La bise hivernale soufflait sans relâche à travers les arbres de la forêt, dont l’étendue semblait au lointain se fondre avec le ciel vif, troué par des étoiles.

Les chênes, les hêtres et les sapins peints par le givre et la neige, dont la nappe éblouissante enveloppait leurs assises, esquissaient sous les reflets d’une lune à face glaciale un immense palais de cristal aux voûtes étranges portées par des piliers multiples.

Celui qui n’a jamais parcouru les infinis boisés dans l’ombre, sera inaccessible aux grandes pensées qui élèvent l’homme au-dessus de l’humanité commune et matérielle, dont l’expression la plus haute et la plus basse est fixée dans les villes aux rues innombrables, où la nuit est combattue par le gaz et l’électricité. L’excessif civilisé, diminué par d’oisives habitudes, porte un cerveau stérile ; il faut que des peuples jeunes viennent féconder les mondes caducs. Malheureusement, à notre époque, il n’est plus guère de peuples jeunes. Et les forêts, mutilées par la hache que poussent les exigences de la vie, ont seules gardé sur terre des reflets de l’infini des cieux que la science moderne, malgré de vains efforts n’a pu diminuer.

Cependant la bise, transformée en ouragan subit, secouait les branches des vétérans et courbait les troncs des adultes, jetant par paquets sur le sol la neige entassée sur les rameaux qui, délivrés d’un poids accablant, se redressaient soudainement, tandis que des nuages, courant une course folle, passaient sur la lune ronde. Et les bois chantaient une chanson grandiose, orchestre merveilleux où chaque bruit de la nature faisait sa partie.

Au milieu de ce fracas des choses, dans un sentier disparu sous la neige, un homme de haute taille, précédé par le canon d’un fusil qu’il portait sous son bras, marchait d’un pas assuré, comme s’il eût été sur une route savamment tracée par un géomètre gouvernemental, fervent admirateur de la ligne droite.

Bientôt il pénétra dans une clairière qu’il traversa pour s’abriter derrière un buisson de houx, près duquel il déposa son arme. Puis il se mit à souffler silencieusement dans ses doigts que le froid avait engourdis.

Cette besogne urgente terminée, il consulta sa montre, un vieil oignon dont les grosses aiguilles étaient visibles presque par toutes les nuits, claires ou noires.

Il parut joyeux et sembla se féliciter de son exactitude. Enfin, après avoir sondé avec ses yeux les taillis dans tous les sens, satisfait sans doute de son examen et poussé par cette singulière manie, qui excite l’homme à parler, même quand il est seul, il se paya un court monologue :

— Bon, c’est le moment où les gardes du marquis descendent au village pour entendre la messe de minuit. Nom d’un chien ! s’ils manquaient cette cérémonie, que dirait Mme la marquise ? C’est le moment aussi de conter deux mots à ce vieux cornard que je guette depuis un mois. Estelle sera contente. Seulement, il est rusé, le vieux cornard. Mais Giraud est aussi fin que lui.

Une rafale, qui bousculait les chênes d’un val proche, aux mille sinuosités, faillit le renverser. Mais l’homme était solide, et sa casquette fut seule victime de la brusquerie d’une tourmente du Nord. Elle tournoya un instant dans l’espace, puis se fixa au centre du buisson de houx couvert de neige sur laquelle elle fit une tache noire.

Giraud ne parut pas autrement ému de l’accident. Il en avait vu de rudes, comme il disait, depuis son enfance, et le vent du Nord pouvait caresser ses cheveux sans faire frissonner la peau du crâne.

Un moment, il songea à reprendre à la touffe de houx son couvre-chef. Il fit quelques pas vers la tache noire, puis, soudainement, saisit son fusil couché sur la bruyère blanche et disparut derrière le buisson. On n’entendit plus que la voix de la bourrasque qui passait à travers les hêtres, les sapins et les chênes.

Alors, à l’autre bout de la clairière, sur la nappe de neige apparut une ombre gigantesque dessinée par la lune dégagée pour quelques instants des nuages noirs qui l’entouraient de tous côtés — une clairière céleste dans une forêt d’encre.

L’ombre demeura un instant et disparut pour faire place à un cerf aux bois magnifiques, qui s’avança au petit trot, suivi de son harem constitué par une dizaine de biches sveltes, dont les oreilles dressées avaient, au moindre tressaillement des feuilles, de petits mouvements convulsifs. Tout à coup, le dix-cors aperçut le point noir du buisson. Il s’arrêta net et examina curieusement cette chose insolite en reniflant l’air par ses narines dilatées. Un coup de feu retentit : l’animal fit un bond prodigieux et retomba lourdement sur le sol, tandis que ses compagnes affolées fuyaient éperdues dans toutes les directions.

Et l’homme sortit de son buisson ; il admira sa victime :

— Hé ! vieux rusé, fit-il, j’avais ben raison de croire que Giraud, le gâs Giraud, comme disent les gardes, était plus fin que toi. C’est tout de même, ajouta-t-il, t’as failli me faire prendre un rhume de cerveau.

Puis, après avoir reconquis sa casquette qu’il enfonça solidement sur sa tête, il se pencha vers le cerf, dont la poitrine trouée lançait un flot de pourpre sur la neige, mit son fusil en bandoulière et fixa une corde aux bois du défunt, qu’il traîna pendant une centaine de mètres jusqu’à un fossé bordant la route, ou plutôt le ehemin vicinal qui gisait au fond de la gorge à travers laquelle les rafales continuaient à mugir.

— Bon, dit le braconnier en précipitant la bête dans le trou plein de neige où elle disparut presque entièrement, attends-moi là, et pour t’empêcher d’avoir froid, j’te vas donner une couverture.

Il s’empara de deux fagots de genêts destinés à parfaire le toit d’une étable ou d’une maison, et les jeta sur le cerf. Puis il dévala vers la vallée à grands pas.

Dans le lointain, les cloches du village carillonnaient joyeusement, célébrant la naissance de l’Enfant-Jésus, appelant les fidèles à la messe de minuit. On percevait leurs tintements entre les coups de vent qu’accompagnait la longue plainte des chats-huants hurleurs.

Cependant Giraud marchait toujours ; son fusil démonté séchait sous sa blouse, sa casquette était soigneusement rabattue sur ses oreilles, que la gelée avait tout de même un peu mordues, tandis que les gardes de Mme la marquise faisaient une entrée solennelle dans l’église, dont les cloches toujours sonnaient, sonnaient toujours à toute volée.

— Estelle ! Estelle ! Dors-tu ?

— C’est toi, Giraud ?

— Eh oui, c’est moi.

— Feignant, l’froid t’a fait revenir !

— Mais non ; dépêche-toi de te lever. Y a du nouveau.

Une femme, petite et tordue de dos ; une chandelle de suif fumeuse à la main, vint ouvrir la porte d’une maison couverte de chaume, sorte de hutte dont les murs en terre jaune étaient troués par les crevasses.

— Tu sais, dit le braconnier, tu sais, Estelle, le vieux rusé…

— Eh ben quoi, le vieux rusé, il t’a encore joué le tour ?

— Vrai, c’était pas trop tôt, t’as raison, c’était pas trop tôt que je lui règle son compte. Il est dans le grand fossé du val Monnier.

— C’est pas des menteries, mon homme ?

Mon homme ! elle prononça ces deux mots avec une fierté intraduisible.

Car c’était « son homme », sa chose, ce grand gaillard qui atteignait presque six pieds, et tremblait devant cette petite femme à l’échine montueuse.

— Mais non, Estelle, c’est pas des menteries. Même que j’ai dit en l’abattant d’un coup de fusil, d’un seul coup de fusil : « C’est Estelle qui va être contente. » Dis donc, faudrait atteler le bourriquot vivement pour l’amener à la maison. Et puis, faudra que tu viennes. Il est lourd, le vieux rusé.

— Et les gosses ? ils vont rien gueuler.

— Ils dorment ben. Ils se réveilleront p’t’ête point ? Puis y a pas à s’amuser. Le père Billoin et Bizais, de la garderie, sont à la messe de minuit. S’agit de profiter de l’occasion.

— J’te crois, fit la femme qui s’habillait à la hâte.

Elle jeta sur ses épaules un large fichu de laine, reprit la chandelle de suif et tous deux sortirent de la maison pour aller tirer de son sommeil le bourriquot logé dans le cellier avec la pipe de cidre.

Et cinq minutes plus tard, côte à côte dans une carriole informe, qui ne comptait plus ses propriétaires, ils s’en allèrent dans la direction du val Monnier, bercés rudement par le trot sec de l’âne.

Giraud, un bras autour de la taille difforme de la petite infirme qu’il serrait amoureusement, lui murmurait à l’oreille :

— Eh bien ! es-tu contente, ma pauvre Estelle ?

— Mais finis donc, Giraud, s’écria la bossue, fière, heureuse de l’amour qu’elle inspirait à cet homme primitif de cerveau et colossal de structure. C’est pas le moment de songer aux bêtises. Combien que le père Ragneux, de Bernay, nous l’achètera, le vieux rusé ? Combien crois-tu, mon homme ?

— P’t’ête ben soixante francs, plus trente francs pour la tête. Tu sais, un dix-cors, ça plaît aux bourgeois pour leurs salles à manger.

— Ah ! bon sang du Christ ! nous v’là tirés du pétrin pour deux mois. Les gosses ont besoin de sabots et de bas. Mais j’saurai ben apitoyer la marquise sur mes petits. C’est son habitude à c’te dame de donner après Noël. Seulement j’ai pas été à la messe de minuit. C’est de ta faute, Giraud. Tu m’as fait coucher. Et puis j’ai pas eu le courage de me lever par ce froid de loup. Et tout de même j’ai été obligée de décanicher, mais c’en vaut la peine. J’dirai à la marquise que j’étais à l’église, derrière le gros pilier de la porte, aussi qu’elle était trop entourée, que je n’ai pas osé approcher, enfin tu sais, mon homme, toutes les raisons quoi, qui réussissent toujours à retourner c’te brave madame qu’a le cœur sur la main moyennant qu’on la supplie ; un compliment bien envoyé, ça la retourne d’un coup.

Et l’âne trottait, trottait de ce petit trot particulier à sa race, qui a raison, avec le temps, des plus longues distances.

Mais la cloche de l’église, la plus humble, tintait, indiquant que l’officiant en était à l’élévation.

Giraud appliqua un solide coup de trique sur la culasse du ministre, en s’écriant :

— Bougre ! faudrait se presser, Martin ; Billoin et Bizais vont regagner la garderie et je ne tiens pas à les rencontrer.

Ils approchaient toutefois du val Monnier et, lorsqu’ils s’engagèrent dans la gorge, la neige, qui avait cessé, se mit à tomber drue et la bourrasque redoubla de violence. L’équipage se fondit dans la tourmente et disparut comme par enchantement. Bête, carriole et gens devinrent invisibles. Seule, une rafale indiscrète apporta ces mots qui décelaient encore leur présence :

— Tu vas être rien contente, ma bonne Estelle, quand tu vas voir le vieux rusé.

Elle était curieuse l’histoire amoureuse de ce pygmée féminin et du braconnier qui avait hérité des vastes proportions architecturales de l’ancienne race normande.

Ils avaient fait connaissance dans une ferme où ils étaient domestiques, lui comme laboureur, elle en qualité de fille de ferme, espèce de bonne rurale à tout faire, depuis la préparation du manger des travailleurs, jusqu’à celle de la pâtée pour les cochons.

L’exploitation agricole qui leur avait donné asile et salaire, était une des plus importantes de la contrée. Située entre le Neubourg et la petite ville morte de Beaumont-le-Roger, sur le plateau fertile où les blés et les avoines poussent vigoureusement, elle constituait toute l’année une ruche où, contrairement à celles des abeilles, il n’existait pas de morte-saison. On y travaillait dur l’été, et, on ne chômait guère pendant que les froids sévissaient.

Pendant les chaudes journées on fauchait et rentrait blés, avoines, luzernes, trèfles rouges, vers l’automne on arrachait les betteraves, en hiver on labourait, ensemençait, et le fumier odorant, soigneusement tassé au centre de la cour, s’en allait sur de vastes chariots féconder la campagne.

On avait ri du patron, le père Beauvoisin, gros et plantureux bonhomme à la face rubiconde, lorsqu’il avait embauché Estelle Cousinard. Les bonnes gens du village avaient jasé :

— Quoi qui veut faire de c’te bossue ? s’étaient écrié les uns.

Des farceurs avaient risqué une hypothèse plaisante :

— Sans doute que sa femme est trop plate. Ça le changera.

Un autre accentuait la facétie par cette réflexion aussi vieille que philosophique :

— Tous les goûts sont dans la nature.

Certains, plus avisés, émettaient une idée raisonnable bien que superstitieuse :

— Hé ! les enfants, la bosse ça porte bonheur.

Cependant le fermier, parfait Normand, laissait dire et ne disait rien.

À toutes les plaisanteries, il opposait une réponse énigmatique fort en usage au pays des pommes :

— P’tê’t’e ben.

La vérité était qu’il avait trouvé à cet avorton de femme une activité surprenante, une aptitude au travail que des filles monumentales ne présentaient qu’à un degré bien plus faible.

— Je ne sais pas comment qu’elle fait, disait la mère Beauvoisin, — une Normande brune offrant l’épaisseur d’une planche — avec sa jambe croche et son dos soufflé, elle trotte aussi vite que moi et travaille une fois plus. Elle a du vif argent dans les veines. C’est dommage qu’elle soit comme ça.

Ce à quoi Beauvoisin répliquait :

— On ne peut pas se refaire.

Estelle Cousinard constituait, en effet, une horrible contrefaçon humaine. Outre sa double bosse, elle était affligée d’une claudication assez forte pour nécessiter l’emploi d’une béquille, lorsqu’il s’agissait de mener à bien une longue marche.

Sa stature était celle d’une naine. Mais la tête était remarquablement jolie. Un nez à la grecque, un front large, une petite bouche aux lèvres rouges et sensuelles, des cheveux châtains magnifiques constituaient un ensemble fort séduisant, et les yeux qui le complétaient, noirs, aux cils abondants de même nuance, lançaient des lueurs étranges dont les gas s’étonnaient :

— Elle vous en a des quinquets, c’te petite bossue, disaient-ils.

La nature parfois aime ces massacres d’êtres vivants. Là, c’est un veau à cinq pattes ou à deux têtes qu’elle enfante, ailleurs des frères Siamois ; sur un autre point terrestre, elle produit des becs de lièvre, des faces d’hommes à profils de singes ou des bossues-bancales terminées par des têtes de Vénus de Milo.

Le garçon des Thibout habitant le Tilleul-Othon, village voisin de l’importante ferme, avait fait une judicieuse remarque.

— Pour aimer Estelle faudrait lui mettre le corps dans un sac. Alors vous comprenez que la tête ne suffisant pas en ménage, on doit en faire son deuil.

Giraud s’était montré moins exigeant et la tête lui avait fait accepter le corps. Cette hérésie consistant dans le mépris des notions esthétiques habituelles, avait accaparé son esprit et ses sens.

Cet amour singulier était né de façon presque ordinaire.

Estelle Cousinard toutes les fois qu’elle rencontrait le beau gars normand, ne pouvait s’empêcher de lui lancer à la dérobée des regards admiratifs.

Vraiment ce n’était point la timidité qui la rendait aussi réservée. La bosse et sa claudication lui avaient donné le privilège consistant à n’être point surveillée. Qui donc aurait osé, disait défunt sa mère, toucher à la pauvre infirme ? Et on ne s’était point gêné devant elle, pour la même raison, dans les champs où les garçons sont entreprenants avec les filles, qui doivent se défendre un peu comme les juments ou les chiennes, dont le désir de maternité n’est pas encore éveillé. Aussi était-elle très fixée sur les choses matérielles d’amour.

Toujours en considération de son infirmité, on ne l’avait point écartée du lit de deux ou trois accouchées et l’histoire du chou sous lequel on trouve les enfants n’avait jamais eu aucun crédit près d’elle.

Pendant l’une de ces opérations naturelles, le médecin — il n’y avait pas de sage-femme au chef lieu de canton — lui avait dit, ce qui l’avait grandement effrayée :

— Tu sais, si pareille chose t’arrivait avec ton pauvre corps volcanisé, tu serais sûre d’aller à Monte-à-Regret.

Monte-à-Regret était le nom qu’on avait assigné au cimetière de Beaumont-le-Roger situé au-dessus de la petite ville, position fort critiquée par les hygiénistes locaux, qui accusent les morts d’empoisonner les vivants par l’intermédiaire des sources s’échappant du coteau sur lequel repose la nécropole.

Alors, par extension, on appelle tous les cimetières voisins des Monte-à-Regret, bien que, pour la plupart, ils soient situés en rase campagne.

Monte-à-Regret ! cette association bizarre de mots était restée, fixée, comme un boulet dans une pierre tendre, en son cerveau merveilleusement développé et qui n’était servi que par quatre membres grêles, dont l'un était trop court, le tout soudé à un corps ridicule.

Toutes les fois qu’un garçon, poussé par une curiosité explicable eomme toutes les curiosités, la bousculait un peu trop hardiment, la bossue entendait sa cervelle lui crier :

— Prends garde ! Monte-à-Regret.

Et la figure grave du médecin lui revenait à la mémoire immédiatement, grave d’abord, mais souriante ensuite, car le bon docteur avait été fort satisfait de l’adjectif volcanisé. Et tout en terminant son accouchement, il murmurait :

— Volcanisé, c’est bien cela, tout à fait cela. Merveilleux de justesse et d’application scientifiques.

Non, ce n’était point l’ignorance faite de désir instinctif et de crainte, qui constitue le charme des vierges, à laquelle il fallait attribuer sa timidité à l’égard de Giraud.

Cette timidité avait pour origine trois causes très différentes.

D’abord elle était amoureuse, parce qu’elle était infirme, de ce grand tas de chair à l’ossature puissante. Et les amoureux véritablement amoureux n’ont jamais pris pour devise : Audaces fortuna juvat.

Monte-à-Regret était aussi quelque chose qui la retenait, mais quelque chose de très lointain, comme l’apparition d’un spectre dans les ruines de l’abbaye de Beaumont, apparition certifiée par toutes les bonnes et saintes vieilles de la localité. Pourquoi, en effet, se serait-elle préoccupée de cette prédiction de malheur puisqu’il n’y avait pas de péril immédiat ?

Le troisième motif était des plus graves. Il ne faillait pas qu’on s’aperçût de cet amour impossible d’une naine bossue, boiteuse pour un garçon comme Giraud. Ah bien ! on en aurait fait un plat à la ferme. Et puis Giraud lui même ne se serait-il pas moqué d’elle ?

Cependant il lui semblait qu’il la regardait aussi parfois de façon singulière.

Ce manège dura assez longtemps. Mais, un soir, au fond d’une étable à vaches le dénouement survint brusquement, presque à leur insu, comme si l’accouplement monstrueux avait été préparé par de successifs préliminaires.

Après l’étable à vaches, ce fut celle à porcs. Lui aussi avait peur des plaisanteries et il se cachait encore plus soigneusement que la femme. En dernier lieu, ils élirent domicile en un grenier abandonné aux rats dans lequel Giraud transporta quelques bottes de paille. Ils ne se rencontraient plus que la nuit, quand le personnel de la ferme, accablé par les travaux du jour, dormait d’un sommeil de plomb.

Mais toutes ces précautions devinrent bientôt inutiles. Le petit ventre de la bossue prenait un développement inquiétant qui dépassait déjà, au bout du quatrième mois, la bosse antérieure.

Cependant ils patientèrent. Estelle, très inquiète, non pas de ce que dirait le monde ordinaire dont elle était bannie, mais des suites matérielles de son état, communiquait ses craintes à Giraud, lequel la rassurait de son mieux par des exemples et des banalités.

— Est-ce que Julie, la boiteuse, n’avait pas mis facilement au monde un gros garçon ? Est-ce que les choses qui paraissent impossibles, ne sont pas celles dont l’accomplissement est des plus aisés ? Bref, ça se passerait tout naturellement. Puisqu’il était fait, fallait bien qu’il s’en allât, le gosse.

Mais elle lui contait l’histoire de Monte-à-Regret.

— Ah ! mais tu sais, objectait Giraud, le docteur n’est pas infaillible. À preuve qu’il a condamné mon père deux fois qui se porte aussi bien que moi à l’heure d’aujourd’hui. Faut pas croire le pauvre homme comme parole d’évangile. Sans doute, suivant ce que dit ma mère, c’est plus commode d’enfourner que de défourner. Ça, c’est connu, mais du moment que l’affaire est en marche, l’moyen, dis, de l’arrêter.

Cependant le petit gardeur d’oies et de dindons, malicieux et pervers gamin de seize ans, qui avait la manie de surveiller la bossue, s’aperçut bientôt de sa nouvelle gibbosité. Il communiqua le résultat de ses expériences journalières au bouvier, un vieux de soixante ans, au chef branlant, avec lequel il s’entretenait et vaguait à travers les champs dépouillés de leurs récoltes, tandis que les troupeaux cherchaient leur vie.

Les vaches paissaient dans les luzernes ; attachées à des pieux de fer par de longues chaînes, elles broutaient sans relâche, les yeux fixés sur la portion de terrain qu’on leur avait permis de tondre. Les oies et les dindons, dans le chaume voisin, glanaient les épis oubliés. On se trouvait à cette partie de l’année où l’automne n’est pas fini, mais où néanmoins l’hiver commence.

Les pommiers n’avaient plus que quelques feuilles jaunes sur leurs branches et les ormeaux de la cour de ferme devenaient de plus en plus chauves chaque jour.

Et le gamin confiait au vieux :

— Pas vrai, père Mathieu, avez vous remarqué la petite bossue ?

— Ben sûr que je la vois tous les jours, comme toi, fieu.

— Oui, mais vous ne l’avez peut-être pas toisée comme moi ?

Le bonhomme se mit à sourire, un sourire glacial et bon de fin de vie. Les vieillards aiment les jeunes, quand les jeunes n’attendent rien d’eux, parce qu’ils sont l’image d’un temps regretté. Et le père Mathieu avait souvent surpris le gamin en train de taquiner Estelle.

N’étant pas encore assez âgé pour les filles à point, il s’exerçait sur l’infirme aux préludes de l’amour qu’il compléterait plus tard avec d’autres.

Or cela réjouissait l’ancêtre qui murmurait avec un soupir d’envie :

— Comme ça pousse, la jeunesse.

Mais il ajoutait aussi très mélancoliquement :

— Oui, mais ça passe trop vite.

Et le gamin continua :

— Pas vrai, père Mathieu, qu’il lui sort encore une autre bosse.

— T’es fou, morveux.

— Pas si fou que j’en ai l’air.

— Le fait est que t’es tout le portrait d’un « étoumiau », mais les étourniaux ne sont pas fous, à preuve qu’ils distinguent bien le chasseur d’un pauvre inoffensif comme moi. Pourtant, quant à ce qui est d’une nouvelle bosse, t’as dû voir double.

— V’n’avez pas remarqué les yeux que se font à table la petite bossue et Giraud ?

— Pour ça non.

— Eh bien ! il paraît que c’est vrai.

— Voyons, mais qui qu’est vrai, fieu ?

— Joseph les a surpris comme ils descendaient du grenier au-dessus du four.

— Pas possible ?

— Puisque je vous le dis.

— Mais qui qu’a peut faire de ce grand gas de Giraud, elle qu’est haute comme la botte du brigadier de Beaumont-le-Roger, ben plus petit que le gas Giraud.

— Demande-lui, père Mathieu. Toujours qu’elle a une nouvelle bosse. J’m’en suis assuré ce matin, en relevant ce gros fichu qui ne la quitte plus depuis quelque temps.

— Ah ben ! ce sera un malheur. Car le docteur Boulard a dit son mot là-dessus et c’est un gaillard qui n’se trompe guère, à preuve qu’il m’a crié dès en entrant dans l’étable, un jour que j’avais pris mal :

— V’s’avez une bronchite, père Mathieu.

— Tout de même qu’on va la faire enrager la petite bossue.

— Pourquoi ? fieu. C’est pas de sa faute si elle est comme ça. Elle est de chair et d’os comme nous tous.

