La Campagne d’essais de l’escadre cuirassée

La Campagne d’essais de l’escadre cuirassée
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 137-166).
LA CAMPAGNE D'ESSAIS
DE
L'ESCADRE CUIRASSEE

Après deux mois d’une laborieuse croisière, l’escadre cuirassée est rentrée à Cherbourg le 25 novembre 1863, riche d’études et d’idées nouvelles, heureuse des résultats qu’elle a obtenus et constatés avec une abondance de preuves et de travaux qui semblent ne plus permettre de conserver aucun doute sur le mérite de la marine nouvelle. Il y a peu de jours, celle-ci était encore très discutée, et il n’était pas rare de rencontrer des officiers, même d’un grand mérite, qui, sans nier ses qualités comme instrument de combat, croyaient cependant devoir faire de prudentes réserves quant à ses qualités nautiques. Les sceptiques disaient que ces bâtimens n’avaient pas de hauteur de batterie suffisante et que la moindre agitation de la mer éteindrait le feu de leurs batteries, qu’ils devaient rouler effroyablement à cause des poids énormes qu’ils portaient sur leurs flancs, qu’ils devaient gouverner mal à cause de leur trop grande longueur, qu’ils devaient éprouver beaucoup de difficulté pour s’élever à la lame, qu’ils devaient se délier et se détruire très rapidement sous la triple influence du poids de leurs coques, de l’action réciproque que le fer et le bois exercent l’un sur l’autre, des courans galvaniques qui ne pouvaient manquer de s’établir entre le fer des plaques, et le cuivre du doublage, que sais-je encore ? Tout cela se disait, et de bonne foi, non pas seulement parce qu’il est dans l’ordre des choses que toute innovation soit combattue à sa naissance, mais aussi parce que l’administration de la marine interdisait avec une jalousie que je n’ai jamais pu comprendre l’accès de ses nouveaux navires à tout le monde, même aux officiers qui du jour au lendemain pouvaient être appelés à en prendre le commandement. S’il s’est répandu jusque parmi les marins beaucoup de rumeurs inexactes ou même complètement dénuées de fondement sur le compte de nos navires cuirassés, l’administration doit s’en prendre surtout à elle-même, car elle a pendant longtemps fait ce qu’elle a pu pour empêcher la vérité d’être connue.

Croire à son infaillibilité est assez commun sur la terre, mais imaginer qu’il est possible d’imposer aux autres, sans se donner aucune peine pour y parvenir, la foi qu’on a en soi-même, cela comporte une dose d’ingénuité que l’on ne peut attribuer à un personnage qui, comme l’administration de la marine, jouit d’une expérience deux pu trois fois séculaire. Pourquoi cacher ses œuvres, s’il était vrai qu’elles eussent réussi ? Telle était la réflexion qui se présentait naturellement à l’esprit de beaucoup de gens. C’était en vain bien souvent qu’à ce raisonnement de la défiance on essayait d’opposer les rapports des officiers qui, ayant navigué sur ces bâtimens, étaient presque seuls en droit d’en parler avec autorité. Ces rapports étaient et sont encore demeurés secrets, on savait cependant qu’ils étaient en général très favorables aux navires cuirassés ; mais on se demandait s’ils ne contenaient pas quelque critique respectueuse, quelque petit post-scriptum qui réduisait tout le panégyrique à néant. On mettait en avant les instincts et les sentimens de la profession. On disait que les commandemens des navires cuirassés avaient été très recherchés, et qu’il n’était pas étonnant que les officiers qui en avaient été pourvus répondissent à une faveur par une bonne volonté qui tenait grand compte du bien et traitait avec indulgence le côté faible. On ajoutait que le marin épouse toujours sa frégate ou son vaisseau, que l’officier ne voit trop souvent que les qualités du navire sur lequel il est embarqué. D’ailleurs comment être assez hardi pour se faire à l’avance une opinion sur le compte de navires qui, construits tout spécialement en vue du champ de bataille, c’est-à-dire pour le service d’escadre, n’avaient guère encore navigué qu’isolément, et qui, dans leurs mystérieuses expériences, semblaient s’attacher à éviter tout contrôle et toute comparaison ? Décidément le plus sage était d’attendre avant d’exprimer une opinion.

Aujourd’hui le voile est déchiré ; nos navires cuirassés viennent de faire en escadre une croisière qui les a soumis à toutes les vicissitudes de la mer, depuis le calme plat jusqu’à un coup de vent des plus violens que l’on puisse éprouver dans les parages orageux de la Bretagne et de l’Angleterre. Pendant deux mois et à chaque heure du jour, ils se sont comparés entre eux et avec les modèles les plus renommés de l’ancienne marine, ils ont eu pour témoins de ce qu’ils ont fait les trois ou quatre mille hommes embarqués sur la division d’essais et les cent cinquante officiers qui les commandaient ; il n’y a plus de mystère. L’administration supérieure ne nous fera sans doute pas plus que par le passé confidence des rapports qui lui seront adressés à cette occasion ; mais elle ne peut pas prétendre à tenir secrets des résultats qui se sont accomplis sous les yeux de milliers de spectateurs qu’une légitime curiosité interroge aujourd’hui avec empressement. Beaucoup de choses sont en effet tombées dès maintenant dans le domaine public, et c’est en ajoutant à ce qui a déjà été révélé tout ce que nous avons pu recueillir que nous allons étudier à notre tour cette intéressante campagne et essayer de faire ressortir les principaux enseignemens qu’elle nous a donnés. L’amour-propre national n’aura pas à en souffrir, les espérances que l’on avait fondées sur la flotte cuirassée ont été dépassées plutôt encore que confirmées, les officiers qui lui avaient donné leur confiance n’auront rien à regretter.


I

La composition de la commission que le ministre avait nommée pour diriger et surveiller cette grande expérience donnait toutes les garanties que les études seraient conduites avec zèle et avec activité, avec lumière et impartialité, car si parmi les noms que nous allons citer il en est que l’on doit regarder comme intéressés personnellement aux succès des navires cuirassés, il en est d’autres aussi que l’on peut considérer comme n’étant pas ceux de partisans fanatiques des nouveaux types de navires. Cette commission se composait de M. le vice-amiral Charles Penaud, président du conseil des travaux au ministère de la marine, président aussi de la commission et commandant de la division d’essais, de M. Dupuy de Lôme, conseiller d’état, directeur du matériel de la flotte, de M. le contre-amiral Labrousse, de MM. les capitaines de vaisseau Bourgois, Chevalier, Lefèvre, de MM. Mariel et de Robert, ingénieurs des constructions navales de première classe. Le nombre des commissaires était ainsi égal à celui des bâtimens de la division, il y en avait toujours un sur chaque bord, et tous ils sont passés sur chacun des navires, afin de pouvoir étudier tous les types, faire toutes les comparaisons, être mieux en état de se placer au point de vue de l’ensemble, contrôler les calculs et les procès-verbaux, les travaux et les observations qui se faisaient particulièrement sur chaque navire par les soins de son état-major.

Afin d’avoir dans le matériel même des moyens : de contrôle et de comparaison qui ne pussent pas être discutés, le ministre adjoignit aux cinq navires cuirassés deux anciens vaisseaux de ligne à vapeur dont la réputation est faite dans la flotte, et une corvette de la force de 250 chevaux, le Talisman, commandée par M. Desaulx, capitaine de frégate, et construite par M. Normand, du Havre, sur le type du yacht du prince Napoléon, le Prince-Jérôme. Le nom du constructeur et le type de cette corvette suffisent pour indiquer la confiance que l’on avait dans ses qualités. Elle fit pendant toute la croisière le très laborieux service de mouche de l’escadre. Des deux vaisseaux, le premier qui vint prendre son rang dans la division était le Napoléon[1], commandé par M. A. Pichon, capitaine de vaisseau. Il y a dix ans, c’était l’orgueil de la marine française et, de l’aveu même des étrangers, le plus redoutable, le plus beau, comme il était le plus rapide et le plus puissant vaisseau qui eût encore figuré dans aucune escadre. J’ai dit les services exceptionnels qu’il avait rendus pendant la guerre de Grimée, et je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’y revenir. Après treize ans de l’existence la plus active, après avoir été employé avec plus de succès qu’aucun autre à ce pénible labeur de remorquage qui éprouve si durement les navires, il est remarquable encore par la parfaite conservation de ses formes et de ses lignes, il se distingue toujours par la puissance avec laquelle il lutte contre les efforts de la mer et du vent.

Dans les gros temps que la division rencontra au sortir de Cherbourg, lorsqu’on le vit, avec sa haute mâture, ses trois étages de canons et ses murailles si élevées au-dessus de l’eau, obtenir encore un sillage de 10 nœuds (plus de 18 kilomètres à l’heure) contre une mer très forte, plus d’un marin dut regretter la déchéance que les progrès de l’art de l’ingénieur ont fait subir, après un règne si court, à ce noble spécimen de l’architecture navale. Regrets superflus ! le Napoléon n’a pas de cuirasse ; ses canons, malgré leur nombre, seraient sans vertu contre les murailles de fer de la plus humble des frégates qui naviguent de conserve avec lui, ses murailles de bois seraient incendiées ou détruites en un instant par l’artillerie du plus faible des bâtimens cuirassés. Ce n’est pas pour courir cette chance qu’il a été attaché à la division d’essais. S’il a perdu son prestige militaire, il a conservé ses qualités nautiques qui sont toujours célèbres, et il va servir, sous ce rapport, de terme de comparaison avec des navires dont la puissance militaire n’est pas contestée, mais que l’on accuse de n’être pas marins. On va voir les résultats qu’a produits une comparaison minutieuse ; mais, pour les bien apprécier, il ne faut pas oublier ce qu’est le Napoléon. C’est un vaisseau en bois à deux ponts, portant dans ses batteries 90 canons du calibre de 30, ayant sur le pied de guerre un équipage de 920 hommes, pourvu de la même mâture que nos anciens vaisseaux à voiles de deuxième rang, déployant une superficie de voilure de 2,800 mètres, armé d’une machine de la force de 900 chevaux, semblable en tout aujourd’hui à celle des navires contre lesquels il allait être essayé. Sa longueur est de 71 mètres, sa largeur de 16 mètres 80 cent., son tirant d’eau moyen en chargé de 7 mètres 80 cent., son déplacement de 5,200 tonneaux, sa hauteur de batterie de 1 mètre 80 cent. Il porte un mois d’eau, trois mois de vivres et de rechanges, et 600 tonneaux de charbon.

