin de moi ; — si je pouvais seulement lui être bon à quelque chose.

— Tant que je serai dans la peine, Tom ? dit tristement Saint-Clair en regardant par la fenêtre. Hélas ! quand ma peine finira-t-elle !

— Le jour où maître Saint-Clair sera chrétien, dit Tom.

— Et tu voudrais rester jusqu’à ce jour ? reprit Saint-Clair, souriant à demi comme il se détournait, et posait sa main sur l’épaule de Tom. Ah ! pauvre innocent garçon ! je ne te garderai pas jusque-là. Va retrouver ta femme et tes enfants, et dis-leur que je les aime pour l’amour de toi !

— J’ai foi que le jour viendra, reprit Tom avec ferveur et les larmes aux yeux ; le Seigneur a de l’ouvrage pour maître.

— De l’ouvrage, hé ! dit Saint-Clair ; eh bien, Tom, à quel genre d’ouvrage me crois-tu appelé ? Voyons un peu.

— Si un pauvre homme comme moi a reçu du Seigneur une tâche, que ne pourra pas faire pour le Seigneur maître Saint-Clair, lui qui a le savoir, la richesse, les amis !

— Tom, tu me parais penser que le Seigneur a grand besoin de nous, dit Saint-Clair avec un sourire.

— Ce que nous faisons pour ses créatures, nous le faisons pour Lui.

— Excellente théologie, Tom ; meilleure assurément que celle que prêche le docteur B… »

Ici la conversation fut interrompue par l’annonce de quelques visites.

Marie Saint-Clair ressentait la perte d’Éva aussi profondément qu’il lui était donné de sentir ; et, comme elle possédait au suprême degré la faculté de rendre tous ceux qui l’entouraient malheureux, pour peu qu’elle le fût, les domestiques n’avaient que trop de raison de regretter leur jeune maîtresse, dont les manières douces et caressantes les avaient si souvent protégés contre les tyranniques exigences de sa mère. La pauvre Mamie, qui, sevrée de ses affections de famille, n’avait eu de consolation qu’en cette chère enfant, si belle, si gracieuse, était surtout navrée. Elle pleurait nuit et jour, et l’excès de sa douleur, la rendant moins habile et moins alerte près de sa maîtresse, attirait sans cesse sur sa tête sans défense un tonnerre d’invectives.

Miss Ophélia ressentait aussi cette perte, mais son âme loyale et vaillante en tirait un enseignement pour l’éternelle vie. Elle avait plus de douceur, plus d’aménité, et toujours également assidue à ses devoirs, elle les remplissait avec calme et recueillement, comme quelqu’un qui n’a pas en vain sondé son propre cœur. Elle était plus patiente avec Topsy, dans ses explications du saint texte ; elle n’évitait plus le contact de l’enfant, et n’avait pas à dissimuler un dégoût mal réprimé, car elle ne l’éprouvait plus. Elle la voyait maintenant telle qu’Éva la lui avait montrée, à travers cette charité radieuse qui en faisait une créature immortelle, que Dieu même lui avait envoyée pour la conduire à la vertu, à l’éternelle gloire. Topsy n’était pas devenue une sainte : mais la vie et la mort d’Éva avaient opéré en elle un changement marqué. Son insouciance opiniâtre avait disparu. La sensibilité, l’espoir, le désir d’arriver au bien s’étaient éveillés. La lutte était maintenant commencée ; lutte irrégulière, inégale, suspendue souvent, mais toujours reprise.

Un jour que miss Ophélia avait envoyé chercher Topsy, elle entra en cachant précipitamment quelque chose dans son sein.

« Que fais-tu là, méchante petite sorcière ? je parierais que tu as encore volé ! dit l’impérieuse Rosa, et elle la saisit en même temps par le bras avec rudesse.

— Voulez-vous bien me lâcher, miss Rosa ! dit Topsy se débattant ; ce sont pas vos affaires !

— Ne t’avise pas d’être impertinente ! je t’ai vue cacher quelque chose ; — je connais tes tours. » Et Rosa essaya de la fouiller, tandis que Topsy, furieuse, défendait vaillamment, à coups de pieds et de poings, ce qu’elle regardait comme son droit. La clameur et la confusion de la bataille attirèrent miss Ophélia et Saint-Clair.

« Elle a volé ! dit Rosa.

— C’est pas vrai ! vociféra Topsy sanglotant avec passion.

