La Brouille des deux Ivan/Chapitre 6




Chapitre VI
Qui fera de lui-même connaître au lecteur son contenu



Chapitre V La Brouille des deux Ivan Chapitre VII



Le tribunal eut beau faire le silence sur l’aventure, dès le lendemain tout Mirgorod savait qu’une truie d’Ivan Ivanovitch avait emporté la requête d’Ivan Nikiforovitch. Le maire se trahit le premier par distraction. Quand Ivan Nikiforovitch eut vent de la chose, il se contenta de demander :

« N’est-ce pas la brune ? »

Mais Agathe Fédosséievna, qui se trouva là à point nommé, le relança aussitôt :

« Alors quoi, Ivan Nikiforovitch, tu vas te laisser bafouer ? Tu veux donc qu’on te montre du doigt ? Ose encore après cela te dire gentilhomme. Non, décidément, tu n’as pas plus de cœur qu’une marchande de beignets, de ces beignets dont justement tu te montres friand. »

Et la mégère eut le dessus. Elle découvrit je ne sais où un petit bout d’homme entre deux âges, un moricaud tout grêlé, affublé d’une redingote indigo rapiécée aux coudes, le type parfait du chien-roux. Il graissait ses bottes au goudron, entassait jusqu’à trois plumes derrière son oreille, et laissait pendre à l’un de ses boutons une fiole de verre en guise d’écritoire ; il avalait neuf petits pâtés d’affilée et fourrait le dixième dans sa poche ; sur une seule et unique feuille de papier timbré il accumulait tant de matière à procès qu’aucun greffier ne pouvait la lire d’un trait sans éternuements ni quintes de toux. Ce semblant d’homme ahana, besogna et finalement pondit le factum que voici :

« Au tribunal de première instance de Mirgorod, le gentilhomme Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun.

« Faisant suite à la requête présentée par moi, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, par-devant le tribunal de première instance de Mirgorod, une connivence dudit tribunal avec le gentilhomme Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, n’apparaît que trop indubitablement. En effet l’impudent abus de pouvoir de la truie brune, ayant été tenu secret, n’est parvenu à mon ouïe que par le canal de personnes étrangères à l’affaire. Or cette complicité doit, en tant que criminelle, être sans délai déférée à la justice car une truie, animal dépourvu de raison, n’en est que plus capable de détourner des documents. D’où il ressort surcroyamment que la susdite truie a obéi aux instigations de ma partie adverse, le gentilhomme prétendu Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, déjà convaincu de brigandage, sacrilège et tentative d’assassinat. Ce nonobstant, ledit tribunal de Mirgorod, avec la partialité qui lui est propre, s’est laissé prévenir l’esprit, sans laquelle prévention ladite truie n’aurait pu en aucune manière opérer le rapt dudit document, le tribunal de première instance de Mirgorod étant surabondamment pourvu de guichetiers, parmi lesquels il suffira de mentionner un soldat, toujours présent dans la salle d’audience, lequel, bien que privé d’un œil et mutilé d’un bras, n’en jouit pas moins de la vigueur suffisante au pourchas d’une truie à coups de bâton. Conséquemment, ledit tribunal a trop ouvert l’oreille à la brigue et l’œil à des présents somptuaires, illicitement répartis entre ses membres. Outre plus, le susdit gentilhomme de grand chemin, Ivan, fils d’Ivan, Pérérépenko, a déjà été incarcéré pour friponnerie.

Pour ce, je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, requiers ledit tribunal de Mirgorod d’avoir à reprendre sans délai la requête précitée à ladite truie brune ou à son complice le gentilhomme Pérérépenko, et, l’affaire étant venue en délibération, de rendre en ma faveur un arrêt conforme à la justice. Dans le cas contraire, je, soussigné, Ivan, fils de Nikifor, Dovgotchkoun, me réserve de saisir la Cour d’appel des agissements subreptices et illégaux dudit tribunal, en déférant en bonne et due forme l’affaire à la susdite cour.

Signé par moi, gentilhomme mirgorodien,

IVAN, FILS DE NIKIFOR, DOVGOTCHKOUN. »

