La Case de l’oncle Tom/Ch VIII

Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 79-91).

CHAPITRE VIII

Les traqueurs d’hommes.


C’était à la tombée du crépuscule qu’avait eu lieu la fuite désespérée. Le brouillard grisâtre qui s’élevait de la rivière enveloppa Éliza comme elle disparaissait sur le haut de la berge, et que le courant gonflé, tumultueux et les glaces flottantes élevaient une infranchissable barrière entre le chasseur et sa proie. Lentement, l’air déconfit, Haley regagna la petite taverne pour y ruminer à l’aise sur le parti à prendre. L’hôtesse lui ouvrit un étroit salon, garni d’un lambeau de tapis, d’une table couverte d’une toile cirée noire et luisante, et de quelques misérables chaises à hauts dossiers de bois. Au-dessus d’une grille enfumée, le manteau de la cheminée se parait de plâtres coloriés de tranchantes couleurs, et, à côté, s’étendait un banc des plus durs et d’une longueur démesurée. Ce fut là que s’établit Haley pour méditer à loisir sur l’instabilité des espérances humaines.

« Qu’avais-je besoin de m’embourber de cette petite malédiction d’enfant, se dit-il, pour me faire railler, flouer, et prendre comme un raccoon au gîte[1] ! » Et Haley se soulagea par une bordée d’imprécations sur lui-même, qu’il y a tout lieu de croire méritées, mais que, comme affaire de goût, nous nous permettrons d’omettre.

La haute et discordante voix d’un homme qui mettait pied à terre à la porte de l’auberge, tira le marchand de son monologue, et, s’élançant a la fenêtre, il s’écria :

« Ciel et terre, si ce n’est pas juste comme qui dirait une providence ! — Tom Loker en personne, ma foi ! »

Haley sortit aussitôt. Devant le comptoir se tenait debout un homme bronzé, musculeux, haut de six pieds, large à proportion, et auquel son surtout de peau de buffle, le poil en dehors, donnait un air farouche et terrible que ne démentait en rien sa physionomie. Chaque organe, chaque linéament qui puisse exprimer la brutalité et la violence, atteignait, sur ce crâne et sur ce visage, leur plus haut développement ; si le lecteur peut se figurer un boule-dogue passé à l’état d’homme, dressé sur ses pattes de derrière et se promenant en habit et en chapeau, il a une assez juste idée du physique de ce personnage. L’homme était accompagné d’un individu qui formait avec lui le plus parfait contraste. Ce dernier était court et fluet ; souple et chattemite dans toute son allure. De ses petits yeux noirs pointait un regard de souris, perçant, inquiet, avec lequel le reste de ses traits aiguisés s’harmonisait on ne peut mieux. Son nez mince semblait s’allonger pour fouiller et sonder toutes choses, ses cheveux noirs, plats, lisses et rares, ramenés en avant, se collaient sur son crâne, et tous ses mouvements, toutes ses évolutions, annonçaient une aride et circonspecte subtilité. Le grand gros homme se versa moitié d’une rasade de forte eau-de-vie, et l’engouffra d’un trait sans mot dire. Le petit fluet, hissé sur la pointe des pieds, promena son nez d’un côté à l’autre du comptoir, flaira toutes les bouteilles, et finit par ordonner, d’une voix de fausset mal assurée, un julep à la menthe, qu’on lui servit, et qu’il regarda d’un air de complaisance rusée, en homme qui a mis le doigt sur la chose ; puis il sirota doucement le breuvage.

« Hé ! vivat ! s’écria Haley, qui m’aurait prédit cette bonne fortune ? Holà, Loker, comment vous va ? et il tendit la main au gros homme.

— Au diable ! fut la réponse polie. Quel vent de grêle vous souffle ici, Haley ? »

L’homme rat, qui portait le nom de Marks, et qui buvottait à petits traits dans son coin, s’interrompit, et fixa sur le nouveau venu un œil futé comme celui du chat qui épie la feuille sèche, ou tout autre petit objet mobile, et va s’élancer dessus.

« Je dis, Tom, que c’est une chance ! Je suis dans un diable de pétrin, et je ne vois que vous qui puissiez m’en tirer.

— Peste ! — probable ! gronda son aimable interlocuteur. Celui à qui vous faites bonne mine peut bien jurer que vous en voulez tirer pied ou aile. Allons, voyons où la mouche vous pique ?

