La Brèche aux buffles/Chapitre VII

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 244-290).


CHAPITRE vii


Trotteurs américains et russes. — Une course à Chicago. — La marque. — Harvey. — Les succès mondains de Buffalo-Bill. — Les opérations de maître Magloire F… — Ma dernière chasse. — Les aventures de M. Bunker père. — Le dressage d’un brunco. — Les adieux de la famille Rogers. — Une petite tuerie à Buffalo-Gap. — Le départ.


Lundi 24 octobre. — Ce matin, dès cinq heures, Raymond est parti avec deux ou trois hommes pour aller chercher les chevaux arrivés hier. Il y a, autour de la maison, un parc de cent ou cent cinquante hectares, entouré de ronces artificielles (barbed wire). C’est là qu’on conserve les chevaux qui ne sont pas encore marqués, ou ceux qu’on veut garder à sa disposition. Seulement, on en a tant usé qu’il n’y a presque plus d’herbe. Aussi va-t-on commencer à les marquer dès aujourd’hui ; mais, en attendant, il faut les mener manger dans la vallée, sous la surveillance d’un homme. Je me lève un instant pour les voir défiler sous mes fenêtres. Un cow-boy marche en tête, grelottant sur sa selle, les pieds enfoncés dans ses grands étriers de bois ; les chevaux se pressent derrière lui, les juments protégeant leurs poulains et les rappelant d’un petit hennissement très doux quand ils s’éloignent. Il fait un froid terrible le thermomètre marque −18 ° centigrades. J’entends la neige qui crie sous les pieds. Les pauvres bêtes vont avoir bien de la peine à déblayer le buffalo grass. Quand on pense aux soins qu’on se croit obligé de donner aux chevaux, chez nous, on se demande comment ceux-ci peuvent vivre dans de pareilles conditions.

Du reste, en ce qui concerne les trotteurs, il n’y a pas longtemps que l’expérience est faite. Je suis assez disposé à croire que la bande que nous venons d’acheter est la première qui ait été élevée en ranch. D’ordinaire les trotteurs sont au contraire extrêmement soignés.

Ce genre de chevaux est à peine connu chez nous, car notre public ne s’intéresse presque pas aux courses de trot. C’est le contraire qui a lieu ici. Il y a maintenant aux États-Unis, un peu partout, mais surtout dans le Kentucky et en Californie, des établissements très importants consacrés à l’élevage du pur sang. Il existe un stud-book américain, et bon nombre de sociétés organisent chaque année des courses au galop ; mais le gros public américain ne semble pas s’y intéresser. Le sport national par excellence, c’est la course au trot.

Autrefois, les chevaux qui y prenaient part étaient simplement des animaux chez lesquels on avait reconnu, à l’usage, des qualités exceptionnelles qu’on avait ensuite développées par l’entraînement. On ne savait généralement rien de leurs origines. Mais, petit à petit, les éleveurs ont opéré par voie de sélection, et il s’est formé dans chaque région de véritables races de trotteurs ayant des caractères bien distincts, et dont les produits ont une supériorité tellement incontestable que, bien qu’il n’y ait pas de règlement qui proscrive les autres, il n’y a, en réalité, jamais qu’eux qui prennent part aux concours. Les principales sont les Hambletonians, les Mambrinos, les Clays, les Morgans et les Pilots.

Je disais, tout à l’heure, que ces races avaient les origines les plus diverses. Il paraît certain qu’une ou deux au moins provenaient de percherons. On ne s’en douterait guère maintenant, car depuis quelques années toutes ont reçu une telle infusion de sang anglais que leurs caractères distinctifs sont devenus presque insensibles, et je crois même qu’elles finiront par ne plus former qu’une seule race.

Qu’il soit Hambletonian, Clay, Morgan ou Mambrino, le trotteur de nos jours est un animal à longues jambes et à long dos, peu gracieux, mais dont les performances sont vraiment extraordinaires. Dans les courses au galop, on ne se préoccupe guère que des résultats relatifs. Il est rare qu’on prenne note du temps dans lequel la course a été courue. Dans les courses au trot, il n’en est pas de même. À la rigueur, les chevaux peuvent très bien ne pas courir ensemble. On leur fait parcourir un mille : on note très exactement le temps employé, et la comparaison des résultats, le record, indique le vainqueur. Ces usages permettent de se rendre compte très exactement de la valeur relative de chevaux de régions différentes, et mieux, d’époques différentes : en d’autres termes, ils donnent des indications très précises sur les résultats de l’élevage.

Or l’examen des registres où sont consignées ces observations montre que les progrès accomplis dans cette voie sont extraordinaires. Le parcours est toujours d’un mille (mille six cent cinquante mètres). Le record d’un cheval, c’est le temps qu’il met à faire le mille. Il y a cinquante ans, très peu de chevaux avaient un record de trois minutes. Maintenant, un animal qui n’aurait pas au moins cette vitesse ne serait pas considéré comme méritant le titre de trotteur. Il a été constaté qu’à la fin de la campagne 1886-1887, il y avait aux États-Unis deux mille huit cent quarante-sept chevaux ayant un record égal ou inférieur à 2m,30s : deux cents en ont un de 2m,20s. Voici du reste un tableau qui montre combien les progrès ont été réguliers. Je l’extrais d’un livre très intéressant publié par le directeur du Breeders Gazette de Chicago, M. Saunders. Ce tableau indique les vitesses moyennes obtenues sur l’hippodrome de Buffalo (New-York), l’un des plus importants des États-Unis, pendant une période qui s’étend de 1866 à 1884.

1866.... 2m,33s 1/2 1878.... 2m,21s 1/2
1867.... 2m,29s 1/4 1881.... 2m,20s 3/4
1872.... 2m,26s 1884.... 2m,21s 1/4
1875.... 2m,25s 1/2    

On a donc perdu un peu, de 1881 à 1884. Cela pourrait faire croire que le record de 1881, 2m,21s 3/4, était un nec plus ultra. Il n’en est rien cependant. J’ai dit plus haut qu’en 1886 il y avait plus de deux cents chevaux ayant un record de 2m,20s ; on a fait encore mieux. L’année dernière, j’ai vu, à Chicago, Oliver K. gagner avec un record de 2m,17s. À New-York, aux débuts de la campagne 1887, plusieurs chevaux ont atteint le record de deux minutes : on parle même d’un Morgan qui l’aurait légèrement dépassé. C’est à se demander où l’on s’arrêtera, et si, comme Calino le remarquait des dépêches télégraphiques envoyées de l’est à l’ouest, les trotteurs américains ne finiront pas par arriver avant d’être partis.

Il ne faudrait pas croire que les chevaux qui obtiennent ces vitesses vertigineuses aient des allures désunies. Elles sont au contraire, très généralement, parfaitement régulières. Quelques-uns, parmi les plus remarquables, vont l’amble, comme nos pas-relevés normands. On prétend même que les plus célèbres trotteurs proviennent du croisement d’une jument ambleuse avec un étalon trotteur. Même lancés à fond de train, il est très rare qu’ils cherchent à se désunir. Ils sentent évidemment qu’ils ne gagneraient rien, sous le rapport de la vitesse, à changer d’allure. Il n’y a du reste pas une différence très sensible entre le train d’une course au trot et celui d’une course au galop. J’entendais l’année dernière, à Chantilly, deux sportsmen très connus parler d’une course, à laquelle nous venions d’assister, comme d’une des plus rapides qui eussent été courues à leur connaissance. J’avais noté le temps employé : je ne me souviens plus bien des chiffres mais je me rappelle avoir calculé que si un trotteur, ayant un record de deux minutes, avait couru avec les chevaux que nous venions de voir, il n’y aurait eu à l’arrivée qu’une centaine de mètres entre lui et le vainqueur.

Rien d’étrange comme l’aspect de ces courses. Le parcours est toujours d’un mille juste : je l’ai déjà dit. Le juge se tient dans une tribune élevée de douze ou quinze pieds au-dessus de la piste. Devant lui, un gros fil de fer est tendu horizontalement, à peu près à la même hauteur, au travers de la piste. Sur une tablette sont rangées des montres à secondes d’une construction particulière, dont la trotteuse se dédouble à volonté, une partie demeurant fixe, et l’autre continuant sa course. Chaque concurrent part, à peu près quand et comme bon lui semble. Au moment où le juge voit passer chaque jockey sous le fil de fer, il pousse le ressort de l’une des montres, et quand le cheval repasse deux minutes à peu près plus tard, on voit d’un simple coup d’œil le temps qu’il a mis à faire le parcours. Les chevaux ne sont jamais montés. Ils sont attelés à ces voitures minuscules munies de roues énormes que tout le monde connaît. On les appelle ici des sulkys. L’homme, assis sur un tout petit siège, est si près de la croupe du cheval qu’il est obligé d’allonger ses deux jambes le long des brancards. Du reste, tout l’équipage a l’apparence la plus grotesque. Pour arriver aux vitesses extraordinaires qu’ils atteignent, les chevaux sont obligés, à chaque foulée, d’envoyer leurs pieds de derrière très en avant de ceux de devant, ce qui les force à marcher les jambes de derrière très écartées. De plus, leurs mouvements sont tellement violents que, malgré cette allure particulière, il faut encore leur mettre des matelassures de tous les côtés ; car, sans cette précaution, les pauvres bêtes se donneraient constamment des atteintes aux endroits les plus invraisemblables.