L’autre vaisseau, qui ne rejoignit la division d’essais qu’à la relâche de Brest, était le Tourville, et si ce que l’on m’a conté est vrai, la raison qui le fit réunir à l’escadre est une preuve excellente de la sincérité et de la loyauté avec lesquelles ces études ont été conduites. Pendant les quelques jours que l’on passa à Brest après le coup de vent du 1er octobre 1863, on parlait naturellement beaucoup de l’expérience que l’on venait de faire, et les sectateurs des nouveaux dieux se montraient naturellement aussi très satisfaits ; mais il y avait encore des sceptiques qui ne voulaient pas se rendre. Ils arguaient de choses qui semblaient, aux yeux des marins, n’être pas tout à fait sans raison. Ils disaient que cette expérience n’était pas pour eux aussi concluante qu’elle le paraissait aux autres, attendu que tous les navires qui venaient d’être éprouvés, étant tous les fils d’un même père, devaient nécessairement, s’ils avaient les qualités de la famille, en avoir aussi les défauts. C’était par la comparaison avec d’autres types de familles différentes que les mérites ou les vices des constructions nouvelles pourraient surtout être mis au grand jour. Le Napoléon était un très grand marcheur, nul ne le contestait ; mais on lui reprochait d’avoir des mouvemens de roulis d’une amplitude considérable. On prétendait, et cette opinion était assez répandue parmi nos officiers, que, sous le double rapport des roulis et de la facilité à évoluer, le Napoléon était inférieur à nos anciens vaisseaux, à ceux de l’illustre Sané, et particulièrement à son Iéna, le vaisseau favori de l’amiral Lalande.

Il n’y avait pas moyen de faire comparaître l’Iéna, car il a été rayé des listes de la flotte ; mais un hasard heureux permit qu’au moment où. ces questions s’agitaient avec toute la chaleur qu’y devaient mettre des hommes du métier, il se trouvât à Cherbourg dans la première classe de la réserve, c’est-à-dire capable d’être armé dans l’espace de vingt-quatre heures, un vaisseau qui est la reproduction scrupuleusement exacte de l’Iéna : c’est le Tourville. Il ne diffère de son prédécesseur que par la machine à vapeur de 650 chevaux de force qui lui a été donnée ; mais tel est le respect qu’on a conservé pour ce type célèbre, que, lorsqu’il fallut transformer le Tourville en vaisseau à vapeur, on l’exempta de l’opération du rallongement que subirent alors presque tous ses pareils. On tint à le laisser tel pour les formes qu’était l’Iéna et avec la même position du centre de gravité qu’avait ce vaisseau, lorsqu’après avoir été rasé, car c’était dans l’origine un vaisseau à trois ponts de 110 canons, il se fit une si grande réputation dans le monde des marins. Le Tourville a mérité les égards que l’on a eus pour lui. Dans les campagnes de la Baltique, il portait le pavillon de l’amiral Charles Penaud, et il y a montré par ses qualités qu’il n’avait pas dégénéré de sa glorieuse origine. C’est donc un vaisseau en bois et à deux ponts de 82 canons, portant un équipage de 850 hommes, un mois d’eau, trois mois de vivres et de rechanges, et 520 tonneaux de charbon. Sa longueur est de 61 mètres, sa largeur de 16 mètres 88 centimètres, son tirant d’eau moyen en charge de 7 mètres 80 centimètres, son déplacement de 4,550 tonneaux. Il porte la mâture de nos anciens vaisseaux de 90 canons ou de troisième rang, comme était par exemple le Suffren. La superficie de sa voilure est de 2,650 mètres carrés, et sa hauteur de batterie de 1 mètre 80 centimètres.

Ayant à sa portée un vaisseau qui fournissait les moyens de résoudre une fois pour toutes des questions si vivement controversées, même parmi les officiers les plus distingués, on s’adressa au ministre, qui accorda judicieusement l’autorisation d’armer le Tourville sous les ordres de M. Lacombe, capitaine de vaisseau. Ce n’était ni la puissance militaire du Tourville, ni la rapidité de sa marche, ni la longueur de son rayon d’action que l’on se proposait d’étudier : on savait à l’avance et d’une manière certaine qu’il serait sous tous ces rapports inférieur aux bâtimens des nouveaux types ; mais il passait pour avoir des roulis d’une amplitude relativement très réduite et pour jouir d’une facilité d’évolution infiniment plus considérable. C’est presque exclusivement sous ce double rapport qu’il a été employé comme terme de comparaison avec les autres ; c’est là qu’est l’enseignement.

Voilà pour les navires en bois et pourquoi ils furent attachés à la division d’essais. Passons maintenant aux navires cuirassés ; Ils étaient au nombre de cinq, offrant dans leurs formes et dans leurs lignes des traits de parenté très sensibles, mais présentant cependant trois modèles différens. C’était :

1° L’Invincible, commandée par M. Tabuteau, capitaine de vaisseau. C’est une reproduction exacte de la Gloire, dont nous avons parlé assez longuement déjà[2] pour que nous n’ayons pas à entrer dans beaucoup de détails aujourd’hui. Nous rappellerons seulement que c’est une frégate de 36 canons du calibre de 30 rayé correspondant au calibre de 100 de sir William Armstrong, et qu’elle est pourvue d’une machine de 900 chevaux de force nominale. Sa longueur à la flottaison est de 78 mètres, sa largeur de 17, son tirant d’eau moyen en charge de 7 mètres 75 cent, sa hauteur de batterie au milieu en charge de 1 mètre 82 cent., le poids de sa cuirasse avec les chevilles de 840 tonneaux, son déplacement de 5,620 tonneaux. Avec un équipage de 570 hommes, elle porte un mois d’eau, deux mois et demi de vivres et de rechanges ; et 675 tonneaux de charbon ; ses pièces sont approvisionnées à 155 coups au lieu de 110, qui était l’approvisionnement de nos derniers vaisseaux, au lieu de 70, qui était l’approvisionnement régulier de campagne sur les vaisseaux du premier empire. La différence que présente l’Invincible par rapport à la Gloire consiste en une légère modification de la voilure et de la mâture. Au lieu d’être entièrement voilée en goélette, l’Invincible porte sur son mât de misaine un phare complet de voiles carrées (misaine, hunier, perroquet). Le gréement des autres deux mâts est resté tel qu’il était, et la superficie de voilure est de 1,400 mètres.

2° La Normandie, commandée par M. Jauréguiberry, capitaine de vaisseau, est aussi une reproduction de la Gloire. Elle a eu, comme on sait, sous les ordres du regrettable M. de Russel, l’avantage d’être le premier navire cuirassé qui ait franchi l’Atlantique. Elle est allée en 1862 au Mexique, et au retour elle a reçu dans les parages de Madère un vigoureux coup de vent qui n’a pas duré moins de quarante-huit heures, et duquel elle s’est tirée de façon à prouver ses qualités nautiques et Jg. solidité de sa construction. À la suite de ce voyage, elle a subi dans ses aménagemens quelques modifications. Les logemens de ses officiers, qui étaient auparavant disposés en abord, c’est-à-dire le long des murailles de la frégate, dans une obscurité profonde, ont été ramenés au centre du navire, sous le jour et à l’air des panneaux. On peut maintenant lire et écrire dans les chambres sans avoir besoin d’allumer les lampes, et l’on y respire plus à l’aise : c’est une grande amélioration apportée au bien-être des officiers. Toutefois, ce qui est plus important à noter pour l’étude qui nous occupe, c’est la réduction que l’on a fait subir en poids et en dimensions au blockhaus qu’elle portait sur le pont (de 50 à 15 tonneaux), ainsi qu’à sa mâture par rapport à la Gloire et à l’Invincible. La superficie de sa voilure est toujours de 1,400 mètres, mais elle est disposée sur trois mâts à phare carré qui ont été réduits de hauteur, comme le sont aussi les longueurs et les échantillons des vergues qui portent les voiles. L’arrimage a été aussi quelque peu modifié en vue du même résultat à obtenir, c’est-à-dire d’abaisser le centre de gravité de la frégate en l’allégeant par les hauts et en descendant dans les fonds une plus grande quantité de poids. C’est un point des plus importans à remarquer pour ce qui va suivre.

3° La Couronne, commandée par M. Penhoat, capitaine de vaisseau. C’est une frégate de 40 canons d’un modèle particulier. Ses formes et ses dimensions diffèrent de celles de la Gloire, bien qu’elle soit visiblement née sous la même inspiration. Elle a les extrémités moins aiguës et plus arrondies, ce qui lui donne une apparence beaucoup plus agréable à l’œil. Sa longueur est de 80 mètres, sa largeur de 16 mètres 70 cent., son tirant d’eau moyen de 7 mètres 60 cent., son déplacement de 6,076 tonneaux, sa hauteur de batterie de 1 mètre 98 cent. À ce tirant d’eau, elle porte trois mois de vivres et de rechanges, un mois d’eau, et 650 tonneaux de charbon. Cet approvisionnement pourrait facilement, en cas de besoin, aller jusqu’à 1,000 tonneaux. La superficie de la voilure est de 1,620 mètres répartis sur trois mâts, dont deux à phare carré ; mais ce qui distingue surtout la Couronne, c’est que sa coque est en fer, construite avec des tôles de 2 centimètres d’épaisseur. Pour disposer la cuirasse sur ce bordé, on l’a consolidé extérieurement par une membrure en cornières dont les intervalles sont remplis par une épaisseur de bois de teak de 28 centimètres, sur laquelle règne une épaisseur de fer de 34 millimètres, séparée elle-même par un second boisage de teak de 10 centimètres des plaques de la cuirasse proprement dite, qui ont 10 centimètres d’épaisseur à la flottaison et 8 dans les hauts. Le système défensif de la frégate se trouve donc, en fin de compte, composé d’une double épaisseur de bois de 38 centimètres et d’une triple épaisseur de fer à la flottaison de 13 centimètres 1/2, en y comprenant la tôle de la coque. Il a été éprouvé à Vincennes en 1857, et il a donné de bons résultats au point de vue de la solidité et de la solidarité de l’ensemble ; on espère que, s’il avait à subir l’épreuve du feu, il résisterait avec d’autant plus d’avantage que l’effort des projectiles serait plus facilement décomposé par la différence des milieux successifs qu’ils auraient à traverser. Par contre il convient d’ajouter que cet ingénieux système, quelles que soient d’ailleurs ses vertus défensives, a l’inconvénient d’être assez coûteux, à ce point que la Couronne, dont la capacité diffère peu de celle de ses aînées, a coûté 20 et peut-être 25 pour 100 de plus que la Gloire.