— Qui avez-vous là ? — un ami ? demanda Haley avec quelque hésitation, en regardant Marks ; un associé peut-être ?

— Oui-dà ! Ici, Marks ! voilà mon vieux partenaire de Natchez.

— Enchanté de faire votre connaissance ; et Marks tendit sa maigre patte de corbeau : M. Haley, je pense ?

— Lui-même, monsieur, dit Haley, et qui fêtera notre rencontre avec un verre ou deux de quelque chose de chaud. Holà ? vieux Raccoon ! cria-t-il à l’homme du comptoir, qu’on nous serve l’eau chaude, le sucre, les cigares et du rhum ; du fameux, entends-tu ! à discrétion, et faisons bombance. »

Regardez ! les chandelles brillent, le feu se réveille, et les trois dignes compagnons sont attablés autour des accessoires obligés de toute réunion de leurs pareils.

Haley se plongea sans retard dans le pathétique récit de ses tribulations. Bouche close, Loker l’écoutait avec une attention renfrognée ; Marks, enfoncé dans la composition d’un nouveau breuvage à sa guise, s’en détournait pour fourrer son nez et son menton aigus presque dans la face du narrateur, dont il scrutait chaque parole ; la conclusion parut le réjouir infiniment, et ses épaules et ses côtes s’ébranlèrent du rire intérieur qui crispait ses lèvres minces.

« Ainsi, vous voila la tête dans le sac ! enfoncé ! hi ! hi ! hi ! le tour est bon !

— Ces bambins, reprit Haley d’un ton lamentable, sont la perte du commerce !

— Si nous pouvions mettre la main sur une race de femmes qui ne se souciât pas des petits, je dis que ce serait la plus grande découverte du siècle, — et Marks appuya sa plaisanterie d’un froid ricanement.

— Juste, dit Haley. Ça me passe ! ces petits ne leur donnent qu’un tas de fatigue et de tourments ; il semble qu’elles devraient être enchantées de s’en voir débarrassées ; eh bien, non ! plus un petit est tracassant et bon à rien, plus elles sont endiablées après !

— Eh bien ! monsieur Haley, reprit Marks, passez-moi un peu l’eau chaude. — Oui, monsieur, c’est comme vous le dites ; nous en sommes tous là. Figurez-vous qu’une fois, je faisais le commerce alors, j’achète une fille robuste, bien faite, une jolie drôlesse, ma foi, et fort capable, — n’avait-elle pas un enfant maladif, rachitique, crochu, que sais-je ? Je lâchai l’embryon à un homme qui prit la chance de l’élever, l’ayant eu pour une bagatelle ; — je n’allais pas rêver, moi, que la fille se monterait la tête pour ça, vous sentez ! — mais, Seigneur Dieu ! je voudrais que vous l’eussiez vue ! Quel vacarme ! Vraiment, elle semblait priser d’autant plus le petit qu’il était maladif, grognon, un vrai fléau après elle ! — et c’est que c’était pour tout de bon ! Elle pleura, elle se lamenta, elle se jeta par terre. On aurait dit qu’elle avait tout perdu. C’est une drôle de chose tout de même que les caprices des femmes ! c’est à s’y perdre.

— Encore mon histoire, reprit Haley. Pas plus tard que l’été dernier, sur la rivière Rouge, j’achète une fille et son enfant, un marmot de bonne mine, avec des yeux aussi brillants que les vôtres. — Hé bien, n’était-il pas aveugle ? mais, tout à fait aveugle ! — Motus, bien entendu, et je vous le troque joliment contre un baril d’eau-de-vie. Mais, quand il fut question de l’ôter à la mère ; oh, c’était une vraie tigresse ! Par malheur ça se trouvait avant le départ, et ma bande n’était pas encore à la chaîne. La femme n’en fait ni une ni deux, elle arrache un couteau à un des matelots, saute comme un chat sauvage sur une balle de coton, et met tout notre monde en fuite. C’était bon pour la minute, bien entendu. Quand elle voit ça, elle se retourne, et, pan ! elle s’élance, la tête la première, enfant et tout, dans la rivière, où elle est encore.