— Donnez-le-moi, n’importe ce que c’est ! » dit miss Ophélia d’un ton ferme.

Topsy hésitait ; mais, sur un second ordre, elle tira de son sein un petit paquet roulé dans le pied d’un vieux bas.

Miss Ophélia retourna le bas. Il s’y trouvait un petit livre donné à Topsy par Éva, contenant un verset de l’Écriture sainte pour chaque jour de l’année, et un papier renfermant la boucle de cheveux qu’elle avait reçue, au jour mémorable où Éva avait fait ses derniers adieux.

Saint-Clair était profondément ému. Le petit livre avait été roulé dans une longue bande de crêpe noir, arrachée aux draperies mortuaires.

« Pourquoi as-tu entouré ce livre de cela ? dit Saint-Clair en soulevant le crêpe.

— Pa’ce que, — pa’ce que — ça venait de miss Éva. Oh ! ne l’ôtez pas ! dit-elle ; ne l’ôtez pas, s’il vous plaît ! » Elle s’assit à terre, et, se couvrant la figure de son tablier, elle sanglota de toutes ses forces.

C’était un curieux mélange de pathétique et de grotesque : — ce vieux petit bas, — ce crêpe noir, — ce livre du saint texte, — cette blonde et soyeuse boucle, — Topsy et sa détresse.

Saint-Clair sourit ; mais il y avait des larmes dans ses yeux, lorsqu’il dit : « Allons, allons, ne pleure pas ; on te les rendra. » Il rassembla les objets épars, les jeta sur les genoux de la petite fille, et entraîna miss Ophélia au salon.

« Je crois réellement que vous pourrez en faire quelque chose, dit-il, désignant l’enfant du doigt par-dessus son épaule. Tout esprit capable de ressentir une douleur sincère est apte au bien. Essayez, tâchez d’en faire quelque chose.

— L’enfant a beaucoup gagné, dit miss Ophélia, et j’en ai bonne espérance ; mais, Augustin, — elle appuya sa main sur le bras de Saint-Clair, — il faut que je vous demande une chose : à qui appartient-elle ? — À vous, ou à moi ?

— Eh, je vous l’ai donnée, répliqua Augustin.

— Non pas légalement. Je veux l’avoir à moi de par la loi, dit miss Ophélia.

— Fi donc, cousine ! que pensera la Société Abolitionniste ? Elle ordonnera au moins un jour de jeûne pour votre apostasie, si vous devenez propriétaire d’esclaves !

— Folies ! je veux qu’elle soit à moi pour avoir le droit de la conduire dans un État libre, et de lui donner sa liberté. Alors tout ce que je m’efforce de faire ne sera pas perdu.

— Ah ! cousine, que « de maux peut engendrer votre fureur de faire le bien ! » Impossible à moi de vous encourager.

— Je vous demande de raisonner, non de plaisanter, dit miss Ophélia. Il est inutile que j’essaie de faire de cette enfant une chrétienne, si je ne la sauve de tous les hasards et de tous les revers de l’esclavage. Avez-vous réellement envie de me la donner ? Alors faites-moi un acte légal, une donation en forme.

— Bien, bien, je le ferai, dit Saint-Clair. Il s’assit, et déploya le journal.

— Mais je veux que la chose se fasse tout de suite.

— Qu’est-ce qui vous presse tant ?

— C’est qu’il n’y a que le présent pour agir, dit miss Ophélia. Allons ! voilà du papier, une plume, de l’encre, écrivez. »

Saint-Clair, comme la plupart des gens de son humeur, haïssait cordialement le temps présent ; et la rectitude positive et pressante de miss Ophélia lui était insupportable.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? ne pouvez-vous donc vous en fier à ma parole ? On croirait que vous avez appris des juifs à harceler un pauvre hère.

— Je veux être sûre de mon droit, dit miss Ophélia. Vous pouvez mourir ou faire faillite, et alors Topsy serait mise à l’encan, en dépit de tous mes efforts.

— Vous êtes, en vérité, d’une merveilleuse prévoyance ! Eh bien, puisque je suis entre les mains d’une Yankee[1], il n’y a rien à faire qu’à céder. »

Saint-Clair écrivit rapidement un acte de donation ; chose d’autant plus facile pour lui, qu’il était très au fait des formalités de la loi ; — il le signa en lettres majuscules, terminées par un magnifique paraphe.