Quoi qu’il en soit, la Couronne est un très beau et très élégant navire, qui s’est distingué sous beaucoup de rapports pendant la campagne. Pas une seule fois, dit-on, pendant les trente-six jours de navigation active de la croisière, cette frégate n’a quitté son poste ou suspendu la marche de la division pour réparer quelqu’une de ces petites avaries qui troublent si fréquemment l’ordre dans les escadres composées de navires à vapeur, et qui peuvent compromettre l’exactitude de leurs mouvemens. Ce n’est pas un mince titre de gloire pour la Couronne. Elle a été construite à Lorient sur les plans et sous la surveillance personnelle de M. Audenet, ingénieur de la marine. La machine, qui est d’ailleurs du type propagé par le génie maritime à bord d’un si grand nombre de nos navires, et particulièrement sur tous nos bâtimens cuirassés, a été exécutée par M. Mazzeline du Havre.

4° Le Solferino et 5° le Magenta. Il faut parler de ces deux navires sous le même titre, car ce qui est vrai de l’un est vrai de l’autre. Ils ont été construits sur des plans identiques ; les différences qu’ils peuvent présenter ne proviennent que des différences qui se sont produites sur les chantiers dans le mode de travail et d’exécution. Pour montrer d’abord les traits qu’ils ont en commun avec les autres navires cuirassés, nous dirons que ce sont des navires à coques en bois, d’une longueur de 86 mètres, d’une largeur de 17 mètres 30 cent., d’un tirant d’eau en charge de 7 mètres 90 cent., d’un déplacement de 6,796 tonneaux, d’une hauteur de batterie de 1 mètre 82 cent., que leurs machines sont de la force nominale de 1,000 chevaux de vapeur, qu’ils sont armés chacun de 52 pièces de canon de 30 rayé, à chargement par la culasse, approvisionnés à 155 coups par pièce, qu’ils portent un mois d’eau, 75 jours de vivres et 700 tonneaux de charbon (armement réglementaire) ; qu’ils ont trois mâts, et que la voilure de ces trois mâts est exactement pareille à celle que nous avons décrite pour l’Invincible, si ce n’est qu’elle présente environ une cinquantaine de mètres carrés de plus en superficie, 1,450 mètres au lieu de 1,400. Enfin les plaques de leurs cuirasses, du poids total de 910 tonneaux pour chaque navire, sont, comme celles de la Gloire, d’une seule épaisseur de fer variant de 11 à 12 centimètres.

Le Solferino et le Magenta se distinguent cependant à beaucoup d’égards de leurs aînés. Bien que l’on continue, je ne sais pourquoi, à les qualifier de frégates, ce sont en réalité des vaisseaux dans le sens rigoureux que le mot a toujours porté dans la marine, c’est-à-dire qu’ils ont deux étages de canons couverts, 26 en bas, 24 dans la batterie haute, 2 pièces de chasse en barbette sur le pont. Leur artillerie est plus nombreuse, elle est plus concentrée, ce qui peut être un avantage à quelques points de vue ; elle peut servir encore, au moins en partie, dans un certain état de la mer, lorsque la batterie basse ou la batterie des frégates serait paralysée par l’agitation des flots, quoiqu’il semble bien peu probable qu’en pareille circonstance le tir de la batterie haute puisse être d’une utilité sérieuse, et que je ne connaisse aucun exemple de combat de mer où les choses se soient ainsi passées ; enfin cette artillerie, dans un combat de près, a certainement, par sa batterie haute, l’avantage d’un feu plongeant sur les frégates, ce qui n’est pas à dédaigner aujourd’hui, où les points le plus vulnérables des navires cuirassés sont indubitablement la coque immergée et le pont supérieur.

La supériorité des vaisseaux sur les frégates est donc, au point de vue de l’artillerie, un fait acquis, manifeste, autant pour le nombre que pour la disposition des pièces. Toutefois, pour obtenir cette supériorité, il a fallu faire quelques concessions à la nature et à la force des choses. La plus importante de ces concessions, c’est que le vaisseau n’est pas complètement cuirassé. Il l’est à la flottaison et sur toute la hauteur du faux-pont ; mais au-dessus il n’y a plus que ses pièces qui soient couvertes par la cuirasse. On combattra sans doute à l’abri ; mais à l’avant et à l’arrière, dans la batterie haute et dans la batterie basse, il y a de vastes espaces qui ne sont pas plus protégés que ne l’étaient les vaisseaux d’autrefois, et qui offrent une prise considérable aux projectiles incendiaires de l’ennemi. Ce sont les points faibles du Solferino et du Magenta. On n’aurait pu les fortifier comme les autres qu’en ajoutant 3 ou 400 tonneaux au poids de leurs cuirasses, c’est-à-dire qu’il eût fallu changer toutes les conditions de leur construction, et les changer en développant les dimensions de navires qui sont déjà plus grands que tout ce qu’on avait vu avant eux. N’oublions pas en effet que le déplacement moyen des vaisseaux à trois ponts, les rois de la mer encore il y a dix ans, ne dépassait pas 5,000 tonnes, et que nous voilà déjà arrivés à 7,000 presque avec le Solferino, à 8,800 avec le Warrior, à 10 ou 11,000 avec l’Agincourt, que MM. Laird construisent à Birkenhead, à 22,000 avec le Great Eastern. C’est aller bien vite en besogne, et il est permis de douter que les Anglais aient beaucoup à se louer d’avoir voulu faire des bonds plus rapides que les nôtres. Le Great Eastern n’a malheureusement réussi ni comme instrument de trafic ni comme instrument de navigation, et l’autre jour le constructor in chief de la marine anglaise, l’habile M. Reed, confessait publiquement à Greenwich que le Warrior n’était pas un succès, à cause même de l’exagération de ses dimensions. M. Reed disait franchement, et en citant le chiffre que je répète après lui, que le Warrior serait un bien meilleur navire, s’il avait 100 pieds de moins en longueur, qu’il roulerait beaucoup moins et que surtout il gouvernerait beaucoup mieux. Dans tous les arts dont les produits s’obtiennent non pas par l’imagination, mais par l’application des principes des sciences exactes, les progrès véritables ne se font avec sécurité que pas à pas, qu’en allant toujours du connu à l’inconnu, et non par des sauts brusques. Cela est surtout vrai des œuvres de l’ingénieur des constructions navales, qui n’a pas seulement à compter avec sa spécialité propre et avec la fortune si changeante de la mer, mais qui doit compter encore avec une foule d’autres spécialités, lesquelles s’excluent parfois et se contrarient presque toujours, de telle sorte que l’esprit de vérité dans son art est un esprit de transaction et de compromis perpétuels avec tous, les progrès qu’accomplissent autour de lui les diverses branches de la science et de l’industrie humaines. Il peut arriver qu’une grande découverte ayant été faite dans une certaine direction, il ne soit pas sage à l’ingénieur de l’appliquer pratiquement, parce qu’il ne sait pas les moyens de la mettre en harmonie avec les autres données de son art. Pour avancer avec quelque sûreté dans sa voie, il ne faut pas seulement qu’il base toujours ses calculs sur les certitudes acquises, il faut aussi, — et c’est là le point le plus délicat, — ; qu’il ne tente jamais rien en dehors des concordances que ces certitudes peuvent offrir entre elles.

C’est ainsi que, voulant obtenir le double avantage des deux batteries et d’une artillerie plus nombreuse que celle qui arme les frégates proprement dites, on a été contraint sur les vaisseaux, pour ne pas faire tort à leurs qualités nautiques, de laisser à l’arrière et à l’avant, dans la batterie haute et dans la batterie basse, des espaces considérables qui ne sont pas protégés par la cuirasse du navire. Il est à craindre que ce ne soit pas très militaire, car, malgré le mérite des dispositions qui ont été prises pour combattre ce danger, la chance de l’incendie subsiste toujours. C’est l’ennemi le plus redoutable et le plus redouté du matelot. Il n’est pas de canonnade, si meurtrière qu’elle soit, qui produise sur son moral autant d’effet que ces simples mots : le feu est à bord ! Et l’incendie à bord d’un navire cuirassé agirait avec d’autant plus de puissance sur les esprits.que la croyance à l’incombustibilité est presque nécessairement attachée à l’idée de la cuirasse ; les marins se croiraient trompés. Je sais bien quel sera le remède. Si les ingénieurs ne sont pas encore prêts à faire des vaisseaux complètement cuirassés, ils le seront bientôt. La force des choses y pousse malgré la résistance que les considérations financières opposeront à ce projet. Il n’y a de bon marché à la guerre que la victoire, et quel que soit le prix auquel reviendront des navires complètement cuirassés, on s’y soumettra quand on saura faire ces navires. Il arrivera pour eux ce qui est arrivé pour les anciens vaisseaux à voiles et pour les bâtimens à vapeur en bois, qui, partis en 1830 du Sphinx de 120 chevaux et de 4 canons, étaient devenus en 1846 le Napoléon de 90 canons et de 900 chevaux, en 1850 la Bretagne de 130 canons et de 1, 200 chevaux. De même au commencement du siècle le nombre des vaisseaux de ligne à deux batteries et de 50 canons (comme le Solferino) était considérable dans toutes les flottes de l’Europe, et dès 1827 nous mettions en chantier des vaisseaux de 100 canons à deux batteries. De même encore on a vu les paquebots à vapeur partir de 600 tonneaux et de 160 chevaux, leur maximum de force, vers 1830, pour arriver à 4,000 tonneaux et 1,000 chevaux de vapeur, qu’ont aujourd’hui les navires des grands services transatlantiques. Tout cela pourtant, je le répète, ne s’est fait et n’a pu se faire que progressivement, avec le bénéfice du temps et de patientes études suivies pas à pas. En attendant, si l’on doit reproduire encore le modèle du Solferino, ne serait-il pas possible de substituer le fer au bois dans la partie de la muraille qui n’est pas protégée au-dessus de la flottaison ? S’il n’est pas quelque raison majeure pour écarter cette combinaison, elle aurait le très grand avantage de réduire dans une proportion considérable les chances d’incendie.