En outre de ces matelassures, l’équipement d’un trotteur comporte une pièce d’une utilité incontestable, paraît-il, mais qui m’a toujours vivement intrigué, parce que je ne comprends pas très bien comment elle peut agir : je veux parler des toe-weights. On appelle ainsi deux poids en bronze, de forme lenticulaire, qui se fixent sur la partie antérieure des pieds de devant au moyen d’une vis enfoncée dans le sabot. On ne fait jamais trotter un cheval sans lui mettre ses toe-weights : et si on négligeait cette précaution, il paraît qu’il se jetterait par terre presque immanquablement. Pourquoi ? C’est ce que je me suis bien souvent demandé. Je soupçonne que le toe-weight a pour effet, en déplaçant le centre de gravité du pied, de faire que, simplement par la vitesse acquise, ce pied se trouve retomber à plat sur le sol sans que le cheval soit obligé de faire l’effort spécial qu’il fait d’ordinaire dans l’allure du trot pour arriver à ce résultat. Grâce à l’inertie du toe-weight, il économiserait donc un mouvement, tandis que si l’on ne prend pas la précaution de lui en mettre, il arrive un moment où l’allure est si précipitée que les mouvements successifs du membre finissent par s’embrouiller : le cheval, qui a placé la plante de son pied verticalement au moment où il le levait, n’a plus le temps de l’étendre horizontalement pour reprendre le contact avec le sol, et il se jette par terre. Cette explication est-elle la bonne ? Je ne voudrais pas l’affirmer. C’est un problème de mécanique rationnelle à résoudre ; je me contente de le poser. Il y a des gens qui, en pareil cas, n’hésiteraient pas à couvrir vingt-cinq pages de papier de différentielles et d’intégrales : je ne suis pas de ceux-là. La science pure ne m’a jamais passionné. Si je fais jamais courir des trotteurs, je leur mettrai des toe-weights, sans pouvoir en donner la raison démonstrative.

On a beaucoup contesté, très à tort selon moi, l’utilité des courses en France. Un cheval de pur sang n’est pas bon à grand’chose : mais ce sont les bons pur sang qui font les bons demi-sang, et ce sont les bons demi-sang qui font les bons chevaux de service : de sorte qu’on peut dire que tous ceux qui se servent de fiacres bénéficient de l’amélioration que les courses ont amenée dans les races de chevaux. Il en est un peu de même pour les trotteurs américains. En cherchant à produire un cheval qui fasse le mille en deux minutes, un éleveur en produit cinquante qui ne peuvent pas paraître sur un hippodrome, parce qu’ils ne le font qu’en trois minutes. Mais il les vend, et ils deviennent d’excellents chevaux de service ; car, à la condition de n’avoir pas à traîner de trop gros poids, ils conservent leur train d’une manière extraordinaire. Un cheval attelé à un buggy et marchant sur une bonne route fait très bien six lieues à l’heure ; j’ajoute qu’ils se vendent à des prix très abordables : j’en ai vu d’excellents, à Chicago, dont on ne demandait que 1 500 ou 1 800 francs.

Chez les Russes aussi, on s’est beaucoup occupé de ce genre d’élevage : on y a créé notamment la fameuse race Orloff. Les trotteurs orloff valent-ils les trotteurs américains ? Je ne sais là-dessus que ce qu’en disent les Américains. S’il faut les en croire, la supériorité de leurs trotteurs sur ceux des Russes serait incontestable. Non seulement ils font le mille en moins de temps, mais encore, et surtout, c’est quand on veut prolonger la course et faire plusieurs milles que leur supériorité devient très apparente. Enfin les Américains obtiennent chaque année des résultats meilleurs, ce qui prouverait que leur élevage n’a pas dit son dernier mot, tandis que, depuis plusieurs années, celui des Russes semble stationnaire. Du reste, voici encore un tableau que publie M. Saunders, dans son livre sur l’élevage, et qui me semble intéressant.

VITESSE MAXIMUM VITESSE MAXIMUM
obtenue en russie obtenue en amérique
Un mille... 2m,31s 3/4 Un mille... 2m, 9s 1/4
Deux milles.. 5m, 1s 3/4 Deux milles.. 4m,46s 3/4
Trois milles.. 7m,52s 1/2 Trois milles.. 7m,21s 1/4
Cinq milles.. 13m,56s 3/4 Cinq milles.. 13m,00s 3/4
Vingt milles.. 1k8m,53s 1/2 Vingt milles.. 58m,25s 3/4

C’est le dernier résultat que je trouve le plus étonnant. Faire vingt milles, c’est-à-dire trente-trois kilomètres, plus de huit lieues, en moins d’une heure, c’est presque aller du train d’une locomotive. Or on connaît cinq trotteurs américains, au moins, qui sont arrivés à ce résultat.

Les documents que j’ai sous les yeux sont d’origine américaine : je l’ai déjà dit. On peut donc les soupçonner d’une certaine partialité. Cependant ils citent des faits qui doivent être vrais et qui semblent établir que les Orloff sont encore inférieurs sous le rapport de la durée. Il paraît que l’Orloff le plus vieux qui ait gagné une course n’avait que douze ans. À cet âge-là, non seulement les trotteurs américains ont encore toute leur vigueur, mais la plupart des trotteurs les plus connus n’ont obtenu leur maximum de vitesse que plus tard, vers quinze ou seize ans. La fameuse jument Gold smith Maid a gagné plusieurs courses quand elle avait vingt ans, et elle venait de courir successivement douze années de suite. Une autre jument très célèbre, Jessie-Pepper, vient d’avoir un poulain. Elle a vingt-neuf ans. Deux autres trotteuses, également très connues, Lucy et Green Mountain Maid, ayant l’une trente, l’autre vingt-six ans, sont encore en plein service. L’entraînement pour les épreuves de trot comporte surtout d’énormes courses au pas : de plus, le cheval est attelé. Cet entraînement doit donc être beaucoup moins pénible et dangereux que celui auquel on soumet les chevaux de galop.

Les chevaux que nous venons d’acheter n’ont pas la prétention de rivaliser avec les étoiles dont je viens de parler. Ils ont cependant une excellente origine, car ce sont des Messenger-Clay : une des variétés de la grande famille clay. Raymond est très pressé de les marquer, car il a peur que quelqu’un d’eux ne s’égare ou soit volé. On a passé toute la matinée à dégager les corrals de la neige qui les encombre, opération qui a été singulièrement facilitée par le dégel, qui s’est établi tout d’un coup. À cinq heures, ce matin, le thermomètre marquait −18 °, à midi il en marque +12 ; il fait un soleil splendide, et de tous les côtés de petits ruisseaux descendant des collines s’acheminent vers le creek.

Après le déjeuner, je monte à cheval pour accompagner Raymond et deux hommes qui vont chercher le troupeau. Nous le trouvons à deux milles du ranch, dans le fond de la vallée. C’est le gars Sosthène qui est de garde, monté sur un poney blanc si petit que ses pieds traînent presque dans la neige. Les chevaux sont en train de manger. Comme je suis moi-même à cheval, ils me laissent approcher sans se déranger, et je peux tout à mon aise les voir opérer. La nourriture qu’ils recherchent de préférence, dès qu’il fait froid, c’est le buffalo grass, une petite herbe toute courte qui, de loin, ressemble à de la mousse et pousse par larges plaques. C’est évidemment leur odorat qui les guide, car on les voit chercher, le nez à terre, puis ils grattent la neige avec le pied, et quand la pointe de l’herbe apparaît, ils achèvent de la dégager avec les lèvres. De malheureuses bêtes qui sont obligées de faire tout ce travail pour se procurer à manger devraient n’avoir que la peau et les os. Elles sont cependant dans un état superbe : leur poil, heureusement déjà long, est luisant comme si elles étaient pansées.

Elles se laissent réunir par les boys sans trop de difficulté, puis on les pousse lentement dans la direction du corral. J’ai déjà décrit ces grandes enceintes qui rendent tant de services dans les ranchs. Nous en avons quatre de dimensions différentes qui communiquent les uns avec les autres. Dans le plus grand, qui a cent pieds de diamètre, on garde les animaux qui attendent leur tour de passer dans un autre plus petit où se fait la marque.

On commence par les poulains. Il faut d’abord les séparer de leurs mères, ce qui n’est pas commode. Enfin ils sont tous dans un des petits compartiments du corral. On ouvre la porte qui le fait communiquer avec celui où doit se faire la marque. Elle a, à peu près, la grandeur et la forme de la piste d’un cirque. Au milieu se tient l’un des boys, à cheval, debout sur ses étriers ; il fait tourner autour de sa tête le lasso en cuir tressé dont l’extrémité est fixée au pommeau de sa selle. C’est une jolie petite pouliche noire qui est entrée la première en bondissant des quatre pieds, comme un chevreuil. Aussitôt la boucle du lasso est venue s’enrouler autour de son col. Elle saute en arrière, le nœud se serre, ses naseaux se gonflent, elle tombe comme une masse. On lui lie aussitôt les pieds, on lui applique le fer rouge sur l’épaule et on l’envoie rejoindre sa mère, qui, pendant l’opération, a deux ou trois fois essayé d’escalader les barrières pour venir la rejoindre. C’est une magnifique jument noire qui doit être une bien bonne poulinière, car elle est suivie d’un yearling et d’un poulain de deux ans.

On a bien vite terminé la marque des poulains. On passe ensuite aux chevaux : mais alors se présente une grande difficulté. D’ordinaire, quand on veut abattre un cheval, on le force à prendre le galop : puis on lui lance le lasso de telle sorte que la boucle arrive horizontalement, et tout près de terre, au moment où les


LA MARQUE DANS LE CORRAL.

deux pieds de devant sont en l’air. En retombant sur le

sol, ils s’engagent dans le nœud, qu’on resserre brusquement ; deux ou trois hommes s’attellent alors à la corde, l’animal fait des bonds énormes, interrompus quelquefois par une culbute complète ; puis il finit par tomber sur le flanc : mais il est impossible d’opérer de la sorte avec des trotteurs qui n’ont jamais qu’une jambe en l’air à la fois.

Heureusement, Raymond a, dans ce moment, un boy merveilleux. C’est un garçon d’une trentaine d’années, nommé Harvey, qui la réputation d’être le meilleur roper (jeteur de lasso) du pays. C’est lui qui nous a tirés d’affaire. Il a été vraiment étonnant. On faisait entrer chaque cheval, qui, effrayé, se mettait à trotter en rond autour du corral, cherchant une issue. Harvey, debout au centre, ne le quittait pas de l’œil. Il suffisait que l’animal fit une simple foulée de galop pour qu’il fût pris. Plusieurs fois même, ne pouvant pas trouver une seule irrégularité dans leur trot, il eut recours à un autre moyen. Il laçait un pied, puis, sans faire force sur le lasso, il attendait. Au bout d’un instant, le cheval s’arrêtait. Alors, d’un coup sec du poignet, il faisait une boucle par terre, devant l’animal, qui était pris du moment qu’il y mettait son second pied.