« Là ! j’espère que voilà du noir sur du blanc, miss de Vermont, dit-il, comme il le lui tendait.

— Vous êtes un brave garçon, dit-elle en souriant. Mais n’y faut-il pas encore la signature d’un témoin ?

— Oh ! oui, c’est assommant ! — Marie, dit-il, en ouvrant la porte de l’appartement de sa femme, ma cousine désire avoir un de vos autographes ; apposez là votre nom, s’il vous plaît.

— Qu’est ceci ? demanda Marie en parcourant des yeux le papier. C’est ridicule ! Je croyais la cousine Ophélia trop pieuse pour commettre de telles horreurs ! et elle signa avec insouciance : mais si elle a pris à gré ce joli article, elle est assurément bien venue à le garder.

— Topsy est maintenant à vous corps et âme, dit Saint-Clair lui présentant l’acte.

— Elle n’est pas plus à moi qu’auparavant, reprit miss Ophélia. Personne que Dieu n’a le droit de me la donner. Mais du moins je puis la protéger, maintenant.

— Eh bien, elle est à vous, par une fiction légale, » dit Saint-Clair. Il rentra dans le salon et reprit son journal.

Miss Ophélia, peu soucieuse de rester en tête à tête avec Marie, le suivit après avoir soigneusement serré l’acte.

« Augustin, dit-elle tout à coup en interrompant son tricot, avez-vous fait des dispositions pour vos gens, en cas de mort ?

— Non, répliqua Saint-Clair, et il continua sa lecture.

— Alors toute votre indulgence pour eux peut, d’un moment à l’autre, devenir une grande cruauté. »

Saint-Clair avait eu souvent la même pensée ; mais il répondit avec insouciance :

« Je compte faire des dispositions.

— Quand ?

— Oh ! un de ces jours.

— Et si vous veniez à mourir auparavant ?

— Ah ça, mais cousine, qu’y a-t-il donc ? dit Saint-Clair ; il mit son journal de côté et la regarda. Apercevez-vous par hasard en moi quelque avant-coureur de la fièvre jaune ou du choléra, que vous mettez tant de zèle à mes arrangements d’outre-tombe ?

— Au milieu de la vie nous touchons à la mort, » reprit gravement miss Ophélia.

Saint-Clair se leva, et posant le journal sur la table, il se dirigea vers la porte donnant sur la galerie, pour couper court à une conversation qui ne lui était rien moins qu’agréable. Il répétait machinalement les derniers mots : « la mort ! » — Appuyé sur la balustrade, il regardait l’eau jaillissante s’élever et retomber dans le bassin de marbre ; il voyait, comme à travers un vague brouillard, les fleurs, les arbustes, les vases qui ornaient la cour, et ses lèvres murmuraient encore le mot mystérieux, si souvent proféré par tous, et d’un sens si terrible : — mort !

« C’est étrange, dit-il, qu’il y ait un tel nom, une telle chose, et que nous l’oublions sans cesse ! qu’une créature puisse être aujourd’hui vivante, belle, animée, remplie d’espoir, de désirs, et demain, immobile, froide, inerte, disparue pour toujours ! »

La soirée était chaude et lumineuse ; il alla jusqu’au bout de la galerie et y trouva Tom absorbé dans sa Bible, suivant du doigt chaque mot, et se le murmurant à demi-voix avec ferveur.

« Veux-tu que je lise pour toi, Tom ? dit Saint-Clair s’asseyant près de lui.

— S’il plaît à maître, dit Tom avec reconnaissance ; c’est bien plus clair quand maître lit… »

Saint-Clair prit le livre, et cherchant des yeux, il commença un des passages que Tom avait le plus surchargé de raies d’encre, ses marques habituelles :

« Quand le fils de l’Homme viendra, environné de sa gloire et accompagné de tous ses saints anges, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire. Et toutes les nations seront assemblées devant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs. »

Saint-Clair lut d’une voix animée jusqu’à ce qu’il en vint aux derniers versets :

« Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa gauche : Maudits, retirez-vous de moi, et allez au feu éternel ! — car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’ai été nu, et vous ne m’avez point vêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez point visité. Alors ceux-là aussi lui répondront, en disant : Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, ou avoir soif, ou être étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous ne t’ayons point secouru ? Alors il leur répondra, en disant : En vérité, je vous dis, que parce que vous n’avez point fait ces choses à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez point fait aussi. »

Saint-Clair parut frappé de ce dernier verset ; il le lut une première fois, puis une seconde plus lentement, comme s’il en pesait chaque mot.