Quoi qu’il en soit, et si même il peut n’être pas très militaire de laisser une partie de la muraille du vaisseau exposée sans la défense de la cuirasse aux projectiles incendiaires de l’ennemi, il est tout à fait certain que le Magenta et le Solferino n’ont absolument rien perdu, au point de vue marin, à porter leurs deux batteries. Bien au contraire les qualités qu’ils ont déployées dans la navigation dépassent ce que leurs admirateurs les plus fervens avaient espéré d’eux, et, ce qui n’est pas moins précieux que la vitesse de la marche ou la douceur du roulis, ils ont trouvé dans leurs batteries des logemens exceptionnellement comfortables et sains pour les marins qui les montent. La partie non protégée de l’avant sert dans la batterie basse de logement aux maîtres, et dans la batterie haute d’hôpital ; la partie correspondante de l’arrière contient en haut l’appartement du commandant et en bas les chambres des officiers, des chambres qui ont chacune un sabord pour recevoir l’air et la lumière. Officiers et maîtres n’ont jamais été aussi bien établis sur aucun autre bâtiment de guerre.

Ce n’est pas tout, ces vaisseaux se distinguent encore de leurs aînés par la forme toute particulière de leur avant : au lieu de présenter comme sur la Gloire une sorte de fer de hache, l’avant du Solferino et du Magenta se produit dans le sens perpendiculaire sous la forme d’un angle dont le sommet est placé à un mètre environ au-dessous de la flottaison ; autrement dit, leur étrave, au lieu de continuer sa projection en avant et en partant de la quille, comme il arrive dans la plupart des constructions, fait au contraire un mouvement en arrière vers l’intérieur du navire à partir d’un mètre au-dessous du niveau de l’eau. Cette disposition a été prise sur ces vaisseaux afin de pouvoir les armer d’un éperon. C’est le trait le plus nouveau qui les caractérise.

L’éperon est fixé sur le sommet de l’angle que nous venons de décrire, à l’extrémité de la cuirasse qui enveloppe tout le navire à la flottaison, de manière à faire corps avec elle et à recevoir de cette alliance le maximum possible de solidité. C’est une masse d’acier fondu du poids de 12,000 kilogrammes environ qui se présente à peu près à six mètres en avant de l’étrave sous la forme d’un cône creux qui aurait deux longues pattes, s’appliquant comme les jugulaires d’un casque sur les flancs du vaisseau. Sauf à l’extrémité, le cône est creux ; mais à l’intérieur ses parois, qui, dans leur partie la plus faible, n’ont pas moins de 12 centimètres d’épaisseur, sont façonnées pour s’appliquer exactement sur la charpente du bâtiment ; l’éperon ne fait qu’un avec lui.

Cette arme, quoiqu’elle n’ait pas encore subi l’épreuve de l’expérience, inspire une très grande confiance aux marins. Imaginez un projectile du poids de 7 millions de kilogr. ; tel est le rôle que jouerait le Solferino en voulant aborder un vaisseau ennemi, et s’il l’abordait par le travers, il n’est pas besoin de dire ce qui adviendrait. De plus le Solferino jouit d’une rapidité de marche telle qu’il est très peu de navires, on n’en citerait peut-être pas dix dans le monde, qui pussent se dérober par la fuite au choc de son éperon : fuir ce serait se livrer. Le vrai système de défense serait au contraire d’attendre le choc et de manœuvrer pour l’éviter à l’instant même où le mouvement d’abordage semblerait prendre son élan définitif. Celui qui chercherait à éviter l’abordage devrait se considérer comme le centre d’une circonférence dont l’abordeur serait obligé de suivre les contours avant d’avoir trouvé son instant propice. Dans cette position, le navire à aborder s’assurerait probablement l’avantage d’une facilité d’évolutions relativement plus rapides parce qu’il lui suffirait pour se dérober de beaucoup moins d’espace que l’ennemi n’en aurait à parcourir pour porter son coup. Dans une grande bataille navale, — et quelles que soient les armes qui ont été employées, toutes les batailles sérieuses ont toujours fini par une mêlée de navires, — le Solferino serait certain de pouvoir combattre avec son éperon ; mais ce qui reste encore à savoir, c’est le mal qu’il pourrait se faire à lui-même dans cette audacieuse entreprise. C’est une expérience qui n’a encore été faite par personne dans des conditions et avec une exactitude suffisantes pour qu’il soit possible d’en conjecturer les résultats, même d’une manière approximative. D’ailleurs l’éperon ne semble nuire à aucune des qualités nautiques des bâtimens, si ce n’est dans les viremens de bord exécutés avec une très faible vitesse. Alors il retarde d’une manière sensible la rapidité de l’évolution ; mais ce n’est pas un défaut dont on doive tenir compte dans la pratique.

Tels sont les navires qui composaient la division d’essais. Il ne sera que juste d’ajouter que le Solferino et le Magenta, comme l’Invincible et la Normandie, comme le Napoléon, sont les œuvres propres d’un ingénieur, M. Dupuy de Lôme, qui était qualifié « le plus habile constructeur de navires de guerre qui soit en Europe, celui dont les succès ont été si remarquables, » dans un document distribué par ordre de la reine d’Angleterre à la chambre des communes et signé par le controller of the navy, l’amiral Spencer Robinson ; the most able designer of ships of war in Europe, whose success has been so remarkable[3].


II

Le 27 septembre, à une heure de l’après-midi, l’escadre sortait des passes de Cherbourg, allant à la recherche de l’un de ces coups de vent qui éclatent presque toujours aux environs de l’équinoxe, et qu’elle allait rencontrer plus tôt peut-être qu’elle ne l’eût désiré. Non-seulement ses équipages n’étaient pas au complet, en moyenne il leur manquait un tiers du nombre réglementaire, mais de plus ils venaient à peine d’être formés ; beaucoup d’hommes étaient tout à fait étrangers aux nouveaux modèles des navires sur lesquels on les embarquait ; un certain nombre des mécaniciens, même parmi les maîtres, n’avaient jamais vu d’appareils semblables à ceux qu’ils allaient avoir à diriger.

Il n’aurait pas nui à tout le monde d’avoir quelques jours de beau temps devant soi pour se reconnaître. Dès le 28 cependant, la mer se faisait assez grosse et la brise fraîchissait avec assez de force pour que les navires qui passaient en vue de la division fussent tous sous voilure de gros temps. On eut une embellie le 29, la mer tomba et resta seulement très houleuse ; les vents mollirent, mais en faisant presque du matin au soir tout le tour du compas, depuis le nord-ouest jusqu’à l’est, en passant par le sud. C’était l’indice presque infaillible du temps qui allait survenir le lendemain, et du coup de vent qui se déchaîna dans toute sa violence pendant la nuit du 30 septembre au 1er octobre, en se fixant au nord-ouest. L’escadre, qui était d’abord venue reconnaître les feux d’Ouessant et avait ensuite repris le large en se dirigeant vers les îles Sorlingues, c’est-à-dire en marchant à la rencontre du coup de vent, fut dispersée par sa violence. Elle ne put se rallier que le lendemain 2 octobre, pour entrer le 3 à Brest, afin de réparer les avaries causées par la tempête.

L’épreuve était tout ce que l’on pouvait souhaiter ; on avait certainement rencontré un des plus forts coups de vent de l’Atlantique. Les sinistres qu’il causa sur les côtes de France et d’Angleterre sont les preuves malheureusement trop certaines de sa violence. Les lames atteignirent une hauteur à laquelle elles parviennent très rarement dans ces parages. Mesurées à bord du Solferino et du Napoléon, on obtint sur les deux navires le chiffre de 9 à 10 mètres. Dans toutes les mers, ce serait très considérable, et je trouve d’ailleurs dans ma propre expérience des souvenirs qui ne me permettent de conserver aucun doute sur l’importance d’un pareil chiffre. Au mois d’avril 1844, doublant le cap de Bonne-Espérance, c’est-à-dire au commencement de la mauvaise saison dans ces latitudes, j’eus l’ennui d’être très désagréablement ballotté pendant seize jours de gros temps consécutif sur la frégate la Sirène. À cette époque, l’esprit de corps des marins était très piqué contre M. Arago, qui s’était permis de plaisanter un peu vivement l’amiral Dumont d’Urville sur un chiffre que celui-ci avait donné, un peu à la légère peut-être, de la hauteur des lames dans les parages du banc des Aiguilles. L’académicien n’avait pas contesté ce que le marin alléguait, que c’est peut-être le point du globe où les lames atteignent en mauvais temps leur plus grande hauteur ; c’était le chiffre qu’il tournait en raillerie. Nous nous trouvions tout portés et servis à souhait par la mer elle-même pour essayer de juger la question, les officiers étaient à l’affût avec le zèle le plus louable, et ils auraient sans doute été très satisfaits, s’ils eussent pu donner raison à l’amiral ; mais malgré toute leur bonne volonté, aidée par les circonstances du temps, on ne put pas dépasser le maximum de 12 mètres.

Le coup de vent du 1er octobre a donc été des plus sérieux, et il a produit des avaries. Voyons ce qu’elles ont été.

Sur les cinq navires cuirassés qui étaient attachés à la division, il n’en est pas un seul qui ait fait des avaries que l’on puisse attribuer soit à leurs formes, soit au système général de leur construction, soit aux procédés industriels ou aux matières qui ont été employés pour les construire. Tout ce qu’ils ont souffert, — et en résumé c’est peu de chose, — est indépendant de la question des coques en bois ou en fer et de celle des navires cuirassés ou non. Ils ont eu des embarcations enlevées sur les porte-manteaux, soit ; mais c’est seulement une preuve de la violence de la mer. Le Napoléon, malgré l’avantage d’une plus grande élévation au-dessus de l’eau, en a perdu deux, tandis que l’Invincible n’en a pas perdu une seule. Ce navire d’ailleurs n’a souffert d’avaries d’aucune espèce ; il en a été de même pour la Couronne, sauf la perte de quatre embarcations. le Magenta et plus encore le Solferino ont éprouvé des accidens qui auraient pu devenir graves, mais qui provenaient uniquement de malfaçons dans le tuyautage et dans les organes secondaires de leurs machines. Ces accidens ne prouvent donc rien dans la question. La Normandie, qui a été la plus maltraitée, a embarqué quelques paquets de mer, pendant qu’au plus fort du coup de vent elle recevait volontairement la lame par le travers, et elle a perdu son petit mât de hune et son bout-dehors de foc ; mais sont-ce là des avaries sérieuses ? Et lorsqu’après les avoir éprouvées, le navire a changé d’allure pour prendre la mer debout, il n’a plus embarqué une goutte d’eau.