— Bah ! dit Tom Loker, qui avait écouté avec un évident mépris ; vous n’êtes tous deux que des poules mouillées ! Mes filles ne se permettent pas de pareils tours avec moi !

— Vrai ? et comment les en empêchez-vous, je vous prie ? demanda Marks vivement.

— Moi ? quand j’achète une fille, dès que son petit est mûr pour la vente, je vais droit à elle, je lui mets le poing sous le nez : — Regarde-moi ce poing, lui dis-je. Si tu t’avises de souffler, tu vois ce qui t’aplatira la face. Je ne veux pas entendre un mot, — pas le commencement d’un mot. Ce petit est à moi, non à toi, et tu n’as que faire de t’en inquiéter. Je le vends à la première occasion. Prends garde ! pas de farces ! où je te ferai souhaiter de n’être jamais née. Je vous garantis qu’elles savent qu’il ne s’agit pas de rire quand j’empoigne, et je vous les rends muettes comme des poissons. S’il s’en trouve une qui piaille un brin, alors !… » Le poing de M. Loker, descendant pesamment sur la table, acheva sa phrase.

« Voilà ce qui s’appelle de l’éloquence, dit Marks, tapant sur le ventre de Haley en riant. Est-il original, ce Tom ! hi, hi, hi ! Parions qu’il n’y a pas tête crépue qui ne comprenne, quelque dure qu’elle soit ! Vrai, Tom, vous savez faire entrer les choses dans la cervelle, vous ; et si vous n’êtes le diable, par ma foi, vous êtes son cousin germain ! »

Loker accepta le compliment avec la modestie voulue, et prit l’air aussi affable que le comportait son naturel de boule-dogue. Quant à Haley, qui ne s’était pas ménagé les spiritueux, il commençait à sentir en lui une recrudescence de moralité, phénomène qui n’est pas rare en pareille occurrence chez les hommes graves et méditatifs.

« Là, Tom ! Eh bien, je vous l’ai toujours dit : vous êtes par trop rude ! Nous en avons souvent causé ensemble à Natchez ; et, comme je vous l’ai prouvé maintes et maintes fois, à ménager quelque peu la marchandise on n’en fait pas moins son chemin dans ce bas-monde, et l’on conserve plus de chance pour l’autre, vienne le pire du pire, voyez-vous !

— Pouah ! — hé, je vois de reste ! N’allez pas me débiter toutes vos fadaises de rebut, Haley ; je n’ai pas déjà l’estomac trop solide, et ça me tourne sur le cœur. » Cessant de parler, Tom absorba un demi-verre d’alcool pur.

« Je dis — et se renversant sur sa chaise, Haley gesticula avec véhémence, — et je le maintiens, j’ai toujours poussé mon commerce de façon à faire autant que qui que ce soit, primo et d’abord, de l’argent. Mais le trafic n’est pas tout ; l’argent n’est pas tout ; nous avons des âmes, tous tant que nous sommes, au bout du compte. — Peu m’importe qu’on hausse les épaules, j’ai mon opinion là-dessus, et rien ne m’empêchera de la dire. J’ai une religion, j’y crois, et quelqu’un de ces jours, quand j’aurai arrondi mon petit lopin, je songerai sérieusement à mon âme. — À quoi bon se faire plus méchant que de raison ? — est-ce agir prudemment, je le demande ?

— Songer à votre âme ! répéta dédaigneusement Tom. Fameux lorgnon que celui qui découvrirait la vôtre ! — Ménagez le fret pour cette denrée-là, Haley, croyez-m’en. Si le diable s’avise jamais de vous passer au crible, je le défie, ma foi, de trouver trace d’âme !

— Ah çà, Tom, vous êtes par trop bourru, aussi ! Ne sauriez-vous prendre en bonne part ce qu’on ne vous dit que pour votre bien !

— Laissez donc reposer un peu vos mâchoires, Haley, vociféra Tom. Je puis endurer toutes vos balivernes, hors vos fadaises dévotes. — Vos prêches m’assomment, vous dis-je ! Quelle différence y a-t-il de vous à moi, s’il vous plait ? Est-ce que vous avez un brin plus de pitié, un brin plus de vergognes ou de quoi que ce soit ? — C’est de la bonne, belle et pure vilenie pour duper le diable et sauver votre peau. Croyez-vous qu’on ne vous devine pas avec toute votre religion, comme vous l’appelez ? Eh ! cela saute aux yeux ! affaire de tricher le diable, tirer quittance et ne pas payer.