Mais Joseph avait jasé déjà et le gamin ne voulut pas manquer sa partie dans le concert. Bientôt les deux autres filles de ferme furent au courant. Elles n’aimaient pas cette sale bossue qui avait l’estime du patron et la confiance de la maîtresse ; aussi ne manquèrent-elles pas d’informer cette dernière qui les rudoya :

— Dites donc, les filles, la même chose pourrait bien vous arriver, d’autant que v’n’êtes pas si dédaigneuses pour les garçons. Faut jamais rire du malheur des autres.

Toutefois, l’accident était drôle et méritait d’être confirmé. Aussi jugea-t-elle nécessaire de soumettre le cas à son mari, lequel sursauta d’étonnement.

— Tonnerre ! ah ben en v’là une histoire ! Moi qui l’avais prise parce qu’il me semblait impossible que les gâs… Enfin faudra s’assurer. Tâte-la un peu, la bourgeoise. Malgré ce que tu me contes je ne sais pas qui qu’a pu…

— Eh ben ! c’est Giraud.

— Mille baraques du diable ! c’est pas possible. Ce gros peuplier-là avec… Ah ! ben non, c’est pas croyable.

— Il paraît que c’est dans le grenier au-dessus du four que les choses se passaient.

— Après tout il est si bête, ce grand benêt.

Pendant trois mois Mme Beauvoisin observa et n’osa rien dire. Un jour elle était certaine, le lendemain elle doutait et ce fut Estelle qui, un après-midi, pendant que les domestiques mâles et femelles étaient aux champs, se décida à parler.

— Madame Beauvoisin, j’vas être obligée d’vous quitter.

— Tiens, pourquoi ça, ma fille ?

— Voyez-vous, madame Beauvoisin, il m’est arrivé un malheur.

— C’est donc vrai ce qu’on m’a conté ?

— Hélas, ça n’est que trop sûr.

Et la fermière, qui possédait la résignation rurale devant les faits accomplis, n’insista pas.

— Et où vas-tu aller comme ça, Estelle ?

— Giraud a loué une petite maison au Val-Gallerand.

— Et Giraud ?

— Si c’était de votre bonté de le garder ? Il n’ose pas vous causer, pas plus qu’au patron.

— Mais c’est un bon travailleur et vos affaires ne nous regardent pas.

— Merci, madame Beauvoisin.

— J’en parlerai à mon mari.

Et les choses se passèrent ainsi que l’avait voulu la bossue, dont la tête suppléait à l’insuffisance physique.

Elle eut sa maison et le père Giraud, après de nombreuses hésitations, finit par donner son consentement au mariage, à cause de l’enfant, un gros poupon du sexe mâle, fort et bien constitué, qui vint au monde assez aisément et démentit par sa naissance facile le noir pronostic du docteur Boulard.

— C’est ben la première fois qu’il se trompe, affirma le père Mathieu.

Quant à Giraud, il continua à travailler à l’exploitation Beauvoisin pendant quelque temps et son ambition consistait à y faire rentrer Estelle.

La ferme en effet était loin de sa maison. Il aurait bien mis les enfants en nourrice, si sa femme ne s’y était opposée, car il était venu un nouveau poupon, toujours merveilleusement bâti, douze mois après le premier. Et cette fois l’accouchement avait duré à peine quelques heures, suivant les prévisions nouvelles du médecin, lequel, après examen, avait changé d’avis.

— C’est un cas curieux, avait avoué Boulard, à ses clientes de la bourgeoisie qui s’étonnaient du phénomène. La nature est parfois bizarre dans ses exceptions.

Auprès des hommes il était plus explicite, malgré la discrétion médicale, bien connue ! ! !

Mais le secret professionnel n’est absolu que pour les clients riches. Et puis vraiment le cas était trop curieux pour ne pas être communiqué à l’Académie de médecine sous forme de mémoire où le phénomène était désigné par une initiale.

La relation était intitulée :

— Contribution à l’étude de l’accouchement dans les rétrécissements partiels du bassin.

Elle commençait ainsi très scientifiquement :

— Il nous a été donné d’observer dans notre pratique une femme G…

Il avait opéré des mensurations externes et internes ; mais les conclusions du rapport n’étaient pas très claires. Il résultait de cette étude que le rétrécissement était infinitésimal et qu’il n’existait peut-être pas du tout ; ce qui démentait totalement le titre de la brochure.

Mais cela importait peu vraiment : ce travail qu’il avait distribué aux fortes têtes de la localité avait orné son front d’une auréole. On disait couramment à Beaumont-le-Roger :

— Notre savant docteur a fait une communication des plus intéressantes à l’Académie de médecine.

Cela le posa aussi près des confrères, en ce sens qu’ils n’osèrent plus refuser de l’appeler en consultation, tout en pensant très naturellement qu’ils étaient plus forts que lui. Et l’escarcelle de Boulard s’arrondit assez pour lui faire dire après Beauvoisin :

— Une bosse, décidément ça porte bonheur.

Or, ce qui cause le bonheur des uns fait souvent le malheur des autres. Giraud devint jaloux. Il quittait son travail pour constater à l’improviste ce que faisait la bossue pendant son absence.

Et puis les camarades se moquaient de lui :

— Qui que tu fais de ta femme, Giraud ? Pour sûr que tu dois la perdre dans les draps ! Prends garde qu’on ne te la vole.

Les esprits simples sont faciles à impressionner. Les plaisanteries, qui s’adressent à ceux dont la réplique est difficile, deviennent des méchancetés qui confinent à la férocité.

Giraud comprit que la vie ordinaire, avec sa nature faible d’esprit enfermé dans un corps vigoureux, n’était plus faite pour lui.

D’ailleurs, Estelle, heureuse d’avoir une maison et des enfants, s’obstinait à repousser l’idée de rentrer à la ferme.

Alors il abandonna le labour et se fit braconnier. Non point qu’il se consacrât exclusivement à cette carrière proscrite par le code, comme toutes les libertés absolues ; mais il allait travailler a la journée de-ci, de-là, labeur intermittent qui lui laissait une indépendance relative et toutes ses nuits qu’il partageait entre Estelle et l’affût.

Le garçon de ferme ne peut guère s’absenter pendant la semaine, à moins qu’il ne demeure dans le village même où il travaille, ce qui est une exception ; car les propriétaires ou les fermiers préfèrent avoir constamment leurs domestiques sous la main. Et puis le voisinage de la famille de ces derniers est un inconvénient qu’ils savent éviter.

Ils comptent sur l’éloignement pour empêcher des visites trop fréquentes qu’interdit la lassitude quotidienne.

D’ailleurs tous les ancêtres de Giraud avaient plus ou moins braconné. Son père ne se refusait point ce plaisir ; mais il trouvait le métier trop dangereux et préférait vivre en cherchant des ressources ailleurs.

Il possédait quelques arpents de mauvaise terre qu’il cultivait avec acharnement. Il avait même trouvé moyen de faire du braconnage légal en semant sur la lisière de la forêt des céréales suggestives pour le gibier.

Il avait fait d’une pierre deux coups ; car il demandait au marquis de Curvilliers, dont le château s’élevait fièrement, bien que d’architecture commune, au centre de Beaumont-le-Roger, une indemnité annuelle légitimée par les dégâts imputables aux lapins qu’il fusillait outrageusement deux fois par semaine.

Les cerfs et les chevreuils qui s’aventuraient sur ce terrain étaient reçus de la même façon. Seulement cette chasse n’était pas absolument légale ; car le Conseil général n’avait pas encore assimilé cette catégorie de gibier à la classe des animaux nuisibles, dont les lapins font depuis longtemps partie.

Mais le père Giraud les faisait passer près du marquis pour tels.

— On m’a conté, Giraud, que vous avez tué la semaine dernière un de mes chevreuils, disait M. de Curvilliers.

— C’est des menteries, affirmait le bonhomme. On veut me faire du tort près de M. le marquis.

— Enfin mon garde Billoin vous a entendu tirer dans la nuit de jeudi. Vous voyez, je précise.

— J’en conviens, monsieur le marquis, mais c’était pour effrayer ces maudits lapins qui saccagent tout. Si je ne tirais pas quelques coups de fusil deux ou trois fois par semaine, il ne me resterait rien dans mes champs et monsieur le marquis aurait gros à me payer.

Et M. de Curvilliers n’insistait pas, sachant par expérience que les indemnités auraient été doublées par les tribunaux, ce qui n’eût point diminué le braconnage. Il préférait transiger tacitement avec ses riverains.

Et le père Giraud continuait son petit commerce d’indemnités, de lapins, de cerfs, de biches et de chevreuils.

Si son fils était resté avec lui il en aurait fait son associé. Mais le gâs avait pris femme, s’était mis en famille, deux gosses étaient venus, et chacun tirait de son côté !

Au jeune, la forêt, au vieux, la lisière.

Cependant, ils s’entendaient quelquefois pour un bénéfice commun. Albert, ce cher Albert, comme disait le père Giraud, se chargeait de rabattre vers les champs paternels le gros gibier effrayé par les affûts successifs. Le bonhomme, dans une cabane primitive, qu’il avait construite et machinée pour l’affût, attendait le moment de faire un beau coup de fusil. Et son « fieu » trouvait souvent le moyen de prendre les fuyards à revers et de leur infliger des pertes sensibles.

La forêt de Beaumont-le-Roger est une des plus pittoresques et giboyeuses de Normandie. Le marquis de Curvilliers en est justement fier et ses chasses à courre sont célèbres dans la contrée et le monde select qui s’intéresse à ce genre de sport.

Les cerfs et les biches y sont tellement nombreux qu’ils causent des préjudices sérieux dans les jeunes ventes où les taillis mutilés ne poussent que lentement. Aussi M. de Curvilliers ne se préoccuperait guère des braconniers, s’ils ne s’attaquaient pas de préférence aux dix-cors sans lesquels ses chasses n’auraient plus d’attraits.

Cependant ses gardes, par excès de zèle, exagération commune chez les subalternes, faisaient des procès le plus souvent qu’ils pouvaient. Mais, quand les faits n’étaient pas trop graves, quand il ne s’agissait que d’une ou plusieurs biches, l’affaire se terminait par une admonestation sévère et une petite gratification aux gardes qu’offrait le marquis.

— Tenez, disait-il au délinquant, voilà un louis. Vous donnerez dix francs au garde et le reste sera pour attendre que vous vous procuriez de l’ouvrage.

Chacun y trouvait son compte. Le garde empochait dix francs, le braconnier aussi, et le marquis protégeait par la reconnaissance ses dix-cors. Les biches, il en restait toujours trop.

Il n’y avait que les braconniers de race, ceux pour qui l’affût était une passion, qui se moquaient du château et agissaient à leur guise. Pour ceux-là, M. de Curvilliers était impitoyable. Ils le savaient et leur capture était presque impossible à tenter, parce que le garde qui les rencontrait aurait risqué sa peau, s’il avait voulu leur dresser procès verbal. Or exposer sa vie pour un dix-cors était une extrémité fâcheuse devant laquelle presque tous les forestiers hésitaient. Ils préféraient de beaucoup fermer les yeux.

Le vrai braconnier obéit à un instinct ainsi que le chien de chasse, instinct qu’il tient sans doute de race comme ce dernier. Il braconne parce que ses pères ont braconné, parce que, ainsi que disait l’un d’eux, c’est dans le sang.

D’ailleurs l’homme primitif n’était qu’un braconnier. C’est la naissance des sociétés qui a créé des règles inconnues à l’origine. La propriété n’existait pas en dehors de ce que chaque être vivant s’emparait pour vivre, et le vol consistait à lui enlever ce que son intelligence ou son instinct lui avait fait découvrir.

Le vol, si on se reporte aux premiers âges, peut être défini par cet exemple :

« Un chien trouve et ronge un os. Un autre chien survient et le lui enlève. Voilà le vol. »

Sans travail, sans aucune peine autre que celle de le prendre, ce quadrupède fainéant s’est emparé de ce qu’un confrère avait conquis par la seule raison du plus fort.

Or les faibles, qui sont les plus nombreux, s’unirent pour triompher de l’exception en qui réside la force supérieure à chaque isolé.

Mais le braconnage, c’était jadis la lutte pour l’existence, c’était la lutte d’une espèce contre plusieurs autres créées pour la nourrir, comme elles nourrissent le loup, le renard et dans d’autres contrées les lions et les panthères.

On a détruit les loups, les renards, les lions, les panthères et tous les carnassiers. On a domestiqué le chien. Mais, si l’homme voulait détruire entièrement le braconnage, il lui faudrait anéantir sa race. En effet, pourquoi les uns auraient-ils le droit de chasser et les autres point ?

Est-ce que les populations maritimes ne vivent pas de la mer ? Pourquoi celles qui avoisinent les forêts ne vivraient-elles pas d’elles ?

Pourquoi, parce qu’il est des règles modernes ou anciennes édictées par les sociétés. Sans doute elles ont raison dans l’état actuel de choses où la réglementation à outrance est, paraît-il, de toute nécessité, bien que les cerfs et les biches, s’ils ne servent pas à l’alimentation, ne semblent pas avoir plus d’utilité que les loups et les renards.

Mais ce que les sociétés n’ont pu détruire, ce sont les instincts primordiaux qui poussent impérieusement l’homme à chasser ici et là-bas à pêcher. Elles sont en lutte constamment contre ces instincts et ces instincts parfois les culbutent.

De quel côté est le vrai, de quel côté le faux ? Voilà ce qu’il est impossible souvent de découvrir. Les sociétés dans telles circonstances ont le bon droit pour elles, dans d’autres ce sont les instincts. Ce qui revient à dire que la perfection est insaisissable et que dans bien des cas l’indulgence s’impose.

À l’instinct chez le braconnier est venue s’ajouter une autre cause impulsive :

Le danger est, pour beaucoup, un attrait.

S’il n’y avait pas de gardes, il n’y aurait peut-être pas autant de braconniers. Le fruit défendu est si tentant.

Et puis c’est agréable de mettre son semblable dedans.

— Les forestiers sont bien malins, disait en souriant un vieil habitué des bois, mais ils n’ont jamais pu me pincer tout de même.

N’est-ce pas un retour aussi aux âges de liberté absolue ? Et quels décors, quel théâtre ! Des hêtres gigantesques, des chênes centenaires formant des voûtes impénétrables, des gorges ombreuses, des sources jaillissantes, des ténèbres là, des éclaircies plus loin et cet air spécial aussi vivifiant que celui de la mer, dont les dangers et la monotonie séduisent les marins parfois jusqu’à l’engloutissement final.

Est-il possible vraiment d’éteindre toutes ces aspirations dans le cœur de l’homme qui habite près des immensités boisées ? N’est-ce point la tentation de tous les jours ? N’est-ce point de la barbarie d’interdire absolument à ces êtres humains, dont la rudesse n’est pas entièrement éteinte, une satisfaction que le séjour des villes n’empêche pas parfois de regretter ?

Cela constitue un problème insoluble, comme la plupart des problèmes sociaux. Tout s’arrangerait si de part et d’autre on était plus tolérant.

Car c’est toujours l’histoire des deux chiens dont l’un tient l’os, objet de convoitise pour l’autre. Quand il y a plusieurs os, cette lutte est sans intérêt. Mais quand il n’y en a qu’un et que l’autre crève de faim, la thèse change.

Si des drames sanglants se produisent dans les rencontres de gardes et de braconniers, des catastrophes surviennent aussi en d’autres circonstances où elles prennent le caractère d’accident.

Une nuit les anciens de la forêt résolurent de tenter une expédition.

Ils étaient huit, résolus, habiles tireurs, et leurs familles avaient besoin de secours sérieux pour passer l’hiver qui s’annonçait rigoureux. La forêt donnait bien le chauffage ; mais il ne suffit pas d’avoir chaud. Il faut manger en outre.

Dans ces cas extrêmes ils mettaient à contribution le gibier du marquis de Curvilliers et organisaient une battue originale et fructueuse.

Il y avait les deux Giraud, Lanfuiné du Noyer, Lorillon et Tâcheux de Gouttière, Laurent et Langlois de la Soudière, villages semés sur la lisière de la forêt. Lorillon prêta sa carriole et son cheval et, vers minuit, fit monter dans son véhicule d’abord Tâcheux, au point de départ, puis tous les autres qu’il trouva sur la route de la Ferrière-sur-Risle à Beaumont-le-Roger, qui coupe la forêt en deux parties inégales.

Quand ils furent parvenus vis-à-vis un taillis nouvellement coupé et dont les jeunes pousses tentent les animaux, Laurent descendit et s’engagea dans un sentier qui se perdait sous une futaie ombreuse. C’était à lui qu’était dévolu le rôle de rabatteur.

Puis la carriole continua d’avancer et le eheval, dressé pour ce genre de chasse, marchait d’un pas égal très tranquille, les rênes sur le dos, accrochées par leurs extrémités postérieures à la poignée de la mécanique.

Deux troupeaux de biches et de cerfs paissaient à quelques centaines de mètres de la route, inconscients du danger, les voitures ne leur inspirant aucune méfiance.

Soudain prises d’une frayeur explicable pour les braconniers, les bêtes se dirigèrent au galop vers la route. Quand elles furent à cinquante mètres de la carriole, un feu roulant les terrifia, d’autant que quatre d’entre elles s’abattirent sur la fougère très haute en cet endroit. Les autres firent demi-tour et s’enfuirent dans toutes les directions. Mais Giraud fils, l’un des plus adroits tireurs, avait eu le temps de glisser deux autres cartouches dans son Lefaucheux. Il descendit une biche affolée qui passait la route à dix mètres de la voiture.

— Dommage, fit-il, qu’il n’y en ait plus. Il me reste encore une cartouche dans le canon gauche.

Il regardait sa victime se débattant dans un fossé ; les fougères jaunies par les premières gelées s’agitèrent, comme si un animal les écartait pour passer. Un buisson de houx contribuait à celer la cause de cette agitation.

— Tenez encore une, père Lorillon, à qui je vais enlever le goût du pain.

Il épaula vivement et, malgré les observations de Langlois qui craignait la venue des gardes, tira au jugé. Les fougères restèrent immobiles. Mais ils étaient tous, à l’exception de Lorillon, descendus de la carriole pour ramasser le butin. Ils étaient assez tranquilles, sachant que les gardes faisaient une ronde dans une partie opposée de la forêt.

Toutefois ils se dépêchaient, car les forestiers avaient dû entendre la fusillade et couraient sans doute à perdre haleine dans leur direction.

Ils chargèrent vivement les quatre premières victimes, deux cerfs et deux biches, puis amenèrent la carriole près de la cinquième qui gisait dans le fossé, tandis que Lorillon surveillait avec ses petits yeux gris, habitués aux obscurités de la forêt, les avenues et la route.

— Et Laurent qui ne revient pas, s’écria tout à coup Lanfuiné. Pourvu qu’il ne se soit pas fait pincer !

— Ah bien ! nous serions propres, dit Lorillon. Dépêchons, les enfants. Ces diables de gardes, on les croit quelquefois là-bas et ils sont tout près.

Pris de peur, tous escaladèrent la carriole qui fit demi-tour, puis elle disparut dans la direction de La Ferrière avec un grand bruit de ferraille qui couvrait presque entièrement le galop du cheval.

Au bout de cinq cents mètres ils se rassurèrent et Lorillon modéra l’allure.

— C’est-i’bête, s’écria Giraud fils, d’avoir peur comme ça.

— T’es farceur, toi, répliqua Lorillon. Je ne tiens pas à me faire coffrer. J’ai déjà deux condamnations sur le dos. Mon affaire serait mauvaise. Si Billoin reconnaissait ma carriole, ça suffirait, mon fieu. T’as un bon coup d’œil et t’es pas manchot ; c’est pour c’motif que les vieux te mettent toujours d’la partie dans les bons coups. Mais t’es jeune, et t’n’as pas encore notre expérience.

Et le cheval continuait toujours son chemin au trot allongé.

— C’est tout de même embêtant de laisser une bête dans le bois.

— Faut pas être trop gourmand, répliqua le père Giraud.

Mais son fils, piqué par la curiosité d’une part et désireux de montrer aux anciens qu’il était aussi courageux qu’adroit, dit en sautant de la carriole :

— J’vais voir c’qu’est devenu Laurent. Papa donnera en passant mon fusil à Estelle.

Et il disparut dans la forêt, tandis que le père Giraud murmurait :

— C’est jeune, ç’a la tête chaude.

Et les braconniers, réduits à six, ne songèrent plus qu’à mettre leur butin en sûreté.

Cependant le mari de la bossue se dirigeait au pas de gymnastique vers le théâtre de leurs exploits : car il fallait qu’il se pressât, s’il voulait arriver avant les gardes. Il n’avait guère que huit cents mètres à parcourir : ce fut l’affaire de quelques minutes.

Quand il atteignit la jeune vente et les fougères, le braconnier, avant de sortir du fourré, regarda de tous côtés mais ne distingua aucune silhouette de garde.

Toutefois il savait que les forestiers ont l’habitude de pratiquer l’affût contre les braconniers de même que ces derniers contre le gibier.

Aussi, au lieu de continuer à marcher, il se mit à ramper sous les fougères jusqu’au point bien fixé dans sa mémoire où l’animal avait dû tomber.

Quand il y fut parvenu, ses mains rencontrèrent quelque chose d’étrange qui ne ressemblait en rien à une biche.

— On dirait un bonhomme, pensa-t-il.

Puis l’idée d’un garde embusqué là s’empara de son cerveau, et d’un bond il fut debout disposé à s’enfuir à toutes jambes. Mais rien ne bougea.

Alors il écarta doucement les fougères et aperçut un homme immobile étendu, le ventre à terre.

— Bon sang de Dieu ! s’écria-t-il, on dirait Laurent.

Il s’assura qu’il ne se trompait pas. Une nappe de sang que la lune éclairait vaguement s’échappait en s’arrondissant de dessous sa poitrine plaquée sur le sol.

— Bon sang de Dieu ! répéta-t-il, c’est Laurent.

Il leva les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin que ce n’était pas de sa faute, et regagna à grands pas le fourré où il disparut.

Et le mort resta sous la fougère, au pied d’un chêne solitaire le couvrant de son ombre, tandis que la lune pâle, qui venait de se lever, montait sur l’horizon.

Au bout d’un quart d’heure, les gardes survinrent. Ils avaient bien entendu les détonations, mais des échos nombreux dans cette partie de la forêt les avaient induits en erreur. Ce fut le dernier coup de fusil, celui qui avait tué raide Laurent, dont le bruit unique fit trouver à leurs oreilles devenues attentives la direction probable. Encore se trompèrent-ils de quelques centaines de mètres.

Il y avait Billoin, Bizais, Bourgougnon, Foulon, Beaupré et le garde-chef Loriot.

Ils traversèrent la route à l’endroit même où la carriole avait fait demi-tour. Une pluie assez abondante, tombée dans la soirée, avait détrempé ila route. Le tracé des roues était très apparent. Quelques gouttes de sang éclairées par la lune apparaissaient nettement.

— Pas besoin de chercher plus longtemps, chef, dit Billoin. Voilà l’endroit où ces brigands ont chargé. Ah ! ils ont fait leur grand coup ce soir du côté opposé où nous les guettions. On ne peut pas être partout.

— Filons, opina Loriot. Que personne ne souffle mot de l’aventure. Nous serions traités d’imbéciles par monsieur le marquis. Car ce sont les vieux qui ont donné ce soir et monsieur le marquis leur garde une dent.

Ils se disposaient à partir ; mais Beaupré, un curieux, voulait savoir combien ils en avaient démoli.

— C’est facile, chef, dit-il. On va suivre leurs traces dans la fougère que les bêtes ont couchée à la place où elles ont tombé.

— À quoi ça nous avancera-t-il ?

— À rien, pour savoir.

Et le garde commença ses investigations. Chez l’homme qui fréquente les bois, le sens de l’observation, sens moral au service duquel sont attachés les cinq sens matériels, est très développé. Les traces laissées sur le sol par les animaux n’ont pas de secrets pour lui. Il vous dira : « Un lièvre a passé là, voilà le pied d’un dix-cors. » Le sol est pour lui un livre qu’il lit couramment.

— Tenez, chef, disait Beaupré, voilà une de leurs foulées, ça fait une ; je continue en travers où je vais retrouver les autres qui aboutissent toutes forcément à la route. Et de deux. Voici la troisième. Bigre, il y en a encore une quatrième. Je crois que c’est tout, mais je vais cependant jusqu’au chemin qui tombe au carrefour des quatre routes.