Cette requête produisit son effet. Comme tous les braves gens, le bonhomme de juge était quelque peu couard de sa nature. Il en référa au greffier. De sa belle voix pleine le greffier laissa filtrer un « hum » entre ses lèvres, et se donna la mine indifférente et diaboliquement ambiguë que prend Satan lorsqu’il voit une de ses victimes prête à tomber dans ses pièges. Il ne restait plus qu’une ressource : réconcilier les deux amis. Mais comment s’y prendre ? Toutes les tentatives avaient échoué ! On s’y risqua pourtant : Ivan Ivanovitch déclara qu’il ne voulait rien entendre et se fâcha tout à fait ; pour toute réponse Ivan Nikiforovitch tourna le dos. Alors le procès suivit son cours à cette vive allure qui fait la gloire de nos cours de justice. La requête fut paraphée, numérotée, enregistrée, homologuée – tout cela le même jour – et déposée dans une armoire où elle dormit, dormit, dormit, un an, deux ans, trois ans. Bien des jeunes filles se marièrent ; on perça une nouvelle rue ; le juge perdit une molaire et deux canines ; les polissons qui gambadaient dans la cour d’Ivan Ivanovitch virent, je ne sais trop pourquoi, leur nombre augmenter ; narguant son voisin, Ivan Nikiforovitch édifia une nouvelle basse-cour un peu plus loin que la précédente, et boucha si bien la vue de sa propriété que ces deux estimables personnages ne s’apercevaient presque jamais plus, – et pendant ce temps, au plus profond d’une armoire toute marbrée de taches d’encre, l’affaire continuait à dormir le plus paisiblement du monde.

Cependant, il se produisit dans Mirgorod un événement d’une très grande importance : le maire donna une « assemblée » ! Où trouverai-je les pinceaux, les couleurs pour dépeindre l’ampleur de cette réunion et la magnificence du festin ? Ouvrez votre montre, regardez-en le mécanisme : quel casse-tête, n’est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous qu’il y avait presque autant de roues dans la cour de la mairie. Tous les genres d’équipages se trouvaient là représentés. L’un avait le fond large et le siège étroit ; l’autre, le fond étroit et le siège large. L’un était à la fois britchka et calèche ; l’autre n’était ni britchka ni calèche. Celui-ci rappelait une énorme meule de foin ou une grosse commère ; celui-là, un Juif négligé ou encore un squelette sur lequel pendraient quelques lambeaux de chair. De profil celui-ci singeait à s’y méprendre un chibouque ; celui-là ne ressemblait à rien du tout et formait une masse étrange, informe et parfaitement fantastique. De ce chaos de roues et de sièges s’élevait une façon de carrosse, clos, en guise de portière, par une fenêtre à lourde traverse. Affublés, qui de redingotes grises, qui de souquenilles ou de houppelandes, coiffés de bonnets d’astrakan ou de casquettes hétéroclites, les cochers promenaient, la pipe aux dents, leurs chevaux dételés. Ah, quelle belle assemblée ce fut là ! Laissez-moi vous énumérer tous les assistants : Tarass Tarassovitch, Evpl Akinfovitch, Evtikhi Evtikhiévitch, Ivan Ivanovitch – pas notre héros, un autre – Savva Gavrilovitch, notre Ivan Ivanovitch, Eleuthère Eleu-thériévitch, Makar Nazariévitch. Foma Grigoriévitch… Impossible de continuer : la main me refuse le service ! Et que de dames, si vous saviez : des grandes, des petites, des teints de lis et des teints de bronze, et si d’aucunes avaient l’embonpoint d’Ivan Nikiforovitch, d’autres auraient pu tenir à l’aise dans le fourreau d’épée de l’amphitryon. Que de bonnets, que de robes – des rouges, des jaunes, des vertes, des beiges, des bleues, robes neuves, robes retournées, robes transformées, – que de fichus, que de rubans, que de ridicules ! Adieu, mes pauvres yeux, pareil spectacle sera votre fin ! Et quelle longue table était dressée ! Et quand tout le monde se fut mis à bavarder, je vous prie de croire que cela fit un tapage, un brouhaha, un tintamarre à couvrir le vacarme d’un moulin, de ses meules, de ses roues, de ses vis, de son traquet. Je ne saurais vous redire au juste les propos que l’on tint : sans doute joignait-on l’utile à l’agréable en parlant de la pluie et du beau temps, des chiens et des blés, des bonnets et des étalons. Au bout d’un moment Ivan Ivanovitch – pas notre héros, l’autre, le borgne – se prit à dire :

« C’est curieux, mon œil droit (Ivan Ivanovitch, le borgne, parlait toujours de lui sur un ton d’ironie), mon œil droit n’aperçoit point ici Ivan Nikiforovitch monsieur Dovgotchkoun.

– Il a refusé de venir, répondit le maire.

– Pourquoi donc ?

– Voilà, ma parole, deux ans accomplis qu’ils se sont brouillés – j’entends Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch – et depuis lors, là où l’un va l’autre refuse de mettre le pied.

– Que me dites-vous là ! s’écria Ivan Ivanovitch, le borgne, en levant les yeux au ciel et en joignant les mains. Mais voyons, si les gens qui ont une bonne vue se brouillent, comment m’entendrai-je avec l’œil que je n’ai plus ! »

Tout le monde éclata de rire. Ivan Ivanovitch, le borgne, prodiguait les plaisanteries de ce genre ; elles lui valaient l’estime générale. Un grand monsieur sec, redingote de bayette et emplâtre sur le nez, qui jusqu’alors n’avait pas bougé de son coin, gardant le visage impassible même quand une mouche se posait sur son nez, ce monsieur vint se mêler à la foule qui entourait Ivan Ivanovitch, le borgne.