Comment de malheureuses bêtes, ainsi traitées, ne se cassent-elles pas les jambes ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Il y en a qui sont tellement énergiques qu’elles se relèvent deux ou trois fois, bien qu’ayant les pieds de devant attachés, retombant par terre comme des masses. Cependant il n’y a presque jamais d’accident sérieux.

En général, et quoi qu’on en dise, les cow-boys se servent assez maladroitement de leurs lassos. Je n’en ai jamais vu aucun qui fut comparable à Harvey. Il est tellement gracieux quand il opère que je suis resté plus de deux heures, les pieds dans la neige, sans me lasser d’admirer ses petits talents. Comme tous les grands artistes, il a voulu varier ses effets. Il y a dans la bande une douzaine de chevaux dont on a commencé le dressage ; ceux-là se laissent approcher et même brider sans difficulté. Pour les abattre, Harvey a employé un procédé que je trouve merveilleux. À Paris, les vétérinaires ont des bascules qui leur permettent d’abattre les chevaux sans le moindre danger. Mais il n’y a pas un propriétaire qui n’ait eu un moment d’angoisse en voyant opérer les vétérinaires de campagne, car ceux-ci n’ont pas les mêmes ressources et sont obligés d’employer les entraves. C’est pour ces propriétaires que je veux décrire par le menu le procédé d’Harvey. En ce qui me concerne, je suis bien décidé à ne jamais en laisser employer un autre quand il s’agira de mes chevaux.

Voici donc comment il s’y est pris. Il mettait au cheval un licol muni d’une corde longue de trois ou quatre mètres. Puis il faisait un nœud à la queue de l’animal. Si la queue était trop courte, il faisait avec une ficelle une forte ligature au bout des crins. Il passait ensuite le bout de la corde au dedans de ce nœud et tirait à lui. Le cheval se trouvait aussitôt plié en deux, le nez au bout de la queue. Il le faisait alors tourner sur lui-même. Le mouvement ne tardait pas à s’accélérer, et, en moins de deux minutes, le cheval se couchait de lui-même sur le flanc, les jambes allongées ; il ne s’abattait pas, il se couchait très doucement, je le répète ; j’ai vu faire cette opération douze ou quinze fois : elle a toujours réussi.

Ces hommes sont réellement d’une adresse merveilleuse. J’ai lu dernièrement dans le Live stock journal la description d’une fête à laquelle j’aurais bien voulu assister. Les ranchmen des environs de Chayenne, voulant probablement encourager parmi leurs cow-boys la pratique du lasso, ont eu l’idée, le mois dernier, d’organiser ce qu’ils ont appelé un cow-boy tournament, un tournoi de cow-boys. On avait construit un grand cirque dans lequel on s’est livré aux exercices les plus variés. L’un d’eux devait être particulièrement intéressant. On introduisait dans l’arène une cinquantaine de chevaux, les plus vicieux qu’on avait pu trouver. Un cow-boy arrivait à pied, portant sa bride, sa selle et son lasso ; on lui désignait, au hasard, l’un des chevaux, et il fallait qu’en moins d’un quart d’heure il fût sur son dos, après l’avoir au préalable, et à lui tout seul, abattu, bridé et sellé. C’était un véritable tour de force. Plusieurs cependant ont réussi.

Cet Harvey m’intrigue beaucoup. J’ai eu ce soir, après dîner, une longue conversation avec lui. Il a un ton et des façons qui sembleraient indiquer qu’il n’était pas destiné à devenir un cow-boy. Il doit y avoir un mystère quelconque dans sa vie. Je n’ai rien pu tirer de lui relativement à ses antécédents. Il dit seulement qu’il est né dans le Texas et qu’il n’a pas quitté la Prairie depuis l’âge de quinze ans. Il parle couramment la langue des Sioux et celle des Pawnies. Il est teetotaler, ce qui est bien rare parmi les hommes de sa profession. Je lui ai proposé un verre de sherry ; il l’a refusé obstinément.

« Autrefois, m’a-t-il dit, je buvais du whiskey ; je dois en avoir bu des tonneaux ; mais je me suis juré à moi-même de ne plus jamais boire d’alcool. Cela vous fait faire des choses qu’on regrette trop. »

Il porte toujours un superbe revolver monté en argent. Il a dû s’en servir mal à propos. Avant de venir ici, il a travaillé pendant quelques mois sur le ranch du fameux Buffalo-Bill, qui se trouve à une centaine de milles dans le Sud. Il n’a pas l’air d’avoir conservé un bien bon souvenir de ses rapports avec lui. He is a fraud ! dit-il. Nul n’est prophète dans son pays. Avant d’être consacré grand homme par les Anglais, Buffalo-Bill n’était pas un bien grand compagnon dans le sien. De son vrai nom, il s’appelait Bill-Cody et exerçait la profession de chasseur et d’Indian Scout, c’est-à-dire qu’il servait de guide aux troupes dans les guerres contre les Indiens. Quand on construisit le chemin de fer du Pacifique, la compagnie avait fondé dans tous ses ateliers des cantines pour nourrir ses ouvriers. Cody eut la fourniture de la viande qui s’y consommait. Dans ce temps-là, il y avait encore beaucoup de buffles, et les bœufs, au contraire, étaient assez rares et se payaient en conséquence. Cody ne fournit que des buffles, qui ne lui coûtaient qu’un coup de fusil. De là son nom. Quand le chemin de fer fut construit, il ne restait pas beaucoup de buffles dans la Prairie, mais Cody avait mis de côté une assez jolie somme. Il l’employa à acheter un ranch, dans lequel il perdit à peu près tout ce qu’il avait gagné. Il se lança alors dans la politique et acquit bientôt la réputation d’être un admirable agent électoral. C’est à lui que la plupart des hommes d’État du Nébraska doivent leur élection. Opérait-il pour l’amour de l’art ? Personne ne l’a jamais cru. Ce n’est guère d’ailleurs dans les habitudes des agents électoraux, pas plus dans le Nébraska qu’ailleurs.

Toujours est-il qu’il y a trois ou quatre ans, se trouvant de nouveau à la tête d’une somme assez rondelette, il eut une idée lumineuse. Il ramassa une vingtaine des cow-boys les plus débraillés qu’il put trouver dans le pays. Il y en a deux notamment : Bill-Bullock et Bill-Clayton, dit Jerking-Bill, qui étaient la terreur de tous les bars de Buffalo-Gap et de Rapid-City. Il s’assura également des services de trois ou quatre cow-girls. L’une d’elles, Annie Duffy, habitait non loin d’ici avec sa mère, une veuve qui a un petit ranch sur la Platte. Il enrôla aussi quelques Sioux Chayennes et Ogalallas. Le matériel de la troupe se composait d’une trentaine de poneys et d’une des vieilles diligences qui faisaient le service entre Pierre et Deadwood avant que le chemin de fer fût établi. Bêtes et gens arrivèrent un beau jour en Angleterre, au commencement de la saison. Depuis deux mois, les murs de Londres étaient couverts d’affiches annonçant que le célèbre Buffalo-Bill, la terreur des Prairies, avait bien voulu consentir à laisser respirer le petit nombre d’Indiens qu’il n’avait pas encore massacrés, pour venir se montrer, lui et sa troupe, au public anglais. Un immense terrain avait été disposé dans un faubourg de Londres pour le recevoir.

On y courut. Bill-Cody est, paraît-il, un très bel homme. Une foule de misses anglaises en devinrent éperdument amoureuses. Elles lui envoyaient des lettres incendiaires et ne manquaient pas une de ses représentations. Il fut obligé de faire savoir qu’il ne donnerait plus de mèches de ses cheveux, sans quoi il ne lui en serait pas plus resté qu’à tous les Indiens qu’il avait scalpés. Ses cow-boys eurent également un vif succès. Une demoiselle se sauva de chez ses parents pour venir vivre avec l’un d’eux. Quant aux cow-girls, tous les journaux affirmaient que ces vestales refusaient journellement les plus grands partis de l’Angleterre.

Le spectacle par lui-même ne signifiait pas grand’chose. Cow-boys et cow-girls se livraient d’abord à quelques exercices variés, tels que tir à la cible, lancement du lasso, etc. ; ensuite commençait le drame ! Une diligence arrivait sur la piste. Les Sioux, couverts de leur peinture de guerre et poussant des cris horribles, s’élançaient à sa poursuite, s’emparaient des voyageurs et commençaient à les soumettre aux tortures les plus savantes mais les « gallants » cow-boys arrivaient à leur tour ; les Sioux étaient naturellement vaincus, et tout se terminait par un grand défilé et quelques feux de Bengale.

Ce qu’il y a de plus drôle et ce qui montre l’extraordinaire badauderie de nos chers voisins, c’est que Buffalo-Bill devint absolument le lion de la saison. On l’invitait à dîner partout, et les lettres d’invitation envoyées aux autres convives portaient en vedette : To meet Buffalo-Bill ! Le prince de Galles lui donnait des poignées de main toutes les fois qu’il le rencontrait, et quand la princesse de Galles venait à ses représentations, elle prenait son bras pour retourner à sa voiture. Sa fille était restée au ranch. Il la fit venir, et il n’y eut plus de garden-party élégant qui ne fût honoré de la présence de Mlle Buffalo-Bill !

Rien ne manqua à sa gloire ! Elle traversa même l’Océan ; et les citoyens proéminents du Nébraska, qui jusqu’alors n’avaient pas pris Bill-Cody bien au sérieux, sentirent si bien que cette gloire rejaillissait sur eux et sur leur pays, qu’un beau jour le journal officiel de l’État annonça sa nomination au grade de colonel dans la milice et aux fonctions d’aide de camp du gouverneur ! Je crois que la célébrité de M. Franconi date du temps de la Restauration. Supposez que ce despote qui avait nom Charles X se fût avisé de le nommer caporal. Avec quelle vertueuse indignation les Manuels de MM. Compayré et Paul Bert ne signaleraient-ils pas aujourd’hui à la postérité une si odieuse prostitution des fonctions publiques : triste conséquence de la corruption inhérente à un gouvernement monarchique et impossible sous un gouvernement républicain !