Tout à coup il buta et tomba en jurant et sacrant, puis ses camarades l’entendirent s’écrier :

— Tonnerre de Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Ça, c’était le cadavre du pauvre Laurent. Il héla ses collègues.

— Hé là-bas ! venez donc par ici. C’est pas un cornard ni une biche, c’est un homme.

Tous accoururent.

Beaupré se disposait à relever le corps.

— N’y touchez pas, bon sang ! s’écria Loriot. Faut aller chercher les gendarmes.

— Mais s’il n’était pas mort ?

— Taisez-vous, il est presque froid.

— Qui que ça peut être ?

— Je n’en sais pas plus long que vous là-dessus. On le reconnaîtra toujours plus tard. Mais je vois bien de quoi il retourne. C’est leur « rabatteur » qu’ils ont canardé. Vous, Billoin, allez avec Bizais réveiller le brigadier. Ah ben ! Vous avez tout de même eu une fichue idée. Beaupré. Sans vous, nous étions foutus. Monsieur le marquis en aurait fait un tapage. Vous irez l’avertir, Bizais, tandis que Billoin reviendra avec les gendarmes.

Cette catastrophe mit la gendarmerie et le château sens dessus dessous, suivant l’expression de Billoin. Les gendarmes allèrent réveiller le juge de paix, lequel envoya un exprès au parquet.

Le marquis fut consterné. Il y avait chasse le lendemain, précisément sur cette garde. Les piqueurs avaient relevé le pied d’un dix-cors. Les invités de Paris étaient arrivés.

— Ah ! les gredins, s’écriait-il, les gredins !

Cependant le fils Giraud ne perdait pas son temps. Une heure lui suffit pour parcourir la distance qui le séparait de la maison de son père.

— Bon sang du Christ ! ce n’était pas le moment de flâner.

Le père Giraud dormait déjà du sommeil du juste et, quand son fils frappa discrètement au volet pour ne pas éveiller les voisins, il entendit très distinctement le ronflement paternel qui franchissait aisément les limites du logis.

Il dut réitérer l’appel deux ou trois fois ; enfin le bonhomme s’éveilla. Mais, comme les Normands, surtout quand ils sont braconniers, ont un naturel prudent, il n’ouvrit la porte qu’après s’être assuré de l’identité du visiteur :

— Eh ben qui que tu me veux, gâs ? Tu sais, c’est pas raisonnable de faire lever un homme fatigué comme mé. J’suis plus jeune, moi, vois-tu.

D’un trait, très émotionné, son fils lui expliqua ce qui l’amenait.

— Tonnerre de Dieu, en v’là une histoire, grommela le vieux. Mais ne faut pas te désoler, mon fieu. Pas vrai, c’est pas de ta faute. Et puis, ajouta-t-il philosophiquement, le métier a ses dangers. Y a deux ans, l’marquis a ben tué d’un coup de fusil un de ses rabatteurs. C’était pas p’us de sa faute que ce n’a été de la tienne, et il n’en mange pas moins pour ça tous les jours. Inutile de te mettre la tête aux pieds. D’abord c’t’opération ne ressusciterait pas ce pauvre Laurent. Seulement va falloir aviser et prévenir les camarades. Cette nuit, c’est pas possible ; toute la gendarmerie doit être sur pied. Les gardes trimballent dans le bois avec la valetaille du marquis. Fiche le camp chez toi, fieu et tâche de n’être pas vu en route. Car les langues, tu sais, ça tourne sans qu’on leur demande. Demain, de bonne heure, j’irai causer à Langlois, puis à Lorillon qu’est parti porter chez Ragneux, à Bernay, l’bétail. Heureusement que c’est destiné à être consommé sur place : ces gueux de gendarmes vont pour sûr surveiller les gares et ça serait dangereux d’expédier à Paris. Envoie donc tout de même ta femme : elle n’est pas maladroite et ce sera une occasion d’acheter que’que chose pour les mioches. Tiens, v’là cent sous, faut bien que le grand-père habille un peu ses petits-enfants. Seulement dis-lui ben de prendre garde qu’on ne la remarque pas chez Ragneux. Vas-y avec elle plutôt par le premier train qui part à six heures de Beaumont. T’iras tout seul chez Ragneux par la raison qu’Estelle est trop reconnaissable. Et puis vous aurez été pour tout le monde acheter des vêtements aux mioches. Heureusement que ce pauvre Laurent est vieux garçon ; il ne laisse personne dans la peine.

Telle fut l’oraison funèbre du braconnier. Dans ce métier les choses sentimentales sont inconnues.

Le marquis de Curvilliers dut transporter sa chasse à l’autre bout de la forêt mais, par un hasard prodigieux, le cerf se fit prendre à l’endroit même où Laurent avait été frappé, comme l’autopsie venait d’être terminée. Or le médecin de la sous-préfecture disait à ce moment au procureur de la République :

— Fichtre, il ne l’a pas manqué. Deux chevrotines en plein cœur.

Et la meute à l’hallali complétait l’oraison du père Giraud. Les aboiements furieux, glas d’un nouveau genre, faisaient tressaillir la forêt. Cette coïncidence lugubre impressionna vivement les chasseurs, la magistrature et même les gendarmes, gens impassibles par métier. Toutefois un braconnier ne pouvait rêver de plus magnifiques funérailles.

Le mort ne parut pas très intéressant et le parquet s’occupa mollement de rechercher le coupable.

Au bout de deux mois les sept braconniers, rassurés, firent dans la nuit une sorte de pèlerinage. Ils allèrent, comme d’autres vont dans les cimetières à la Toussaint ou à des anniversaires près des tombes ou des ossuaires des champs de bataille, prier pour le repos de l’âme du camarade à la place même où il était tombé et Lorillon, sculpteur primitif, dessina avec son couteau sur l’arbre au pied duquel il était mort, un cœur troué sur lequel il planta une croix.

Cet accident s’était produit six mois avant Noël. Ce qui n’empêcha point le fils Giraud de continuer ses exploits cynégétiques dont la mort « du vieux rusé » n’était qu’un épisode.

D’ailleurs le braconnier est comme le marin qui, sauvé miraculeusement d’un naufrage, ne peut abandonner la mer. L’un a la nostalgie de la forêt comme l’autre la nostalgie de la mer.

S’il n’avait pas épousé la petite bossue, peut-être Giraud n’aurait-il point quitté le labeur, étant d’une nature paisible. Mais dès qu’il eut goûté à nouveau au braconnage, l’instinct qu’il tenait de plusieurs générations redevint prépondérant.

Le métier du reste n’est pas mauvais. Beaucoup de petits rentiers ont élu domicile à Beaumont-le-Roger. Ces gens, comme tous les bourgeois, sont assez gourmands. Ils achètent volontiers en temps prohibé un cuissot de chevreuil, un lapin de garenne, un faisan, voire même des truites, quand la pêche est interdite.

Le commerçant retiré des affaires avec une fortune et des petits revenus tient à singer le grand seigneur. Le jour où il offre à déjeuner ou à dîner à des amis, il aime servir sur sa table des mets qui s’évadent de l’ordinaire.

Et, lorsque le cuissot de chevreuil ou le filet de biche fait apparition, l’amphitryon ne manque jamais de dire :

— Hein ! il n’y a pas que le marquis qui mange de ça !

Il cligne de l’œil d’un air entendu et ses convives l’imitent, tandis qu’il savoure son triomphe plus que la chair de l’animal. Les invités cependant, tout en mangeant avec une satisfaction évidente cette viande dérobée à la forêt, songent in-petto à la revanche qu’ils ont à prendre. Ils tâteront Lanfuiné du Noyer ou Giraud du Val-Gallerand ou Langlois de la Soudière.

— Il me faudrait bien pour dimanche en quinze quelque chose.

En général les braconniers se font un peu secouer l’oreille avant de répondre affirmativement. Il convient en effet de tirer le meilleur parti possible de l’occasion offerte.

— Ah ! c’est que c’est ben « dandilleux ». L’marquis a donné des ordres sévères et Billoin, qu’a la meilleure garderie pour l’affût, est tout le temps dehors la nuit. Enfin on verra ; seulement faudra pas lésiner comme à l’ordinaire.

Le gibier commandé se paie plus cher que celui tué au petit bonheur et dont il est urgent de se débarrasser.

Ainsi le « vieux rusé » avait été demandé à Giraud fils pour le premier de l’an par Ragneux.

Il y avait deux noces cossues à l’hôtel du Lion-d’Or à Bernay, l’une le 6, l’autre le 7 du mois ; la fille du grand épicier Lanois épousait l’avoué Baragnon, dont l’étude regorgeait d’affaires : c’était celle du 6. L’autre plus villageoise — il s’agissait d’un riche cultivateur du Tilleul-Othon et de la demoiselle d’un percepteur retraité — n’en serait pas moins importante pour cela, les habitants des champs possédant en général de rudes appétits.

Or, les organisateurs des festins avaient demandé quelque chose de bien, comme gibier.

Et Ragneux avait ajouté :

— Si c’est un beau cornard, pas trop jeune ni trop vieux, je vous le paierai gros à cause de la circonstance.

— Combien, père Ragneux, avait demandé Giraud ?

— Eh bien, dans les soixante.

— C’est pas assez, non vrai, c’est pas assez pour les risques qu’on court. L’marquis…

— Oui, oui, je connais le reste, interrompit Ragneux. Enfin, vous réfléchirez.

Le marchand de gibier, charcutier émérite en même temps, connaissait parfaitement son métier et il savait fort bien que l’offre était suffisante. Toutefois il avait ajouté :

— On verra.

Ce « on verra » constituait une plus-value de dix francs environ.

— À propos, ajouta-t-il, si vous me trouvez une belle tête de dix-cors dans vos connaissances, ça sera trente francs ; c’est pour une salle à manger.

Et ce fut de cette façon qu’ils élaborèrent le jugement condamnant ce pauvre vieux rusé.

Sans doute sa viande n’était peut-être pas d’une tendresse extrême, mais, en faisant mariner, les « noceux » se pourlécheraient les babines.

Ragneux se montra satisfait et paya cent francs la bête.

Ce fut un triomphe pour Giraud.

Et, le soir venu, la petite bossue dans la maison au toit de chaume, sise sur les genoux du colosse normand, l’embrassait tout en murmurant :

— T’es tout de même un rude gâs, Giraud.

Ce compliment le rendit plus joyeux que le plus heureux des heureux de la terre.

Car toutes ses facultés s’appliquaient à contenter son Estelle, sa chère Estelle.

Lorsque hissée sur la pointe, dressée à cet exercice, du pied de sa bonne jambe, elle le saisissait par la ceinture et lui disait :

— Je suis contente de toi, Giraud,

l’homme pris d’une fierté intraduisible haussait par un mouvement d’orgueil encore sa belle taille. La bossue, sa tête sur le ventre du braconnier, devenait presque imperceptible.

Alors elle le plaisantait, se moquant de sa stature :

— Dis donc, Giraud, faudrait pas faire ta grande perche. Si tu savais comme t’es long. T’en finis pas ; t’es comme le peuplier du bord de l’iau à côté du lavoir. Baisse-toi un peu que j’te voyons.

Et il se baissait docilement, honteux de sa taille et de sa force. Il était pour ainsi dire persuadé que c’était lui l’infirme et elle la valide.

Du reste tout le monde, depuis sa naissance, s’était plu à critiquer ses proportions de géant moderne.

Jadis cela n’eût point paru extraordinaire. Sous la première révolution et l’empire premier, les hommes de six pieds n’étaient point encore trop rares. À l’origine des races, ils étaient communs.

Cela s’explique très naturellement. Lorsque l’homme n’avait encore fondé aucune civilisation, les faibles, les chétifs étaient condamnés à disparaître. La force individuelle à l’état de nature primait le droit absolument.

De nos jours c’est bien la force encore qui reste maîtresse, mais ce n’est plus l’individuelle. Elle est devenue celle de la collectivité. Or, cinquante nains ou cent même, s’il le faut, peuvent bien terrasser un géant.

Cette acception moderne est contenue toute dans l’aphorisme qu’admirent les sociétés actuelles :

— L’union fait la force.

Heureusement que l’union n’est jamais parfaite, qu’elle est même très difficile à réaliser, ce qui permet à l’individu de conserver un peu de liberté.

Dès lors on conçoit que les pygmées aient eu raison des colosses. Ces bons pygmées laissèrent à ces derniers le soin de défendre le territoire pendant les guerres ; en temps de paix, ils leur confiaient généralement les besognes périlleuses, tandis qu’ils se chauffaient les pieds dans des bureaux, se retranchant derrière la faiblesse de leur constitution.

Ce furent eux qui devinrent les plus riches et par conséquent eurent les plus belles femmes, lesquelles donnèrent naissance à des demi-avortons, puis à des avortons complets.

La campagne bientôt imita les villes. Les forts n’osèrent plus donner une taloche aux faibles protégés par les sabres de la gendarmerie.

Enfin la civilisation établit définitivement le triomphe de la quantité sur la qualité.

Aussi, lorsqu’un robuste, réminiscence des temps passés, fait une apparition inattendue sur notre vieux monde civilisé, provoque-t-il un étonnement général. Les quolibets des avortons pleuvent sur le pauvre diable qui finit par se croire une monstruosité, quand c’est lui au contraire le vrai type de la race dégénérée.

Giraud avait éprouvé l’inconvénient d’être né trop tard.

À l’école, ses camarades l’appelaient : le saule pleureur, et le maître : grand idiot, grand benêt.

Quand il fut d’âge à travailler, la persécution ne cessa pas ; les plaisanteries devinrent autres, simplement.

Il n’y avait pas de lit assez long pour lui, ni de portes assez hautes, les plafonds étaient trop bas.

Lorsque la conscription le saisit, le président du conseil de révision s’écria, souvenir de ses voyages aux colonies sans doute :

— Il a une taille de cocotier.

Puis il ajouta :

— Bon pour les cuirassiers.

Pendant qu’il accomplit son temps de service, Giraud se trouva moins déplacé, mais il était encore le plus grand de tous. Ses collègues lui donnèrent le surnom de Tambour-Major. Les femmes de mœurs faciles, qui logent autour des quartiers, ne lui connaissaient pas d’autre nom.

Aussi, quand Estelle s’éprit de lui précisément à cause de sa force et de sa haute taille, fut-il extrêmement surpris et il se crut fermement atteint d’une infirmité inverse, mais plus grave que celle de sa femme. Tel fut le résultat merveilleux obtenu par la civilisation.

On eut dit que cet accouplement de bossue et géant était une boutade de la nature en même temps qu’un défi lancé à la socialisation à outrance.

— Ah ! vous n’avez pas voulu, mesdemoiselles, du fort, descendant de ceux qu’aimaient vos aïeules, ah ! vous vous êtes moquées de lui, eh bien ! ce sera une bossue qui l’aura. Et vous pensez qu’il créera des enfants au dos accidenté qui deviendront les jouets de vos marmots comme les parents furent les vôtres, détrompez-vous ; la bosse unie à la force engendrera des bébés aux dos droits, aux muscles solides. — Cette exception fera éclater quelques cerveaux de savants modernes qui veulent tout expliquer matériellement. — J’avais donné à ce robuste, comme jadis à tous ses pareils, la bonté qui lui a interdit toute défense contre vos vilenies. Il lui fallait une bossue, au cerveau méchant, une naïve, une boiteuse, produit extrême de vos monstrueuses unions, pour lutter avantageusement. D’ailleurs n’avez-vous pas dit, ridicules humains, que les extrêmes se touchent.

Estelle avait du reste des qualités qui compensaient ses défauts physiques et moraux. Le fermier Beauvoisin les avait appréciées pendant et même avant qu’il l’eût adjointe à son personnel et son départ le chagrina beaucoup.

Ses aptitudes heureuses étaient l’économie et l’intelligence du travail. Elle menait à bien en dix minutes une besogne qui aurait occupé les autres filles de ferme durant une demi-heure. Time is money, disent les Anglais, gens pratiques. La maxime est aussi bien connue en France, mais peu appliquée, la furia, la fameuse furia devant avoir raison en quelques secondes des entreprises les plus difficultueuses. On a vu à quelles catastrophes cet optimisme nous a conduits en 70.

Il n’y avait pas sa pareille parmi les femmes de braconniers pour vendre aux bourgeois de Beaumont-le-Roger ou de Conches le gibier de contrebande.

Elle fréquentait plus assidûment la première petite ville à cause de la distance moindre.

Sa vache une fois lâchée dans la cour herbue, abritée par des pommiers moussus qui entouraient sa maison, la bossue, son panier au bras, s’acheminait tous les mardis, jour de marché, vers le chef-lieu du canton. Six kilomètres environ à parcourir sur une route capricieuse, serpentant au fond d’un vallon où la Risle « sinuose » aussi.

Elle s’en allait clopin-clopant, sa béquille dans sa main droite, sa bosse faisant des sauts en arrière et des sauts en avant.

Il était rare qu’elle ne rencontrât pas une voisine pour lui tenir compagnie. On trouve le chemin moins long, quand on cause.

La marche, selon son appréciation, lui faisait beaucoup de bien. Toutefois elle changea d’avis quand elle hérita, six centaines de francs environ, d’une tante qui l’avait « avantagée ». C’est alors que fut acheté Martin, le bourriquot, indispensable pour le transport du gros gibier et la carriole non moins nécessaire. À partir de ce moment elle n’alla plus à pied que rarement à Beaumont-le-Roger, surtout quand il y avait quelques morceaux importants de gibier, cuissots de chevreuil, filets et gigots de biches, voire même un lièvre.

Mais, lorsqu’elle n’avait à porter que son beurre et un ou deux lapins, elle laissait très volontiers Martin à la maison, ce qui était du reste une économie, puisqu’elle ne devait pas payer pour l’écurie de l’auberge où elle descendait la grosse somme de cinquante centimes. Et puis il y avait des semaines pendant la totalité desquelles l’âne était loué à quelque voisin désireux de transporter du bois, d’amener chez lui de la pâture, — foin, luzerne, bourgogne, trèfle, — du blé, de l’avoine, suivant les saisons.

Or, pendant la durée de ces locations ou en l’absence partielle de gibier, Estelle Giraud, comme au début de son mariage, parcourait la distance qui sépare le Val-Gallerand de Beaumont-le-Roger, confiante en ses jambes d’inégales longueurs, tantôt sur la bonne, tantôt sur la mauvaise soutenue par la béquille.

Sa maison était située très à l’écart du hameau, dans un endroit isolé appelé la Maison blanche ; on en pouvait sortir et rentrer sans être vu de personne, puisque cette habitation primitive se trouvait être la dernière sur la lisière de la forêt, situation privilégiée pour un braconnier.

Quand elle allait à la ville, la bossue suivait d’abord un chemin assez mal entretenu serré entre la côte et la Risle. Elle aurait bien pris « par les raccourcis » de la forêt : mais, comme elle avait toujours en son panier un lapin de garenne ou un faisan, elle dédaignait ce trajet plus court, mais dangereux à cause des gardes. Son excuse pour les curieux, c’étaient les nombreux accidents de terrain :

— Que voulez-vous que devienne ma mauvaise jambe dans ces chemins du diable, mes pauvres gens, disait-elle ? Je trouve dures les montées, mais pour dévaler c’est encore pire. J’préfère m’allonger d’un kilomètre.

Elle traversait, en boitant ferme, le hameau où toujours quelqu’un se trouvait là pour lui dire :

— M’est avis que vous feriez mieux de prendre Martin. Il a de meilleures jambes que vous.

Ce à quoi elle répondait :

— Il y a des cerfs qu’ont une patte coupée et qui se défilent ben tout de même.

— Et le commerce, ça va toujours, ajoutait-il mystérieusement ?

— Comme ça.

Elle continuait son chemin, claudiquant de plus en plus, tandis qu’elle atteignait le raidillon conduisant à un petit pont de bois, large d’un mètre qui relie les deux rives d’un bras assez important de la rivière.

Puis c’était le viaduc, réunissant un peu plus loin les deux côtes, sous lequel elle passait, en se hâtant, parce que l’heure du marché approchait.

Ce pont colossal enjambant les prairies et la Risle pour tendre son dos robuste aux trains de la ligne de Cherbourg, constituait une antithèse étrange avec cet embryon de femme qui déambulait, sa béquille en perpétuel mouvement, avec des allures de sauterelle.

Un homme d’une stature ordinaire avait l’apparence d’un moucheron ou d’une grosse araignée, mais la bossue égalait à peine la grosseur d’une puce.

Et puis elle atteignait Grosley, petit village à l’abri du vent, sous la côte, dont le clocher s’arrête tout juste à la moitié de la hauteur et jette son ombre par le soleil et les nuits de lune sur les petites tombes qui l’entourent. Une heure encore et elle pénétrait dans la ville de Beaumont-le-Roger, agglomération de 1 900 habitants à l’abri du vent aussi, sous la côte.

Aussitôt elle visitait ses pratiques.

— V’là votre beurre, ma chère dame. Vous faut-il un bon petit lapin de garenne, un beau faisan tout frais, tué d’hier. Tenez, soupesez ça.

Son meilleur client était un gros octogénaire qui s’appelait Muratel, notaire retraité, président honoraire ( ! !) de la compagnie des sapeurs-pompiers, dont la demeure faisait face aux ruines de l’abbaye, qu’une municipalité imbécile détruisit pour édifier avec les débris une place banale sur un marais qu’on entoura de maisons en briques aussi insignifiantes qu’une caserne moderne. Ce genre de constructions caractérise éminemment le génie actuel, développé étonnamment par les écoles et la direction centrale d’architecture. C’est un résultat analogue à celui qu’on a obtenu avec l’instruction obligatoire.

Ces observations ayant trait à l’art méconnu et annihilé par des vandales, habiles économistes et sociologues distingués sans nul doute, n’auraient pas conquis la bienveillance de M. Muratel que les arceaux du monastère, restés debout, gênaient énormément.

Il prétendait que ces murs aux pierres salpêtrées donnaient une humidité considérable aux habitations. Il était acquis entièrement aux idées utilitaires du dix-neuvième siècle. En outre il estimait odieux que des chouettes et des hiboux trouvassent asile dans les fentes qui traversaient à moitié les épaisses murailles.

— C’est lugubre d’entendre toutes les nuits ces affreuses bêtes hurler, disait-il en séance du conseil municipal, dont il était membre. Et puis ça coûte à la ville, ajoutait-il. Là c’est une muraille qu’il faut étayer, ailleurs c’est une voûte dont la chute imminente menace une ou plusieurs maisons.

La conclusion invariable était qu’il convenait de faire disparaître au plus vite ces vestiges d’âges scélérats.

Il appuyait énormément sur l’adjectif « scélérats », pour émouvoir la conscience chatouilleuse de ses collègues républicains.

Et, comme ils hésitaient, retenus par un sentiment artistique inné qu’ils étaient dans l’impossibilité de s’expliquer, Muratel s’écriait :

— On a bien démoli la Bastille.

Mais ils temporisaient, enchaînés par les légendes, les traditions que leur avaient contées et transmises les aïeules au chef tremblant, avant d’être conduites à « Monte-à-Regret ».

Cependant les archéologues du département s’agitèrent et obtinrent le classement du vieux couvent. En apprenant la nouvelle, le notaire retraité faillit mourir d’apoplexie.

Les chouettes, les grands-ducs et les hiboux triomphants — car les bêtes nocturnes sont, dit-on, au courant des pensées et des décisions humaines — firent désormais toutes les nuits un charivari colossal sur le toit de sa maison. L’homme n’étant plus à craindre, ils s’en donnèrent à cœur joie, aurait dit le bon papa La Fontaine.

Une forte saignée que provoqua l’habile lancette du docteur Boulard, empêcha, suivant l’opinion, la docte opinion de ce dernier, le président honoraire de faire un voyage regrettable à la nécropole dite de Monte-à-Regret.

Le diplômé, correspondant de l’Académie de médecine, titre qu’il s’était décerné après son mémoire obstétrical sur le cas de la petite bossue, incrimina le régime substantiel auquel s’astreignait trop volontiers Muratel, lequel accusa les oiseaux de nuit.

— Ça m’a tout remué, docteur, ces sales bêtes. Sans doute on n’est pas superstitieux, ni peureux ; malgré cela on ne peut pas s’empêcher d’avoir un frisson. C’est un reste d’instinct, docteur, un effet d’atavisme.