« Écoutez, dit celui-ci quand il se vit le point de mire de la réunion ; écoutez, messieurs, au lieu de contempler l’œil qui me manque, joignez-vous plutôt à moi pour réconcilier nos deux amis. J’aperçois Ivan Ivanovitch en grande conversation avec les personnes du beau sexe ; sans qu’il se doute de rien, envoyez quérir Ivan Nikiforovitch et jetons-les dans les bras l’un de l’autre. »

On accepta d’enthousiasme la proposition d’Ivan Ivanovitch, le borgne, et l’on décida de dépêcher incontinent une estafette chez Ivan Nikiforovitch, le sommant à dîner de la part du maire. Mais à qui confier cette importante mission ? Cette question épineuse jeta le monde dans la perplexité. Quand on eut bien pesé les talents diplomatiques de chacun, le choix unanime tomba sur Antone Prokofiévitch Golopouz.

Présentons d’abord au lecteur ce personnage remarquable. Antone Prokofiévitch était la vertu même : quelque notable de Mirgorod lui donnait-il un foulard ou une culotte, il le remerciait ; était-ce une chiquenaude, il le remerciait de même. Si vous lui demandiez : « Pourquoi donc, Antone Prokofiévitch, portez-vous des manches bleu de ciel à votre redingote brune ? – Et vous, répondait-il d’ordinaire, avez-vous seulement sa pareille ? Attendez que les manches s’usent, vous ne verrez plus de différence. » Et, de fait, le soleil a si bien bruni le drap bleu que les manches s’harmonisent maintenant avec la redingote. Mais le plus curieux, c’est qu’Antone Prokofiévitch s’habille de drap en été et de nankin en hiver. Antone Prokofiévitch n’a pas de maison : il en possédait bien une jadis au bout de la ville, mais il l’a vendue pour s’acheter une petite britchka attelée de trois chevaux bais, dans laquelle il s’en allait faire visite aux hobereaux du voisinage. Mais, comme les chevaux exigeaient des soins et que l’avoine coûtait cher, Antone Prokofiévitch les troqua contre une servante, un violon et un billet de cinquante roubles. Par la suite, Antone Prokofiévitch vendit le violon et troqua la fille contre une blague de maroquin mordoré. S’il possède maintenant la plus belle blague du monde, en revanche il ne peut plus fréquenter les propriétaires des environs et doit passer la nuit de droite et de gauche, principalement chez les personnes de qualité qui se divertissent à lui donner des chiquenaudes. Il est plutôt porté sur sa bouche et joue fort passablement à la bataille et autres jeux aussi compliqués.

Habitué à obéir, Antone Prokofiévitch prit sa canne et son chapeau et se mit en route sans barguigner. Chemin faisant, il réfléchit aux moyens de convaincre Ivan Nikiforovitch. L’humeur un peu brusque de ce personnage par ailleurs fort respectable rendait l’entreprise bien téméraire. Comment se résoudrait-il à venir, lui qui éprouvait tant de peine à se lever ? En admettant qu’il se mît sur pied, comment l’amener jusqu’à l’endroit où se trouvait – nul doute qu’il le sût – son implacable ennemi ? Plus Antone Prokofiévitch réfléchissait à la chose, plus il y voyait d’obstacles. La journée était chaude ; il suait à grosses gouttes sous le soleil ardent. Notre homme se laissait donner des croquignoles et n’avait pas la main heureuse en affaires ; il savait néanmoins plus d’un tour, faisait le niais à propos et sortait à son honneur d’aventures où plus d’un homme d’esprit eût laissé de ses plumes.

Alors que son esprit inventif tendait déjà le panneau où donnerait Ivan Nikiforovitch et qu’il s’attendait vaillamment au pire, une circonstance imprévue faillit le décontenancer. Je dois à ce propos prévenir mes lecteurs qu’un des pantalons d’Antone Prokofiévitch avait l’étrange mais infaillible vertu de le faire mordre au mollet par les chiens. Comme un fait exprès, il le portait justement ce jour-là. À peine s’était-il abandonné à ses réflexions qu’un effroyable aboiement vint frapper son oreille. Antone Prokofiévitch poussa un cri perçant (personne ne savait mieux crier que lui). À ce cri accoururent non seulement notre ancienne connaissance la maritorne et le locataire de l’incommensurable redingote, mais jusqu’aux garnements d’Ivan Ivanovitch. Les chiens n’eurent d’ailleurs le temps que de lui mordre un mollet ; cette aventure lui fit pourtant perdre de son assurance, et c’est avec une certaine timidité qu’il posa le pied sur la première marche du perron.