— Allons, allons, messieurs, il ne s’agit pas de cela, dit Marks s’entremettant. Il y a différentes façons d’envisager les choses. M. Haley est un homme scrupuleux ; il a sa conscience, et vous, Tom, vous avez votre système, — et un bon système, Tom : mais les querelles n’avancent à rien. Voyons, monsieur Haley, de quoi s’agit-il ? de vous l’attraper la fille, n’est-ce pas ?

— La fille ne me concerne en rien : elle est aux Shelby ; c’est son petit seulement que je veux. — Sot que je suis d’avoir acheté le singe !

— Eh ! quand ne l’êtes-vous pas sot ? dit brusquement Loker.

— Allons, Tom, trêve aux bourrasques, reprit Marks se léchant les lèvres. Voyez ! voilà M. Haley qui, je le sens, est en train de nous mettre sur une bonne piste.

Tenez-vous seulement tranquille : ces transactions-là sont mon fort. Cette fille, monsieur Haley, comment est-elle ?

— Oh ! belle et blanche, très-bien élevée. J’en offrirai à Shelby de huit cents à mille dollars, et il y avait à gagner.

— Blanche — belle — bien élevée ! répéta Marks, et ses yeux perçants, son nez, ses lèvres s’aiguisèrent de cupidité. — Voyez un peu, Loker, cela promet ! Il y a une affaire pour nous là-dedans. Nous entreprenons la chasse ; l’enfant va à M. Haley, c’est clair ; et nous emmenons la fille à la Nouvelle-Orléans pour spéculer dessus ; est-ce beau, hein !

Tom, dont les pesantes mâchoires étaient restées entrebâillées durant cette communication, les referma tout à coup, comme s’il happait un bon morceau, et se disposa à digérer l’idée à loisir.

— Voyez-vous, dit Marks à Haley, tout en continuant de remuer son punch, nous avons le long du rivage des juges de paix accommodants, comme il les faut dans notre profession. Tom mène d’abord l’affaire, et tape dur ; puis, j’arrive à mon tour quand il s’agit de prêter serment, bien vêtu, bottes vernies, tout à fait dans le grand genre. Que ne pouvez-vous voir, poursuivit Marks, dans un accès de vanité bien naturel, ma façon d’enlever les choses ! — Un jour je suis M. Twickem de la Nouvelle-Orléans ; une autre fois j’arrive de ma plantation au bord de la rivière de la Perle, où j’emploie environ sept cents noirs ; — ou bien je suis parent éloigné de M. Henri Clay[2], ou de quelque autre vieux coq du Kentucky. Chacun a son talent en ce monde. Tom, un vrai lion quand il faut frapper ou combattre, ne vaut rien du tout pour mentir. — Non, Tom ne s’en tirera jamais ; cela ne lui vient pas naturellement, Mais, par le ciel ! s’il y a dans le comté quelqu’un qui puisse faire serment de toutes choses, à toutes gens, raconter les incidents, multiplier les circonstances, se vanter d’un air plus grave, et s’en tirer mieux que votre serviteur, je serais ravi de la voir, et je n’en dis pas plus. Ma parole ! si je ne me crois pas sûr d’entortiller mes juges, quand même ils se feraient scrupuleux. Je le voudrais, par ma foi, la farce en aurait plus de montant : ce serait plus drôle. »

Tom Loker qui, on l’a pu voir, était lent de conception, lourd de mouvement, interrompit ici Marks, en donnant sur la table un coup de poing qui fit danser les verres : « Ça ira ! s’écria-t-il.

— Dieu vous bénisse, Tom ! N’allez pas briser la vaisselle ! réservez votre poing pour les cas d’urgence.

— Mais, messieurs, n’aurai-je pas une part du profit ? demanda Haley.

— Quoi ! n’est-ce pas assez que nous attrapions l’enfant pour vous ? que vous faut-il encore ? dit Loker.

— Eh ! n’est-ce pas moi qui ai fait lever le gibier ? Cela vaut quelque chose, je présume. Dix pour cent sur les bénéfices, tous frais prélevés. Voyons !