Muratel avait lu « La bête humaine » et voyait, depuis, l’atavisme partout. Il avait essayé d’expliquer ce mode de transmission terrible au lieutenant des pompiers.

— Vous comprenez, Bidochon. Une supposition que votre grand-père ait eu l’habitude de tuer un cochon tous les ans, eh bien ! vous ne pouvez, vous, son petit-neveu, voir un porc sans songer à le poignarder, vous saisissez bien, à le poignarder.

— Mais, monsieur Muratel, j’aime beaucoup le boudin, toutefois, j’aime mieux que Bodinier, votre charcutier et le mien, l’égorge que moi.

— Parce que vous n’avez pas eu d’ancêtre du métier de Bodinier, mon pauvre Bidochon, expliquait le brave homme.

Et tout naturellement il avait appliqué l’atavisme à son cas :

— Vous comprenez, disait-il à Boulard, j’avais une grand’mère qui tenait de sa grand’mère, laquelle grand’mère tenait de la sienne.

— Naturellement, approuvait le médecin.

— Ah ! vous y êtes, docteur, s’écriait Muratel.

— C’est-à-dire, que j’essaie de vous suivre, répliquait Boulard.

— Bon, suivez-moi. Mais je pensais qu’un savant comme vous aurait compris la chose d’un coup.

— Je préfère vous écouter.

— Donc, continuait le malade, je vous disais que ma grand’mère était très superstitieuse.

— Vous ne m’avez rien confié de semblable. Enfin, je vous écoute toujours.

— Que la grand’mère de ma grand’mère…

— Parfait ! elles étaient toutes des croyantes aux sorciers et aux revenants.

— Ah ! ah ! vous y êtes tout à fait, docteur ; donc chez moi atavisme certain, malgré tout mon esprit voltairien.

Boulard qui était toujours de l’avis de ses clients, opinion de commerce, se rangea à cette manière nouvelle en pathologie d’expliquer l’apoplexie, mais ajouta toutefois pour ne pas trop froisser sa conscience :

— Parfaitement ; mais un régime s’impose, de bons petits plats — sans doute l’esculape connaissait le défaut de bouche du malade, — mais peu de nourriture à la fois. Que la qualité, ajouta-t-il sentencieusement, supplée la quantité ; trente grammes d’huile de ricin tous les quinze jours pendant deux mois compléteront le traitement que je vous ai prescrit avant de m’appesantir sur le régime.

C’est alors que Muratel devint le meilleur client d’Estelle Giraud, qui pourvoyait également le docteur, très friand aussi de gibier. Son beurre vendu, les victimes du braconnage placées, elle revenait le plus souvent au logis par la forêt, son panier au bras contenant de l’épicerie et un litre de trois-six dénommé cognac.

Elle prenait alors la route de La Ferrière-sur-Risle qu’elle quittait après avoir passé le pont du chemin de fer pour les sentiers du bois.

À mesure qu’elle gagnait la hauteur que les chênes et les hêtres recouvrent, un panorama de plus en plus remarquable se développait derrière sa bosse postérieure faisant face au nord. Mais la Giraud, comme l’appelaient les femmes du Val-Gallerand, ne daignait pas jeter un regard en arrière. Elle était insensible aux beautés des paysages que sa nature fruste, ainsi que celle de presque tous les paysans, se refusait à admirer. Les ruraux sans doute aiment parfois leur contrée au point d’éprouver dans les grands centres ce qu’on appelle le mal du pays, dont ils meurent parfois si les circonstances empêchent leur rapatriement.

Mais c’est un amour inconscient, irraisonné, n’ayant rien de commun avec la compréhension artistique des choses, dont ils sentent la grandeur instinctivement. En Normandie cependant, les poètes jouissent d’une certaine considération ; on écoute volontiers quelques-uns de leurs rêves, à condition qu’ils ne soient pas d’une essence très éthérée, tout en constatant, comme à Paris du reste, que ça ne rapporte guère.

D’ailleurs en ce monde que l’intérêt, on dit la raison par euphémisme, seul guide, il faut être poète comme les cuirassiers de Reischoffen furent soldats. Le monde des affaires a tué celui de la pensée et l’instruction répandue partout nous ramène directement à la barbarie, dont quelques sectaires, avides de réclame et d’originalité, se sont sacrés les apôtres.

Et la bossue, qui avait passé par l’école où elle avait appris passablement à lire et écrire et surtout à compter, comme tant d’autres, n’avait aucunement l’esprit préparé aux conceptions idéales.

Elle avait cependant deux facultés très développées : — la haine de ses semblables, dont elle différait par la bosse, et l’amour de l’argent.

Aussi les maisons pouvaient gracieusement s’étager au pied de la colline et dans la vallée, le vieux clocher de l’église, œuvre d’un artiste inconnu des âges présents, pouvait soulever fièrement son coq gaulois jusqu’au sommet de la colline portant les fondations d’un vieux château rasé, tandis que les arceaux et les murs crevés de l’abbaye s’incendiaient dans les feux d’un soleil couchant, la Giraud n’arrêterait ni ses jambes, ni sa béquille pour les admirer.

Et, si elle aimait la forêt, ce n’était point pour ses sites mais bien parce qu’elle fournissait au ménage presque tous ses moyens d’existence.

C’est ainsi que se fondent les bonnes maisons qui seraient nombreuses si la fatalité ne forçait parfois la justice à s’interposer entre le volé et le voleur.

Une querelle entre complices dont l’un a pris une trop grande part du gâteau, une prospérité impudente dont l’orgueil des autres souffre, un accident dont le hasard est seul cause, et voilà une de ces bonnes maisons irrémédiablement perdue.

Mais cela, c’est la balance éternelle établie entre les humains par une de ces lois naturelles indestructibles contre lesquelles bataille en vain la civilisation depuis des siècles. La galette ne saurait toujours appartenir aux mêmes, puisque contre la mort il n’y a point de remède qui agisse souverainement.

L’homme sans doute a essayé de combattre cette destinée implacable par la famille et l’organisation des gouvernements.

Mais un fils prodigue succède au père avare ou aux pères avares ; car, il faut quelquefois une, deux, trois générations pour que la nature reprenne ses droits. Puis, dans le cours d’un siècle, qui est l’année d’un peuple, les institutions se modifient malgré la perfection des règles établies primitivement, quand la forme même du régime n’est pas entièrement détruite.

Toutefois les familles des braconniers sont moins stables que les bourgeoises, comme les bourgeoises ont une durée moindre que les peuples.

Aussi doivent-elles pour se maintenir faire d’incessants efforts. C’est ce à quoi pensait la Giraud, tandis qu’elle gravissait une côté vers le sommet de laquelle serpentait sous les pins un sentier bordé par les bruyères.

Un troupeau de biches conduites par deux cerfs passa, sorte de bourrasque vivante, avec un bruit de branches brisées et de feuilles sèches foulées.

Elle les regarda bondir jusqu’à ce qu’elle ne les vît plus dans le taillis, puis soupira comme si elle avait eu une vision subite de l’avenir.

Et sa conclusion fut celle-ci :

— On était tout de même plus tranquille à la ferme Beauvoisin.

— Eh ben ! à quoi que vous pensez, la Giraud, s’écria un garde qu’elle n’avait point vu approcher ?

Cette apparition la médusa. Précisément elle songeait à la lutte perpétuelle engagée entre les braconniers et les gardes. Et voilà qu’un de ces derniers surgissait devant elle à l’improviste. Cela arriverait une de ces nuits d’affût à Giraud : car on ne saurait toujours prévoir tout.

Les animaux sauvages sont très défiants, néanmoins on arrive à les surprendre ; ceux même qu’une longue expérience a instruits, finissent par se faire tuer. Le vieux rusé en était un exemple.

Mais le garde goguenard continuait :

— Vous avez l’air toute chose, la Giraud.

Alors elle le regarda et reconnut Billoin, l’ennemi juré de son homme.

— C’est pas étonnant, répliqua la bossue, vous êtes tombé sur moi comme un renard sur une poule. Vous m’en avez fait une peur !

— D’où que vous venez comme ça ?

— Mais du marché, pardine.

— Hein ! vous y avez porté quelques-uns de nos lapins et peut-être de nos faisans ?

— Si on peut dire ! s’écria l’infirme en se dressant sur la pointe de son bon pied, si on peut dire ! Vos gibiers ne m’occupent guère. J’ai bien assez de mon beurre et de mes légumes à transporter dans mon panier. Et puis vous savez ben que Giraud travaille dans la nouvelle coupe qu’a achetée M. Boisard de Bernay. N’y a que les feignants qui braconnent. Nous n’avons pas besoin de ça, heureusement, pour vivre.

C’était Billoin qui demeurait silencieux maintenant. Il se contentait de la regarder avec ses petits yeux gris où l’on trouvait une lueur de férocité.

— Pourtant, finit-il par dire, le vieux dix-cors du Val-Monnier n’a tout de même point reparu. J’sais ben que ces bois-là ne me regardent qu’à demi puisque Bizais en a la moitié ; mais j’serais malgré ça curieux de savoir ce qu’il est devenu ?

— Pourquoi que vous me le demandez ? Est-ce que je sais, moi ?

— Oh ! pour rien, pour le plaisir de causer avec vous, la belle.

Cette appellation la mit en fureur.

— Dites donc, ne vous moquez pas des gens. La biauté n’est point mon affaire et puis j’ai pas le temps de vous écouter.

Mais le garde poursuivait son histoire :

— Des gens bavards m’ont dit que les noceux du Lion d’Or l’avaient trouvé par trop dur.

— Qui vous a conté ça ?

— Tiens, vous êtes donc au courant de la chose ?

— À la fin, vous m’embêtez, s’écria Estelle. Vous me causez, j’vous réponds. Pour lors, vous cherchez des malices où y en a pas. Bonsoir, Billoin.

— Voyons, avant de vous sauver, qu’est-ce que vous avez dans votre panier ?

Il savait qu’elle allait souvent visiter les collets tendus par son mari, emportant le gibier qui s’était laissé prendre.

Comme elle n’avait rien à redouter, elle fut insolente :

— Ça ne vous regarde pas.

— Ah ! ça ne me regarde pas ; ben ! je veux voir tout de même.

— Tenez, vieux curieux, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.

Elle ouvrit son panier et se mit à rire aux éclats :

— Là, êtes-vous content ?

— C’est bon, c’est bon, fit le garde, vexé. Mais vous vous soignez ben, la petite mère. Deux bouteilles de cognac ! fichtre ! Allons, bonsoir. Dites pourtant à Giraud que je sais qui a descendu le vieux cerf du Val-Monnier et qu’il fera bien de faire attention que je ne le pince pas.

— Dans quel but que je lui conterais vos bêtises ? Quand on travaille honnêtement, on n’a pas besoin d’autre chose.

Et elle s’en alla clopin-clopant, très en colère, sa béquille frappant avec vigueur le sol pierreux du sentier.

Quand Giraud rentra, le soir, sa journée terminée, il lui trouva la figure toute bouleversée.

— Qui que t’as comme ça ?

Alors elle écoula toute la colère qu’avaient suscitée en elle les observations malveillantes du garde.

— Faudra prendre garde à toi, mon homme. Billoin, que j’ai rencontré dans la forêt, m’a dit qu’il connaissait celui qui a tué le vieux rusé.

— Il plaidait le faux pour savoir le vrai.

— P’t’êt’e ben. N’empêche qu’il avait l’air informé. Il m’a parlé des noces du Lion-d’Or. Ragneux aura eu la langue trop longue.

— Pas de danger. Billoin fait des suppositions.

— Il a ajouté que s’il te pinçait, il ne te lâcherait pas.

Giraud se mit à rire et dit :

— Oui, mais faudrait me pincer.

— Tu sais, il m’a insultée, s’écria tout à coup la bossue, qui avait décidément une dent contre Billoin.

— Ah ! ça, c’est autre chose, gronda l’homme en serrant les poings, et c’est à lui de prendre garde. Mon fusil vaut le sien et j’ai peut-être meilleur œil que lui.

Mais Estelle, effrayée, le modérait.

— Voyons, voyons, sois plus calme et surtout ne va pas faire de bêtises. Il n’en vaut pas la peine. Au reste, il ne m’a presque rien dit. Il m’a appelée la belle ; c’était évidemment pour se moquer de moi.

— Qu’il ne se trouve pas au bout de mon fusil.

— Allons, mon pauvre homme, sois raisonnable. C’est son métier, à ce garde, de nous traquer, et à nous d’être plus fins que lui.

Giraud, sans répondre, se mit à manger la soupe fumante que précédait un civet confectionné avec un lapin de la garderie du père Billoin.

Sa femme l’imita après avoir servi les deux mioches, dont l’appétit était superbe.

Et le père s’attendrit soudain :

— Ce sera de rudes gâs à vingt ans, dit-il en soufflant sur sa soupe trop chaude.

Le lendemain, il y avait chasse, grande chasse dans la forêt de Beaumont. Le marquis de Curvilliers avait lancé de nombreuses invitations pour assister à l’hallali d’un superbe dix-cors, dont le second piqueur devait lever le pied, le matin même, sur la garderie de Billoin. En se rendant à son travail, Giraud prit comme d’ordinaire son fusil qu’il dissimula, une fois démonté, dans ses vêtements, suivant son habitude. Pendant le labeur, il le cachait sous un tas de fagots et le soir, au retour, ou même le matin, à l’aller, il se présentait parfois quelque bon coup à faire.

Mais ce jour-là il « ruminait » sans doute, suivant l’expression de Billoin, une malice d’affût tentante, car il avait un gros rire épanoui sur la figure, quand il partit.

Ce rire inquiéta la bossue, qui se rappelait les menaces de la veille. Aussi, comme il sortait, il le rappela :

— Dis donc, Giraud, tu n’as toujours pas de mauvaises intentions contre Billoin. Ça serait trop bête, pour un mot qu’il m’a dit.

— Tu es folle, Estelle. On a d’autres moments que le plein jour pour se rencontrer. Ne crains rien, je ne suis pas si bête que j’en ai l’air. Seulement, j’ai mon idée. Tu riras aussi ben que moi à la « soirante. »

Puis, pour couper court aux questions qu’elle allait lui poser, il ouvrit ses longues jambes et s’éloigna à grands pas.

Arrivé au chantier, il donna une vigoureuse poignée de main aux camarades, regarda s’il n’y avait point de gardes à l’horizon et, après avoir sorti son fusil de dessous sa blouse, il cacha l’arme sous deux fagots d’un gros tas.

— Tu finiras par te faire coffrer, dit le père Giraud, qui était embauché au même chantier que son fils.

— Bah ! répliqua ce dernier, faut ben manger, p’pa. Et la forêt doit servir aux voisins. Pas vrai, les autres ?

Les autres étaient Tâcheux de Gouttière, Lanfuiné du Noyer, Langlois de la Soudière, bûcherons dans le jour, et braconniers la nuit. Ils approuvèrent :

— T’as raison, dirent-ils.

— J’ai comme une idée, ajouta Giraud fils, que le grand cornard de la chasse du marquis ira se faire prendre dans la mare aux saules, et rusera longtemps sous le taillis d’à côté qu’a au moins vingt ans. C’est plein de troupeaux là-dedans. Le vieux essaiera de dépister les chiens. J’ai envie de jouer un bon tour à Billoin. Pour sûr qu’il en aura la jaunisse. Alors il se mit à parler très bas, exposant son projet aux camarades. Tous hochèrent la tête. Lanfuiné seul protesta :

— C’est ben dandilleux.

— Puisque je veux le faire marronner. On n’a rien sans peine.

— Prends garde, gâs, ajouta Giraud père.

Pourtant l’idée devait être drôle, car Tâcheux s’écria :

— Fameux, tout de même, pour dénicher c’mauvais coucheux de Billoin.

Alors ils se mirent à l’ouvrage. Les Giraud attaquèrent à coups de hache le tronc géant d’un hêtre magnifique, dont la mort avait été décidée par le régisseur chargé de l’exploitation de la forêt. Ils geignaient en bûchant et les copeaux volaient dans toutes les directions.

Langlois et Lanfuiné abattaient le taillis en coupant les baliveaux proprement, au ras des souches.

Mais déjà on percevait le bruit confus d’une troupe de chevaux dont les sabots résonnaient sur la route durcie par la gelée et le roulement sourd de plusieurs voitures.

Les bûcherons cessèrent de travailler, les yeux tournés dans la direction de Beaumont-le-Roger.

— C’est la chasse, dit Lanfuiné.

— Bougre d’âne ! s’écria Giraud père, j’avons assez vu de fois c’te mascarade-là. Travaillons, les gâs. J’connaissons mieux qu’eux le gibier, pas vrai. Et la différence est qu’ils ont enfilé pour chasser des livrées ou des habits rouges. Pas besoin de ces défroques, nous.

— Tout de même c’est joli, ajouta Langlois. Et puis ils n’ont peur ni des gardes, ni des gendarmes.

— Alors, ous que serait le plaisir de braconner, murmura Tâcheux ? Malgré vos dires, père Giraud, y a pourtant de gentilles amazones avec des tailles grosses comme le manche de votre hache.

— On dirait, grommela ce dernier, que leurs pères ont épargné la marchandise pour les faire.

— Toujours blagueux le papa Giraud, conclut Lanfuiné en se remettant à la besogne.

Les camarades l’imitèrent et les haches continuèrent leur combat contre la forêt.

Cependant la troupe des chasseurs avançait. On distinguait maintenant les quatre piqueurs en tête du cortège, la trompe de chasse autour du corps en sautoir, portant la livrée de l’équipage, le couteau spécial au côté, bien campés sur leurs chevaux, robustes et vigoureuses bêtes, dont les aptitudes pour ce genre de sport étaient manifestes.

Derrière eux le marquis de Curvilliers et les invités, au milieu desquels on apercevait les amazones au corsage rouge, couleur que faisait ressortir la teinte sombre des jupes.

Et, fermant la marche, un break traîné par de superbes postiers dans lequel avaient pris place la marquise, les dames que l’équitation ne séduisait pas et les victuailles destinées au lunch traditionnel après l’hallali, enfin quelques voitures de diverses formes portant le supplément des invités et les hommes dont le grand âge interdisait les exercices équestres.

Les chiens accouplés et tenus en laisse par des valets, silencieux, suivaient les piqueurs sur les bas-côtés de la route.

Le rendez-vous était une sorte de rond-point appelé le Grand-Rond, auquel aboutissent presque toutes les allées de cette partie de la forêt qui s’étend entre le village du Noyer et Beaumont-le-Roger.

Un piqueur, tandis que les cavaliers au galop allaient se poster de chaque côté du taillis où le cerf était blotti, prit les deux meilleurs limiers de la meute attentive et dont on calmait les aboiements par des coups de fouet. Il entra dans le fourré.

Quelques minutes d’attente et les deux chiens donnèrent de la voix, d’abord timidement, puis avec un entrain évident. On entendit le piqueur sonner le bien-aller. Les valets découplèrent une partie de la meute qui s’élança dans la direction indiquée par les hurlements de leurs collègues et les appels du cor.

Un chasseur posté du côté de Grosley sonna à son tour le bien-aller.

Les amazones et les cavaliers encore au Grand-Rond s’élancèrent au galop de leurs montures, tandis que le break et les voitures suivaient avec moins de précipitation.

Et toute la chasse disparut en un clin d’œil à la poursuite du cerf. Cette partie de la forêt devint soudainement déserte, les curieux ayant eux aussi quitté la place derrière les valets de chiens qui allaient disposer les relais.

Alors les braconniers-bûcherons interrompirent leur besogne. Ils écoutaient maintenant en gens du métier les aboiements lointains des chiens et le bien-aller que leur apportait une petite bise du Nord-Est.

— L’cornard, dit Giraud fils, se fait battre dans les côtes du vieux château. Il est frais pour descendre à l’iau et va revenir ruser dans le fourré où ils l’ont levé.

— Ça, c’est sûr, dit Lanfuiné.

— Eh ben ! j’ai toujours mon idée, continua Giraud. Si Billoin vient rôder par ici vous me préviendrez en criant : « V’là le cerf ! » Je serai fixé. Car s’il s’apercevait que je ne suis pas là, mon affaire serait bonne.

— Sois tranquille, fieu, répondit son père, nous veillerons au grain. Seulement c’est ben audacieux de ta part. Enfin puisque ça te fait plaisir, gâs.

Le braconnier, après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, glissa son fusil sous sa longue blouse et disparut dans le taillis.

Les chiens aboyaient toujours dans le lointain et le bien-aller sortait par intervalles réguliers des trompes de chasse.

Les bûcherons se remirent au travail et les coups sourds des haches accompagnèrent les aboiements et les notes des cors.

Puis les bruits de chasse semblèrent se rapprocher. Insensiblement les voix des limiers devinrent plus distinctes, puis un dix-cors aux bois majestueux passa au galop dans la coupe, le poil déjà fumant à quelques pas de Lanfuiné qui faillit être renversé par la bête.

— Bon sang de Dieu, s’écria Giraud père, le fieu avait raison. Il revient au débucher. C’est l’habitude mais ça arrive plus tôt que je ne croyais. L’cornard a dépisté les chiens.

Il n’avait pas fini cette phrase qu’un coup de feu retentit dans le fourré.

Presque aussitôt le braconnier sortit des broussailles et reprit sa hache qu’il manœuvra avec fureur.

Il était temps ; Billoin qui avait entendu la détonation courait à perdre haleine vers les bûcherons qu’il ne quittait pas des yeux. Mais, comme les carabiniers légendaires, il arrivait trop tard.

Le fils Giraud eut le temps de dire aux camarades :

— L’cornard a son compte dans la cuisse droite. J’ai caché mon fusil sous la bruyère. C’est bien le diable s’ils tombent juste dessus. L’embêtant c’est qu’il va rouiller ; le vieux pour sûr voudra me guetter et je ne pourrai guère le prendre que demain ou après-demain. Mais ça ne fait rien y en a un autre à la maison et Billoin pourra rager tout à son aise en m’affûtant.

— Attention, le v’là, dit Lanfuiné.

Le garde arrivait très essoufflé presque en même temps que les chiens qui avaient retrouvé enfin la trace perdue.

— Mille bombes — il avait été au siège de Sébastopol, — vous n’avez rien entendu père Giraud, s’écria Billoin ?

— Ma foi, j’étions si ben occupés à travailler que n’sommes pas très sûrs.

— Vous avez l’air tout chose, Giraud.

— Ben au contraire, c’est vous qu’êtes soufflant comme le cornard que j’avons vu passer.

— Vous n’avez pas entendu un coup de fusil ?

— Ma fine, c’est p’t-êt’e ben ce bruit que nous avions pris pour celui d’un chêne qui tombe. Qui que vous croyez qui peut tirer à c’t heure-là ?

— Hé ! vous le savez peut-être mieux que moi.

— J’savons ren du tout, fit Lanfuiné.

— Quand on est à son travail, conclut le fils Giraud, on ne s’occupe pas de ce qui se passe à côté.

Langlois approuva.

Mais les aboiements de la meute s’accentuaient de plus en plus et Billoin s’élança dans la direction du tapage, prévoyant quelque chose d’anormal.

Bientôt il se rendit compte qu’il ne s’était pas trompé. Il avait suivi un sentier qui aboutissait à une mare minuscule, située sous bois, dans laquelle les cerfs ne viennent presque jamais se faire prendre.

Le dix-cors était au beau milieu, couvert par les chiens dont il ne pouvait se débarrasser, et tout à coup il sombra dans l’eau. Il n’avait pas eu le temps d’aller jusqu’à la mare des saules.

Les piqueurs arrivaient au galop. Stupéfaits d’une prise aussi précoce, ils écartèrent les chiens du cerf noyé à grands coups de fouet et sonnèrent l’hallali.

Les bûcherons avaient quitté leur travail et Giraud fils, retroussant son pantalon, pénétra le premier dans l’eau. Il fut suivi par Lanfuiné qui l’aida à pousser le corps vers le bord où les camarades attendaient pour le hisser sur le talus qui entourait la flaque d’eau sale.

Et Billoin sacra comme un damné :

— Tonnerre de Dieu ! mille bombes ! sacré sort ! ils lui ont foutu une balle dans la cuisse. Ah ! ben, j’suis propre. C’est sur ma garderie. Le marquis va m’en dire. Pour sûr que c’est quelqu’un qui m’en veut.