Ce soir, il s’est produit un incident. Après le dîner, nous étions encore réunis dans la salle à manger, fumant au coin du feu, quand tout à coup nous entendons un tapage épouvantable partant de la grande pièce où mangent les hommes. Nous y courons. Tous les meubles avaient été rangés le long des murs, et deux Indiens exécutaient gravement une danse de guerre qui me sembla tout d’abord avoir une grande affinité avec la gigue anglaise. Les deux Indiens étaient simplement deux cow-boys, Billy Ackley et Dutch Gus, qui, entendant leur ami François se plaindre de n’avoir pas encore vu un seul Peau-Rouge, avaient voulu lui ménager cette petite surprise. Ils étaient du reste admirablement grimés. Billy Ackley surtout était superbe. Tout s’est terminé par une distribution de wiskey.


30 octobre. — Me voici dans le pullman-car qui va me ramener à Chicago. C’est le même qui m’amenait il y a quelques semaines avec mes trois docteurs. Ils sont déjà de retour en France. Leurs lettres, datées du Havre, me sont arrivées hier au moment où j’allais partir de Buffalo-Gap.

Il fait un temps splendide. La neige a complètement disparu, ce qui est bien heureux, car mes dernières journées au ranch ont été très occupées. Le matin, Raymond m’emmenait faire de longues courses à cheval. Cet été, un boy a découvert dans un petit vallon une source qu’on ne connaissait pas. Il va falloir y établir une petite maison et y défricher quelques ares de terre, sans quoi un fermier pourrait bien venir s’y établir. Il en est déjà venu huit ou dix qui se sont établis sur les bords du French-Creek, et leurs clôtures menacent d’en barrer le passage à nos animaux. Heureusement, les bords sont encore libres sur une longueur de près d’un mille. On va y établir un des boys qui occupera la place. Les chevaux de la nouvelle bande se montrent très tranquilles. Ils trouvent sans doute que l’herbe est meilleure ici qu’à leur ancien ranch. Un poulain de deux ans s’est fait écraser par une locomotive mais la compagnie paye sans trop se faire tirer l’oreille.

Pendant que Raymond, general menager, traite ces graves questions, ses camarades ne sont pas inactifs. On s’est laissé surprendre par les premiers froids : on ne sera pas surpris par les seconds. Tous les matins, Def… part pour la forêt avec deux hommes et trois chariots, et il en rapporte des troncs de sapin qui sont destinés à s’en aller en fumée à travers la cheminée. Toutes les forêts de ce pays-ci ont été brûlées à une époque quelconque ; et, à la suite de ces incendies, il reste toujours d’énormes souches hautes de dix ou quinze mètres, à moitié carbonisées, mais qui restent debout. Ce sont celles-là que l’on préfère pour le chauffage.

Pendant ce temps-là, M… prend très au sérieux ses fonctions de maîtresse de maison. Les sacs de farine et les boîtes de conserves s’accumulent dans le grenier. Le cellier est bourré de pommes de terre : les navets, les choux et les carottes sont mis en silos. Naturellement, la gelée de l’autre jour n’a rien laissé dans le jardin. C’est bien dommage, car il y avait encore des masses de melons merveilleux et de potirons délectables. Ils font maintenant la joie de Marat et de son intéressante famille.

Dans ce singulier pays, les poules exigent aussi des soins spéciaux. Elles gèlent dans leurs poulaillers, pendant l’hiver. Il faut leur creuser de petites caves où elles se réfugient pendant les grands froids : et malgré cette précaution, presque toutes perdent leur crête. On ne se figure pas quelle étrange figure cela donne aux coqs.

Les deux gars ont été mis en demeure de dire s’ils voulaient rester ou s’en retourner au pays. Le gars Leboucq, consulté le premier, a déclaré « que ben sûr c’était un pays ousqu’il n’y avait guère de cidre, mais que c’était un bon pays tout de même et qu’il resterait tant qu’on voudrait avec ces messieurs ». Il a même demandé si l’on ne pourrait pas faire venir son frère, qui lui a écrit pour lui dire qu’il voudrait « ben venir aussi ».

Il paraît qu’autrefois, du temps de Robert Guiscard, les gars normands aimaient beaucoup les voyages : mais ce goût-là leur avait bien passé. Il y a trois ou quatre ans encore, les Américains avaient toutes les peines du monde à trouver quelques gars qui consentissent à accompagner leurs chevaux plus loin que le Havre. J’éprouvais moi-même quelques difficultés à en trouver. Maintenant j’en aurais cinq cents en deux jours, rien que dans quatre ou cinq cantons, si je les voulais. Quand je suis dans le pays, il en vient tous les matins qui me demandent de les emmener. Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’ils commencent à faire des voyages pour leur propre compte. J’ai découvert cela l’autre jour.

Un de nos fermiers me faisait voir son écurie. On ne se figure pas, à moins de les avoir vues, ce que sont maintenant les écuries de certains fermiers percherons. Dans une seule ferme, près d’Alençon, on m’a montré une fois cent quatre-vingt-quinze chevaux, dont bien peu valaient moins de 3 000 francs. Le fermier a 42 000 francs de fermages, et il m’a avoué qu’il faisait chaque année de 15 000 à 20 000 francs de réclame dans les journaux de Chicago. Il a commencé avec presque rien et porte toujours la blouse. Un autre m’a avoué que, depuis qu’il fait ce métier, il avait déjà été obligé de donner plus de 200 000 francs de pourboires aux interprètes des Américains.

L’exploitation de maître Magloire F… est moins importante, cependant il a toujours en moyenne une trentaine de chevaux. Je fus donc assez surpris de voir beaucoup de stalles vides.

— Oh ! oh ! dis-je, il paraît, maître Magloire, que vous avez déjà livré bien des chevaux.

— Mais non, monsieur le baron je n’en avons mé point livré ! Je n’avons point pu nous entendre avec ces messieurs Américains ! Alors le gars Cénéry, — le gars Cénéry, c’est son fils, — le gars Cénéry, il a entendu dire que les chevaux se vendaient bien dans ce moment-ci, là-bas en Amérique, dans un pays dont je ne savions point le nom, mais j’allons vous le montrer : je l’avons par écrit ; il est parti, il y aura demain huit jours, avec six chevaux. Il pense revenir dans quatre ou cinq mois ! Ah ! il a ben de la sortie, le gars Cénéry ! J’étions point comme lui à son âge !

Un instant après, il me montrait ce petit bout d’écrit : le pays où son fils, un garçon de vingt-deux ans, était allé au petit bonheur, sans autre renseignement qu’un bruit recueilli sur un champ de foire, c’était Buenos-Ayres !

Ce qu’il faut noter, c’est que ces voyages ont une excellente influence sur tous ces jeunes gens. Cela leur ouvre l’intelligence ; ils voient ce que c’est qu’une vraie république et reviennent tous réactionnaires enragés.

Le gars Sosthène s’est exprimé à peu près dans les mêmes termes que son compagnon. Cependant une de ses sœurs se marie en novembre, et il voudrait bien aller à la noce. Il est donc décidé qu’il va repartir : je crois qu’il s’est laissé effrayer par le froid de l’autre jour. J’avoue que je le comprends jusqu’à un certain point, et que je ne conçois pas comment les cow-boys peuvent y résister. Raymond me disait que, l’année dernière, il avait eu un jour l’imprudence d’approcher un clou de ses lèvres : il fut obligé d’arracher la peau quand il voulut le retirer. Lorsqu’on bride un cheval, il faut mettre le mors pendant quelques instants dans de l’eau chaude avant de l’introduire dans la bouche. Il n’est pas très rare de voir des cow-boys mourir de froid. Jusqu’à −30 °, ils continuent leur service ; mais quand le thermomètre descend plus bas, personne ne sort plus. Les animaux se tiennent immobiles au fond des vallées, ne cherchant même plus à manger. Ils vivent de leur graisse. Aussi ceux qui sont maigres au commencement de l’hiver meurent-ils infailliblement.

Du reste, ce n’est pas seulement dans le Far-West qu’on a à supporter des températures aussi invraisemblables, c’est dans tout le nord des États-Unis. Un de mes camarades, commandant un transatlantique, me racontait que, l’an passé, il arriva en rade de New-York un jour qu’il faisait très froid. Il alla chercher le mouillage auquel on attend la visite de la santé. Arrivé à son relèvement, il commande : « Mouille ! » L’ancre ne tombe pas. Pendant la nuit précédente, il y avait eu du gros temps : les embruns tombés sur le bossoir s’étaient congelés : il fallut casser à coups de masse deux ou trois tonnes de glace pour que l’ancre, qui pèse certainement mille ou douze cents kilogrammes, glissât sur son plan incliné.

Les malheureux fermiers, nos voisins, qui demeurent le long du French-Creek et de Lame-Johnny-Creek doivent, eux surtout, souffrir cruellement dans leurs maisons ouvertes à tous les vents. Chaque matin il en passe quinze ou vingt devant notre porte, allant chercher leur provision de bois dans la forêt. La plupart demeurent à vingt-cinq ou trente kilomètres. Il leur en faut au moins une trentaine de chariots, car ce bois brûle étonnamment vite, et dans ce pays-ci la charge d’un chariot est bien petite. Ils sont donc obligés de consacrer près d’un mois de leur travail, c’est-à-dire de leur revenu, rien qu’à l’acquisition de leur combustible. Comment peuvent-ils se tirer d’affaire ?

Du reste, plus j’étudie ce pays-ci et plus j’acquiers la conviction que la réussite d’un émigrant qui vient s’y établir avec peu ou point de capital, pour faire de l’agriculture, est purement et simplement une affaire de chance. Si la localité dans laquelle il a pris sa préemption devient importante ; si, pour une cause ou une autre, la population y afflue, il se trouvera quelque compagnie ou quelque spéculateur qui lui donnera un bon prix de ses terres pour les réunir à d’autres et en faire une grande propriété, ou pour y bâtir une ville. Mais, en attendant, il n’aura fait que vivre, et vivre d’une façon très précaire, si les années sont passables ; si elles sont mauvaises, il y a gros à parier qu’il ne pourra pas tenir ; il empruntera à 18 pour 100, et, un beau jour, il sera obligé de partir. Il n’en était pas de même il y a quelques années, mais avec les prix actuels des produits agricoles, un petit propriétaire ne peut pas vivre.