« Tom, dit-il, ces gens si sévèrement châtiés me semblent n’avoir fait précisément que ce que j’ai fait : — mener une vie douce, facile, honorable, sans s’inquiéter de la foule de leurs frères qui avaient faim, qui avaient soif, qui étaient malades ou en prison. »

Tom ne répondit pas.

Saint-Clair se leva et marcha du haut en bas de la véranda, enseveli dans ses pensées. II fallut qu’à deux reprises Tom lui rappelât que la cloche du thé avait sonné.

Il se rendit au salon, toujours distrait et pensif.

Après le thé, Marie s’étendit sur une chaise longue, et, recouverte d’une moustiquaire, fut bientôt profondément endormie. Miss Ophélia tricotait activement en silence. Saint-Clair s’assit au piano, et improvisa sur un mode doux et mélancolique. Plongé dans une profonde rêverie, il semblait s’entretenir avec lui-même en une langue mélodieuse. Il s’interrompit, ouvrit un tiroir, en tira un vieux cahier de musique, et se mit à en tourner les feuilles jaunies par le temps.

« C’était un des cahiers de ma mère », dit-il à miss Ophélia ; voilà de son écriture ; — venez-voir. — Elle avait copié et arrangé ce chant d’après le Requiem de Mozart.

Miss Ophélia s’était avancée et regardait.

— Elle le chantait souvent, reprit Saint-Clair : je crois encore l’entendre.

Il préluda par quelques tons graves, et commença l’antique et solennelle prose latine du Dies Irœ.

Tom, qui entendait de la galerie extérieure, arriva jusqu’à la porte, attiré par le son, et y demeura tout ému. Il ne comprenait pas les mots, mais la musique et la voix lui remuaient l’âme, surtout aux passages les plus pathétiques. Tom aurait sympathisé bien davantage encore avec ce chant, s’il en eût compris les belles paroles :

Recordare, Jesu pie,
Quod sum causa tuæ viæ,
Ne me perdas illa die :
Quærens me sedisti lassus,
Redemisti crucem passus ;
Tantus labor non sit cassus[2] !

Saint-Clair y mettait une expression profonde et pénétrante ; cette obscure vallée de larmes lui semblait close, et il croyait entendre la voix de sa mère se mêler à la sienne. La voix et l’instrument vibraient et palpitaient d’une même vie sous les accords puissants trouvés, pour son dernier Requiem, par l’âme de Mozart prête à s’échapper de sa prison.

Quand Saint-Clair eut fini de chanter, il resta quelques moments la tête penchée sur sa main ; enfin il se leva, et marcha de long en large.

« Quelle sublime conception que celle du jugement dernier ! dit-il ; le redressement de tous les torts, de tous les griefs amassés depuis des siècles ! la solution de tous les problèmes moraux par une sagesse infinie ! Oui, c’est une grande pensée !

— Terrible pour nous ! reprit miss Ophélia.

— Pour moi, surtout, à ce que je suppose, dit Saint-Clair s’arrêtant d’un air rêveur. Je lisais ce soir à Tom le chapitre de saint Mathieu qui décrit ce moment ; j’en ai été frappé. On s’attend à quelque crime affreux, à quelque énormité, mis à la charge de ceux qui sont bannis du ciel ; mais non, — ils sont condamnés pour n’avoir pas fait le bien, comme si cette omission renfermait tout le mal imaginable.

— Peut-être est-il impossible à celui qui ne fait aucun bien de ne pas faire le mal, dit miss Ophélia.

— Alors, poursuivit Saint-Clair se parlant à lui-même avec émotion, que dire de l’homme appelé par son propre cœur, par son éducation, par les maux de la société, à une noble tâche, et appelé en vain ? de l’homme qui, au lieu de mettre la main à l’œuvre, a flotté, spectateur neutre, irrésolu, des luttes, des agonies, des misères de ses frères ?

— Je dis qu’il doit se repentir, reprit miss Ophélia, et commencer sur l’heure.

— Toujours pratique, toujours allant droit au but, dit Saint-Clair, un demi sourire éclairant son visage. Vous n’accordez jamais un quart d’heure aux réflexions générales. Sans cesse vous m’arrêtez court devant la minute actuelle ; vous avez une sorte d’éternel présent, toujours présent à l’esprit.