Et il regardait attentivement le fils Giraud impassible dont les yeux semblaient ne pouvoir quitter le cadavre du cerf. Puis il dit très simplement :

— C’est tout de même cochon de faire un coup comme ça. N’y avait aucun profit.

« N’y avait aucun profit », cette phrase parut impressionner Billoin.

— C’est vrai tout de même, fit-il ; c’est pour cela que je disais qu’il y a de la vengeance là-dessous. Tonnerre de Dieu ! Sacré sort ! Enfin, conclut-il, rira bien qui rira le dernier.

Mais le marquis survenait suivi de toute la chasse.

— Comment, Philibert, dit-il au premier piqueur, déjà servi ? Comment se fait-il qu’on n’ait pas attendu ces dames ? À peine une demi-heure de chasse. C’est incroyable. Cela ne s’est jamais vu.

— Mais, monsieur le marquis, répondit Philibert, personne ne l’a servi. Nous l’avons trouvé noyé dans la mare. Billoin était là. Il pourrait mieux vous expliquer que nous ce qui est arrivé.

— Tenez, monsieur le marquis, j’aime mieux vous dire la chose d’un coup. Un galvaudeux y a logé une balle dans la cuisse droite. J’ai entendu la détonation. Je suis accouru, j’ai interrogé ces hommes qui ont tiré le cerf de la mare ; puis le vacarme des chiens dans le fourré m’a fait penser qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et j’ai marché dans la direction du bruit. Quand je suis arrivé à la mare, le cerf était noyé et les chiens s’acharnaient dessus. C’est alors que Philibert est survenu. L’homme qui a fait cela, conclut le garde en serrant les poings tournés involontairement vers les bûcherons, en voulait à moi ou à monsieur le marquis.

— Qui vous fait penser cela, s’écria M. de Curvilliers au paroxysme de la colère ?

— C’est fort simple, répliqua Billoin. Celui qui guettait le dix-cors savait bien qu’il ne pouvait le soustraire aux chiens en le cachant. Or, l’emporter était impossible. Il y a un garde dans presque toutes les allées. Les piqueurs sont sous bois, les cavaliers courent dans les directions les plus opposées, là dans les sentiers, ailleurs dans les avenues.

— Vous avez raison, Billoin ; mais c’est incroyable qu’un braconnier ose en plein jour se moquer de moi et de mes gardes. C’est incroyable, Billoin.

Ecoutez je ne vous fais pas de reproches, quoique vous les méritiez à tous égards, puisque je vous ai recommandé de ne laisser pénétrer personne sous bois pendant la chasse, mais je vous ordonne de faire dorénavant une guerre impitoyable à tous ces maraudeurs, qui, non contents de voler mon gibier, s’attaquent au plaisir qu’ils savent que j’éprouve à courre le cerf.

Vous m’amènerez. Loriot, votre chef, afin que je lui confirme mes ordres.

Ah ! messieurs les braconniers, j’ai pu être indulgent jadis, mais maintenant vous me trouverez inexorable. Il vous en cuira de m’avoir fait terminer la chasse d’aujourd’hui d’une façon aussi lamentable. Vous goûterez de la correctionnelle, anssi vrai que je m’appelle de Curvilliers.

Vous entendez vous autres, dit-il en s’adressant aux bûcherons. Rapportez mes paroles dans vos villages et gardez-les bien dans vos mémoires s’il vous prenait jamais envie de tenter un coup de fusil dans la forêt.

Au fait, interrogea le marquis, aucun de ces hommes n’avait interrompu son travail, Billoin ? Tous étaient présents quand vous avez traversé la nouvelle coupe ?

— Hélas ! tous.

— Pourquoi dites-vous hélas ?

— Parce que j’ai mon idée, monsieur le marquis. Mais je ne puis accuser sans preuves.

Alors les bûcherons protestèrent. Lanfuiné esquissait dans l’air avec ses grands bras des gestes d’indignation ; Langlois et Giraud père se contentaient de lever les bras au ciel.

Le mari de la bossue, très monté contre Billoin, n’hésita pas à l’attaquer :

— Il a une dent, contre nous, monsieur le marquis, dit-il en désignant le garde. Il n’y a pas d’avanies qu’il ne nous fasse supporter.

Puis il ajouta en regardant bien en face Billoin :

— On prend les gens, mais on ne les soupçonne pas.

— Il a raison, approuva M. de Curvilliers. Vous entendez Billoin : on prend les braconniers. C’est ce que je viens de vous dire. Gardez vos soupçons dans votre tête.

Tenez Giraud, voilà vingt francs pour vous et vos camarades et vous aiderez le père Vincent à charger dans sa charrette le cerf que vous avez déjà extrait de la mare.

Lanfuiné remercia vivement le marquis.

— C’est bon, mon garçon, c’est bon, fit de Curvilliers. Je suis heureux que vous soyez satisfait. Venez au château, on vous donnera un quartier de la bête, qui ne doit pas être mauvaise, puisqu’elle a été tuée au fusil.

Puis il tourna brusquement son cheval et regagna au petit trot l’allée où stationnaient le break et les voitures.

Une heure ne s’était pas écoulée que la forêt était redevenue silencieuse.

Billoin, qui avait toujours son idée, simula une retraite totale, mais revint bientôt sur ses pas pour entrer dans le fourré où le cerf avait été mis à mal. Après de nombreuses et inutiles investigations, il se blottit dans un fossé près de la mare et, derrière un buisson qui le dissimulait, il attendit.

Cependant les bûcherons continuaient à abattre le taillis, les chênes et les hêtres, aussi tranquillement que s’il ne s’était passé rien d’anormal.

Quand ils furent assurés que personne ne pouvait les entendre, ils se mirent à causer :

Le fils Giraud débuta :

— Rageait-il, ce cochon de Billoin. Le coup était propre aussi.

Mais Lanfuiné protesta :

— C’est nous qui coperons.

— Comment ça ?

— Parbleu ! c’est compréhensible. Le marquis, vous l’avez entendu, a donné des ordres contre nous, qui seront exécutés à la lettre par Billoin, comme dirait le maître d’école du Noyer.

— T’as peur ?

— C’est pas la question. Je dis seulement que la vie sera plus dure pour nous.

— Elle sera plus dure aussi pour les gardes.

— D’accord. Mais cela ne nous avantage en rien.

— Ça finira mal, conclut Giraud père.

— En attendant, dit le fils, Billoin est embusqué dans le taillis. Il peut attendre longtemps.

— Qu’il y reste jusqu’à ce qu’il soit gelé, s’écria Langlois.

Mais aucun d’eux ne songea à abandonner leur périlleux métier. Est-ce qu’ils pouvaient renoncer au plaisir de l’affût, au contentement qu’ils éprouvaient après un beau coup de fusil ?

Cet instinct de chasseur, légué par des ancêtres, ne disparaît pas en un instant. Force de l’atavisme, aurait dit le bourgeois Muratel. Et il eut comparé les braconniers au chien de chasse transformé en chien de garde, qui casse sa chaîne, pour courir les plaines et les bois.

Cependant la journée, en raison des dangers futurs, se termina tristement. Les bûcherons se séparèrent en dodelinant de la tête, façon silencieuse d’exprimer leurs craintes.

Seul le fils Giraud était joyeux. Il avait joué un bon tour à Billoin. La première manche du duel lui appartenait. Qui gagnerait la seconde ? Hé ! hé ! il faudrait voir.

Et, quand il fut attablé devant la soupe fumante entre ses deux mioches encore trop jeunes pour comprendre, il conta l’histoire à Estelle dont le rire étrange soulevait, par instants, aux passages comiques, la bosse bizarre.

Et lorsqu’elle lui dit en l’embrassant :

— Ça c’est bien, mon gâs.

Giraud ne crut pas qu’il pouvait exister dans la vie d’un homme des moments de satisfaction et de bonheur intime aussi parfaits.


Toutefois ils ne se hasardèrent plus qu’assez rarement en forêt et l’affût, systématiquement, pendant une période assez longue ne réunit pas dans la pénombre des nuits de lune ou étoilées ses fervents adeptes.

Le fils Giraud dut employer des ruses de sauvage pour rentrer en possession de son fusil caché sous la bruyère, non loin de la petite mare où le dix-cors s’était noyé.

Les gardes, piqués par les reproches du marquis, avaient rajeuni leur zèle. Billoin surtout, et il paraissait ne plus avoir aucune notion juste de la fatigue.

Il avait dit à Loriot :

Le galvaudeux pour sûr a caché son arme dans le taillis. Il viendra la chercher et nous le pincerons.

Alors il avait eu l’idée de placer en permanence une sentinelle près de la flaque d’eau. Le brigadier Loriot avait approuvé et le garde de faction demeurait jusqu’à la venue d’un camarade qui prenait sa place. Ce procédé militaire ne donna pas le résultat espéré.

Le braconnier en venant à son travail traversait le taillis au centre duquel serpentait un petit sentier connu des bûcherons et des gardes. Le sentier longeait la mare pendant quelques mètres. Primitivement les cerfs et les biches l’avaient tracé en venant s’abreuver et l’homme un peu plus tard s’en était emparé.

Le deuxième jour de faction, un garde imprudent, hanté par l’ennui, s’était décidé à allumer sa pipe pour tuer le temps au moment précis où passait Giraud.

Ce dernier perçut le craquement de l’allumette et vit la sentinelle blottie derrière un buisson. Il ne fit aucun mouvement de surprise qui aurait pu dénoncer sa découverte ; ses yeux restèrent mornes, son visage demeura impassible et le braconnier continua son chemin, toujours du même pas, comme s’il n’avait rien vu.

Arrivé à la coupe, il dit aux camarades :

— Bon sang de Dieu ! ce sont les gardes aujourd’hui qui cultivent l’affût.

— Pas possible ! s’écria Lanfuiné.

Mais Giraud, en leur racontant ce qu’il venait de constater, les convainquit sans peine. Puis il termina son récit par une hypothèse ayant le caractère d’une certitude.

— C’est au moins ce salaud de Billoin qu’a inventé ça.

— Pour sûr, affirma Lanfuiné.

— Mais je l’aurai tout de même, mon pauvre fusil. Il doit être rien rouillé. Cochon de Billoin !

Deux jours après, pendant une nuit sans lune, il réussit à s’en emparer. Pour ce, il avait dû ramper sans remuer une feuille sèche ni faire craquer une branche morte depuis la lisière du taillis presque jusqu’à la mare — trois cents mètres environ à parcourir. Il employa la même tactique pour le retour, puis, quand il fut à cinq cents mètres de l’embuscade, pressentant que c’était Billoin qui veillait, il ne put résister à l’envie de lui faire une bonne farce.

Il dirigea son fusil dans la direction de la mare et pesa sur la gâchette du canon droit qui était resté chargé de gros plomb depuis la chasse à courre, un seul coup ayant suffi pour mettre le dix-cors hors de combat.

L’humidité n’avait point détérioré la cartouche qui fit explosion et lança sa mitraille à quelques mètres de la sentinelle. Puis le braconnier s’enfuit à toutes jambes, tandis que Billoin, qui était en effet de faction, se meurtrissait la tête contre les branches, dans l’obscurité impénétrable, en essayant une poursuite inutile.

La détonation avait fait lever Bizais et le garde-chef Loriot, et, quand Billoin revint tout penaud sur ses pas, il les rencontra, courant à perdre haleine. Il leur cria :

— Pas la peine de trotter, il est loin, tonnerre de Dieu ! le galvaudeux.

Alors il conta sa mésaventure et affirma qu’on avait tiré sur lui, bien que le plomb fût tombé assez loin du buisson — guérite derrière laquelle il se dissimulait.

Le lendemain, il fit son rapport au marquis et à la gendarmerie qui ne se remua guère.

Elle estime, en effet, très logiquement, que les gardes n’auraient plus de raison d’être si elle s’occupait des braconniers.

Toutefois, Giraud pensa que la forêt n’était plus sûre pour lui pendant quelque temps.

Son père lui conseilla fortement l’abstention.

— Fais comme nous, fieu. Les gardes vont se lasser tout seuls. À force de ne rien trouver, ils se persuaderont que nous avons renoncé à l’affût. Et quand ils seront éreintés, nous serons reposés, nous autres. Laisse-les courir comme des chiens fous, gâs.

En attendant, il font peur au gibier et j’ai tué hier sur mon bien un chevreuil qu’ils m’avaient envoyé. J’avons plus besoin de rabatteur maintenant.

Faudra venir un de ces soirs avec moi, histoire de ne pas se défaire la main.

— Notre entreprise dans la forêt est presque finie, dit Giraud fils. Y a pas pour plus de huit jours de travail. J’ai envie de rentrer chez Beauvoisin, qui m’a demandé.

— Ma fine ! c’est une idée. On a trop de risques dans notre métier en ce moment. Ah ! ton coup du dix-cors est fameux par rapport à Billoin. Il a réussi, mais c’est sur nous tout de même que ç’a retombé.

— J’aurais pas pu supposer…

— Sans doute, interrompit le vieux braconnier, ni nous non plus. Enfin, ce qui est fait est fait. Va, vaut mieux que tu restes à la ferme de Beauvoisin. C’est plus sûr et puis t’as deux mioches à élever, tandis que moi, Lanfuiné et les autres, j’sommes plus que des vieux bons à rien, dont les enfants marchent tout seuls depuis longtemps. Embauche-toi chez Beauvoisin, gâs.

Il suivit ce conseil et se remit à tracer des sillons avec la charrue dans les terres fertiles de la plaine du Neubourg.

Toutefois, il avait posé des conditions au fermier.

— Je préfère, lui avait-il dit, que vous me payiez quelques sous de plus plutôt que de manger le soir. J’aime mieux souper chez mé avec la bourgeoise.

— Estelle te tient donc toujours, avait répliqué en riant d’un gros rire Beauvoisin ? J’croyais qu’après deux mioches l’amour se refroidissait un peu, comme qui dirait la terre au mois de janvier. Paraît que je me suis trompé. Enfin, c’est ton affaire, mon garçon, et faut pas te contrarier. J’te donnerai cinq sous de plus par jour. Ça te va-t-il ?

— Faut ben.

— Pour lors, entendu. Seulement, n’oublie pas l’heure, le matin.

— Soyez tranquille.

— Puisque nous sommes d’accord, ça va. À demain, gâs.

— À demain.

Et il avait repris sa vie monotone de travailleur des champs.

Il avait d’ailleurs besoin de repos. Les nuits d’affût et celles qu’il avait dû passer en partie pour rentrer en possession de son fusil, l’avaient un peu surmené.

Estelle, effrayée par cette lutte qui commençait à devenir féroce entre son mari et Billoin, avait beaucoup insisté pour qu’il s’éloignât momentanément et il avait cédé.

Peu à peu il finit par se lasser de retourner tous les soirs au Val-Gallerand situé à une heure et demie de la ferme et resta à coucher, ne venant plus que le samedi, afin de passer la journée du dimanche près de sa femme.

Il profitait de ce congé hebdomadaire pour poser quelques collets et faire un coup de fusil avec le père sur la lisière de la forêt.

Il était rare que la bossue n’eût pas chaque semaine de quoi alimenter elle et sa progéniture. Seulement, le notaire retraité Muratel ne tarda pas à protester contre le sevrage excessif auquel on l’astreignait.

Elle insinua qu’elle ne voulait pas trouver son Albert un de ces quatre matins avec un coup de fusil dans le corps. Toutefois, âpre au gain, elle promit quelque chose pour la semaine d’après. Mais il ne faudrait pas marchander comme il en avait l’habitude.

Le lendemain, elle lui porta un lapin de garenne, victime du repos dominical, et un cuissot de chevreuil, conquêtes des lacets perfidement tendus.

Muratel dut mettre assez sérieusement la main à la poche ; car Ragneux était amateur de la totalité de l’animal.

Ce dernier, en effet, se plaignait fort de la grève des braconniers. Sa maison de Paris réclamait des envois, sinon elle se trouverait dans l’obligation de s’approvisionner ailleurs.

Le fils Giraud avait été le voir pour lui expliquer la situation. Mais Ragneux n’avait rien voulu entendre et s’était retranché derrière une formule banale mais commode, ainsi que toutes les formules qui évitent l’embarras de penser.

— Voyez-vous, la régularité, c’est tout dans le commerce.

Le braconnier s’était engagé à lui envoyer pendant le courant de la semaine tout ou partie d’un chevreuil ; pourtant, en raison des dangers à courir, il avait demandé une augmentation de prix que Ragneux lui avait refusée.

Et voilà pourquoi l’honorable notaire en retraite eut sa part de la bête.

Estelle avec son âne Martin porta le reste à Ragneux, qui manifesta son mécontentement.

— Qui que vous voulez, répliqua la bossue, j’sommes pas cause qu’un chien en avait dévoré les trois quarts. J’pouvions pas vous apporter un gigot arrangé comme il l’était. Tiens ! vous voyez ben qu’il a été pris au collet. On n’est pas là juste au moment.

Même que j’en ai eu une frousse en allant le chercher. Aussi vrai qu’il y a un bon Dieu, vous ne payez pas assez cher pour les risques qu’on court.

Figurez-vous que je l’avais logé dans un fagot de bois mort que je vais faire presque tous les jours en forêt.

V’là que j’rencontre au détour d’une allée ce brigand de Billoin, qui ne peut pas me sentir, à preuve qu’il m’appelle tout le temps la belle, pour se moquer de moi.

— Tiens, vous v’là, la belle, qui ne manque pas de me dire.

— Passez votre chemin, que je lui fis, moi j’continue le mien.

— Il paraît qu’il travaille, maintenant, votre homme. Les ordres du marquis lui ont fait de l’effet.

Sans lui répondre je marchais toujours. Mais v’là t’i pas que son bougre de chien se met à renifler sur mon fagot.

Alors, j’lui allonge un coup de ma béquille ; mais il avait senti le chevreuil et ne voulait pas démarrer.

Alors, je crie à Billoin :

— Dites donc, rappelez votre sale cabot, si vous ne voulez pas que je l’actionne avec ma béquille. C’est tout de même pas fort de votre part d’exciter votre chien contre une femme. Prenez garde qu’il ne me morde. Y a encore des juges à Bernay.

— C’est ce qu’a pensé votre mari, sans doute.

Mais il rappela son cabot tout de même. Ce que j’ai eu une peur. Et vous croyez que c’est raisonnable de payer ce que vous payez pour courir ces risques-là. Aussi j’ai dit à Giraud : Ne t’occupe plus de Ragneux. Vaut mieux que tu gagnes ta journée tranquillement chez maître Beauvoisin.

Mais le charcutier receleur riait sans se donner la peine de réfuter les arguments de la bossue.

Il savait bien, grâce à une expérience de plus de vingt années, que son commerce ne chômerait pas. Tous les braconniers qu’il avait connus étaient morts sur la brèche, malgré les condamnations, malgré les mesures les plus sévères prises contre leurs exactions.

Il y avait une relâche commandée par les événements comme les chaleurs de l’été en imposent aux comédiens. Mais dans quelques jours la danse du gibier et celle des écus pour lui renaîtraient comme le phénix, cet oiseau fabuleux, de ses cendres.

La petite bossue avait beau geindre et gesticuler son opinion était faite, bien faite.

— Tenez, voilà vos vingt francs, moins cinq francs, à cause du cuissot absent, soit quinze, n’est-ce pas.

À une autre fois, j’ai de la cuisine en train.

Et il disparut soudainement par une petite porte que dissimulait presque entièrement le comptoir.

— Sale rat, s’écria Estelle, en brandissant sa béquille, si nous sommes jamais pris, t’en verras de rudes.

Puis elle se dirigea vers l’hôtellerie du Cheval-Blanc où Martin l’attendait mélancoliquement, attaché à un râteau vide.


Les gardes étaient littéralement sur les dents.

Le chef Loriot ne décolérait pas. Il était devenu rogue avec Billoin qu’il appelait gaga. Une nuit qu’il se promenait vainement avec Bizais dans la forêt déserte et silencieuse, il ne put contenir son exaspération :

— Tonnerre de Dieu ! nous en a-t-il foutu une corvée cet animal de Billoin. C’est à ne pas tenir.

— Mais ce n’est pas de sa faute, dit Bizais.

— Comment, pas de sa faute !  !  ! Avait-il besoin d’aller raconter l’histoire au marquis. Il lui suffisait de dire : « Ma foi, je ne sais pas ce qui est arrivé, j’ai trouvé le cerf noyé et les chiens dessus. »

Si le patron avait découvert la blessure, il n’eût pas été difficile de lui faire avaler que la bête avait reçu le coup de fusil la veille en sortant dans les champs qui avoisinent la forêt. Il n’y aurait vu que du bleu.

Mais au lieu de cela, voilà Billoin qui fait un tapage de tous les diables. Il avait entendu la détonation, il s’était mis à courir pour pincer du vent.

Le marquis a cru que les braconniers se mettaient à détruire ses chasses, histoire de se moquer de lui. De là, la tempête que vous connaissez et les factions de nuit quotidiennes qui nous mettent sur la paille.

Bizais hocha la tête tristement :

— C’est tout de même vrai, mais ce qui est fait est fait.

— Sans doute. Vous autres encore, vous n’avez que les ennuis matériels, mais moi j’en ai d’autres.

Tous les matins au rapport, le marquis ne manque jamais de me dire :

— Eh bien ! avez-vous pris un braconnier ?

Et, comme je me contente de baisser la tête sans répondre, il n’oublie pas d’ajouter :

— Je vous félicite et vous complimenterez vos hommes. Continuez, mon ami, continuez. Voulez-vous une gratification ?

C’est positivement à vous rendre fou, Bizais. Cochon de Billoin ! Ah ! je le fais pivoter aussi celui-là, pour sa peine. Et je le sais aussi vexé que moi. Alors il marche sans une plainte, ce qui me fait rager, car on a envie dans ces circonstances de laver la tête à quelqu’un.

C’est que nous avons affaire à de vieux braconniers qui ont instruit les jeunes. Il est plus facile de surprendre un renard qu’eux.

Mais Billoin, neuf encore dans le métier, s’est figuré qu’il les commanderait comme il secouait ses hommes, quand il était sous-officier.

Ils l’ont joué comme un enfant ; jusqu’au fusil qu’on lui a soulevé sous le nez en le gratifiant d’un coup de plomb à moineaux pour accentuer la plaisanterie. Tout ça finira mal.

Les maraudeurs nous laissent marcher jusqu’à épuisement. Ce résultat obtenu ils reprendront les hostilités. Cochon de Billoin !

Quant à moi, je n’en puis plus et je vais dormir.

Il n’avait pas fini sa phrase qu’il poussa un grand cri et disparut soulevé par une force inconnue.

Bizais eut un instant d’étonnement, mais s’expliqua presque immédiatement le phénomène.

Loriot était, lui aussi, la victime d’un braconnier. Il avait été saisi par un collet en fil de laiton suspendu à un bouleau courbé artistement et fixé très faiblement à un buisson situé en face. L’arbre, dégagé par la secousse, s’était brusquement relevé enlevant du même coup le chef enserré par le buste.

Bizais eut toutes les peines du monde à le tirer de cette situation anormale.

Le résultat obtenu, ils se regardèrent consternés et ne songèrent pas à rire comme les augures de la Rome antique.

Puis, découragés, ils rentrèrent, mornes, chacun dans leurs maisons respectives, se promettant bien de ne conter la mésaventure à personne.

Cependant Giraud fils dormait à poings fermés, comme on a coutume de dire, à la ferme Beauvoisin.

Dans la tranquillité des champs il se reposait des fatigues éprouvées et des périls encourus dans le calme apparent de la forêt endormie.

Lorsqu’il traçait un sillon, tandis que les chevaux marchaient d’un pas égal entraînant la charrue, il songeait aux déceptions de Billoin, son ennemi juré.

Pour sûr qu’il devait souffler comme un cheval poussif. Il avait du chien dans le ventre s’il persistait à rester en faction près de la mare, derrière son buisson. Quel rageur que ce Billoin ! Ah ! il n’avait pas volé ce qui lui arrivait. Ça lui apprendrait à être si dur avec le pauvre monde. Il pouvait appeler Estelle : la belle, ce surnom ne lui ferait pas mettre de sitôt la main sur un braconnier.

Autour de lui les étourneaux causaient et les pies jacassaient, la queue en point d’exclamation.