J’en ai encore eu la preuve l’autre jour. C’était le lendemain du dégel. Il avait « chu de l’ieau » pendant la nuit, comme on dit en Normandie, et la neige était presque fondue. Dans l’après-midi, j’eus la fantaisie d’aller chasser. Je descendis la vallée pendant deux ou trois milles, et puis, attachant mon cheval à un buisson, je me mis à battre les fourrés qui sont sur le bord du creek. Il paraît que le froid a fait revenir les poules de Prairie, car en moins de deux heures, mon chien en a fait lever huit ou dix compagnies, et j’ai pu faire une assez jolie chasse. Je me disposais à revenir, quand j’ai vu un homme à cheval qui arrivait sur l’autre rive du ruisseau, dans lequel il y a pas mal d’eau dans ce moment-ci. Il poussait devant lui deux vaches et un veau, et cherchait à les faire passer de mon côté. La première ne fit pas de difficulté. Mais, à peine entrée dans l’eau, la seconde, celle qui avait le veau, parut tout à coup changer d’avis : elle remonta tout à coup sur la berge et partit au galop dans la direction par laquelle elle était venue. Voyant l’embarras de son conducteur, je lui fis signe que je me chargeais de garder celle qui était de mon côté et qu’il pouvait courir après la fugitive.

Quelques minutes se passèrent. Mon tête-à-tête avec ce quadrupède commençait à se prolonger et je me demandais si je n’allais pas me décider à lui fausser compagnie, quand l’homme reparut sur l’autre rive avec sa vache, qui cette fois se décida, sans trop se faire prier, à passer l’eau. L’homme vint à moi aussitôt :

Thank you very much, sir ! much obliged (grand merci) me dit-il en me saluant.

Cette politesse m’étonna. En Amérique, on se rend parfois service, mais on ne se remercie jamais. À ce moment, un troisième cavalier survint. C’était Sam Bunker, le herder, qui rentrait de sa tournée.

— Tiens ! dit-il en voyant mon compagnon, le gouverneur ! Comment cela va-t-il, gouverneur ? Il y a bien un an que je ne vous avais vu ! Et la veille femme ?

— Merci, Sam, cela va bien ! la vieille femme aussi !

Je crus pouvoir interrompre ces touchantes effusions.

— Ah ! dis-je à mon tour, vous êtes le père de Sam. Est-ce que vous êtes Américain ?

— Non, monsieur : je suis Anglais. Sam est depuis longtemps dans le pays. Il a émigré quand il n’avait que quinze ans. Moi, je n’y suis que depuis trois ans !

— Et qu’est-ce que vous faisiez en Angleterre ?

— J’étais garde, monsieur, chez le colonel sir Harry P…, à trente milles de Londres.

— Est-ce que vous ne vous trouviez pas bien chez lui ?

— Oh ! si, monsieur. J’avais vingt-cinq shillings de gages par semaine, une très jolie maison, autant de lapins que j’en voulais : nous avions une chasse superbe. On a tué jusqu’à six mille faisans dans la saison. Tous les invités de mon maître me donnaient des pourboires. Il y a des années où j’en ai reçu pour plus de cinquante livres !

— Et pourquoi diable êtes-vous venu ici ?

— C’est Sam qui m’a décidé à venir le rejoindre j’avais quelques économies. Il m’a persuadé de venir prendre une ferme à Point-of-Rocks.

— Et vous avez réussi ?

— Oh, non ! Tenez, voilà tout ce qui me reste de ma ferme et de mes économies : ce sont ces deux vaches. Elles sont bonnes laitières. M. Raymond les a achetées pour le ranch : je viens les lui amener : il me les paye 50 dollars. Ce n’est pas cher, pour deux vaches et un veau !

— Et qu’est-ce que vous allez devenir ?

— J’entre la semaine prochaine à Sioux-City, dans une maison de fous. Comme gardien ! ajouta-t-il en me voyant rire. Je tâcherai de gagner un peu d’argent et puis je retournerai en Angleterre.

Nous cheminâmes pendant quelque temps tous les trois ensemble. Au moment d’arriver à la maison, je remarquai la figure affamée du pauvre père Bunker.

— Monsieur Bunker, lui dis-je, restez donc vingt-quatre heures ici. Vous devez avoir envie de voir votre fils ? Et puis, je crois que mon cuisinier a dû faire deux ou trois pâtés de poule de Prairie pour notre voyage. Vous me ferez le plaisir d’en emporter un de ma part à Mme Bunker.

— Merci bien, monsieur ! Merci beaucoup pour ma femme et pour les petits. Dieu sait qu’il n’y a pas beaucoup à manger à la maison.

Nous étions arrivés.

— Monsieur Bunker, dis-je en descendant de cheval, — il s’était empressé de me tenir l’étrier : jamais pareille idée ne serait venue à son fils, — monsieur Bunker, permettez-moi une question. Est-ce qu’on vous a jamais dit que vous aviez été un imbécile de quitter l’Angleterre pour venir dans ce pays-ci ?… (…You were a fool to come here ? )

— Non, monsieur, m’a répondu M. Bunker en riant beaucoup ; on ne me l’a jamais dit, mais je me le suis souvent dit à moi-même !

Avant de retourner chez lui le lendemain, il a pu voir son fils dans l’exercice de ses fonctions les plus délicates. Il y a quelques jours, un des boys a trouvé un brunco. Le brunco est à peu près aux troupeaux de chevaux ce qu’un maverick est aux troupeaux de bœufs. C’est un animal d’humeur vagabonde qui, ayant trouvé moyen d’échapper à tous les round-ups, ne porte aucune marque et, par conséquent, appartient à qui peut l’attraper. Celui-ci, un assez beau poney de quatre ans, gris de fer, était probablement las de son indépendance, car il s’est laissé lacer et ramener sans trop de difficultés. Mais il semble peu satisfait de son nouveau sort, car depuis qu’il est à l’écurie, il se tient dans un coin de sa stalle, sautant comme une bête fauve sur tous ceux qui veulent s’approcher de lui.

On a commencé son éducation il y a quatre jours, et c’est Sam qui a été chargé de l’initier aux belles manières. J’ai eu la bonne fortune d’assister à cette délicate opération ; je fumais un cigare dans la cour, après mon déjeuner, m’amusant à tirer des pigeons au vol à coups de revolver…, ce qui est le sport favori des habitants de Fleur de Lis, et j’ajoute, pour les personnes sensibles, que s’il est un sport auquel la Société protectrice des animaux puisse donner sa pleine et entière approbation, c’est bien celui-là ; j’étais donc en train de diminuer ma provision de cartouches, sans augmenter sensiblement les ressources du garde-manger, lorsque j’ai entendu dans l’écurie un tapage épouvantable. J’y courus. C’était l’éducation du brunco qui commençait. On l’avait abattu dans sa stalle en lui entravant les jambes, et malgré une défense héroïque, on était déjà parvenu à lui passer un mors. Pour la selle, ce fut encore plus difficile. Cependant on en vint à bout. On le traîna alors dans la cour, où quelques coups de stock whip le décidèrent à se relever ; on lui mit ensuite un mouchoir sur les yeux. Sam parvint à sauter sur son dos : puis on retira le mouchoir.

Alors a commencé une scène fantastique. Le cheval mettait sa tête entre ses deux jambes de devant, réunissait ses quatre pieds et bondissait sur place à une hauteur prodigieuse : c’est ce qu’on appelle bucker. Cela dura vingt ou vingt-cinq minutes, pendant lesquelles je me félicitais bien sincèrement de n’être pas à la place de Sam, qui ne faisait cependant pas trop mauvaise figure. À la fin, le cheval s’arrêta net, et puis tout à coup partit comme un trait en descendant la vallée. Deux heures après, il revenait, ayant toujours Sam sur le dos. Il avait fait ainsi trente ou trente-cinq kilomètres sans s’arrêter. Le lendemain on a recommencé : le cheval s’est déjà beaucoup moins défendu. Au bout de trois jours, il était en service. Il est très certain que M. le vicomte d’Aure, M. le comte de Brèves et M. Baucher procédaient autrement quand ils voulaient dresser un cheval. Mais il leur fallait plus de temps pour y arriver. On peut ajouter qu’ils réussissaient mieux. Tous les chevaux de ce pays-ci sont domptés ; mais on sent qu’ils ne sont jamais complètement dressés. L’animal qui paraît le plus doux fait tout à coup une défense folle au moment où l’on s’y attend le moins. D’ailleurs, en voyant Sam Bunker cramponné comme un singe sur le dos de son brunco et lui enfonçant dans le ventre les énormes molettes de ses éperons, je me disais que si l’on traitait de la sorte un cheval de sang, il tuerait certainement quelqu’un ou se tuerait lui-même.

Hier au soir, toute la famille Rogers est venue me faire ses adieux. La mère avait arboré pour la circonstance une certaine robe de soie jaune dont j’ai cru devoir lui faire tous mes compliments. Elle m’a confié que c’était un souvenir de ses beaux jours à Shang-hay. Sa fille s’était également endimanchée : ce qui ne l’empêchait pas de monter son poney sans selle : suivant son habitude. Le père était vraiment trop sale, aussi je l’ai envoyé dîner à la cuisine ; mais j’ai invité ces dames à manger avec nous le dernier dîner de François. Je dois dire qu’il était fort bon. Un potage à la royale a commencé par éveiller l’attention des convives. Elle a été entretenue par des côtelettes d’antilope reposant sur une purée soubise, qu’avait précédée sur la table la célèbre fondue au fromage exécutée d’après la recette des PP. Bénédictins de Belley. Elle a produit son effet ordinaire ! Deux poules de Prairie rôties, entourées d’un cordon d’alouettes, ont supporté les derniers assauts. Toutes ces bonnes choses ont été peu appréciées par la mère Rogers, qui n’a presque rien mangé. « Veau qui tette bien ne mange guère ! » dit un proverbe de chez nous. En se mettant à table, elle a réclamé une bouteille de whiskey et a allumé un gros cigare ; puis elle s’est mise à me raconter ses aventures de Shang-hay et de Hong-kong. Il y avait de quoi faire rougir un gabier de beaupré ! À dix heures du soir, elle avait fumé sept ou huit cigares et bu un bon tiers de la bouteille sans avoir l’air de s’en porter plus mal. Elle et sa fille nous ont alors souhaité le bonsoir ; elles ont remonté sur leurs poneys et sont parties à fond de train pour retourner chez elles par une nuit tellement noire qu’elles ne devaient pas voir la tête de leurs chevaux.