— Le présent est le seul temps avec lequel j’aie rien à démêler, reprit miss Ophélia.

— Chère petite Éva, pauvre enfant ! dit Saint-Clair ; elle m’avait trouvé, dans la simplicité de son âme, une grande œuvre à faire. »

C’était la première fois, depuis la mort d’Éva, qu’il en parlait un peu longuement. Il s’efforça de se dominer, et poursuivit : « D’après mes vues sur le christianisme, je ne crois pas qu’un homme puisse se dire chrétien, et ne pas protester énergiquement contre le système monstrueux d’injustice qui fait la base de notre société, dût-il mourir à la peine. Moi, du moins, je ne pourrais être chrétien qu’à ce prix ; non que je n’aie rencontré bon nombre de gens, éclairés et pieux, qui ne songeaient à rien de semblable. Je le confesse, l’apathie des gens religieux sur ce point, leur aveuglement sur des atrocités qui me remplissent d’horreur, ont surtout contribué à me rendre sceptique.

— Avec de tels sentiments, pourquoi ne rien faire ? dit miss Ophélia.

— Oh ! parce que je n’avais que la bienveillance qui consiste à s’étendre sur un sofa, et à y maudire l’Église et le clergé de n’être pas une armée de martyrs et de confesseurs. Rien de plus simple, comme vous savez, que d’indiquer aux autres la voie du martyre.

— Eh bien ! agirez-vous différemment désormais ? demanda miss Ophélia.

— Dieu seul sait l’avenir, répliqua Saint-Clair. Je suis plus brave que je ne l’étais, parce que j’ai tout perdu ; et celui qui n’a rien à perdre peut tout risquer.

— Qu’allez-vous faire ?

— Mon devoir, j’espère, envers les pauvres et les humbles, à commencer par mes propres domestiques, pour lesquels je n’ai encore rien fait. Un jour peut-être, plus tard, on verra que je puis accomplir quelque chose pour la classe entière, quelque chose pour laver mon pays de la honte que lui inflige, aux yeux de toutes les nations civilisées, la fausse position qu’il a prise.

— Croyez-vous possible que la nation en vienne à une émancipation volontaire ?

— Je n’en sais rien. Le temps est aux grandes actions. L’héroïsme et le désintéressement apparaissent, çà et là, sur la terre. Les nobles hongrois, au détriment d’immenses fortunes, ont affranchi des millions de serfs. Il peut se trouver aussi parmi nous des âmes généreuses, qui n’escomptent pas l’honneur et la justice par dollars et deniers.

— J’ose à peine y croire, dit miss Ophélia.

— Supposons que, nous levant en masse demain, nous en venions à émanciper ; qui élèvera ces millions d’êtres ? qui leur apprendra à user de la liberté ? Ils n’arriveront jamais à se classer parmi nous. Le fait est que nous sommes nous-mêmes trop indolents, trop inhabiles, pour leur donner l’idée de l’énergie nécessaire à former des hommes. Il leur faudra émigrer dans le Nord, où le travail est à la mode, et passé dans les mœurs. Or, dites-moi, votre philanthropie chrétienne sera-t-elle assez robuste pour se charger de les élever, de les classer ? Vous envoyez des milliers de dollars aux missions étrangères, mais admettriez-vous des païens dans le sein de vos villes ? leur donneriez-vous votre temps, vos préoccupations, votre argent, pour en faire des chrétiens ? Voilà ce que je veux savoir. Si nous émancipons, élèverez-vous ? Combien se trouvera-t-il de familles dans votre village disposées à recevoir chacune un nègre et sa femme, à les instruire, à supporter leurs défauts, à s’efforcer de les rendre meilleurs ? Quels négociants me prendront Adolphe, si j’en veux faire un commis ? Quels ouvriers, si je désire qu’il apprenne un métier ? Combien y a-t-il d’écoles dans les États du Nord où Jane et Rosa fussent reçues ? et cependant elles sont aussi blanches que beaucoup de femmes du Nord ou du Sud. Vous le voyez, cousine, je veux que justice nous soit rendue. Notre position est mauvaise, en ce que nous sommes les oppresseurs avoués du nègre, mais le préjugé antichrétien du Nord l’opprime presque autant.