Mais tout à ses pensées, il ne voyait point ce qui se passait alentour. Les étourneaux, ni les pies n’avaient jamais provoqué son attention pas plus que la beauté des sites de la forêt.

Quand les pommiers en pleine floraison avaient de la neige de fruit sur la tête, il marchait à côté, sous eux, entièrement indifférent.

Il s’apercevait de leur présence seulement lorsque les pommes pointaient au sommet des rameaux. Alors il s’écriait :

— Pour une année où y a pas de pommes, y a des pommes. On pourra boire un coup de cidre cet hiver.

Quelques jours après sa rentrée à la ferme, Beauvoisin lui dit :

— Gâs, faudra atteler à la « gribane », la jument grise ; ou plutôt non, elle ne serait pas assez forte, tu prendras les deux poulains pour emmener du blé au Neubourg. Le cours n’est pas mauvais en ce moment. Moi, j’irai avec la bourgeoise et la gamine qui va se marier dans une quinzaine avec Perrot de Braye.

Braye est un village situé exactement entre le Neubourg et Beaumont-le-Roger.

— C’est bon, maître, on sera prêt.

— À propos, il faudra que ta femme soit de la noce. Elle trouvera bien à faire garder ses deux mioches. Elle connaît des chansons rigolo, ça réjouira l’assistance.

— Je vous remercie bien pour elle, monsieur Beauvoisin.

— Y a pas de quoi, Gâs. Faut bien que tout le monde s’amuse, pas vrai ? Pourquoi qu’elle resterait à se morfondre chez elle, quand tu prendrais du plaisir ?

— Vous avez raison, maître.

— Oui comme dit la chanson : « Brigadier, vous avez raison. »

Et il s’en alla à grands pas par les champs, heureux de faire partager à tous la joie qu’il éprouvait en mariant sa fille.

Le lendemain, de grand matin, Giraud, avec deux camarades, chargea le blé dans la gribane à laquelle il attela les deux poulains, des percherons magnifiques, à l’encolure puissante, destinés vers quatre ans à la remonte des omnibus parisiens.

Tous les gros cultivateurs agissent de même. Ils achètent à un an aux foires du Neubourg les produits de gros trait ; ils les élèvent dans les pâturages jusqu’à deux ans, puis les dressent au labour, à la charrette, voire à la carriole.

Ces jeunes bêtes mènent à bien tous les travaux agrestes ; à quatre ans, quelquefois à cinq, ils les revendent avec un bon bénéfice.

Aussi les charretiers doivent être choisis avec soin. Ils forment même une catégorie spéciale de travailleurs. Il est nécessaire qu’ils soient jeunes, vigoureux et agiles, car les poulains ne se manient pas comme les vieux chevaux.

Giraud avait pour conduire cette jeunesse une main heureuse.

Et, s’il avait voulu, il aurait pu vivre très facilement du produit de son travail. Mais cette besogne exclusive ne lui donnait pas une satisfaction analogue à celle qu’il éprouvait sous les couverts de la forêt, quand il guettait une victime, l’œil en éveil, le doigt sur la gâchette de son fusil.

Beauvoisin le savait et tolérait ses fugues de plusieurs mois à cause de ces réelles aptitudes et de sa force qui lui permettait de mener à bien les ouvrages les plus pénibles.

— Tout de même, gâs, lui disait-il, tu ferais bien mieux de vivre tranquille à la maison que de courir les bois. Enfin paraît que c’est dans le sang.

Il marronnait, Beauvoisin, mais le reprenait néanmoins dans les moments où le travail pressait. Giraud savait cela et, dans les instants difficiles, il demandait sa réintégration.

Cette fois, c’était le fermier lui-même qui avait sollicité ses services quand il sentait, après l’aventure qu’il avait cherchée à la chasse à courre, le besoin absolu de disparaître pendant quelque temps.

Aussi attelait-il avec entrain les deux bêtes un peu récalcitrantes. Cette opération terminée il fit claquer son fouet, puis commanda :

— Hue, les enfants !

Et la lourde voiture s’ébranla avec un roulement sourd auquel se joignaient les craquements secs des cailloux mêlés à l’herbe du chemin qui coupait en deux parties égales la cour où les pommiers prospéraient.

L’attelage et son conducteur atteignaient bientôt la grande route du Neubourg qui, toute droite, s’en va à travers les plaines du plateau entre deux rangées de producteurs de cidre.

Les mercredis, jours de marché, cette voie ordinairement déserte est parcourue par de nombreux véhicules. Les piétons envahissent les bas-côtés.

Les tilburys des gros fermiers croisent les carrioles des cultivateurs de moindre importance, les lourdes charrettes des meuniers que traînent le plus souvent six robustes chevaux de race percheronne.

Les jours de foire, l’affluence est encore plus considérable. Les chevaux, les moutons, les vaches encombrent la route. Les veaux et les cochons entassés dans les carrioles, ces derniers surtout, se plaignent lamentablement, tandis que les jurons des hommes se mêlent aux claquements des fouets.

Les champs désertés par les ruraux, avec l’impassibilité des choses, regardent passer ce torrent d’êtres vivants qu’ils nourrissent.

Conduire de jeunes bêtes au milieu de cette cohue n’est point précisément chose facile, et c’était la tâche qui incombait à Giraud. Mais il s’en tirait avec une aisance que lui donnaient sa force et son intelligence des animaux.

Aussi Beauvoisin jouissait-il d’une tranquillité parfaite, quand il lui confiait sa gribane. Il savait que son blé arriverait à bon port sur la place et, si le braconnier avait l’intelligence des bestiaux, comme il disait, lui avait celle des hommes, dont il utilisait les aptitudes.

Donc le conducteur arriva, ainsi qu’à son habitude, sans encombre au marché établi sur une place rectangulaire, située en face de l’église, vieil édifice à architecture massive encadrant quelques vitraux antiques. À l’une de ses extrémités s’élève la statue de Dupont de l’Eure, à l’inauguration de laquelle vint Gambetta entouré de son état-major.

La petite ville normande garde un souvenir inaltérable de cette solennité. Les sommités locales disent avec fierté aux étrangers :

— Lorsque nous eûmes l’honneur insigne de posséder Gambetta dans nos murs…

C’est un souvenir qu’ils commentent même dans leurs réunions intimes :

— Hein ! vous rappelez-vous, Claude, quand nous avons organisé le banquet monstre où l’illustre homme d’Etat…

Car entre eux ils n’éprouvent pas le besoin de citer le nom. L’illustre homme d’Etat suffit. À leur sens il n’en est pas d’autres auxquels s’applique l’épithète « illustre ». Ils sont tout au plus remarquables.

Pourtant il existe des envieux partout, des esprits hargneux que le génie dérange, des gens enfin qui bavent sur les célébrités pour le plaisir de baver.

« L’illustre homme d’Etat » n’était point à l’abri de leurs critiques. — Sans doute son talent de parole était supérieur à celui de Thonorable conseiller général du canton, mais, si ce dernier avait exercé la profession d’avocat à Paris, au lieu d’être simple notaire de province, il eût sans nul doute égalé l’éloquence du fameux tribun.

— Et pas moins, s’écrie un gascon transplanté en Normandie, il ne parlait plus quand il défonça l’estrade.

Alors, tous pris d’un fou rire, secouent leurs ventres dodus où le cidre sommeille perpétuellement.

Ah ! c’est que l’aventure à laquelle ils font souvent allusion, est restée dans toutes les mémoires.

Au moment précis où Gambetta, en parlant de ses campagnes contre les monarchistes et les cléricaux, s’écriait pour peindre leur défaite :

— « Soudain tout s’écroule », l’estrade construite par un charpentier parcimonieux s’effondra et le tribun suivi de MM. Cazot et Spuller disparut dans le sous-sol, tandis que la foule répétait :

— Tout s’écroule.

On ne voyait plus que les petites jambes de Cazot qui, tombé malheureusement, s’agitaient désespérément dans le vide, pendant que sa tête à la place des pieds esquissait des demi-cercles sous le plancher affaissé.

Le préfet et son sous-préfet se précipitèrent, avec les notabilités et les gendarmes, au secours des victimes que l’on retira saines et sauves des décombres, et l’illustre homme d’Etat sur la partie de la tribune restée intacte continua son allocution.

— Et pas moins, répète presque chaque soir le gascon au Café moderne, lieu de réunion des envieux, il ne parlait plus quand il défonça l’estrade.

Mais il convient de dire que ces gens sont le petit nombre au Neubourg. Leur groupe minuscule n’est constitué que par des jeunes gens fougueux et des vieux évincés par le clan des politiques influents.

On peut dire qu’il n’existe qu’une nuance dans ce chef-lieu de canton où le commerce du plateau se donne rendez-vous — la républicaine. Quelques monarchistes néanmoins persistent à exprimer des opinions respectables à cause de leur grand âge.

Les mots employés par ces belligérants n’ont plus leurs acceptions habituelles. Tout est grossi démesurément et les luttes prennent des proportions gigantesques… en apparence du moins. On se croirait parfois à Tarascon ou dans quelque ville autre, se chauffant au beau soleil du Midi.

Les républicains, cabaretiers ou épiciers pacifiques auxquels se joignent la médecine, la pharmacie, voire la carrosserie, sont appelés sans-culottes, assassins, communards par leurs adversaires auxquels ils ont appliqué les désignations de bondieusards, cafards, cléricafards, suppôts de sacristie, assassins du peuple, aristos, etc., etc.

On se figurerait être encore en pleine Révolution de quatre-vingt-neuf, si les bonnes grosses figures normandes enluminées par les pommes ne venaient atténuer les mots terrifiants qui sortent de leurs bouches à peine ombragées par une moustache blonde.

Les deux clans ont leurs journaux dans lesquels la bataille ardente s’accentue au moment des élections. À la politique, générale et locale, se mêlent les allusions d’ordre absolument privé et les faits divers viennent encore aggraver les attaques contre les personnalités.

Généralement, dans l’Eure, la victoire reste aux républicains, « sans-culottes, assassins, communards », à Louviers, aux Andelys et même à Evreux, tandis que les conservateurs triomphent à Bernay, contrée de bondieusards, disent les rouges du Neubourg.

Les combats sans trêve ni merci ne les empêchent pas de s’occuper au mieux de leurs affaires personnelles. S’il en était autrement, ils ne seraient pas de vrais Normands.

Il ne conviendrait point de formuler cette remarque pour les blâmer, car la chose primordiale, depuis que le monde existe, n’a-t-elle pas été la conservation de l’individu, règle que les civilisation ont toujours violée, mais qui les a renversées après une durée plus ou moins longue. On ne s’insurge pas impunément contre les lois naturelles.

Le Normand plus pratique, moins nerveux que le Parisien, beaucoup de muscles et peu de nerfs, ne songe guère aux révolutions. Il soigne simplement son moi sous tous les régimes. En général il se met toujours du côté du manche, quand il sent toutefois ce manche solide.

Il fut monarchiste convaincu, impérialiste convaincu et est en train de s’affirmer républicain non moins convaincu, quitte à redevenir monarchiste ou impérialiste si les circonstances l’exigent.

Cependant le Neubourg est un peu plus volcanique. Les habitants n’ont point ce caractère du sage que les événements ne sauraient émouvoir immédiatement et qui est l’apanage du vrai Normand, dont le gros bon sens ne se laisse point surprendre par les « fariboleries » des villes. Cela tient peut-être à ce qu’ils sont presque tous cafetiers ou hôteliers.

La fumée des pipes, l’odeur et le goût des alcools leur ont enlevé ce calme absolu que donne la contemplation des plaines où les pommiers et les céréales poussent, des prairies dans lesquelles paissent vaches, bœufs et génisses et des forêts aux arbres tassés et puissants.

Ils sont fiers, quand ils voient sur leur place limitée par de petites bornes reliées avec des chaînes, les sacs de blé se presser et former une foule silencieuse que sillonnent les acheteurs et les vendeurs bruyants.

Leur ville est pour eux, en tant que commerce rural, la première du monde ; ils l’appellent volontiers la ville-lumière de Normandie.

En somme, petite population remuante, curieuse à étudier et qu’il paraît possible de comparer à la mouche du coche.

Que serait-elle en effet sans les champs fertiles qui l’entourent ? Un bourg aussi infime que ceux des agriculteurs, ou bien une petite ville morte où la vie végétative aurait seule droit d’asile, ville dans laquelle quelques rentiers traîneraient leur mélancolique oisiveté. Elle ne serait même pas cela. Car il n’existe aucun site autour d’elle, capable d’attirer les sympathies des désœuvrés dont l’unique occupation est la promenade.

En outre elle ne possède point d’industrie capable de suppléer à cette pénurie de prairies, de côteaux boisés et d’eau courante.

Le Neubourg n’a donc qu’un rôle d’intermédiaire. C’est le lieu de réunion séculaire où les cultivateurs viennent offrir leurs produits aux acheteurs étrangers à la localité, lesquels les disperseront dans la France entière, plus particulièrement à Paris, voire même chez des peuples voisins.

Les habitants, au nombre de trois mille environ, peuvent donc être considérés comme une sorte de bohème, les cafetiers surtout, bohème sédentaire s’étant donné comme mission d’abreuver et de nourrir une fois par semaine les ruraux du plateau fertile dont ils occupent le centre.

Ils sont l’effet et non point la cause. Seulement, et c’est ce qui les assimile à la mouche du coche, ils ont néanmoins la prétention excessive de diriger et de réglementer tout.

Ces gens auxquels la vie de café a donné une nervosité de méridional tempéré, traitent volontiers les campagnards, dans leurs colloques particuliers, de ganaches, de retardataires. C’est la commune ingratitude de l’obligé pour son bienfaiteur.

Les paysans du canton le plus voisin de la ville, celui de Beaumont-le-Roger, sont l’objet habituel de leurs railleries. — Ce sont « des réactionnaires, des bondieusards, des cléricafards », qui n’ont jamais pu élire un député républicain.

Les sans-culottes du Neubourg plaisantent à ce sujet leurs confrères de Beaumont, qui sont cependant parvenus à obtenir la majorité au conseil municipal et à élire un conseiller général républicain, ce qui leur a valu de vifs éloges atténués cependant par cette réflexion :

— Ah ! quand vous aurez un député des vôtres, vous serez tout à fait à la hauteur. Mais vous n’aurez jamais la gloire d’avoir possédé dans vos murs l’illustre homme d’Etat.

— Evidemment, répliqua le meunier Grévecœur, puisqu’il est mort, le cher homme.

— En réalité, ce sont tous des braves gens, aussi bien les monarchistes que les républicains, qui aiment à se donner un brin de distraction en dehors des occupations habituelles.

Tout homme éprouve, instinct primitif de défense, le besoin de batailler contre quelqu’un et les agglomérations celui de lutter contre quelque chose, pour une idée adoptée par leur groupe.

Car, dans les petites villes, il n’existe que deux clans — deux coteries, disent les tranquilles que gênent ces batailles sans objet.

Ils sont en effet obligés, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, de faire partie de l’une ou de l’autre, la neutralité n’étant point admise. S’ils ne se classent pas eux-mêmes, ils sont classés par les enragés et en butte à toutes les attaques.

Car ils constituent la classe des indécis, des girouettes et, lorsque surviennent les élections, ils sont littéralement assiégés. On se les dispute ; leurs voix, en effet, décident assez souvent de la majorité.

Les paysans en général se moquent de ces ardeurs politiques qu’ils ne comprennent pas. Ils n’ont qu’une préoccupation : remuer la terre pour qu’elle les nourrisse, et qu’une ambition électorale : élire celui qui représente le mieux leurs intérêts.

Encore ne se dérangent-ils pas pour voter, quand les luzernes, les foins ou le blé exigent leur présence dans les champs.

Aussi est-ce pour cette raison que le législateur fixe d’ordinaire, comme date des consultations populaires, la fin du mois d’août, époque à laquelle les gerbes de blé et d’avoine, les foins, les luzerqes et les trèfles reposent dans les greniers et les granges.

Tout ce mécanisme créé par des habitudes anciennes et les nécessités de l’existence n’est guère connu de ceux qui y sont soumis et chacun se donne une importance qu’il n’a pas.

Ainsi qu’à l’ordinaire, ce sont ceux dont l’utilité est discutable qui se gonflent le plus volontiers, ne songeant point qu’en général la campagne vivrait sans la ville, mais que la ville ne pourrait exister sans la campagne.

Il est bon quelquefois, pour remettre les choses au point, de sortir la vérité de son puits où les intérêts l’enfouissent.

Cependant, Giraud, sur la place rectangulaire, alignait méthodiquement ses sacs de blé avec l’aide d’un camarade.

Beauvoisin venait d’arriver dans sa carriole avec sa fille, dont les joues aux couleurs accentuées étaient un peu bleuies par un froid désagréable de mars. La bourgeoise était déjà installée, vendant son beurre, ses œufs et ses poulets.

— Hé ! gas, dit-il, ça va, le travail ?

— Pardine oui, maître Beauvoisin.

— Pas bougé, les cagnons ?

— Oh ! que non. Pas de danger.

— Eh bien ! va les conduire à l’écurie, gâs. Je te suis avec la Grise. Tu y donneras un coup de bouchon, parce qu’il faut que je revienne vivement au marché.

La place commençait à se remplir de monde. Les sacs de blé l’encombraient.

Sur l’un des bords, les tentes des marchands ambulants formaient la haie.

Là, sur des planches soutenues par des tréteaux, s’étageaient les pièces de laine ou de coton aux couleurs éclatantes, les tricots de laine marron, la cotonnade d’un bleu sombre pour les tabliers, les bonnets tuyautés artistement à la mode du pays, les bas rouges, bleus, gris, blanes, les cache-nez dans les mêmes nuances et les caleçons de futaine grise à l’usage des femmes mûres que les vents du nord impressionnent seulement.

Ailleurs la ferblanterie, seaux, casseroles, grils, marmites, chaudrons, à côté le marchand de vaisselles dont les assiettes peintes sont fort prisées.

Et puis les fromages aux odeurs magnifiques : le Livarot dont le parfum féroce intimide les narines délicates, le Pont-l’Evêque en forme de pavé, le Camembert enfin fort apprécié en Normandie.

Quelquefois une somnambule, un arracheur de dents, viennent jeter la note gaie et bruyante.

Les gens affairés circulent. Les femmes entourent les boutiques, tandis que les hommes, graves, discutent autour des sacs de blé.

— C’est pour rien.

— Comment pour rien ?

— Ben sûr, vingt-huit francs les deux hectos, ben sûr que c’est pour rien. Si vous étiez obligé de le faire pousser vous verriez que vous ne diriez pas la même chose.

Et les marchés se concluaient malgré les plaintes des cultivateurs, plaintes fondées comme toutes les récriminations d’ordre social.

La capitalisation à outrance, la finance ayant succédé à l’aristocratie, rend effectivement la vie de plus en plus difficile.

Un peuple ne vit qu’à la condition de travailler. Par conséquent il est de toute nécessité que ceux qui détiennent la fortune donnent du travail. Or cela n’est jamais arrivé et n’arrivera peut-être jamais, à moins qu’on ne se décide à faire une organisation puissante du labeur dans toute la France.

Avant 1789, les nobles et le clergé, possesseurs du sol, laissaient les terres en friche et quelquefois les pauvres hères en étaient réduits à manger des racines.

Auourd’hui les champs sont dépréciés et la spéculation de l’argent seule prospère. Or l’aristocratie née de ces opérations de bourse ou de commerce ne fait pas plus travailler que celle dont l’omnipotence est déchue.

En outre la main-d’œuvre se trouve considérablement affaiblie par le machinisme. Les grandes exploitations agricoles ont des faucheuses, des semeuses. Les batteuses à vapeur font en deux jours l’ouvrage qui nécessiterait un nombre considérable de travailleurs pour l’accomplir dans le même temps.

Dans les villes la situation est absolument semblable. Les machines tissent, font des dentelles, battent le fer, scient les planches, les rabotent, cousent les étoffes. Le vélocipède remplace les chevaux sur les routes, de même que la vapeur les avait supprimés pour les transports à grande distance. Plus de postillon, de palefreniers, mais des mécaniciens, des chauffeurs, des chefs de gare, le triomphe en un mot du fer sur le muscle.

Toutes ces brusques transformations ont fait des victimes, surprises par cette invasion imprévue. L’instruction généralisée est venue encombrer les classes libérales. Il y a trop de médecins, trop d’avocats, trop de livres et pour ces derniers la quantité ne vaudra jamais la qualité.

Aux champs on a appliqué la culture intensive. L’Amérique, l’Algérie ont produit à leur tour. On parle des progrès de l’Australie. Alors le blé a baissé, mais le pain est resté cher, la viande vivante est bon marché, mais la morte reste difficile à aborder.

En un mot production exagérée, excellente dans son exagération, mais qui ne sert en vérité qu’à quelques agioteurs, parce qu’il n’y a pas assez de travail et trop d’intermédiaires âpres au gain, et le fléau de l’humanité, c’est toujours l’égoïsme.

Voilà pourquoi les paysans et les ouvriers se plaignent à juste titre.

Et leurs plaintes, qu’ils ne savent pas toujours formuler, peuvent se traduire en deux mots : manque d’équilibre.

La surproduction ne peut que mener à un cataclysme si elle ne sert pas à augmenter le travail.

Les paysans, eux, comme les ouvriers, ne distinguent que l’effet. Les premiers vendent mal leur blé et leurs bestiaux, les seconds ne trouvent du travail que difficilement.

La situation générale restera donc pénible tant que la capitalisation ne sera pas mise en demeure, par une organisation spéciale, de donner du travail, tant qu’on ne lui interdira pas formellement l’agiotage sur les denrées, les métaux qui ont donné au monde l’autocrate extraordinaire qu’on appelle l’or.

Les politiciens peuvent ergoter, occuper l’opinion publique par de vaines déclamations, ils ne font en agissant ainsi que jeter un peu de cendre sur le feu. Le collectivisme est un leurre, tous les systèmes similaires ou contraires sont dans la même impuissance. Ce sont des trompe-l’œil destinés à masquer les ambitions personnelles ou les agiotages financiers.

On n’arrivera à une solution que par deux moyens : la guerre, faucheuse éternelle du trop-plein, ou l’organisation du travail, en sacrifiant la finance comme on a sacrifié l’aristocratie.

Cependant le paysan est moins malheureux que l’ouvrier. Il est rare, très rare que le travailleur des champs ne trouve pas un morceau de pain à se mettre entre les dents. La commune, ses camarades, lui viennent en aide dans les moments par trop critiques, et les suicides en général n’ont pas la misère pour cause.

La nature est une bonne mère. Elle a pendant l’hiver toujours quelques branches mortes à offrir aux miséreux pour leurs cheminées, elle a toujours aussi un petit coin de terre où les légumes poussent à leur intention.

Et puis elle leur distribue généreusement l’air vivifiant des cultures et des grands bois et les rayons de soleil que n’atténuent ni la fumée, ni les maisons à six étages.

En outre les heureux, comme le fermier Beauvoisin, se reprocheraient de laisser mourir de faim un voisin dans l’indigence. Pour les vieux ils ont des moutons à garder, des vaches à mener aux pâturages et, lorsque la culture va bien, on ne regrette pas le morceau de pain retranché parfois à la miche que regarde d’un œil d’envie le malheureux qui passe.

Or ce jour de marché, les affaires allant bien, puisqu’il avait pu vendre son blé d’excellente qualité trente et un francs les deux hectolitres, Beauvoisin distribua quelques sous aux vieux qui viennent d’ordinaire solliciter la pitié publique et offrit un cognac à Giraud :

— Pour te donner du cœur, gâs, et avoir soin des poulains en revenant à la maison. Moi, je vais chez le bijoutier que ma fille tient à visiter avant de devenir madame.

— Soyez tranquille, maître. Ils sont comme des agneaux.

Et le fermier était parti pour rejoindre sa femme et « la demoiselle », comme l’appelaient les domestiques, lesquelles l’attendaient à l’hôtel du Cheval-Blanc.

À peine entré dans la salle principale de l’auberge il s’écria, les ayant aperçues assises auprès d’une fenêtre ;

— Hé ; les femmes, allons-nous voir Trouillard ?