C’est vers midi, ce matin, que je suis parti de Fleur de Lis. J’avais le cœur un peu gros en quittant tous ces braves jeunes gens dont je viens de partager la vie pendant six semaines. Tous les cow-boys sont venus me dire adieu. Sam Bunker est arrivé le premier. Je lui ai offert sa photographie, que j’avais faite deux ou trois jours auparavant. Sa petite figure vieillotte, déjà toute couturée de rides, s’est illuminée.

Thank you very much, mister baron ! a-t-il dit. I will give it to my sunday girl ! Je la donnerai à ma fiancée.

C’est ainsi que j’ai appris que Sam Bunker avait une fiancée. La malheureuse !

Harvey et les autres se sont contentés de me donner une vigoureuse poignée de main, sans me renseigner sur l’état de leur cœur.

Hope to see you again, mister baron !

Les reverrai-je jamais ? Cela est bien peu probable, même si je reviens ici. Le cow-boy est un nomade. Un beau jour, il arrive, s’assoit près du feu de la cuisine, et puis, au bout d’une demi-heure, demande si l’on peut l’employer. Si la réponse est négative, il séjourne un jour ou deux et puis disparaît. Dans le cas contraire, il reste quelques mois, et puis, un matin, il vient demander son compte et s’en va, sans donner de raisons. I feel lonesome !

En hiver, beaucoup sont sans place. Ils prennent pension dans quelque ranch, fument et jouent toute la journée. Quelle triste vie mènent ces pauvres diables ! Que peuvent-ils devenir quand ils sont vieux ? Et la vieillesse arrive bien vite pour eux. Sam Bunker a vingt-quatre ans : il a l’air d’en avoir dix de plus que son père, qui en a quarante-huit.

M… et Def… doivent venir passer une partie de l’hiver en France. Je leur donne donc rendez-vous à Paris. Raymond et J… m’accompagnent jusqu’à la gare. Le père Shirwood, en vendant ses chevaux, a affirmé que plusieurs qu’il a désignés avaient déjà été attelés. Nous en essayons une paire, qui effectivement ne fait pas trop de difficultés et nous mène comme le vent.

En arrivant à Buffalo-Gap, dont nous n’avons pas eu de nouvelles depuis plusieurs jours, à cause de la neige, nous sommes frappés de l’aspect extraordinaire qu’elle présente. Les rues de cette importante cité ne sont jamais très animées. Mais, aujourd’hui, elles sont presque désertes. Les citoyens proéminents qui en font d’ordinaire l’ornement ne brillent que par leur absence. Nous en apercevons seulement un ou deux qui, debout sur leur porte, regardent d’un œil effaré un groupe de dix ou douze cow-boys qui, le winchester en travers de la selle, remontent lentement la première avenue, se dirigeant vers la Prairie. Nous allons à l’hôtel après avoir mis nos chevaux à l’écurie. Là nous retrouvons quelques figures de connaissances ; des boutiquiers de la localité : tous colonels, cela va sans dire. Ces messieurs causent entre eux avec beaucoup d’animation. Ils ont l’air très peu rassuré : je demande à l’un d’eux quelle est la cause de toute cette émotion.

— Une affaire bien désagréable, baron ! diablement désagréable ! ajoute-t-il après avoir craché avec une précision merveilleuse dans un crachoir éloigné d’au moins cinq mètres.

— Mais enfin, peut-on savoir ?

— Voilà ! il y a quatre jours, le M. O. N. a payé ses hommes. Quand ils ont eu leur argent, ils se sont grisés, puis ils ont commencé à faire du tapage.

— Il me semble qu’il n’y a là rien de bien extraordinaire.

— Oui, mais attendez ! Vers une heure du matin, ils sont montés à cheval pour retourner au ranch, et avant de s’en aller, ils ont galopé à travers les rues de la ville, en tirant des coups de revolver dans les fenêtres.

Boys must have their fun ! Il faut bien que la jeunesse s’amuse. S’ils ne dépensaient pas leur argent chez vous, je ne sais pas comment vous feriez pour vivre.

— C’est vrai ! Seulement, il paraît que deux ou trois citoyens se sont fâchés en voyant casser leurs vitres : ils ont tiré sur deux boys qui étaient restés en arrière et les ont tués.

— Oh ! oh ! voilà qui se gâte. Et qui est-ce qui a fait le coup ?

— On ne le sait pas au juste. Sur le moment, on ne s’était aperçu de rien. Ce n’est que le lendemain matin qu’on a trouvé les deux hommes morts. Il y a eu une enquête du coroner, qui n’a pas découvert grand’chose. Mais les boys sont furieux. Il en vient tous les jours une troupe, pour savoir si l’on a découvert le coupable. Le shérif se garde bien d’arrêter personne. La prison est toute neuve ! Si l’on y enfermait, dans ce moment-ci, un prisonnier, on la démolirait pour s’en emparer et le lyncher. D’un autre côté, ils ont dit aujourd’hui que si l’on n’arrêtait personne, ils allaient revenir une de ces nuits, mettraient le feu aux quatre coins de la ville et scalperaient tout le monde ! Et ils sont bien capables de le faire ! Hier au soir, huit ou dix personnes sont déjà parties par le train ! C’est cela qui va donner de la valeur aux terrains ! ajoute douloureusement mon interlocuteur, qui mâche sa chique avec fureur, signe positif de graves préoccupations, dans ce pays.

Je lui ai débité les quelques banalités polies que m’ont semblé comporter les circonstances, et puis je suis allé vaquer à mes affaires, en recommandant bien à Raymond de ne pas envoyer un seul boy du côté de Buffalo-Gap tant que l’émotion ne sera pas calmée. Que les Américains se livrent entre eux au libre jeu de leurs institutions, ils sauront toujours bien se tirer d’affaire : mais si des étrangers s’y trouvaient mêlés en quoi que ce fût, ce sont eux qui payeraient les pois cassés. Du reste, il est facile de deviner ce qui arrivera. On finira par mettre en prison quelqu’un ; puis, une belle nuit, une centaine de cow-boys arriveront ; ils s’empareront de la prison après une résistance simulée du shérif, et pendront leur homme au poteau du télégraphe le plus voisin. C’est toujours ainsi que les choses se passent.

Cependant, il me semble que depuis quelque temps on entend un peu moins parler de lynchages qu’autrefois. Cela tient peut-être à ce que les cities ayant toutes à présent des court houses et des écoles superbes, on se met maintenant à construire partout des prisons très perfectionnées qui rendent plus difficile l’enlèvement des prisonniers. Jusqu’à présent, celles de ce pays-ci se composaient invariablement d’une enceinte de gros pieux de sapin fermée par une porte de coffre-fort et entourée d’un chemin de ronde dans lequel veillait un député-shérif armé jusqu’aux dents. J’ai visité l’année dernière la prison de Deadwood. Elle était construite sur ce modèle. Il n’y avait même pas de plancher. Au moment de ma visite, elle contenait quatorze assassins et un malheureux gamin de douze ans condamné à six mois de prison pour avoir volé un mouchoir dans une boutique. Tout ce monde vivait pêle-mêle, dans un état de saleté épouvantable, sans même avoir un lit de camp pour se coucher.

La plupart de ces braves gens étaient assurément bien peu intéressants. Le juge qui m’accompagnait m’en montra cependant un qui m’inspira une grande pitié. C’était un Indien, de la tribu des Gros-Ventres. Il portait le nom un peu compliqué de Tue son ennemi pendant la nuit (Kill his enemy at night). Il jouissait, paraît-il, d’une honnête aisance, ayant trois femmes et vingt-sept poneys, ce qui constitue, chez les Gros-Ventres, une médiocrité dorée. Il montait sur ses poneys quand il voulait aller à la chasse, battait ses femmes quand il se sentait les nerfs un peu agacés, se comportait d’ailleurs comme un parfait gentleman Gros-Ventre et était aussi heureux qu’on peut l’être dans ce bas monde, lorsqu’un beau jour, ayant sans doute bu plus de whiskey que de raison avec un ami, ils se prirent de querelle et il le tua.

Les anciens de la tribu se réunirent : on écouta les plaintes de la famille du défunt : on entendit la défense de l’accusé, et, tout bien considéré, il fut décidé que l’affaire pourrait s’arranger moyennant une indemnité de douze poneys. Tue son ennemi pendant la nuit s’exécuta galamment : il paya les douze poneys ; il en vendit même un treizième et en employa le prix à donner un immense festin auquel furent conviés les parents de la victime. Tout semblait donc terminé, et Tue son ennemi pendant la nuit se considérait, avec raison, comme étant complètement en règle avec la société des Gros-Ventres la seule probablement dont il se souciât.

Malheureusement pour lui, il avait compté sans une des nombreuses bizarreries des lois américaines. Les shérifs n’ont pas d’appointements réguliers. Ils ont seulement des honoraires. Ainsi l’arrestation d’un criminel leur rapporte une certaine somme : de plus, on leur paye dix sols par mille qu’ils ont fait en poursuivant ledit criminel ; mais, chose assez bizarre, les dépenses du retour sont à leur compte. Au point de vue particulier auquel se placent les shérifs, l’art d’arrêter un criminel est donc assez délicat. Si l’arrestation a lieu tout près de la prison, les honoraires ne valent pas le déplacement. Si on l’arrête au loin, on touche d’assez beaux honoraires, mais ils sont mangés par les frais de retour. Le grand art, c’est de suivre le criminel pendant des jours et des semaines, de lui faire faire une immense randonnée, puis de le rabattre du côté de la prison et de ne le mettre en état d’arrestation que devant la porte de cet établissement. À première vue, il semble difficile de remplir ce programme : cependant cela arrive assez souvent, car les criminels, pour peu qu’ils soient insolvables et qu’ils aient l’espoir de se sauver avant le jugement, se prêtent assez volontiers à cette combinaison, à condition d’avoir une part dans les bénéfices.