— Je le sais, dit miss Ophélia : j’ai partagé ce préjugé jusqu’à ce que j’aie compris qu’il était de mon devoir de le vaincre, et j’espère l’avoir vaincu. Je suis persuadée qu’il y a dans le Nord beaucoup de braves gens, qui n’ont besoin que d’être bien renseignés sur ce devoir pour le remplir. Il y aurait certainement plus d’abnégation à recevoir des païens parmi nous, qu’à leur envoyer des missionnaires, mais je crois que nous le ferions.

— Vous le feriez, vous, dit Saint-Clair, je n’en doute pas. Que ne feriez-vous pas, du moment que vous le considérez comme un devoir !

— Je ne suis pas d’une si rare perfection, reprit miss Ophélia. Les autres agiraient de même s’ils voyaient les choses du même point de vue. Je compte ramener Topsy à la maison quand j’y retournerai. J’imagine qu’on ouvrira d’abord de grands yeux, mais je crois qu’on finira par voir comme moi. De plus, je sais qu’il y a beaucoup de gens dans le Nord qui font exactement ce que vous dites.

— Oui, une minorité ; mais si nous commencions à émanciper un peu largement, nous aurions bientôt de vos nouvelles ! »

Miss Ophélia ne répliqua rien ; Il y eut en silence de quelques moments, et la vive physionomie de Saint-Clair prit une expression triste et rêveuse.

« Je ne sais, dit-il, ce qui me fait tant penser à ma mère ce soir ! J’ai une étrange sensation ; il me semble qu’elle est là, près de moi. Tout ce qu’elle avait coutume de me dire me revient à l’esprit. C’est bizarre que les choses du passé se ravivent ainsi tout à coup ! »

Il se promena de long en large pendant quelques minutes, puis il dit :

« Je crois que je vais aller faire un tour dehors et savoir les nouvelles du soir. »

Il prit son chapeau, et sortit.

Tom le suivit, hors de la cour, sous la voûte, et lui demanda s’il devait l’accompagner.

« Non, mon garçon, dit Saint-Clair ; je serai de retour dans une heure. »

Tom s’assit sous la galerie. C’était par un beau clair de lune : il suivait des yeux le jet lumineux des eaux et leur chute écumante dans la fontaine ; il écoutait leur murmure. Il songea au logis : il allait bientôt être un homme libre ; — libre de retourner là-bas à sa volonté. Avec quelle ardeur ne travaillerait-il pas pour racheter sa femme et ses enfants ! Il raidit les muscles de ses bras robustes, joyeux de l’idée qu’ils lui appartiendraient sous peu, et qu’ils l’aideraient à affranchir sa famille. Puis sa pensée se reporta vers son noble jeune maître, et il récita la prière qu’il faisait tous les jours pour lui. Éva vint ensuite ; — la belle Éva, qui était maintenant un ange parmi les anges ; — il y pensa si longtemps, qu’il lui semblait voir le brillant visage, encadré de cheveux dorés, le regarder à travers la brume vaporeuse. Tout en songeant, il s’endormit ; il vit en rêve Éva, qui accourait à lui en bondissant, comme c’était sa coutume, une guirlande de jasmin dans les cheveux, les joues rosées et les yeux rayonnants de joie. Mais, comme il la contemplait, elle s’éleva peu à peu de terre, — ses joues pâlirent, — ses yeux prirent un éclat céleste et profond, une auréole d’or entoura sa tête, — et elle disparut. Tom fut réveillé en sursaut par de grands coups frappés à la porte, et par le son de plusieurs voix au dehors.

Il se hâta d’ouvrir : des hommes entrèrent à pas lourds et parlant bas ; ils portaient un corps, enveloppé d’un manteau, couché sur une civière. La lueur du réverbère éclaira le visage : Tom poussa un cri d’épouvante et de désespoir qui retentit au loin sous les galeries ; et les hommes s’avancèrent, avec leur fardeau, vers la porte ouverte du salon, où miss Ophélia tricotait toujours.

Saint-Clair était entré dans un café pour parcourir le journal du soir. Tandis qu’il lisait, deux hommes à moitié ivres s’étaient pris de querelle ; il avait joint ses efforts à ceux de quelques assistants pour les séparer ; et, en cherchant à arracher des mains d’un de ces furieux un couteau-poignard, il avait reçu un coup mortel dans le côté.