Trouillard c’était le bijoutier unique du Neubourg, une forte tête du parti de « l’illustre homme d’Etat. »

Depuis, il a rendu sa belle âme de libre-penseur (?) au néant, suivant la formule dont il aimait à se servir pour les amis qu’il reconduisait jusqu’à leur dernière demeure.

Il avait en effet préconisé avec une ardeur infatigable les idées qu’il appelait nouvelles et les exagérait très naturellement, comme cela arrive la plupart du temps.

Ce digne homme, plus démocrate que bijoutier, avait délaissé bien des fois le rafistolage des montres pour travailler à la prospérité de l’association « La libre-pensée », qu’il avait fondée avec deux des principaux admirateurs de l’illustre homme d’Etat, Mourruot l’épicier, un petit normand ventru, et Baratour le pharmacien, gascon de la Gascogne très gasconnant, vénérable conseiller d’arrondissement, haut coté dans la société avancée du Neubourg.

Ces trois personnages, discoureurs extraordinaires, apôtres superbes de la religion nouvelle, l’Athéisme, rêvaient continuellement l’esprit tendu vers un but unique : — l’écrasement des bondieusards dont ils apercevaient « l’immense conséquence » consistant dans « l’émancipation intégrale de l’esprit humain ».

Il fallait entendre Trouillard, le pur, l’incorruptible, comme disaient les conservateurs, s’écrier au cercle de la démocratie établi au-dessus du café de l’Avenir :

— Messieurs, vous apercevez, n’est-ce pas, l’immense conséquence.

Et il répétait :

— Vous saisissez bien, messieurs, l’immense…

Cet adjectif avait dans sa bouche des effets tonitruants.

Alors Baratou ajoutait :

— Vous comprenez, messieurs, qu’il s’agit, coquin de sort ! de l’émancipation intégrale de l’esprit humain.

Aussitôt, Mourruot appuyait :

— Intégrale, parfaitement, intégrale.

Ces messieurs organisaient assez souvent des conférences au cours desquelles on parlait toujours de l’illustre homme d’Etat. La péroraison était invariable. Bien que connue de tous depuis des années, elle était cependant attendue avec anxiété.

— Aussi, messieurs, concluait l’orateur, l’illustre homme d’Etat a-t-il dit en des circonstances inoubliables :

— Le cléricalisme, voilà l’ennemi !

Et les applaudissements pleuvaient dru, comme la grêle trop souvent sur la vigne.

Le conférencier le plus apprécié était sans conteste Courtamblaize, le « distingué directeur » du Réveil démocratique du Neubourg. Des périodes superbes s’agitaient pendant des heures sur sa langue infatigable.

Les clichés sonores, les gestes nobles, les imprécations épouvantables, les apostrophes magnifiques et les évocations terrifiantes passaient tour à tour dans ses allocutions avec la prestresse et la munificence des personnages de féeries.

— Mains sacrilèges portées sur la Constitution, soldat qui obéit, le cœur saignant, un autre qui n’obéit pas et brise son épée glorieuse, les pavés ensanglantés, le massacre des vieillards, des femmes et des enfants, la scélérate Commune, les coups d’Etat abominables, les buveurs de sang.

En outre les sarcasmes :

— Les gobeurs de pain à cacheter, la pendaison du Christ, les jongleurs d’hosties miraculeuses, la prostituée du christianisme, Madeleine la pécheresse recrutée dans un lupanar, calotins, cabotins, ratichons, bondieusards, fabricants d’eau bénite, araignées de sacristie, sangsues ecclésiastiques, corbeaux de tabernacle, sorciers de l’Evangile.

Courtamblaize était tour à tour solennel ou ironique suivant qu’il déroulait les périodes ou les plaisanteries, hélas ! toujours les mêmes, mais néanmoins toujours applaudies.

Ce directeur de journal se montrait encore propagandiste zélé de la libre-pensée ; « libre-pansée, » écrivaient les polémistes conservateurs, en faisant allusion au banquet du vendredi, « dit », saint, qui était son œuvre.

Il se vengeait en appelant ces « folliculaires » « amateurs de langoustes », allusion non moins troublante à des festins organisés jadis par Janvier de la Motte à la préfecture, festin auxquels étaient conviées, paraît-il, quelques étoiles parisiennes.

Courtambaize dit à ce propos au Cercle de la Démocratie :

— Saisissez-vous, messieurs, le sel attique des langoustes ?

— Et les maquereaux, qu’en faites-vous ? s’écria Mourruot.

— Ça, messieurs, répliqua le directeur du Réveil démocratique, c’est du gros sel.

— Quel esprit primesautier ! bon sang de bon soir, hurla le pharmacien Baratou.

Il y eut, entre les deux partis, une lutte insensée à propos du vendredi « dit » saint, d’autant que Courtamblaize fonda une section à Barquet, petite commune située dans le canton de Beaumont-le-Roger, dénommé le pays des retardataires.

Ce fut une mêlée magnifique.

Le Bernayen, journal conservateur, publia un article sans signature contre la Libre—« Pansée ». Mais Courtamblaize signa, lui.

— Troun de l’air, c’est un lapin ! dit Baratou.

Il rédigea, pas Baratou mais Courtamblaize, un appel intitulé : Aux habitants de la commune de Barquet et des environs.

Ce factum commençait par une phrase simple comme il convient à des hommes libres, dit le polémiste à une réunion du cercle, mais magnifique tout de même, ajouta Mourruot.

« Les principes démocratiques et radicaux se développant de plus en plus parmi vous, je viens les affermir par la propagande des doctrines de la Libre-Pensée. »

Au centre, cette constatation triste :

« Plus tard, lorsque vous êtes arrivés au déclin de votre existence, vous qui n’avez professé d’autre religion que celle de votre conscience, pourquoi donc laissez-vous encore vos restes voltairiens passer dans l’église avant d’être déposés à côté de vos ancêtres de 89 ? »

Et ça se terminait par une invitation au porte-monnaie :

« Souscrivez donc en masse au banquet du vendredi « dit » saint. »

Le Bernayen crut spirituel d’insérer les lignes suivantes :

« Aux journaux, qui ont été scandalisés par ces agapes communardes, nous apprendrons que ce ne doit être qu’un simple dîner de carême ; il n’y aura que du maquereau, de la morue et des huîtres. »

Décidément cette feuille affichait une impudence qui confinait à la folie. Aussitôt Courtamblaize saisit sa bonne plume de Tolède, qui courut avec des grincements sinistres sur le papier, et écrivit ;

« À mon très humble avis, pour que la pensée des rédacteurs du Bernayen se réalise au sujet de la carte de notre dîner, il faudra qu’ils poussent leur complaisance bien connue jusqu’à honorer notre banquet de leur présence ; s’ils consentent à nous procurer, en outre, un certain nombre de tonsurés et quelques araignées de sacristie, nous sommes disposés à ajouter aux maquereaux et aux huîtres quelques-unes de ces excellentes langoustes dont ils furent assez friands jadis. »

— Touché, boun Diou de boun sôâr ? s’écria Baratou.

Mais Courtamblaize ne s’en tint pas là et fonda la société du baptême civil, dont il se sacra grand prêtre.

Et au banquet du vendredi « dit » saint, il baptisa le premier-né de la petite bossue.

Se trouvant classée dans la grande famille des déshérités et des souffre-douleur par ses infirmités, il était tout naturel qu’elle se rangeât parmi les révoltés.

Giraud la suivit dans cette évolution aveuglément, comme à son habitude, et s’attira la haine du marquis de Curvilliers, lequel dit à Billoin :

— Il faudra, mon garçon, me pincer ce braconnier athée, le plus tôt possible. Je compte sur vous.

Pauvre Billoin !

Donc, Giraud était athée et voltairien. Courtamblaize le lui avait déclaré du reste, lors de son initiation. Rentré chez lui, il avait demandé à Estelle :

— Sais-tu ce que c’est qu’un athée et un voltairien ?

Elle répondit avec assurance :

— Pardine, c’est des gâs qu’ont bouffé de la viande au Vendredi-Saint.

Le directeur du Réveil démocratique lui avait dit aussi pendant qu’il lui présentait son marmot pour le baptiser :

— Mon ami et cher citoyen, n’oubliez pas que le but de la Société, « Le baptême civil », est de lutter contre le cléricalisme qui atrophie et fausse les intelligences enfantines.

— C’est étonnant, avait-il confessé à Estelle en retournant au Val-Gallerand, comme cet homme-là cause ben, tellement ben, que j’n’y ai ren compris.

— Eh ben quoi, répliqua Estelle, ça veut dire que les curés c’est des bêtises et que faudra les enrouter.

Ceux qui ne voient à bon droit qu’une lutte stérile et nuisible souvent au pays dans ces différends où les mots sonores et les injures couvrent le plus ordinairement des ambitions personnelles, ne s’enthousiasment jamais pour des individualités bruyantes ou des théories qui ne font pas avancer d’un pas la question sociale.

La Libre-Pensée, un beau titre, devrait être l’asile de tous ceux qui ne sont inféodés à aucune coterie.

Pourquoi demander à ses adeptes une profession de foi d’athéisme ? Pourquoi leur imposer un baptême civil ? N’est-ce point fonder une religion nouvelle à côté des anciennes ?

Et qu’est-ce qu’une libre pensée qui n’est plus libre ?

Dans les croyances antiques ou plus récentes érigées en système, on dit à l’homme :

— Tu vivras de l’infini des cieux.

Vraiment c’est trop peu, quand on possède un estomac.

L’Athéisme, lui, ne lui offre que de la boue, de la terre par les temps secs.

Il lui dit :

— Quand tu mourras, tu retourneras à la terre d’où tu es sorti.

Sale perspective pour ceux qui ont souffert continuellement pendant leur existence. Après tout l’infini était plus bleu.

Or la boue et la terre ne nourrissent pas plus que l’éther azural.

Et puis les esprits faibles ou mauvais concluent de ce système qu’ils doivent jouir de l’existence par tous les moyens en leur puissance. Et la fraternité s’évade de leur conscience. Le néant devient une idole.

— Puisque je ne mange pas à ma faim, que l’univers disparaisse ! Et les maisons sautent, emportant dans leurs débris des existences humaines. De la Libre-Pensée actuelle à l’Anarchie, qui est la désespérance totale, il n’y a qu’un pas.

Ah ! la Libre-Pensée, quel beau titre d’une société humanitaire d’où toutes les discussions religieuses seraient bannies, au sein de laquelle on ne s’occuperait que d’organiser le travail nécessaire à la vie de l’individualité et des agglomérations, société dans laquelle on ne combattrait les systèmes politiques et les religions que pour leur acharnement despotique, société qui ne dirait à personne : « Crois-tu à Dieu, crois-tu au diable ? mais bien : crois-tu à la possibilité d’assurer, par des moyens matériels, la vie de l’humanité tout entière et la fraternité universelle ? »

Oui, je suis une société matérialiste parce que je ne m’occupe que des bouches et des estomacs. Ce que j’exige, c’est que vous n’exploitiez personne pour édifier des fortunes colossales. Soyez athées ou déistes, juifs, catholiques, protestants ou bouddhistes peu importe vraiment, si vous n’êtes point des sectaires, c’est-à-dire si vous vous sentez vraiment affranchis de toutes les coteries, capables de marcher loin des bannières connues vers les conquêtes sociales, libres-penseurs enfin dans toute l’acception du mot.

Hélas ! nous n’en sommes point encore là. On va en prison pour le Néant, comme on y allait jadis pour Jésus.

On combat les religions, les hommes politiques ; cela agite les masses, mais le progrès est nul et les financiers thésaurisent toujours, thésaurisent encore jusqu’à la disette générale, qui provoquera quelque cataclysme effrayant, lequel accouchera d’une souris, comme toutes les révolutions.

On fusillera, on guillotinera pendant qu’on livrera sans doute de grands combats aux frontières et le nombre des bouches jeunes, des bouches qui mangent ferme, diminuera… et la question sociale sera résolue pour une vingtaine d’années.

Puis il conviendra de recommencer. C’est là l’histoire de tous les siècles, l’histoire éternelle écrite par les utopies et les combats stériles avec du sang humain.

C’est la relation des épisodes de l’éternelle lutte pour la vie, lutte impitoyable où la désespérance est venue jeter sa note noire.

Voilà où nous en sommes sur le seuil du vingtième siècle.

D’où surgira la Libre-Pensée qui remplacera la guerre par le travail ?

That is the question, diraient les Anglais, que l’esprit pratique, la situation insulaire, l’émigration aux colonies et l’apparence d’une liberté ont sauvés de situations difficiles.

Mais ils ont employé, eux aussi, le vieux moyen qui se nomme la guerre. Guerre aux Noirs, guerre aux Peaux-Rouges, guerre diplomatique aux États désunis de l’Europe, guerre impitoyable enfin au vaillant peuple des Boers. D’où surgira la Libre-Pensée qui remplacera la guerre par le travail ?

Le fermier Beauvoisin se souciait de celle de Courtamblaize comme d’une guigne durcie. Il était, lui, le vrai libre-penseur.

Il faisait réparer sa vieille horloge et ses montres par Trouillard, le rouge, comme il l’appelait, et lui vendait du beurre et des œufs, mais Trouillard avait voulu vainement l’embrigader dans sa Libre-Pensée.

— J’aime trop ma liberté pour être des vôtres, avait objecté le cultivateur. Quand je rencontre M. le curé du Tilleul-Othon, je fais un brin de causerie avec le digne homme ; je vais à sa messe. Cela me plaît ; de même que j’assiste quelquefois à vos réunions. Vous m’en feriez une sarabande si vous aviez ma signature pour votre société.

L’horloger était revenu bien des fois à la charge, mais sans succès.

— Pourvu que le blé pousse, avait-il coutume de dire à l’horloger, je me déclare satisfait. Vos fariboleries ne changeront rien sur la terre, allez.

Quand les épis sont drus, quand les pommiers ont leurs branches terminées par des pommes et que les prairies sont vertes, tout le monde devrait être content.

— Oui, mais il n’y en a pas assez pour tout le monde.

— Alors, faudrait aviser à qu’il y en ait assez, dit tranquillement Beauvoisin.

— C’est là le but précisément…

— Oui, j’entends bien, mais vous n’en prenez guère le chemin, avec vos disputes. Si vous faisiez comme moi pour ma ferme, j’ajouterais peut-être mon nom à votre liste.

Tenez, écoutez-moi un brin. Je fais vivre, avec mon exploitation, une vingtaine d’ouvriers. Si chacun agissait de même, vous verriez que vos manigances deviendraient inutiles.

Si je parle au curé, j’emploie, d’autre part, votre ami Giraud dont le fils a été baptisé par M. Courtamblaize. Voilà comment je suis.

Le curé me dirait : « Faut renvoyer Giraud. » Je lui répondrais : « De quoi vous mêlez-vous ? Allez réciter vos messes et ne vous occupez pas de mon travail. »

Si vous me contiez que je ne dois pas parler au curé, je vous répliquerais que ce n’est pas votre affaire et que je suis libre comme l’air qui passe sur mes champs, plus libre que vos libres-penseurs.

Et Trouillard baissait l’oreille tout en grognant :

— C’est bon, c’est bon, puisque vous êtes incorruptible.

Lorsque Beauvoisin entra dans la boutique de l’horloger vers la fin du marché, ayant à sa suite femme et fille, l’honnête commerçant offrit avec empressement des sièges ; il connaissait en effet le prochain mariage et par conséquent le but de cette visite.

Mais le cultivateur ne haïssait pas la plaisanterie et ne manqua pas de dire :

— Hein, vous croyez que je vous amène les femmes pour votre Libre-Pensée ?

— Je ne crois rien ; toutefois, si ces dames voulaient… Aussitôt elles se récrièrent.

— Pour sûr que non, vous avez bien assez de la bossue.

— Alors, insinua Trouillard, vous désirez voir quelques parures, alliances, bracelets, boucles d’oreilles, enfin ce que vous voudrez. Nous sommes à même de vous contenter.

Et il étala ce qu’il appelait fastueusement ses trésors.

Le tout assurément aurait plu à la demoiselle et à sa mère. Mais il fallait choisir et l’embarras fut grand.

— Tout de même. Jeannette, finit par dire Beauvoisin, tu ne peux pas dévaliser totalement la boutique de l’ami Trouillard. Il t’appellerait accapareuse ; et puis la bourse n’est pas assez garnie pour cela. Quand le blé poussera tout seul, on verra.

— Oh ! je vous ferai crédit très volontiers, déclara l’horloger.

— Je parie que vous n’en feriez pas autant, malgré vos idées, à Malicot qui, n’ayant plus de jambes, marche sur son derrière en implorant la pitié de ceux qui sont complets ?

Trouillard se contenta de hausser les épaules et continua à vanter sa marchandise. Au bout de quelques instants, cependant, il répliqua :

— Vous savez, maître Beauvoisin, les affaires sont les affaires.

— Parbleu ! dit le fermier qui était en veine de bonne humeur. Faites ce que je ne dis pas.

— Voyons, lui donneriez-vous dix sacs de blé sans argent ?

— Assurément non, ils ne lui seraient d’aucune utilité. Je me contente de lui laisser quelques sous les mercredis, avec lesquels il va acheter du pain.

— Ou de l’eau-de-vie.

— Ça le regarde. Moi j’ai fait mon devoir de fermier qui ne se plaint pas trop des affaires et cela me suffit. Le reste ne me regarde pas. Et puis, voyez-vous, Trouillard, je ne suis pas un libre-penseur, moi. C’est sans doute pour cela que je ne pousse pas la fraternité aussi loin que vous.

— Ah ! si vous vous mettez à parler politique, s’écria Mme Beauvoisin, nous en avons pour longtemps, sans doute jusqu’au matin. Tiens, Théophile, nous nous sommes décidées, regarde.

— C’est bon, dit le cultivateur. Combien, Trouillard ?

— Deux cents franes.

— Oh ! oh ! trop cher, mon bonhomme. Voyons, ça se perdrait dans le fond d’un sac de blé.

— Sans doute, mais c’est tout au juste.

— Tout de même si je m’enrôlais dans votre société, n’y aurait-il point une petite diminution ?

— Aucune.

— Alors je n’insiste pas, et voilà vos deux cents francs. Drôle que les femmes aiment tant des choses qui ne servent à rien au point de vue de l’estomac.

— Il faut bien que tous les commerces vivent. Vous vendez du blé, moi, des bijoux, pourquoi auriez-vous des acheteurs et moi point ? Sous un régime de liberté, d’égalité et de fraternité…

— Des farces de votre libre-pensée, interrompit Beauvoisin. N’empêche que vous avez coulé votre collègue d’en face, grâce à vos relations et au bon marché toujours croissant de vos marchandises.

— C’est la liberté du commerce.

— Soit, mais vous avez effacé l’un des mots de votre formule, la fraternité.

Trouillard haussa encore les épaules ; ce fut la seule réponse qu’il daigna faire.

Car c’était un philosophe, un philosophe qui professait in petto un culte pour l’égoïsme.

Oh ! certes il ne prononçait jamais ce dernier mot et il disait volontiers :

— L’égoïsme doit être rayé du dictionnaire de la démocratie.

Toutefois il convenait en petit comité, composé des purs du parti, que cette « extraction » ne pouvait être radicale tant que les usages, les mœurs et les lois ne seraient pas transformés.

— Jusque-là, avouait-il en courbant la tête, il est indispensable de tirer son épingle du jeu en se protégeant contre les dures nécessités de l’existence.

Mais aux profanes, comme Beauvoisin, il ne dévoilait pas les « arcanes des faiblesses humaines », suivant l’expression dont il aimait se servir dans le groupe des selects. Il se contentait du langage des bêtes — un signe de dédain ou de découragement suffisait où toute sa philosophie se manifestait. Cela voulait dire :

— À quoi bon se révolter contre des choses que nous ne pouvons modifier.

Le haussement d’épaules disait au fermier :

— Que veux-tu, mon bonhomme, c’est comme cela la vie. Si mon concurrent n’avait pas été coulé par moi, je l’aurais été par lui. Or je préfère qu’il l’ait été.

Le raisonnement était péremptoire. Toujours la vieille guerre de l’individu contre l’individu que la civilisation n’a pas éteinte.

Et Beauvoisin comprenait l’inutilité d’une longue réplique. Il se contenta d’un léger hochement de tête que Trouillard saisit parfaitement :

— Oui, mon bonhomme, exprimait le cultivateur, oui, tu peux fouiller le néant de tes théories, creuses comme le ventre des pauvres gens. C’est pas avec elles qu’on refera un monde meilleur.

Et il s’en alla, suivi des femmes, après avoir serré dans son vaste porte-monnaie destiné à loger les gros sous et les pièces de cinq francs, le reçu du bijoutier.

Puis il attela la Grise à la carriole, fit monter dedans son monde, régla le garçon d’écurie et s’installa confortablement sur le siège après avoir saisi les rênes.

Un clappement de langue et la jument sortit de la cour au petit trot, puis un nouveau clappement l’avertit qu’elle pouvait prendre son allure. Alors elle s’élança au grand trot sur la route de Beaumont-le-Roger qui passe à quelques mètres devant la ferme.

La voie départementale avait repris l’animation qu’elle avait perdue dans l’après-midi.

Les piétons, les uns gais, les autres tristes, suivant les résultats des transactions, occupaient à nouveau les bas-côtés.

Des ivrognes parmi eux titubaient en lançant quelques notes de leurs gosiers enroués par l’alcool dénommé eau-de-vie de cidre. Ce n’étaient point des chansons joyeuses qu’ils lançaient dans l’air vif des plaines fertiles du plateau, mais quelques complaintes lugubres au rythme traînant et plaintif.

D’autres dans le lointain gémissaient avec des sanglots et des hoquets, accompagnés par les menaces de ceux qui avaient l’alcool mauvais.

Et la Grise filait, tandis que Beauvoisin disait :

— Encore un qui n’a pas vidé la mare du Neubourg.

Les véhicules sillonnaient la route. On apercevait, auprès, dans l’éloignement, des points lumineux, rouges, blancs, bleus des lanternes exigées par l’administration représentée par la gendarmerie.

Les charrettes conduites par les ânes allaient piano, au pas ou au petit trot. Ces véhicules appartiennent généralement à des gens âgés jouissant d’une aisance très relative et, dans la pénombre d’une nuit claire, on apercevait, agitées par des cahots que n’amortissaient point des ressorts souples, des silhouettes affaissées couronnées d’un bonnet blanc ou d’une casquette, dont les bords rabattus frileusement protégeaient les oreilles d’un bon vieillard au chef tremblant.

Les cabriolets et les carrioles les dépassaient en coup de vent. Les conducteurs criaient :

— Hop ! là-bas.

Ils pestaient aussi contre l’apathie des bonnes vieilles gens :

— Vous êtes donc sourds !

— Vous n’y voyez pas clair !

— Quelles tortues !

— Allons, dérangez-vous, tas d’escargots enfarinés !

Mais les bonnes vieilles gens demeuraient impassibles. Ils avaient vraiment trop vécu pour s’émouvoir.

Les cris s’accentuaient encore, lorsque les voitures légères venaient butter en quelque sorte contre les lourdes gribanes des meuniers, roulant sur le milieu de la route.

Le charretier, enroulé dans sa limousine, sommeillait malgré le vent un peu dur qui venait du Nord. Les sacs de blé empilés jusqu’à la hauteur d’un premier étage pesaient lourdement sur l’essieu engagé dans les énormes roues qui broyaient avec un bruit sourd les cailloux de la route. Ce roulement continuel berçait le conducteur que les appels secouaient à peine de sa torpeur. Il criait tout de même par habitude.

— Huhau ! Huhau !

Et les chevaux obliquaient à droite pour laisser passer les cabriolets et les carrioles dont les propriétaires sacraient, tempêtaient, injuriaient, contenant avec peine leurs bêtes que l’écurie tentait.

Vers neuf heures, il n’y eut plus sur la route que les gribanes des meuniers traînées par leurs gros chevaux à l’allure lente.

À dix, la voie départementale devint déserte. Les chouettes et les hiboux, à l’aise désormais, lançaient, perchés sur les pommiers, leurs plaintes lugubres auxquelles se mêlaient les cris des courlis d’humeur vagabonde.

La lune, majestueusement majeure, élevait lentement sa face ronde sur l’horizon.

Et la nature encombrée par l’homme reprenait sa souveraineté dans l’ombre blafarde d’une nuit lunaire.