— Pour le coup ! s’écria Loker avec un formidable juron et en écrasant presque la table, vous voilà bien, vous, Daniel Haley ! Ah ! vous prétendez trancher du grand seigneur avec moi ! Nous nous serons faits traqueurs d’esclaves fugitifs, Marks et moi, pour les beaux yeux des gentilshommes de votre espèce, et gratis, de plus ! Non, de par tous les diables ! la fille est pour notre compte, et tenez-vous tranquille, ou nous gardons les deux. Qui empêche ? Vous nous avez montré le gibier, d’accord ; libre à vous de courir sus, et à nous aussi, je présume. S’il plaît à vous ou à Shelby de nous actionner, soit ; à merveille : cherchez où sont les perdrix de l’an passé, vous nous trouverez peut-être sous leurs ailes.

— Eh bien ! à la bonne heure ! c’est convenu, dit Haley alarmé, vous me rattraperez le garçon pour ma peine. Nous avons fait nombre d’affaires ensemble, Tom ; vous avez toujours joué franc jeu avec moi, et je sais que vous êtes homme de parole.

— Ah ! vous le savez ? — Je ne donne pas dans toutes vos momeries, moi ; — mais je suis recta dans mes comptes, fût-ce avec le diable lui-même. Ce que je dis, je le fais, et le ferai, — vous savez ça, Daniel Haley !

— Ainsi dit, ainsi fait. Tom, vous promettez de déposer l’enfant, sous huit jours, à l’endroit que vous désignerez vous-même, et je me tiens pour content.

— Oui-dà ! mais pas moi, et vous êtes loin de compte. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait si longtemps les affaires avec vous, Haley, là-bas, à Natchez. J’ai appris a ne pas lâcher l’anguille quand je la tiens ; vous m’allez débourser tout de suite, sur table, cinquante dollars, ou pas d’enfant.

— Comment ! quand vous avez sous la main une magnifique affaire qui vous rapporte clair et net de mille à seize cents dollars ! Ah ! Tom ! vous n’êtes pas raisonnable.

— Vraiment ! et n’avons-nous pas plus de cinq semaines d’ouvrage inscrit sur nos livres ? plus que nous n’en pourrons faire. Supposez que nous plantions tout là pour battre les buissons après votre bambin, et qu’en résultat nous n’attrapions ni l’enfant ni la mère ! — C’est toujours le diable à rattraper que ces filles. — Nous voilà bien lotis ! — Nous payeriez-vous un sou d’indemnité ?

— Il me semble que je vous y vois, hem ! — Non, non, étalez-moi là-dessus vos cinquante dollars. Si le gibier est à nous et qu’il réponde, l’argent sera rendu ; sinon c’est pour nos peines. Est-ce jouer franc jeu ? hé ! Marks ?

— Certainement, certainement, dit ce dernier d’un ton conciliant : simple garantie d’honoraires, c’est tout. Hi ! Hi ! Hi ! — Nous sommes quelque peu légistes, mais pas moins bons enfants pour cela. — Ainsi nous voilà d’accord. Tom déposera l’enfant où vous voudrez ; n’est-ce pas, Tom ?

— Si j’agrippe le marmot, je l’amène à Cincinnati, et je le laisse chez la grand’mère Belchu, au débarcadère, » dit Loker.

Marks avait sorti de sa poche un carnet tâché de graisse, d’où il tira un long papier ; la tête dans ses mains, fixant sur sa liste ses perçants yeux noirs, il en marmotta le contenu entre ses dents :

« Hem ! Barnes (comté de Shelby), son garçon Jim ; trois cents dollars pour lui, mort on vif. — Edwards, Dick et Lucie, mari et femme, six cents dollars. — La négresse Polly, avec deux enfants, six cents ; elle ou sa tête. — Je parcours l’agenda pour voir si l’affaire peut être prise en main sur-le-champ, dit-il, interrompant sa lecture. — Loker, reprit-il après une pause, si nous passions la Polly à Adams et Springer ? voilà longtemps qu’elle est sur le registre.

— Ils demanderont trop cher, murmura Tom.

— J’arrangerai la chose à un taux raisonnable. — Ils débutent et doivent se faire plus coulants. Voyons ! il y a deux ou trois cas faciles : de l’ouvrage courant, un coup de fusil à tirer sur les fuyards ; attrape qui peut, et il ne s’agit plus que de jurer qu’ils sont tués. — On ne saurait faire payer cela beaucoup. — Les autres commandes attendront. — Maintenant, arrivons aux détails. Vous dites donc, monsieur Haley, que vous avez vu la fille grimper sur l’autre bord ?