La maison s’emplit de cris, de gémissements, de lamentations sauvages. Les domestiques s’arrachaient les cheveux, se roulaient à terre, couraient de toutes parts d’un air égaré. Tom et miss Ophélia conservaient seuls quelque présence d’esprit : Marie avait des convulsions et des attaques de nerfs. Sur l’ordre de miss Ophélia, un des sofas du salon fut préparé en hâte, et on y déposa le corps saignant. Saint-Clair s’était évanoui par suite de la douleur et de la perte du sang ; mais les soins de miss Ophélia le ranimèrent ; il rouvrit les yeux, regarda fixement ceux qui l’entouraient, puis ses regards, errant vaguement dans la chambre, s’arrêtèrent sur le portrait de sa mère.

Le médecin vint et examina ; son visage disait assez qu’il n’y avait plus d’espoir ; mais il se mit à panser la blessure ; miss Ophélia et Tom l’y aidaient avec calme, au milieu des sanglots et des cris des domestiques, amassés à l’entrée des portes et aux fenêtres de la véranda.

« Maintenant, dit le médecin, il nous faut chasser dehors toute cette cohue ; le plus grand repos est nécessaire. »

Saint-Clair ouvrit les yeux, et regarda les pauvres affligés que miss Ophélia et le docteur tâchaient de renvoyer de l’appartement. « Pauvres créatures ! » murmura-t-il, et une expression amère de remords se peignit sur ses traits. Adolphe refusa obstinément de sortir, la terreur lui avait paralysé l’esprit : il s’était jeté par terre, et rien ne put lui persuader de se lever. Les autres cédèrent devant l’insistance de miss Ophélia, qui leur disait que la vie de leur maître dépendait de leur promptitude à obéir.

Saint-Clair pouvait difficilement parler. Il restait les yeux fermés ; mais il n’était que trop évident qu’il luttait avec des pensées douloureuses. Il posa sa main sur celle de Tom, agenouillé près de lui, et dit : « Tom ! pauvre garçon !

— Quoi, maître ? dit Tom avec anxiété.

— Je me meurs ! ajouta-t-il en lui pressant la main. Prie !

— Si vous désiriez un ministre… » reprit le médecin. Saint-Clair secoua la tête, et dit de nouveau à Tom avec instance : « Prie ! »

Et Tom pria de tout son esprit, de toutes ses forces, pour l’âme qui partait, — pour l’âme qui, du fond de ces grands yeux bleus et mélancoliques, semblait le regarder si tristement. C’était bien la prière offerte avec larmes et déchirement de cœur.

Quand Tom cessa de parler, Saint-Clair fit un effort, saisit sa main et le regarda avec émotion ; mais ne dit rien. Il ferma les yeux sans relâcher son étreinte ; car, aux portes de l’éternité, la main noire et la main blanche se ferment avec la même crispation. Il murmurait doucement, à intervalles brisés :

Recordare, Jesu pie.

Ne me perdas — illa die :
Quærens me — sedisti lassus.

Les paroles qu’il avait chantées ce même soir, — paroles suppliantes adressées à une Miséricorde Infinie. Ses lèvres remuaient à mesure qu’en sortaient les fragments de l’hymne sacrée.

« Son esprit s’égare, dit le médecin.

— Non ! il arrive ! il arrive… enfin ! dit Saint-Clair avec énergie : enfin ! enfin ! »

L’effort l’épuisa ; la pâleur de la mort couvrit son visage ; mais avec elle descendit, comme sur les ailes d’un ange compatissant, l’admirable expression de paix d’un enfant fatigué qui s’endort.

Il demeura ainsi quelques secondes. On voyait que la main toute-puissante était étendue sur lui. Un peu avant le moment suprême, il rouvrit les yeux ; et, avec un éclair soudain de joie et de reconnaissance, il s’écria :

« Ma mère ! »

Puis, il rendit l’esprit.


  1. Les aborigènes du Massachusetts, s’essayant à prononcer le mot english, anglais, en firent yenghese au pluriel, et yankee au singulier : de là ce surnom resté depuis aux habitants des États du Nord.
  2. Ô doux Jésus, qu’il te souvienne
    Que tu daignes, dans ton amour,
    Pour rendre mon âme chrétienne,
    Naître, vivre, et mourir un jour.

    Ne laisse pas choir dans l’abîme
    L’âme que tu venais sauver !
    Sur la croix, auguste victime,
    Ton sang coula pour me laver.