Pour Tue son ennemi pendant la nuit, on eut recours à un autre procédé. Un député-shérif se procura un mandat contre lui, puis il se présenta à son wigwam, lui proposa une partie de chasse, l’entraîna dans une « cité », de celle-là dans une autre, on le fit boire et finalement, au bout de quelques jours, le malheureux se réveillait dans la prison de Deadwood pendant que le trésorier du comté réglait la forte note que lui présentait le député-shérif. Puis il reçut la visite d’un avocat, qui commença par se faire donner les quatorze poneys qui lui restaient, à titre de provision. Depuis ce temps jusqu’au moment où je l’ai vu, c’est-à-dire pendant deux ans, on ne s’est plus occupé de lui. Mais le juge qui m’a donné tous ces détails m’a dit qu’un jour ou l’autre on le pendrait probablement. En attendant, le shérif l’emploie à couper le bois qu’il brûle dans son poêle. Il faut convenir que ce pauvre diable doit avoir une bien singulière idée de la justice des blancs[1].

Mais je me suis laissé entraîner hors de mon sujet. J’en étais à parler du régime pénitentiaire dans les Black-Hills.

Je ne sais pas si les choses en sont toujours au même point à Deadwood ; à Rapid-City, on vient d’inaugurer une prison qui me semble bien ingénieuse. On entre dans une grande pièce haute de six ou sept mètres, au centre de laquelle un pivot vertical en fer supporte trois plaques de tôle horizontales, circulaires, de trois mètres de rayon environ, et éloignées l’une de l’autre d’à peu près autant. Des cloisons verticales également en tôle, allant du centre à la circonférence, forment six cellules à chaque étage. Cela a absolument l’air des gaveuses Martin qu’on voit au Jardin d’acclimatation et qui servent à engraisser la volaille. Une grande cage en fer entoure tout l’appareil, qui est si bien équilibré qu’un seul homme agissant sur un treuil peut le mettre en mouvement avec la plus grande facilité. Quand le shérif désire y introduire un nouveau pensionnaire, il amène une cellule vide en face de la seule porte qui existe dans la cage, et une fois cette porte refermée, d’un seul tour de clef il a mis en sûreté tous ses prisonniers.

L’heure du départ approche. La nuit est déjà tombée Raymond, J… et moi, nous nous acheminons lentement vers la gare. Sur le quai, au milieu d’un groupe, deux colonels quelconques, l’un journaliste, l’autre épicier, je crois, sont en train de discuter violemment au sujet des événements qui viennent de se passer : l’un prend le parti des citoyens, l’autre celui des cow-boys. Bientôt ils en viennent aux gros mots : damned scoundrel ! confounded beggar ! Nous les voyons, la figure éclairée par le gros fanal de la station, le corps penché en avant, la mâchoire frémissante comme pour mieux mâcher les injures qu’ils se jettent à la tête. Chacun a la main droite sur son revolver, qu’on devine caché dans la poche du pantalon par derrière, épiant tous les mouvements de l’adversaire pour ne pas le laisser tirer le premier : épiés, à leur tour, par les assistants, qui ne veulent rien perdre de la scène, mais qui veulent avoir le temps de se mettre à l’abri si on commence à tirer ; car les balles vont droit devant elles et entrent souvent dans la peau de gens auxquels elles n’étaient pas destinées.

Je disais tout à l’heure que le lynchage semblait être un peu en décroissance dans ce pays. Les duels deviennent aussi très rares, au moins dans les environs. Dans l’Orégon et dans le Colorado, l’usage s’en est conservé mais la fantaisie la plus grande préside à leur organisation. Dernièrement, les journaux ont parlé d’une de ces affaires. Un certain Hank Vaughan eut une discussion avec un ami. On jugea que l’affaire comportait une rencontre. Les deux adversaires furent mis en présence : leurs mains gauches étaient attachées l’une à l’autre au moyen d’un mouchoir. Chacun avait un revolver dans sa main droite. À un signal donné, ils commencèrent à tirer l’un sur l’autre. Quand on les releva, chacun d’eux avait six balles dans le corps : mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans l’affaire, c’est qu’ils n’en moururent pas. Deux mineurs du Montana ont imaginé une autre combinaison pour régler un différend survenu entre eux. Ils s’assirent sur des petits barils de poudre dont la bonde était ouverte. Chacun, armé d’une barre de fer rouge, cherchait à atteindre la bonde du baril de l’autre. Ils étaient tous les deux complètement ivres, de sorte qu’ils eurent quelque peine à réussir. Finalement un des barils éclata, mettant en bouillie le corps de celui qui était dessus ; mais il survint un incident auquel personne n’avait apparemment songé. L’explosion se communiqua au second baril, de sorte qu’il ne resta plus rien des deux adversaires.


Nous laissons les colonels s’expliquer et allons nous promener à l’autre extrémité de la station, où nous trouvons le P. Mac Glynn, le curé de Rapid, qui a une si belle pelisse en peau de loup gris que je le prends tout d’abord pour quelque grand seigneur esquimau en déplacement. Il a entendu dire qu’un ou deux fermiers catholiques viennent de s’établir du côté d’Œlrichs, à une cinquantaine de milles dans le Sud, et il va vérifier le fait.

— Moi aussi, je suis en tournée de round-up ! dit-il avec son bon rire irlandais.

Tout à coup le train arrive, qui coupe court à la discussion des colonels comme aux explications du révérend. Je n’ai que le temps de serrer la main à mes deux compagnons ; le conducteur crie déjà le traditionnel « All a board ! » je saute sur la plate-forme du car, et nous nous enfonçons dans l’obscurité qui couvre la Prairie.


En commençant ce travail, je le dédiais à tous ceux de mes compatriotes auxquels le dégoût des événements et la désespérance de l’avenir donnent des idées d’émigration. Autrefois, chez nous, personne ne songeait à émigrer, parce que tout le monde se trouvait bien chez soi. En France, il paraît qu’il n’en est plus de même maintenant, car le nombre est grand de ceux qui veulent quitter notre pays, et ce nombre augmente tous les jours. Je parlais de toutes les lettres que je reçois à ce sujet. Le dossier grossit dans des proportions qui m’effrayent. Ce ne sont pas les coquins qui veulent partir. Ils n’y songent pas, car ils n’ont jamais été plus heureux. Ce sont les autres, qui se voient ruinés et qui sentent que le temps est passé où il suffisait du travail et de l’honnêteté pour se relever. L’année dernière, un fermier des environs de Château-Thierry courait après moi jusqu’à Londres pour me conjurer de lui faciliter les moyens de passer en Amérique. Cette année, il y a quelques semaines à peine, je me trouvais au Havre : j’y ai vu un spectacle navrant. Sur le quai, attendant leur tour pour embarquer, il y avait soixante-huit paysans ; je causai avec eux. Ils venaient tous du même canton[2] de la Loire-Inférieure. C’étaient des ouvriers agricoles ou de petits propriétaires qui ne pouvaient plus vivre en France. L’un d’eux, qui avait quatre enfants, avait gagné en moyenne dix sols par jour pendant les quatre derniers mois ! Ils partaient pour le Canada. Six cents autres, du même canton, devaient les suivre dans le courant de l’été. Nos journaux s’apitoient toujours sur le sort des malheureux fermiers irlandais, chassés par des landlords sans entrailles. Ce qui obligeait ceux-là à quitter leur pays, c’est que là-bas, aux Indes, il y a des hommes qui peuvent travailler pour cinq sols par jour, parce que le climat leur permet d’aller tout nus et de vivre d’une poignée de riz, et que, par conséquent, ils peuvent fournir leurs denrées à ceux qui en ont besoin, à meilleur marché que tous ces pauvres diables qui sont des hommes comme nous.

Leur curé les avait accompagnés. C’est lui qui était chargé d’administrer les fonds mis en commun pour le voyage, que le gouvernement canadien défrayait d’ailleurs en partie. Le matin du départ, il leur dit la messe. J’aurais voulu y aller, je ne le pus malheureusement pas. Une personne de la ville qui y a assisté m’a conté ce qu’elle a vu. Parmi les émigrants, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants. Il y avait notamment une pauvre vieille de soixante-seize ans ! Tout ce monde pleurait à chaudes larmes. Le curé, lui-même très ému, leur adressa quelques paroles. On lui a peut-être déjà retiré son traitement. En tout cas, le gouvernement de son pays ne perd pas une occasion de le molester. Le dernier mot qu’il ait dit à tous ces misérables pour lesquels la France républicaine n’a plus de pain a été celui-ci :

« Allez ! mes enfants, puisqu’il le faut ; mais du moins, restez toujours Français et catholiques ! »

Il a dit « Français » avant « catholiques » ! C’était peut-être un lapsus : mais il l’a dit. Je connais d’estimables personnages qui détestent les prêtres parce que, disent-ils, ce sont des hommes qui n’ont pas l’ombre de patriotisme : ces mêmes personnages ont envoyé leur souscription pour le monument d’un officier déserteur, Armand Carrel, qui a fait le coup de feu contre les troupes françaises en Espagne.

Mais voilà que je m’écarte de mon sujet. Ce que je voulais établir, c’est qu’il y a malheureusement en France, à l’heure qu’il est, un grand nombre de gens, un nombre de gens beaucoup plus grand qu’on ne le croit, qui en sont réduits à songer à l’émigration. Presque tous pensent aux États-Unis. Quelles sont leurs chances de réussite ? Voilà la question que je voudrais traiter en quelques mots.

