La Brouette de la mort

Éclairs et FuméeEditions Armorica Voir et modifier les données sur WikidataOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 1 (p. 106-107).


LA BROUETTE DE LA MORT[1]


Dans le soir qui descend, lugubre, à l’infini,
Les grands ajoncs craintifs ont cessé leur murmure,
Et ces fous de lutins, que la nuit seule endure,
Ont soudain détalé devant le char maudit.

Il vient du Saint-Michel, tout droit par les tourbières,
Sans crainte du péril qu’il trouve à chaque pas,
En chassant les damnés qui, depuis leur trépas,
Tourbillonnent en vain dans un vol de sorcières.

Karrigel-an-Ankou, qui fait taire les plaintes,
Et qui, passé minuit, règne dans les marais,
Régissant les maudits tassés dans les genêts,
A surgi tout à coup, balayant les complaintes.

Perfide « Bugel noz », korrigans fanfarons,
Dans les sentiers moussus qui dansez la gavotte,
Entendez-vous ce rire infernal qui dénote
L’approche de la Mort, à l’entour des buissons ?

Mais là-bas, au lointain que les ténèbres noient,
La rafale a repris son chant démesuré ;
Dans Botmeur endormi, les chiens alors aboient,
En sentant dans le vent passer l’éternité !


L’Elez aux froides eaux, où la fièvre maligne
Poursuit sans se lasser d’inconstants feux follets,
Repousse sans vergogne un peuple d’intersignes
Que suivent acharnés de sinistres barbets.

Karrigel-an-Ankou s’approche et sur sa route
C’est le farouche assaut, parmi les saules nains,
Du peuple des damnés réprouvant leurs destins,
Écumant de la rage immortelle du doute.

Jusqu’au Roc Trévézel, qu’un grincement effraie,
Un frisson glacial lèche le granit dur,
Et le chant de l’Ankou fera taire l’orfraie,
Narguant toute beauté dans l’ombre d’un vieux mur.

Le passant égaré sent alors la démence
Cisailler son cerveau, son cœur se dérégler,
Tandis que « Yun Elez » d’un seul coup va lâcher
Des hideux messagers la satanique engeance…


  1. En breton, Karrigel an Ankou.