C’est le bilan complet des navires cuirassés. Toutes leurs coques sont restées intactes, elles ont été visitées avec le soin le plus minutieux, et l’on n’a pas pu découvrir qu’elles aient aucunement fatigué, ni qu’elles aient subi aucune déflexion.

Le sort des bâtimens non cuirassés a été très différent. En faisant tête à la lame, le Napoléon a eu sa poulaine défoncée. Il a fallu le rentrer au port pour le réparer. Le Talisman, moins solide et moins puissant, ne pouvait pas, dès le 28, suivre la manœuvre de l’escadre quand elle filait dix nœuds contre une mer debout bien moindre que celle qui se fit dans le coup de vent. Il embarquait alors de l’eau par l’avant et par l’arrière. C’est dans cette journée que son hélice a souffert de telle sorte que, pendant le coup de vent, son capitaine a été contraint de tenir la cape à la voile et de continuer sans machine jusqu’au rendez-vous devant Ouessant. Par suite d’un hasard assez singulier, mais surtout instructif, le Talisman, qui était le seul navire de la division pourvu d’un puits, c’est-à-dire d’un appareil destiné théoriquement à remonter son hélice afin de pouvoir la visiter, la préserver en cas de danger ou la réparer en cas d’avarie, est aussi le seul navire de la division qui ait dû passer au bassin, et cela précisément pour une avarie survenue à son hélice, mais à laquelle il était impossible de remédier même dans les eaux tranquilles du port. Il a fallu l’échouer dans le bassin avant de pouvoir le remettre en état de continuer la campagne. La déviation qui s’est manifestée dans le système de l’hélice ne provient-elle pas d’une faiblesse, d’un manque de liaison causé dans l’arrière du navire par la construction même d’un puits ?

En résumé, et ne parlant seulement encore que des éventualités de la tempête, l’épreuve que l’on venait de faire enseignait que les navires cuirassés avaient mieux résisté que les autres au mauvais temps, que les avaries qu’ils avaient faites ne leur étaient pas propres, et qu’ils auraient pu les réparer à la mer au premier retour du beau temps. Au contraire les navires en bois, qui avaient dû laisser porter, c’est-à-dire qui avaient dû renoncer plus tôt qu’eux a la lutte contre le coup de vent, avaient fait des avaries qui leur étaient particulières ; ils étaient forcés de rentrer non-seulement en rade, mais même au port et au bassin, et ils allaient retenir la division immobile pendant dix-sept jours, lorsque les autres, même en admettant qu’ils aient trouvé grand bénéfice à rentrer en rade, auraient pu repartir après le temps nécessaire pour compléter leur charbon, ce qui malheureusement n’est pas encore très facile en rade de Brest par le mauvais temps.

C’étaient déjà des résultats d’importance majeure ; mais le reste de la campagne allait montrer que nos navires cuirassés possèdent encore beaucoup d’autres qualités que les chances de cette première sortie avaient déjà fait soupçonner, sans permettre de les constater. Le temps favorisa singulièrement cette seconde partie de la campagne ; il fut toujours assez beau pour que l’on ait pu procéder à toutes les études qui entraient dans le programme de la commission ; il fût assez varié, soit comme force et direction des vents, soit comme état de la mer, pour qu’on ait pu expérimenter sérieusement toutes les combinaisons ; le voyage enfin fut assez long comme durée (trente-cinq jours) et comme parcours (douze cents lieues environ de Brest à Cherbourg en touchant à Madère et aux Canaries) pour que l’on soit autorisé à regarder les résultats obtenus comme des résultats pratiques. Nous allons signaler les plus importans.

D’abord il faut écarter le reproche que l’on faisait à nos navires cuirassés de manquer de hauteur de batterie et d’être sous ce rapport inférieurs à leurs devanciers. Les chiffres que nous avons cités plus haut répondent d’avance à l’objection ; ils établissent en effet que les hauteurs de batterie en charge étant pour


Le Napoléon 1m,80
Le Tourville 1m,81

elles sont pour les bâtimens cuirassés

Normandie 1m,82
Invincible 1m,82
Couronne 1m,98
Solferino 1m,82
Magenta 1m,82

Et avec ces chiffres ils portent 650 et 700 tonneaux de charbon, dont la consommation les fait émerger de 60 à 70 centimètres. Ils n’ont donc rien à envier à leurs prédécesseurs. Sans doute, si l’on pouvait, sans faire tort aux autres qualités du navire, augmenter encore cette dimension, cela ne vaudrait que mieux ; mais c’est un avantage auquel on attribue trop d’importance peut-être. La division a tiré le canon presque tous les jours, et elle a pu le tirer dans des états de la mer où le combat eût été chose à peu près impossible. On ne se bat que par le beau temps à la mer ; lorsqu’elle est assez agitée pour imprimer aux bâtimens des roulis de 10° à 12° sur un bord, le tir de l’artillerie devient presque illusoire, même avec les meilleures pièces et avec les meilleurs canonniers. Je ne connais pas dans l’histoire navale de défaite subie, soit dans un engagement particulier, soit dans une grande bataille, parce que l’un des adversaires aurait eu ses batteries éteintes par la mer, tandis que l’autre aurait pu continuer son feu, grâce à la hauteur de ses batteries au-dessus de l’eau.

Le roulis joue donc un grand rôle dans cette question ; mais avant d’en parler, qu’il me soit permis de dire d’abord un mot du tangage, c’est-à-dire des oscillations dans le sens de la longueur des navires, parce que je pense que c’est un point sur lequel tout le monde est aujourd’hui d’accord. Les mouvemens de tangage des bâtimens cuirassés sont, au témoignage universel, d’une douceur et d’une facilité exceptionnelles, inconnues jusqu’à eux. Ces bâtimens ont prouvé qu’ils peuvent tenir debout par la plus grosse mer sans abattre, même avec une petite vitesse, qu’ils peuvent fuir devant le temps sans que la mer embarque par l’arrière, malgré la finesse de cette partie, et que dans ces deux cas leurs roulis sont d’une modération extraordinaire. Cela s’est trouvé vrai pour tous dans toutes les circonstances du temps, du vent et de la mer. C’est à ces qualités caractéristiques qu’ils doivent l’impunité comparative avec laquelle ils ont subi le coup de vent du 1er octobre, lorsque le Napoléon avait sa poulaine défoncée, lorsque le Talisman fatiguait horriblement, embarquait de l’eau par l’arrière et par l’avant, éprouvait les avaries qui l’ont obligé de passer au bassin. Il y a sur ce point force de chose jugée.

La question des roulis, c’est-à-dire des mouvemens que le bâtiment décrit transversalement d’un bord sur l’autre, a été déjà fort controversée, et sans doute elle le sera encore ; mais dès aujourd’hui les faits prouvent que les navires cuirassés, n’ont de ce chef aucune comparaison à redouter. Ni pendant le coup de vent, ni dans les beaux temps qui ont suivi, ils n’ont roulé plus que les autres ; le nombre de leurs oscillations transversales n’a pas été plus considérable, l’amplitude de ces oscillations n’a pas été plus grande pour eux que pour les autres. Dans la réalité, c’est un problème qui paraît être tout à fait indépendant de la cuirasse. Pour beaucoup de raisons, il ne m’appartient pas de vouloir faire une théorie du roulis, de ses causes et de ses effets ; mais il en est une qui suffirait pour m’arrêter, c’est qu’aujourd’hui les hommes les plus compétens semblent être très divisés sur cette question. Nos prédécesseurs, qui naviguaient seulement à la voile, se trouvaient par suite dans des conditions où ils n’ont pas senti le besoin d’étudier profondément cette question : elle n’est devenue véritablement très importante que pour le navire à vapeur, qui doit presque toujours faire sa route indépendamment de la direction des vents ou des courans, de l’état de la mer ou dix temps, ou qui, pour mieux dire encore, fait presque toujours sa route en contradiction plus ou moins complète avec toutes ces conditions. C’est parce qu’il est navire à vapeur, puisant dans ses propres flancs son principe de propulsion, et non pas parce qu’il est bâtiment cuirassé, que le navire moderne peut être exposé à des roulis plus considérables que l’ancien ; la cuirasse elle-même n’a rien à y voir. Voilà un premier point qui ressort des expériences auxquelles on vient de se livrer.

C’est donc depuis peu de temps que la question du roulis a pris une importance véritable, et malgré le mérite des hommes qui l’ont étudiée, il n’est pas étonnant que l’on ne soit pas d’accord à ce sujet. Dans la généralité du public et même des marins, la croyance est encore bien établie que le nombre des coups de roulis est déterminé par la succession plus ou moins rapide des lames qui viennent soulever le navire, et que l’amplitude de ces roulis est elle-même en raison inverse de sa stabilité. C’est en effet la théorie qui se présente tout d’abord à l’esprit ; mais voici des hommes éminens qui proclament que cette théorie est tout à fait fausse, et qui vont tirer des résultats observés pendant la campagne de l’escadre cuirassée des conclusions d’une puissance extrême. À de certains égards, ils ont déjà fort ébranlé l’ancienne théorie lorsqu’ils ont démontré que le navire le plus stable n’est pas celui qui roule le moins, et qu’il peut être celui qui a les roulis les plus vifs et les plus fatigans. Cela est accepté aujourd’hui, au moins par les plus distingués des marins ; mais on peut s’attendre à une discussion très vive lorsque nous allons voir enseigner, comme cela s’enseigne déjà, que le nombre des roulis d’un navire est absolument indépendant de l’état de la mer et du plus ou moins de rapidité dans la succession des lames, que chaque navire doit être considéré comme un pendule qui dans un état de chargement donné a un nombre d’oscillations constant qui lui est propre, que l’intensité et la rapidité des lames n’influent pas sur le nombre, mais seulement sur l’amplitude des roulis, qu’enfin le navire qui a roulé le plus aujourd’hui comparativement aux autres pourra être celui qui demain roulera le moins. C’est le cas qui peut se présenter lorsque le pendule, en donnant son nombre d’oscillations normal, rencontre par hasard dans l’agitation de la mer une cause de mouvement concordant, harmonique, synchrone avec le sien propre ; alors le navire étonnera par l’amplitude de ses mouvemens ceux qui la veille, et peut-être par un temps plus fort, mais moins sympathique en quelque sorte à son régime particulier, admiraient la faiblesse de ses roulis.