— Sûr ; vue comme je vous vois.

— Et un homme l’aidait à grimper ? ajouta Loker.

— Très-sûr, je l’ai vu.

— Elle aura été recueillie quelque part, ce n’est pas douteux, reprit Marks ; mais où ? C’est la question. — Qu’en dites-vous, Tom ?

— Moi ? je dis qu’il faut traverser la rivière ce soir, et sans barguigner.

— C’est qu’il n’y a point de bateau, et l’eau charrie en diable ! N’est-ce pas dangereux, Tom ?

— Je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est qu’il faut traverser.

— Diable ! reprit Marks, s’agitant ; et, se rapprochant de la fenêtre, il ajouta : C’est noir comme la gueule d’un loup ! hé, Tom !

— Le court et le long, c’est que vous avez peur, Marks ; mais je ne puis qu’y faire ; il faut marcher. Prenez un jour ou deux de campos, vous leur donnez le temps, avec leurs manœuvres souterraines, de faire filer la fille jusqu’à Sandusky, et elle vous passera sous le nez.

— Oh ! je n’ai pas l’ombre de peur, dit Marks, seulement…

— Seulement, quoi ? demanda Tom.

— Le bac, parbleu ! — Vous voyez qu’il n’y a pas de bateaux.

— L’hôtesse a dit qu’il y en aurait un ce soir. Un batelier doit traverser. Nous risquons notre cou et passons avec lui, reprit Tom.

— Vous avez des chiens, sans doute, dit Haley.

— De premier choix, répliqua Marks. Mais à quoi bon ? nous n’avons rien à leur faire flairer.

— Si vraiment ! s’écria Haley d’un air de triomphe. J’ai là son châle oublié sur le lit dans sa hâte, et elle a laissé aussi son chapeau.

— Une vraie chance ! dit Loker. Allongez-moi ces guenilles.

— Gare cependant aux chiens, fit observer Haley. Ils pourraient, si l’on y va sans précaution, endommager fort l’article.

— C’est à considérer, répondit Marks. L’autre jour, à Mobile, nos chiens n’ont-ils pas mis un nègre plus d’à moitié en pièces avant que nous ayons pu le leur arracher !

— Il y faut regarder de près, surtout en fait d’articles vendus pour leur beauté, voyez-vous !

— Je vois très-bien, Haley, répliqua Marks. Puis, si la fille est gitée, les chiens deviennent superflus. Ils comptent d’ailleurs pour peu dans vos États du Nord, où ces créatures sont voiturées. Ce n’est plus comme dans nos plantations, où le noir qui s’enfuit n’a recours qu’a ses jambes, et n’est point secouru.

— Allons, dit Loker qui était allé prendre langue au comptoir. L’homme arrive avec le bateau. En route, Marks ! »

Ce dernier — pauvre homme ! — jeta un triste regard sur les confortables quartiers qu’il lui fallait abandonner, et se leva lentement pour obéir. Après avoir encore échangé quelques mots sur les arrangements ultérieurs avec les deux associés, Haley déboursa, non sans une répugnance visible, les cinquante dollars convenus, et le digne trio se sépara.

Si la délicatesse de quelques-uns de nos lecteurs chrétiens se trouve choquée de la société dans laquelle cette scène vient de les introduire, qu’ils veuillent bien faire taire leurs préjugés et ajourner leurs scrupules. Le métier de traqueurs d’esclaves est en hausse, et promet, grâce à la nouvelle loi, d’être un jour une honorable, patriotique et légale profession. Si tout le large territoire qui s’étend du Mississipi à l’océan Pacifique devient un grand bazar pour le débit des corps et des âmes, et que la marchandise garde la mobilité que lui imprime le dix-neuvième siècle, le marchand et le traqueur d’esclaves pourront prendre un haut rang dans l’aristocratie américaine.




  1. « Prendre à l’arbre comme un raccoon, » dit Haley. Allusion à la façon de chasser au raton, plantigrade de l’Amérique septentrionale.
  2. Fameux orateur au Congrès et trois fois candidat à la présidence.