Posons d’abord un principe. Quand un étranger arrive dans un pays, il se trouve ordinairement, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, dans un état d’infériorité relativement aux gens du pays, parce qu’il ne connaît ni leur langue ni leurs usages et que, à mérite égal, ils aimeront toujours mieux avoir affaire à des compatriotes. Pour compenser cette infériorité, il faut :

Ou bien que l’émigrant ait des aptitudes tout à fait spéciales ; ceux-là se tirent d’affaire partout ; il est inutile de s’occuper d’eux ;

Ou bien qu’il se contente d’un salaire inférieur à celui que reçoivent, dans les pays où il va, les gens qui exercent des professions similaires.

Or, en ce moment, il existe en Amérique une crise terrible sur les salaires, due précisément, en grande partie, au million d’émigrants qui y arrivent chaque année. J’ai vu à Chicago un défilé de trente-cinq mille ouvriers sans travail, presque tous Allemands ou Autrichiens. Il est même bien intéressant de voir une république aux prises avec les problèmes que les organes républicains ont tant reproché aux monarchies de n’avoir pas résolus. À ces ouvriers sans travail et demandant du pain, on a répondu en les mitraillant. La liberté de la presse et la liberté de réunion, ces deux palladium — il faudrait peut-être dire palladia — de la constitution américaine, ont été aussi maltraitées l’une que l’autre. Sur les sept anarchistes condamnés à mort à la suite des troubles de Chicago, il y en avait un, à la rigueur, qui pouvait être considéré comme convaincu d’avoir jeté une des bombes qui avaient tué des policemen ; les autres étaient simplement des journalistes ou des orateurs auxquels on reprochait des articles ou des discours incendiaires. Je trouve qu’un journaliste qui excite à brûler un monument est tout aussi coupable que ceux qui suivent ses conseils, et j’estime que si l’un est condamné, l’autre mérite de l’être également comme complice. Mais je ne suis pas Américain, et je ne reproche pas toujours aux autres de ne pas assez respecter les droits primordiaux de l’humanité. La vérité est que si les Américains ont pu, pendant bien longtemps, supporter toutes ces libertés, c’est qu’ils étaient très peu nombreux dans un très grand pays. À mesure que leur population augmente, ils s’aperçoivent qu’ils ont à faire face aux mêmes problèmes que nous. Et ils ne les résolvent certainement pas mieux que nous.

En somme, le marché du travail est presque aussi encombré en Amérique qu’en Europe. Il n’en était pas de même il y a quelques années. Il y a trois ou quatre ans encore, il avait une élasticité extraordinaire. Les grandes industries de l’Est s’arrachaient littéralement les arrivants. Ils prenaient dans les manufactures la place des Américains, qui, eux, allaient défricher les terres de l’Ouest. Ces beaux jours sont finis.

Un émigrant qui ne peut compter que sur son travail a donc bien peu de chance de réussir, au moins pour le moment. Il n’en est pas de même s’il dispose de quelques capitaux et si, sans s’attarder dans l’Est, il pénètre tout de suite dans les régions peu peuplées de l’ouest du Missouri. Les capitaux y sont encore très rares. À la condition d’employer les siens judicieusement, on peut donc espérer tirer un gros revenu de ceux qu’on y apporte. Malheureusement, le nombre des industries y est bien limité. Jusqu’à présent, il n’y a guère que les ranchs. Ceux de bestiaux viennent de passer par une crise terrible. Tous ceux qui opéraient avec des capitaux empruntés, et il y en avait beaucoup, ont sombré. Ceux qui ont résisté ont, je crois, un bel avenir devant eux. Nos compatriotes semblent avoir été particulièrement heureux. Dans le Montana et le Dakota, il y avait, à ma connaissance, cinq grands ranchs de bestiaux appartenant à des Français. L’un d’eux est en déconfiture, mais c’est parce que son directeur a voulu spéculer ; un autre a changé de mains : c’est un Français qui l’a racheté. Les trois autres sont en pleine prospérité.

Les ranchs consacrés à l’élevage et à l’importation des chevaux d’origine française commencent à être assez nombreux. Le plus important est dans le Colorado. Il a été fondé par MM. Dunham et Studebacker avec cinquante étalons percherons et trois mille juments du pays. Ces messieurs vendent à part les meilleurs de leurs poulains mâles comme étalons de demi-sang. Pour leurs autres produits, ils ont des marchés passés avec des compagnies de tramways ou d’omnibus qui les leur prennent, dit-on, au prix moyen de 125 dollars, environ 630 francs. La moyenne de l’ensemble doit probablement se rapprocher de 1 000 francs. Outre leur élevage, tous ces établissements ont des stations de vente pour les étalons qu’ils importent chaque année.

Depuis vingt ans, les Américains viennent acheter dans le Perche nos plus beaux reproducteurs. Jusqu’à présent, le chiffre de leurs achats a été constamment en augmentant. Pendant combien de temps cela va-t-il continuer ? Pouvons-nous espérer que cela durera longtemps, ou devons-nous craindre de voir cesser un commerce qui fait la fortune de toute une région ? Cette question offre évidemment le plus haut intérêt : je voudrais la traiter en quelques mots avant de terminer.

Les Américains sont très satisfaits du résultat que leur donne cette importation, cela est certain. Mais on peut objecter qu’ayant maintenant un très grand nombre de nos meilleurs étalons et de nos plus belles juments, ils chercheront à produire chez eux le pur sang et que, s’ils y parviennent, ils se dispenseront naturellement de revenir chez nous.

J’estime que nous n’avons pas à redouter cette éventualité. Prenez les chevaux européens les plus massifs : Clydesdales, Shires ou Percherons. Transportez-les en Amérique. Dès la première génération, leurs produits, même ceux de pur sang, seront déjà plus minces et auront une tendance très marquée à s’affiner de plus en plus. À la troisième ou quatrième génération, le type sera déjà complètement modifié. Du reste, ce phénomène s’observe très nettement même chez l’homme. L’immense majorité des Américains actuels descend de parents irlandais ou allemands établis en Amérique depuis très peu de temps. La population se recrute constamment de nouveaux éléments venant d’Europe. On serait donc autorisé à croire que cette population ne doit pas avoir de type bien caractérisé, ou que, si elle en a un, il doit se rapprocher de celui des peuples dont elle provient. Il suffit de se promener deux heures dans les rues de n’importe quelle ville de l’Est pour se rendre compte que cette opinion est erronée. Probablement sous l’influence d’un climat et d’un sol très secs, il s’est formé, en un temps extrêmement court, une race américaine offrant un type très distinct de celui des Irlandais et des Allemands. Ceux-ci ont généralement une apparence assez massive et notamment des extrémités énormes. Les Américains, au contraire, sont pour la plupart grands, mais très minces. Les femmes ont assez souvent de tout petits pieds. Mais ce qui, chez elles, caractérise surtout le type, c’est une apparence générale très frêle, et notamment le peu de développement de la poitrine et des hanches.

Les Américains qui veulent avoir de gros chevaux seront donc toujours obligés de venir chercher en Europe des reproducteurs. Ceci ne fait pas de doute pour moi. Et ils continueront à venir les demander à la France, parce qu’ils ont reconnu que les chevaux du Clydesdale ne leur donnaient pas d’aussi bons produits. Ceci posé, on peut se demander quelle importance doit prendre ce commerce dans l’avenir.

Voici, selon moi, la réponse qu’il convient de faire à cette nouvelle question.

C’est surtout dans le bassin du Mississipi que cet élevage s’est développé jusqu’à présent. Ces régions sont peuplées actuellement par trente-cinq millions d’habitants, et cette population, principalement agricole, augmente chaque année, soit par l’émigration, soit par les naissances, de quinze cent mille âmes au moins. Il y a un rapport nécessaire entre le chiffre de la population et celui des chevaux dont elle a besoin. D’ailleurs, les compagnies de tramways et d’omnibus des grandes villes de l’Est commencent, elles aussi, à ne plus vouloir recruter leur cavalerie que de demi-sang percherons qu’elles font venir de l’Illinois. Notre marché va donc toujours s’élargissant.

Un journal très intéressant, le Live stock journal, estimait l’autre jour que la consommation annuelle des chevaux de trait aux États-Unis était d’environ seize cent mille chevaux. Il ajoutait que, pour faire face à la production nécessaire, il fallait environ soixante mille étalons.

Je crois que ces chiffres sont beaucoup trop faibles, car les Américains, surtout ceux des villes, usent vite leurs attelages. Rien qu’à Chicago, il faut chaque année trente mille chevaux nouveaux. Mais admettons qu’ils soient exacts. Un étalon ne dure pas en moyenne plus de dix ans. Il en faut donc au moins six mille chaque année. Le Perche en fournit trois mille ; le Clydesdale doit en envoyer environ un millier. L’appoint serait composé de demi-sang.

Nous pouvons donc non seulement maintenir notre exportation, mais nous devons même l’augmenter d’année en année, et cela dans une très notable mesure. Seulement il ne faudrait pas que cette prospérité grisât nos éleveurs… Or, malheureusement, ils me paraissent se lancer dans une voie bien dangereuse, en exagérant leurs prix d’une manière insensée. L’autre jour, au concours de Nogent-le-Rotrou, le même fermier a vendu trois poulains de deux ans 62 000 francs ; un autre s’est vanté à moi d’avoir acheté 4 000 francs un poulain à naître. L’émulation s’en mêlant, on en a acheté beaucoup dans les mêmes conditions 3 000 et 3 500 francs. C’est de la folie : qu’ils prennent garde que ces folies-là ne profitent à l’élevage anglais !


FIN.
  1. Si quelque lecteur s’est intéressé aux aventures de l’infortuné Tue ses ennemis pendant la nuit, il apprendra sans doute avec plaisir que cet intéressant Gros-Ventre vient d’être relâché. Espérons que ses squaws lui seront restées fidèles. Il aura bien besoin d’elles pour porter son mobilier lors des déplacements de la tribu, car il ne lui reste plus un poney. (Décembre 1888.)
  2. Saint-Mars-la-Jaille. Le même bateau emmenait également trois ou quatre familles de petits propriétaires de la Vienne, je crois.