Si ces idées sont justes, — et, je le répète, on a observé pendant la campagne un très grand nombre de faits qui les confirment et pas un seul qui les contredise, — si ces idées sont justes, on comprend la portée qu’elles ont sur la question des roulis des bâtimens cuirassés. Elles mettent la cuirasse elle-même hors de cause et elles réduisent la discussion à ne porter plus que sur les formes et sur la position du centre de gravité général du navire, coque et chargement compris. Eh bien ! la question étant posée en ces termes, serait-il vrai que les nouveaux navires, le Magenta et le Solferino surtout, que l’on doit regarder comme des modèles développés et perfectionnés du premier type, la Gloire, aient donné comparativement aux navires avec lesquels on les étudiait des différences d’amplitude ou de fréquence de roulis qui constitueraient sous ce rapport une véritable cause d’infériorité ? Non, cela ne peut pas se soutenir.

Après le Talisman, c’est la Normandie qui, de tous les bâtimens de la division, a donné les roulis les plus considérables. L’exemple de cette frégate va nous fournir un enseignement utile. Lorsqu’il fut question d’armer la Normandie un an après la Gloire, le bruit était généralement répandu, on ne sait ni comment ni pourquoi, que cette dernière avait des mouvemens de roulis très forts, et par suite on entreprit de remédier à ce défaut prétendu ; mais sur le remède à employer les opinions se partagèrent. Les uns, et c’était le petit nombre, prétendaient que, s’il était vrai que la frégate roulait beaucoup, ce devait être parce qu’elle avait trop de stabilité, c’est-à-dire que les poids accumulés dans les fonds du navire étaient en excès trop sensible par rapport à ceux qui figuraient dans les hauts : il fallait rétablir un meilleur équilibre en augmentant les poids qu’elle portait dans ses parties hautes. Les autres soutenaient au contraire que la frégate roulait parce qu’elle manquait de stabilité ; les mouvemens qu’elle accusait étaient invoqués comme preuve de ce défaut, et pour y remédier ils proposaient de faire exactement le contraire de ce que conseillaient les autres, c’est-à-dire d’alléger la frégate par les hauts, ce qui avait pour résultat de faire descendre encore son centre de gravité, et par suite de la rendre plus stable. Ce dernier avis triompha, la mâture fut diminuée de poids, le blockhaus qu’elle portait sur le pont fut réduit de 50 tonnes à 15 ; mais voici ce qui arriva : là frégate, loin d’avoir rien gagné, se montra, pendant sa campagne au Mexique et pendant la première partie de la croisière d’essais, plus sensible que la Gloire ne l’avait jamais été au mouvement de la mer ; elle ne devint plus calme que lorsqu’on employa le procédé inverse. Sur rade de Funchal, on fit remonter de ses soutes et de sa batterie, pour les mettre sur le pont, une quantité de projectiles et de pièces de canon du poids de 200 tonnes environ, et depuis lors jusqu’au retour à Cherbourg, le centre de gravité de la frégate ayant été relevé par cette opération, elle eut des roulis moins amples et plus doux ; elle regagna une partie de la différence moyenne qui sous ce rapport la distinguait des autres bâtimens de la division.

Si elle n’est pas concluante, cette expérience est au moins très instructive ; elle fut confirmée d’ailleurs par ce que l’on observa sur le Magenta. Ce vaisseau, construit sur des plans identiques à ceux du Solferino, donna au roulis des résultats différens et moins avantageux. On les attribue à cette double cause, que le Magenta prenait dans ses soutes inférieures 50 tonneaux de charbon de plus que le Solferino, et que ses hauts ayant été construits avec des bois d’un équarrissage moindre que ceux qui ont été employés sur son pareil, et produisant comme poids une autre différence d’environ 50 tonnes encore, il ne se trouvait pas chargé d’une façon aussi satisfaisante : plus dans les fonds, moins dans les hauts.

Quoi qu’il en soit, voici l’ordre dans lequel se sont classés les navires de la division par rapport au roulis. C’est le résultat moyen de très nombreuses observations, faites avec un soin minutieux, dans des conditions égales pour tous, et relevées d’heure en heure, le chiffre indiqué pour chaque heure étant celui du roulis maximum observé dans cet espace de temps. En commençant par celui qui roule le moins, on a : Solferino, — Magenta,— Napoléon, — Tourville, — Couronne, — Invincible, — Normandie. Cette classification a cependant souffert un certain nombre d’exceptions. Je puis citer pour exemple la journée du 26 octobre, où l’escadre, faisant route à l’ouest-sud-ouest avec quatre chaudières allumées et une vitesse variable de sept à huit nœuds, recevait par le travers une très grosse houle venant du nord-ouest, et avait à lutter contre une brise assez fraîche venant de la partie du sud. Les roulis signalés d’heure en heure pendant cette journée, depuis six heures du matin jusqu’à six heures du soir, classent ainsi les navires par amplitude croissante des roulis, lesquels, dans les circonstances données, furent naturellement très forts :


Inclinaisons sur tribord Inclinaisons sur babord Total
Solferino 17°,03 17°,25 35°,08
Magenta 18°,42 17°,58 36°
Napoléon 19°,83 17°,29 37°,12
Couronne 17°,95 19°,73 37°,68
Tourville 20°,85 19°,72 40°,57
Invincible 19°,91 21°,54 41°,45
Normandie 21°,33 22°,50 43°,83

Outre la différence dans l’ordre de classement, ce qu’il faut encore remarquer sur ce tableau, c’est le chiffre de la différence d’amplitude du roulis entre le Solferino, qui roule le moins, et la Normandie, qui roule le plus. Cette différence est de 8°,75, soit seulement de 4°,37 sur chaque bord, et c’était avant la modification qui fut faite à Funchal dans la répartition des poids à bord de la Normandie. Comparativement avec l’Invincible, le chiffre de la différence totale n’est plus que de 6°, 37, soit 3°,18 sur chaque bord.

On continua le même jour les observations qui avaient déjà été faites à diverses reprises sur le nombre des roulis propres à chaque navire. Elles donnèrent pour


Solferino 9 roulis 3/4 par minute.
Magenta 10
Napoléon 10 roulis 1/2 «
Tourville 10 roulis 3/4 ’
Couronne 12 «
Invincible 12 «
Normandie 12 roulis 1/2 «
Talisman 15 roulis «

C’étaient à très peu de chose près les mêmes chiffres que ceux qui avaient été observés dans des circonstances de temps et de mer très différentes, notamment dans la journée du 28 septembre. Aussi, dans les diverses pièces qui m’ont été communiquées, je vois que l’on appelle l’attention sur ce retour à peu près constant des mêmes chiffres. L’une d’elles, écrite par un officier supérieur de la plus haute distinction, contient cette phrase que je cite textuellement : « Ces nombres ne varient pas pour chaque navire, du moins sensiblement, quelles que soient les amplitudes des roulis, les plus petites ou les plus grandes ; je l’ai observé plusieurs fois. »

Mais il y eut une journée, exceptionnelle peut-être, qui bouleversa complètement l’ordre de classement fixé par la moyenne générale. Le mercredi 18 novembre (après la relâche de Funchal), l’escadre faisant route au nord-est avec deux chaudières allumées jusqu’à trois heures de l’après-midi, et ensuite trois jusqu’au soir, recevait par les trois quarts de l’arrière une légère brise du sud au sud-est. Avec l’aide de ses voiles, elle obtenait dans la matinée une vitesse de sept ou huit nœuds, et le soir de huit ou neuf. Le temps était très beau, la mer belle aussi ; elle n’était agitée que par une houle longue et lente qui prenait l’escadre par le travers. Dans cette situation, dont il est utile, je crois, d’indiquer tous les détails parce qu’il s’agit d’un des problèmes les plus curieux et encore les moins connus du génie maritime, voici quels furent les roulis signalés d’heure en heure :


Roulis Matinée de 7h à 12 h Moyenne de la matinée Après-midi de 13 h à 18 h Moyenne de l’après-midi
Invincile 5° - 5° - 4° - 5° - 8° - 8° 5° 83’ 8° - 7° - 7° - 8° - 10° - 13° 8° 83’
Couronne 4 1/2 - 4 - 4 - 4 - 4 - 5 4° 25’ 9 - 11 - 9 - 9 - 19 - 21 13°
Magenta 4 - 4 - 4 - 7 1/2 - 9 - 8 5° 83’ 7 - 11 - 14 - 11 1/2 - 4 - 20 11° 25’
Solférino 5 - 5 - 5 - 7 - 10 - 10 8 1/2 - 11 - 15 - 14 - 13 - 11 12°
Normandie 8 - 8 - 6 - 7 - 7 - 7 7° 16’ 8 - 12 - 8 - 15 - 13 - 13 11° 50’
Napoléon 4 - 3 1/2 - 4 - 6 1/2 - 10 - 8 9 - 11 - 12 - 16 -17 - 17 13° 76°
Tourville 4 - 5 - 5 - 7 - 9 - 10 6° 66’ 9 - 10 - 14 - 16 - 23 - 21 15° 50’

Comme résultat de ce tableau, les navires se trouvent classés dans l’ordre suivant par amplitude croissante de leurs roulis pendant les douze heures :


Invincible 7°,33
Couronne 8°,12
Magenta 8°,58
Normandie 9°,33
Solferino 9°,37
Napoléon 9°,83
Tourville 11°,08

On me pardonnera, je l’espère, l’abondance de ces détails ; mais comme ils n’ont jamais été étudiés avec autant de soin ni avec autant d’ensemble, et comme aussi ils tendent à jeter un jour nouveau sur l’une des questions les plus importantes et les plus controversées des constructions navales, j’ai cru pouvoir insister. Maintenant laissons de côté la question théorique. Après tout ce qu’on vient de lire, il doit être permis d’affirmer que les bâtimens des nouveaux types, même tels qu’ils sont, n’éprouvent pas des roulis plus considérables ou plus gênans que les meilleurs de leurs devanciers. Sans discuter les allégations contraires, je pense que, même dans ce qu’elles peuvent offrir d’exact, elles reposent seulement sur des faits exceptionnels qui auraient grand besoin d’être étudiés et exposés en détail. De ces faits, il s’en présente aussi fréquemment dans la vie du marin que dans celle des autres hommes, et sans sortir du sujet j’en puis citer un exemple assez frappant. Le journal de bord du vaisseau le Tourville constate que dans la matinée du 28 octobre, le temps étant très beau, il reçut à bord plusieurs embruns qui non-seulement eussent inondé ses deux étages de batteries, si les sabords eussent été ouverts, mais qui vinrent pardessus les bastingages mouiller la cheminée au centre même du navire. Quant aux bâtimens qui naviguaient de conserve, ils ne signalent rien de pareil. D’où cela vient-il ? Je n’en sais rien, et je me garderais bien d’en tirer aucune conclusion contre les qualités du Tourville, mais je soupçonne que si la chose fût arrivée à la Normandie, si sévèrement attaquée, il en eût peut-être été glosé.

Nos bâtimens cuirassés ont des tangages infiniment plus doux et ils ont des roulis qui ne sont pas plus considérables que ceux des meilleurs navires connus avant eux, voilà ce qui est aujourd’hui démontré par l’expérience : c’est déjà très satisfaisant ; mais il y a mieux encore. Cette même expérience semble aussi prouver que sans doute ils s’amélioreraient, même à cet unique point de vue, si l’on augmentait d’une certaine proportion la quantité des poids qu’ils portent aujourd’hui dans les hauts. Or cela peut avoir des conséquences extraordinairement importantes en augmentant de beaucoup non pas seulement la valeur nautique, mais aussi l’efficacité de puissance de ces bâtimens. Ils ont révélé à la voile des qualités tout à fait inattendues, même de leurs plus chauds partisans, et alors il est naturellement venu à l’esprit de tout le monde que si l’on disposait d’une certaine quantité de poids à leur ajouter dans les hauts, on ne pouvait en disposer plus utilement qu’en augmentant la force de leurs mâtures et la superficie de leurs voiles. Cela en vaudrait grandement la peine, si l’on songe aux résultats de vitesse et de manœuvre qui ont été obtenus. Jusqu’ici, l’on n’avait généralement considéré la voilure des bâtimens cuirassés que comme une ressource suprême pour un cas d’avarie qui, paralysant la machine, forcerait le navire à gagner le port le plus prochain en faisant vent arrière, en fuyant devant le temps. Au grand étonnement de tout le monde cependant, voici que l’on vient de voir nos navires cuirassés naviguer à la voile pendant des journées et des nuits entières, et naviguer en escadre à des distances régulièrement observées, sans que l’ensemble fût disloqué, On supposera peut-être que, pour se donner le plaisir d’avoir à constater des faits si peu prévus, on choisit certaines allures qui sont plus faciles à soutenir que les autres. Il n’en est rien, nos navires cuirassés ont navigué à la voile sous toutes les allures, y compris celle du plus près. Ils ont couru des bordées, ils ont viré vent devant avec la plus grande facilité, vent arrière plus lentement, mais sûrement, sans employer le secours de leurs machines, sous la seule impulsion de leurs voiles. Ils ont même si bien réussi, que dans le canal qui sépare les Açores des Canaries, et quoiqu’on fût au milieu des terres, c’est-à-dire des dangers, l’amiral a fait naviguer ses vaisseaux à la voile, leur a fait exécuter de jour et de nuit des viremens de bord, l’escadre étant rangée sur deux files et aux distances rapprochées de trois et quatre encablures (600 et 800 mètres), sans qu’il en soit résulté aucun accident. Faut-il ajouter que plusieurs fois le Tourville lui-même a manqué à virer, lorsque les navires cuirassés exécutaient facilement cette manœuvre ? Quelque chose qui semblera plus extraordinaire encore, c’est qu’au plus fort du coup de vent du 1er octobre, le Solferino, dont la machine était réduite à l’impuissance par suite des avaries survenues dans son tuyautage, tint la cape à la voile seulement depuis neuf heures et demie du matin jusqu’à une heure après midi. On avait si peu compté sur la possibilité d’une pareille prouesse, que le Solferino n’était même pas pourvu des voiles avec lesquelles on tient ordinairement, la cape : ce fut seulement après qu’il fut rentré à Brest que l’on s’occupa de lui préparer un jeu de voiles pour ce cas particulier.

Il n’est pas besoin d’insister : aussi ne citerai-je qu’un seul des tableaux où sont constatées les vitesses obtenues à la voile, et au plus près du lit du vent. L’ordre ayant été donné de chasser en avant et en route libre, les navires se sont ainsi classés :


Napoléon 8 nœuds 3 par heure
Tourville 7 « 4 «
Magenta 7 « 2 «
Couronne 7 « 1 «
Solferino 7 « «
Normandie 6 « «
Invincible 6 « «

Si l’on considère les différences de déplacement, c’est-à-dire des poids à traîner, et des surfaces de voilure, c’est-à-dire des moyens de propulsion, ces résultats sont plus que satisfaisans.

Comme le succès rend ambitieux, on comprendra aisément la vivacité avec laquelle les marins se rallient à l’idée d’augmenter les dimensions des mâts et des voiles sur les bâtimens cuirassés. D’un côté, c’est augmenter les moyens de sécurité, de vitesse et de liberté de mouvement, c’est reconquérir au moins en partie des avantages que l’on croyait perdus. De l’autre côté, c’est développer dans une proportion difficile à estimer le rayon d’action, la portée des nouveaux navires. Tout cela est vrai, mais il est une limite que la question militaire ne permet de franchir à aucun prix. On connaît la dangereuse propriété que possède l’hélice d’attirer sur elle tout ce qui flotte le long du bord d’un navire et la facilité avec laquelle des objets peu volumineux, ou peu consistans et peu lourds, précisément même parce qu’ils sont ainsi, parviennent à paralyser cette source de la propulsion lorsqu’ils s’engagent dans ses organes. Par suite, le navire de guerre à hélice doit, avant de se battre, pouvoir en quelques minutes amener sur le pont sa mâture et tout ce qui en dépend. Par suite encore, il faut de toute nécessité que cette mâture et son gréement soient très simples, très faciles à démonter et à remettre en place. Il y a là une mesure à observer, et à cette occasion qu’il me soit permis de recommander à l’attention des gens spéciaux une idée d’origine anglaise et qui jouit d’une très grande faveur chez nos voisins. Les Anglais construisent pour leurs navires cuirassés des bas mâts en fer forgé qui satisfont à toutes les nécessités nautiques et militaires, et qui, étant creux, sont aussi employés comme moyens de ventilation, autre condition que nous n’avons pas à craindre de trop étudier, car elle exerce une très importante influence sur la santé des équipages.

Pour donner une idée complète de la manœuvre de ces navires, il faut dire quelques mots encore des épreuves giratoires qu’ils ont faites. Ils obéissent à leurs gouvernails de la manière la plus satisfaisante, et dans toutes les lettres qu’il m’a été donné de voir, je n’ai pas trouvé une seule observation qui puisse être interprétée à leur désavantage. Cependant leur extrême longueur fait qu’ils décrivent dans leurs évolutions des circonférences dont les rayons sont plus considérables que ceux des circonférences décrites par les vaisseaux plus courts qu’eux. On le savait d’avance, et si l’on a pu s’étonner de quelque chose, c’est que la différence entre ces rayons ne soit pas plus grande, surtout pour les navires à éperon. La comparaison a classé sous ce rapport les bâtimens de la division comme il suit : le Tourville en première ligne, la Couronne et le Napoléon au second rang, l’Invincible et la Normandie au troisième, le Solferino et le Magenta au quatrième. Le minimum du rayon de la circonférence décrite par ces deux derniers a été de 380 mètres, celui de la Couronne de 305 seulement.

Quant aux machines que j’ai déjà décrites ici même[4], j’y reviendrai seulement pour confirmer cet axiome de la marine à vapeur, que la plus puissante machine est aussi celle qui, tout en donnant le plus de vitesse, coûte le moins dans la pratique. Le Napoléon l’avait prouvé pendant la guerre de Crimée, où il rendit à lui seul autant de services que plusieurs vaisseaux ensemble. L’expérience que l’on vient de faire rend cette vérité plus éclatante encore, s’il est possible. Avec son déplacement de 5,200 tonneaux et sa machine de 900 chevaux, soit un cheval de vapeur par 5 tonneaux 8 de déplacement, le Napoléon a été battu dans les épreuves de vitesse par le Magenta et le Solferino, dont les machines de 1,000 chevaux correspondent cependant à 7 tonneaux de leur déplacement. Dans toutes les épreuves à 2, à 4, à 6 ou à 8 chaudières, ces deux vaisseaux ont invariablement tenu la tête de la liste, et quand on a voulu régler la vitesse des autres sur la leur, non pas sur leur vitesse extrême, car alors les autres n’auraient pu les suivre, mais seulement sur une vitesse modérée, le chiffre des consommations comparées de charbon est toujours ressorti d’une manière remarquable à leur avantage : plus d’effet produit et moins de dépense. Relativement au Tourville, machine de 650 chevaux et déplacement de 4,550 tonneaux, la différence est surprenante. Il en résulta que, pendant toute la campagne, le Tourville fut obligé d’avoir un plus grand nombre de chaudières allumées que le reste de l’escadre, si bien que, lorsque celle-ci, ayant complété ses expériences* avait encore en soute assez de combustible pour retourner à Cherbourg avec quatre chaudières, le Tourville avait épuisé ses ressources et était obligé de gagner Lisbonne pour y renouveler son approvisionnement. Dans le cours ordinaire de la navigation, mais surtout dans le cours d’une campagne de guerre, on ne saurait trop estimer cet avantage. Le rayon d’action, la portée des bâtimens à vapeur est un des élémens les plus importans de leur puissance. Pour le Solferino, qui avec deux chaudières allumées et une vitesse de 6 nœuds consomme 22 tonneaux et un tiers de charbon par vingt-quatre heures, cette portée serait de 4,500 milles marins ou de 1,500 lieues géographiques, l’approvisionnement normal de 700 tonneaux suffisant à la consommation de plus de 30 jours avec cette allure. En marchant avec le même nombre de chaudières, mais en poussant les feux pour obtenir une vitesse de 9 nœuds, qu’il a en effet obtenue dans cette condition, la consommation du Solferino s’est trouvée portée à 1,560 kilogr. de charbon par heure ou 37,440 kilogr. par jour ; le même approvisionnement suffirait à une consommation de plus de 18 jours et à un parcours de 4,050 milles ou de 1,350 lieues géographiques. Avec 4 chaudières, le Solferino a obtenu une vitesse de 11 nœuds moyennant une consommation de 47 tonneaux de charbon par 24 heures. Avec un approvisionnement de 700 tonneaux, la durée serait de presque 15 jours et la portée de 3,960 milles ou 1,320 lieues marines. Avec six chaudières, la vitesse moyenne ayant été de 12 nœuds 4, et la consommation de 94 tonneaux, la durée de l’approvisionnement est réduite à 7 jours 1/2, et le parcours à 2,235 milles ou 745 lieues marines. Avec ses huit chaudières allumées, le Solferino a obtenu une vitesse moyenne de 13 nœuds 9 pour une consommation de 138 tonneaux par 24 heures. Dans ces conditions, l’approvisionnement normal durerait 5 jours, et la portée serait réduite à 1,668 milles marins ou 556 lieues géographiques. Dans ses épreuves à huit chaudières, le Solferino, poussant ses feux, a soutenu pendant plus d’une heure une vitesse qui dépassait 14 nœuds, sa machine donnant alors 57 tours de l’hélice par minute. Au contraire le Solferino, réduisant sa machine au minimum d’action, au point qu’on ne pouvait franchir sans la rendre immobile, obtenait encore une vitesse de 3 nœuds avec 12 tours seulement par minute.

Tout cela est très encourageant. Il est cependant un point sur lequel je demande à faire des réserves. Sans doute les qualités nautiques des bâtimens, leur vitesse, leur facilité à évoluer, l’aisance avec laquelle leurs machines se prêtent à une foule de combinaisons, la quantité des ressources de tout genre qu’ils peuvent accumuler dans leurs flancs, etc., sont des conditions importantes de leur mérite militaire, les principales, si l’on veut ; néanmoins au jour de la grande épreuve il est une autre question qui joue un rôle de premier ordre, c’est la puissance de leurs armes. Je crois fermement encore que les canons qui arment les batteries de nos bâtimens cuirassés sont supérieurs à ceux qui sont employés dans toutes les marines ; mais j’ai le regret de voir que depuis tantôt deux ans on ne nous signale plus aucun progrès qui aurait été fait dans l’artillerie de bord. J’ai même aujourd’hui le regret plus grand encore de craindre que l’on ne sorte de la voie féconde où nous avions marché avec tant de profit pour nous-mêmes. On par le de renoncer à cette voie pour se lancer dans une artillerie de calibres et de poids qu’aucun ingénieur d’aujourd’hui ne serait, je crois, capable de construire, si ce n’est tout au plus comme instrumens d’étude dénués de toute valeur pratique. Je sens un très fort courant qui pousse dans ce sens, et qui menace de paralyser complètement les progrès que nous avions déjà obtenus en suivant la seule marche qui, dans cet ordre de faits, puisse conduire à des résultats certains. En très peu de temps, en allant à chaque pas du connu à l’inconnu, on avait successivement donné à la marine le canon rayé, le grain de lumière qui conserve indéfiniment les pièces, le canon fretté qui permettait d’utiliser un immense matériel, le chargement par la culasse, qui a subi l’épreuve d’un tir de plus de vingt mille coups de canon sans qu’il en soit résulté plus qu’un seul accident causé par des canonniers inexpérimentés qui avaient oublié de fermer une culasse ; on lui avait donné enfin la véritable pièce à grande puissance, car celle-là, la Marie-Jeanne, avec le calibre de 30 et un poids de 5,800 kilogr. seulement, perçait infailliblement les plaques de 12 centimètres d’épaisseur à la distance de 1,000 mètres. Elle seule l’a fait jusqu’ici, et après un tir de presque 300 coups elle n’avait encore subi aucune dégradation qui valût la peine d’être notée.

C’était au mois d’août 1861 qu’on en était arrivé là, mais depuis on paraît s’être arrêté, et voici que l’on propose d’abandonner tout cela pour chercher après les Américains et après les Anglais à faire de prime saut des pièces du poids de 15, de 20 tonnes, et plus encore ! L’exemple de l’étranger exerce sur nos vives imaginations une influence qui menace d’en détruire l’équilibre. Les gros chiffres que l’on nous cite tournent un grand nombre de têtes qui ne se demandent pas assez ce que ces gros chiffres ont produit de résultats sérieux. Je n’en connais qu’un seul : l’impuissance et la preuve que, de même que nous ne sommes pas encore en mesure de faire des navires de 20,000 tonnes qui soient des instrumens pratiques, nous ne sommes pas non plus capables de faire des canons de 20 tonnes qui soient de véritables instrumens de combat. Est-ce que l’exemple de ce qui vient de se passer au siège de Charleston ne devrait pas dessiller tous les yeux, éclairer toutes les imaginations abusées ? Est-ce que le chiffre de 440 livres assigné comme poids aux projectiles qui ont bombardé pendant cent cinquante jours le vieux fort Sumter, sans même parvenir à le rendre inhabitable aux confédérés, est-ce que ce chiffre n’est pas à lui seul un enseignement ? Est-ce en France que nous devrions discuter de pareilles choses, en France où nous venons de voir au fort Liédot quelques légères, mais puissantes pièces du modeste calibre de 24 ouvrir à 1,300 mètres de distance et en deux cent soixante coups une brèche dans un rempart de maçonnerie qu’elles ne voyaient pas, que l’on avait caché à leurs regards en élevant le glacis presqu’à la hauteur de la crête du parapet ? Est-ce que nous devrions nous laisser détourner de nos travaux et de nos progrès par ces pièces dites de 300 et même de 600 que sir W. Armstrong construit en tâtonnant dans une profonde obscurité, lorsque nous voyons qu’en Angleterre son canon de 110, correspondant à notre calibre de 36, est déclaré tout au moins suspect dans les enquêtes les plus solennelles, et que bon gré, mal gré, la marine anglaise en est toujours réduite à armer les batteries de ses frégates avec ses anciens canons de 68 à âme lisse ?

Le gouvernement anglais vient de publier sur cette question deux énormes volumes d’enquêtes et de pièces officielles. Qu’y trouve-t-on ? Que sir William Armstrong lui-même n’a jamais prétendu offrir au gouvernement qu’une grosse carabine rayée se chargeant par la culasse, lançant un projectile du poids de 12 livres et correspondant à notre calibre de 4 ; mais lorsque, le succès de cette arme ayant été établi à la satisfaction du gouvernement, on voulut le presser de faire un canon de 32, il répondit qu’il n’était pas en mesure, et demanda sept ou dix ans pour étudier la question. S’il a cependant abordé de plus gros calibres, c’est sous la pression du gouvernement, mais à son corps défendant, parce qu’il ne voulait pas que l’on dît qu’il avait refusé un service que d’autres le croyaient capable de rendre. Son langage sur tous ces points est aussi modeste que sensé. Rendons hommage à sa loyauté, mais ne nous précipitons pas dans la voie où le gouvernement anglais l’a témérairement lancé. Si cette voie était la bonne, ce seraient les Turcs qui, avec leurs gros canons des châteaux des Dardanelles, devraient être regardés comme les premiers artilleurs du monde. Reprendre aujourd’hui leurs traditions me paraîtrait aussi peu raisonnable que si, nous laissant encore influencer par tout ce que nous racontent les Américains au sujet de leurs bâtimens cuirassés, nous allions abandonner les magnifiques navires qui viennent de nous donner des résultats inespérés pour copier les monitors, qui ne tiennent pas la mer, les Weehawken, qui sombrent dans les eaux abritées des rades, les Keokuk, qui se font couler à 750 yards de distance par les boulets sphériques du général Beauregàrd, lequel refusait les pièces dites de 800 que l’on voulait lui envoyer de Richmond.

Pour compléter ce travail, il aurait fallu pouvoir comparer les résultats obtenus par nos bâtimens cuirasses avec ceux que la marine anglaise a obtenus sur les siens ; mais les élémens de cette comparaison n’existent pas. Le gouvernement anglais n’a publié à notre connaissance aucun rapport sur les deux croisières que le Warrior et ses pareils ont faites dans les mêmes parages que les nôtres. Toutes les fois qu’il a été interrogé sur ce sujet, le gouvernement a répondu que les rapports étaient très satisfaisans ; quant au reste, il a été d’une discrétion presque absolue. Nous ne pouvons donc établir une comparaison ; néanmoins, après ce que nous venons d’exposer, nous nous croyons autorisé à dire que notre marine ne doit redouter aucune comparaison, qu’elle marché dans une voie de progrès continu, que ses œuvres, en s’enrichissant incessamment de quelque mérite nouveau, en se développant, comme elles l’ont fait, de la Gloire au Solferino, conservent cependant une harmonie, une unité qui sont aussi des qualités très précieuses. Nous n’avons certainement pas atteint la perfection, mais il nous semble qu’il n’y a pas présomption à croire que, si l’on choisissait dans les flottes du monde entier ce qu’elles peuvent aujourd’hui offrir de meilleur, on n’y trouverait sans doute pas cinq navires cuirassés qui pussent faire tout ce qu’ont fait les cinq navires dont nous venons de parler, et surtout le faire avec un pareil ensemble. Toutefois, pour être juste, ajoutons qu’une bonne part de ce succès revient au mérite de l’amiral Penaud et des officiers qui étaient placés sous ses ordres. L’activité, le talent, la bonne volonté qui ont été déployés sont dignes de tous les éloges, et il est heureux que nous ayons trouvé de pareils hommes pour nous apprendre tout ce que valent les œuvres de nos ingénieurs.


XAVIER RAYMOND.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1862.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1862.
  3. Voyez Statement relating to the advantages of iron and wood, presented to Parliament by her Majesty’s command, ordered by the House of commons to be printed, 3 mars 1863, page 3.
  4. Voyez la Revue du 15 juin 1862.