Beauvoisin fut un homme content de son sort, quand il aperçut, le 2 avril, de grand matin, un ciel sans nuages sur lequel un soleil radieux allait faire une apparition flamboyante. Ce jour était en effet celui fixé pour le mariage de sa fille et le beau temps est indispensable aux noces de campagne qui n’ont point, comme dans les villes, des landaus ou des calèches pour transporter la petite foule des invités.

La nuit avait été un peu fraîche, mais il n’existait sur les luzernes et les sainfoins qui songeaient à pousser, aucune trace de gelée blanche. La pluie n’était donc point à redouter.

Une aurore rose occupait l’Orient ; rougissant de plus en plus, elle précédait et annonçait l’entrée en scène de l’astre du jour.

Et le fermier exultant, heureux qu’il était de voir le ciel gai comme lui, réveillait son personnel reposant dans des lits de bois suspendus aux plafonds des écuries.

— Hé ! les gâs, debout. Faudrait enlever l’ouvrage de bonne heure pour se donner ensuite un brin de réjouissance.

Tous furent bientôt sur pied. Les servantes, qui logeaient à la maison, sortaient déjà se dirigeant du côté des étables à vaches, leurs vases de fer-blanc à la main, destinés à contenir le lait.

Le vieux bouvier Lucas, qu’on appelait simplement le père Mathieu, qui était son prénom, tentait d’accélérer encore leur activité.

— Voyons, les filles, j’allons-t-i’être obligé ed vous pincer les miollets pour vous réveiller itou. Y a un bout de chemin pour les conduire à la luzerne du fond et j’voudrions pas manquer le départ de la mariée.

— Dites donc, père Mathieu, s’écria une grosse rousse aux couleurs éclatantes, si v’s êtes pressé, partez devant.

— Ben sûr, que je suis pressé, mais, si tu veux te marier avec mé pour me réchauffer c’t hiver, j’t’attendrai tout de même itou, vu qu’tu m’as l’air d’être une bonne chauffeuse de lit.

— V’n’êtes pas gêné, mais j’avons un amoureux plus jeune que vous.

— Tant pis, Louison, car t’aurais ben fait mon affaire.

Le soleil inondait déjà la ferme de ses rayons. Les poules s’échappaient en cocassant des granges, suivies par les coqs dont les couleurs vives scintillaient sous les rayons. Arrogants, ils faisaient la roue, en montant sur une de leurs ailes, autour de leurs épouses, et s’arrêtaient de temps à autre pour lancer dans l’air du matin des notes retentissantes.

Les dindons, plus calmes, gloussaient en épanouissant leurs queues en éventail auprès des oies aux voies discordantes, tandis que les canards, ennemis aussi de l’harmonie, s’élançaient dans la mare.

Cependant Beauvoisin, qui n’avait point trouvé Giraud dans son lit, s’informait.

— Il est parti hier soir après le souper, dit un domestique.

Il ajouta en riant ;

— Paraît qu’il veut vous faire une surprise.

— Ah ! le bougre de gâs, s’écria Beauvoisin. Pourvu qu’il ne se soit pas fait pincer par un garde du marquis de Curvilliers. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, je l’aurais détourné de son projet. Je lui aurais défendu, au besoin, de sortir.

— Ben sûr. Seulement, le gâs ne m’a dit ça qu’au moment de partir. Et puis il m’avait même défendu de vous en parler que s’il se trouvait en retard. Il n’est point encore cinq heures et j’aurions mieux fait de nous taire.

— Sacré Giraud ! murmura Beauvoisin, c’est plus fort que lui. Au moindre prétexte, il retourne à sa forêt. Pour sûr que ça se terminera mal et j’serais bien fâché s’il lui était arrivé malheur à cause de moi.

— Oh ! l’gâs est fin, dit le père Mathieu.

— Oui, mais le plus fin finit par se faire prendre. Vraiment il y a à la maison assez de bonnes choses sans…

Mais il fut interrompu par le bruit d’une charrette engagée sur le chemin pierreux qui relie la ferme à la route du Neubourg. Il dressa l’oreille :

— Pourtant, ça ne peut être déjà des invités. Allez donc ouvrir la porte, père Mathieu.

Le bonhomme, qui avait encore d’excellents yeux, s’écria :

— C’est Giraud avec la bossue.

— Allons, tant mieux, dit Beauvoisin.

Le vieux ouvrait déjà la porte à claire-voie à travers laquelle il avait reconnu le braconnier et sa femme.

L’âne Martin avait sa robe mouillée, contre son habitude ; cela décelait une activité factice, résultante directe de la force excitante et frappante représentée par un bâton de houx que Giraud tenait avec sa main droite.

Beauvoisin, qui avait regagné la maison d’habitation sise au milieu de la cour entourée de murs et d’ormeaux, attendait sur le seuil de la cuisine.

La ferme de Pierrelaye est le reste sans doute d’une habitation seigneuriale de petit hobereau. Les murailles sont d’une épaisseur respectable et constituées par des pierres de taille gélives et salpêtrées.

Les pièces sont vastes et lambrissées avec du cœur de chêne peint en blanc. Depuis longtemps l’humidité s’acharne en vain contre ces boiseries.

Les cheminées monumentales étaient destinées à contenir des arbres entiers, mais le génie moderne les a rétrécies et adaptées aux usages récents.

Dans celle de la cuisine restée intacte comme dimension, est installé un immense fourneau, dénommé cuisinière, dans lequel la houille brûle constamment.

Les autres ont des foyers en fonte de divers modèles avec bouches de chaleur ; on n’y allume du feu que pendant les froids excessifs, car la cuisine sert de salon et de salle à manger.

Aussi l’humidité sur les pavés et derrière les lambris se donne libre carrière et le salpêtre à barbe blanche y a ses coudées franches.

Au-devant de l’habitation, laquelle a un petit air de castel, se continue le chemin qui venant de la route du Neubourg, passe entre les deux piliers moyen âge de la porte pour aller se perdre dans les champs après avoir franchi, dans un point diamétralement opposé, une petite ouverture plus humble que la principale donnant accès dans la campagne.

Cette voie, dans toute sa longueur, est herbeuse avec des ornières, sauf dans la partie qui longe la maison où des pavés antiques et pointus la recouvrent.

Ce passage resserré entre le mur de la maison et le parapet de la mare empierrée, qui ressemble à une douve, est encombré toute la journée par les canards, les dindons et les poules attirés par la cuisine, magasin de presque toutes les choses qu’ils aiment.

Aussi, lorsque Martin envahit cette chaussée dans une vive allure, toujours à cause du bâton de houx, ce fut une panique épouvantable.

Les coqs, les poules, les dindons, les oies et les canards s’élancèrent dans toutes les directions en poussant des cris indescriptibles, mais formidables. Pendant quelques minutes le tumulte fut à son comble, surtout quand l’âne arrêté brusquement, prenant part au concert, se mit à braire horriblement.

Un poulet terrifié sauta par-dessus Beauvoisin et s’abattit bêtement dans un chaudron plein d’eau bouillante, ce qui fit rire aux larmes les servantes.

Le cultivateur, cependant, souriait tout en disant :

— Mâtin, Giraud, vous ne m’aviez pas confié que vous possédez un âne aussi vite que les chevaux du marquis de Curvilliers.

— N’est-ce pas, maître Beauvoisin, qu’il est gentil, Martin ? s’écria la bossue en descendant de la charrette. Passe-moi le sac, mon homme. Aidez-moi un peu, dites, patron, il est lourd. Bon, je vous remercie. C’est un biau petit chevreuil, bien gentil, bien gras, pour la noce de votre demoiselle. Hein, on ne vous oublie pas.

Mais le fermier protestait :

— Ça n’est pas raisonnable. Giraud, avec les affaires qu’il a eues, risquait de se faire pincer par Billoin qui lui en veut.

— Je me fous de Billoin, interrompit le braconnier.

— C’est possible, mon garçon, mais il ne faut qu’un coup. Pour un méchant gibier, de l’amende et de la prison, cela serait véritablement trop, surtout que vous auriez attrapé ces désagréments pour me faire plaisir.

— J’étions si contents de vous offrir c’te bête-là, dit piteusement la bossue, furieuse des admonestations qui étaient prodiguées à son homme.

— Sans doute, et je vous remercie bien sincèrement de votre attention, maintenant qu’il n’y a plus de danger. Ce que j’en disais, c’était dans votre intérêt. Seriez-vous contente, Estelle, si on le mettait à l’ombre dans la prison de Bernay ? Non, assurément, n’est-ce pas ?

Ne ferait-il pas mieux de laisser ce métier périlleux pour celui qu’il connaît si bien, celui qui lui vaut de toujours trouver une place chez moi, malgré ses fuites fréquentes ? Hein, je vous le demande, Estelle ?

— C’est dans le sang, répliqua la femme. Son grand-père aimait la chasse, son’père aussi et puis la forêt doit nourrir les pauvres gens qui l’entourent.

— Bon, puisque vous le soutenez, je ne dis plus rien. Tenez, voilà trente francs pour votre gibier.

— Merci, monsieur Beauvoisin, c’est un cadeau que nous vous faisons.

— Soit, mais j’offre alors ces trente francs comme gratification à Giraud pour son travail et à l’occasion du mariage de ma Jeannette. Allons, mon petit Bourguel, au lieu de regarder Estelle, tâche un peu de me dételer cet âne qui est tout bouillant. Tes oies resteront dans la cour aujourd’hui ; elles ne crèveront pas pour un jour qu’elles n’iront pas le long des chemins. Tu donneras un bon coup de bouchon à Martin et puis une double mesure d’avoine. Faut qu’il soit de la noce aussi cet animal. Fais bien et vite si tu veux avoir ta part de la tarte aux pommes, ou plutôt des tartes que prépare la cuisinière.

Giraud voulut protester, prétendant que cela le regardait.

— Non, mon garçon, vous ne faites rien aujourd’hui. Je vous demande seulement de surveiller un peu vos poulains qui ne connaissent que vous.

Et Beauvoisin s’en alla du côté de la grange que l’on avait transformée en salle à manger, afin de jeter un coup d’œil sur les préparatifs du festin qu’il se proposait d’offrir à ses invités.

Une autre grange était aménagée en vue du bal qui devait clôturer les réjouissances nuptiales.

À neuf heures précises arrivèrent les premiers invités, les Soutardier du Tilleul-Othon, gros cultivateurs, éleveurs en outre de chevaux de demi-sang, qui vont disputer des prix de pays au Neubourg et à Vernon.

C’étaient des propriétaires aisés qui avaient troqué la carriole pour le tilbury, semi-élégant, avec les roues peintes en rouge et la caisse sombre, mais d’une solidité surtout qui pouvait défier, l’hiver, les cailloux robustes des routes.

Un demi-sang muselé, trotteur de classe moyenne, traînait le véhicule sur le pied de 2’20” le kilomètre, lorsqu’on le mettait dans ses grandes allures.

Les gens tranquilles, dont les chevaux paisibles font deux lieues et demie à l’heure, se plaignaient de cette vitesse foudroyante, disaient-ils, qui effrayait leurs attelages, quand le tilbury aux roues écarlates les dépassait en coup de vent, tandis que des clappements de langue et des appels vocaux stridents s’échappaient de la capote en vache vernie.

Les deux frères Soutardier étaient célibataires ; ils constituaient de joyeux compères. On se les arrachait pour les fêtes, d’autant que leur jovialité était secondée par des talents de société fort appréciables et très goûtés. Ils dansaient tous les deux avec une aisance parfaite et une connaissance entière de toutes les chinoiseries chorégraphiques. La valse avait leurs préférences, mais le quadrille des lanciers n’avait aucun secret pour eux. En somme des gentlemen ruraux accomplis.

Il convient d’ajouter à ces avantages ceux que procure une situation financière et foncière excellente.

Cela les classait, pour les jeunes filles à marier, dans les bons partis.

Aussi les mamans étaient-elles d’une amabilité sans nuages à leur égard.

Les deux frères ne se classaient pas parmi les hommes de taille élevée, mais ils étaient trapus, râblés en Normands. Leurs moustaches très soignées remontaient sur leurs faces vermillonnées de façon à inquiéter leurs yeux d’un bleu d’azur.

Seules les jambes accusaient une origine un peu commune.

Elles avaient une vague tournure d’accent circonflexe, une forme qu’on appelle vulgairement « en manche de veste ».

Les races, du reste, ne s’affinent que lentement et souvent les pur-sang croisés avec les juments normandes ont des produits aux corps sveltes, aux pattes aristocratiques, mais affligés de têtes colossales.

En somme, les frères Soutardier étaient des normands fin de siècle, « à la coule » disait le père Mathieu.

Ils étaient les précurseurs d’une race destinée à s’évader du pays pour devenir, à Paris quelque chose dans le gouvernement, Chambre, Sénat ou ministère.

Un seul autochtone, transplanté à Broglie comme greffier de la justice de paix, pouvait rivaliser d’élégance avec eux. Cet oiseau rare, rarissimus avis, disait Courtamblaize du Réveil démocratique du Neubourg, répondait au nom trivial de Beaugoujat, professait des idées très avancées, presque communardes avec une nuance de provincialisme très accentuée, et était cousin par alliance de Beauvoisin.

Aussi le pharmacien Baratou, enchaîné par le devoir professionnel à son officine, avait-il écrit au fermier une lettre d’excuse dans laquelle il le chargeait de présenter ses hommages au cousin Goujat. « Inutile, ajoutait-il, de parler de l’adjectif, car vous êtes tous des Apollon dans votre famille. »

L’apothicaire adorait ces à peu près. Il disait de lui-même, quand il vantait son esprit de tolérance : je ne suis pas une barre à tout, d’autant qu’il n’y a jamais eu de sexe faible dans ma famille.

Il avançait au cercle du Neubourg que le célèbre polémiste local Courtamblaize pouvait être quelquefois court en braise, mais jamais court en plume.

C’était idiot, mais cela faisait rire bruyamment les habitués du cercle qui s’écriaient cependant en chœur :

— Est-il bête, ce Baratou.

— Mais je vous répète que je ne barre rien, répliquait l’intarissable gascon.

Alors, totalement abrutis, résignés par suite, ils parlaient d’autre chose, tandis que le rire du méridional ébranlait la salle.

Certes, Beaugoujat n’était pas un Apollon, comme le prétendait l’honorable pharmacien, mais tel qu’il était, il pouvait passer pour un être assez agréable.

Tête moyenne, chevelure abondante, noire, les yeux gris foncé avec du jaune autour, une belle barbe en pointe, très fournie et sombre comme ses cheveux, une moustache impertinente à pointes rousses fignolaient la physionomie un peu insignifiante du greffier.

On aurait pu clore son signalement en disant qu’il était de taille moyenne et possédait, il est utile ici d’équivoquer, une assise majestueuse, fort appréciée dans le sexe faible, mais un peu exagérée chez un représentant du fort, d’autant qu’il aimait faire ressortir cet avantage en portant des pantalons très ajustés et des vestons courts.

Il avait aussi une déplorable habitude qui consistait à porter la main droite vers cette particularité de son individu, comme s’il avait eu peur qu’elle ne s’échappât.

Cela faisait beaucoup rire les demoiselles, bien qu’il s’estimât un don Juan irrésistible.

Baratou, en sa qualité d’homme de science, avait donné une explieation curieuse de ce tic nerveux :

— Cette partie, expliquait-il discrètement, trop développée pour un homme, est sans aucun doute innervée incomplètement. Alors, il ne la sent qu’imparfaitement ; dès lors vous saisissez qu’il lui faut la toucher pour s’assurer de sa présence.

Le greffier était un fervent adepte de la Libre-Pensée et venait parfois exprès de Broglie, situé à trente kilomètres du Neubourg, pour prononcer un discours au cercle de la démocratie d’un anti-cléricalisme tel qu’il eût fait dresser les trois ou quatre cheveux qui vivaient en ermites sur le crâne blanc du vénérable archevêque d’Evreux. Toutefois, sa qualité de fonctionnaire en empêchait la publication dans le Réveil démocratique.

Seulement, aux plus belles périodes, sa main droite, au lieu d’esquisser des gestes larges d’orateur emporté par son sujet, disparaissait derrière son dos.

— Malheureusement qu’il ait cette habitude-là, murmurait Courtamblaize.

Mais Baratou l’excusait.

— Vous comprenez que c’est absolument irrémédiable. Vous m’entendez, je dis irrémédiable. Vous ne faites pas de reproches, avec nos idées d’émancipation sociale, à un bossu de se gratter la gibbosité.

Beaugoujat était très entreprenant avec les dames. Il négligeait un peu les jeunes filles, ayant une âme, disait-il, faite pour les passions fortes et ne s’attaquait qu’aux femmes mariées, seules aptes à comprendre son tempérament « de volcan ».

— Quand j’aurai beaucoup vécu, confiait-il à Courtamblaize, je songerai à épouser une belle dot qui chauffera mes rhumatismes. Jusque-là vivent la Libre-Pensée et l’amour.

Hélas ! ces superbes projets ne devaient point se réaliser. Il fut emporté, à l’âge de trente-huit ans, suivant l’expression du docteur Boulard appelé en consultation par son confrère de Broglie, par une terrible maladie, fort rare chez les adultes, l’hypertrophie musculaire progressive.

D’abord, les mollets enflèrent insensiblement, puis son séant, déjà monumental, prit des proportions colossales, les autres muscles se mirent de la partie, et quand on l’enterra, il avait une vague forme d’éléphant à la mamelle.

— Pauvre Beaugoujat ! s’écria Baratou. On me rendra cette justice que j’avais diagnostiqué le mal dix ans avant le dénouement fatal.

Il ne prévoyait guère sa fin tragique, quand il descendit de son cabriolet antique et boueux dans la cour de la ferme de Perrelaye.

— Comment ça va-t-il, mon bon Joseph ? dit Beauvoisin.

— Mais pas mal, vraiment pas mal.

Les invités arrivaient en foule. D’abord, le fiancé Perrot et sa famille.

— V’là lé brument ? s’écria la bossue.

Le brument, la brument, c’est ainsi qu’on désigne en Normandie les futurs conjoints.

Les carrioles d’ailleurs envahissaient la cour de la ferme.

C’étaient les Drouet de Bare, Bourdais, Coureau de Braye, Legay de Vétigny, Ricard de la Vacherie, Duehemin, Thibout, Verson du Tilleul-Othon, Lambert de Goupillères, Lorillon de Gouttière, le père Giraud du Val-Gallerand, Dessault de Grosley, Roussel de Conché.

Quelques amis de marque survinrent au dernier moment.

Le docteur Boulard, dans son cabriolet, vieux véhicule, attaqué sérieusement par le temps, les ornières et les cailloux des routes.

Le rentier Muratel, un vieil ami de Beauvoisin, venu pedibus cum jambis. — Oui, mon bon, pedibus cum jambis, disait-il au fermier. À mon âge, il faut combattre par l’exercice les tendances à l’apoplexie. J’aurais pu monter dans le cabriolet du docteur ; mais non, j’ai refusé, pour suivre à la lettre ses prescriptions. On digère et vit avec ses jambes, m’a-t-il maintes fois répété. Aussi, me voilà, de même que je m’en irai pedibus cum jambis.

— Parfaitement, pedibus cum jambis, répéta docilement Beauvoisin, peu remarquable comme latiniste, et vous êtes le bienvenu tout de même.

Le dernier survenant fut le bijoutier Trouillard, retenu jusqu’à la dernière minute par les nécessités de son commerce.

— Vive la Libre-Pensée ! s’écria Beauvoisin. Vous êtes bien aimable de ne point nous avoir fait faux-bond.

— Je tiens toujours ma parole, répliqua-t-il dignement.

Mais Beaugoujat déjà s’était emparé de ses mains.

— Comment allez-vous, mon bon ami ? Et Courtamblaize, Baratou ?

— Tous comme moi.

— Mes compliments, n’est-ce pas, quand vous les verrez.

— Je ne manquerai pas de leur faire part de votre bon souvenir. Il faudra venir au cercle un de ces soirs. Nous manquons de conférenciers. Vous savez combien on vous estime.

— J’songerai, répondit gravement Beaugoujat.

La bossue d’autre part le tirant par son paletot, il se retourna vivement.

— Dites donc, monsieur Beaugoujat, il n’y en a pas que pour vous ici. N’sommes aussi de la Libre-Pensée, m’n homme et mé. L’gosse que vous voyez dans mes jupons a été baptisé civilement et j’les enroulons les curés.

Le greffier, vexé des attouchements qu’avait dû subir son pardessus dernier genre, paraissait très médiocrement flatté de cette familiarité.

Mais Trouillard, homme qui se connaissait en popularité, s’écria :

— Tiens, c’est cette bonne madame Giraud. Je suis vraiment enchanté de votre souvenir à mon égard et j’éprouve grand plaisir à vous serrer la main au nom de la fraternité des peuples.

— Alors vous baptisez les enfants, interrogea le docteur Boulard ?

— Mon Dieu oui, nous suppléons l’Eglise.

— Ou le Diable, murmura Beauvoisin.

— Comme nous ne croyons à rien, vous vous imaginez bien que je m’attarderai pas à discuter.

— Je sais bien que ça vous embête de discuter avec moi.

Mais Boulard poursuivait son idée :

— Vous avez donc fondé une nouvelle religion ?

— Non, docteur, nous sommes les ennemis de toutes.

— Très bien. Dès lors je ne comprend plus…

— Seulement nous avons institué un baptême civil.

— J’entends bien, toutefois c’est imiter le catholicisme et, du moment que vous combattez toutes les religions, vous vous interdisez de copier leurs institutions.

— La raison seule, mon cher docteur, ne peut déraciner les antiques superstitions qui ont toutes un caractère pratique. Les parrains et les marraines bondieusards donnent des dragées, soutiennent dans une certaine mesure par la suite ceux ou celles qu’ils accompagnent aux fonts baptismaux. On ne lutte pas contre les avantages solides sans les remplacer par d’autres au moins aussi réels.

C’est pour cela que nous avons songé à la création d’une société de solidarité républicaine du baptême civil.

En outre les gens simples aiment assez le cérémonial. Voyez plutôt les sauvages qui se tatouent…

— Ils se passent même des anneaux de métal dans le nez, interrompit Boulard… Cette mode serait précieuse pour les gens de votre métier. Avec un peu de patience, vous pourriez peut-être l’implanter en France. Tous vos collègues de la bijouterie vous béniraient.

— Permettez, docteur, cela est une question autre ; je la qualifierai même de plaisante, mais votre boutade ne détruit nullement mon système. Je disais donc que l’apparat est fort prisé des natures frustres. Aussi invitons-nous les pompiers, la musique à nos cérémonies…

L’arrivée de la mariée — il était environ dix heures — interrompit ce colloque.

Boulard, enchanté de cette diversion, s’échappa pour aller lui présenter ses hommages.

Elle était vraiment gentille, cette petite rurale, toute rose dans sa robe de soie blanche ; l’herbe gardant encore quelques traces de l’humidité nocturne, elle marchait sur la pointe du pied, sautillant comme une pie qui craint la boue.

Tous s’empressaient autour d’elle.

— Hein ! c’est le grand jour, Mlle Jeanne, disait Jean Soutardier.

— Assurément, ajoutait son frère Joseph, qui tenait à placer son mot.

— Le docteur inscrit déjà un accouchement probable dans l’année, insinua Trouillard.

— Et vous peut-être un baptême civil, répliqua le médecin.

— Oh ! que non, protesta le fermier. Bien qu’amis, il sait bien que nous ne sommes pas de sa bande.

— S’il faisait pousser le blé et fleurir les pommiers, malgré l’eau, la sécheresse et la gelée, murmura Ricard de la Vacherie, on verrait tout de même à en être.

— C’est ce que je lui disais il y a quelques jours, fit Beauvoisin.

— Il le peut, conclut sentencieusement Beaugoujat.

— Allons, en route, cria la femme du fermier. M. le curé de Braye va nous attendre.

— Si le calotin n’est pas satisfait, il s’en ira, répliqua Trouillard.

— Peut-être que vous en seriez content, mais nous ne sommes pas dans vos idées.

— Vive la Libre-Pensée ! glapit la bossue.

— C’est bon, Estelle, on ne vous demande pas votre avis, gronda Beauvoisin.

Sûrement la guerre religieuse allait éclater ; de la cérémonie nuptiale il n’était presque plus question ; ces situations d’une tristesse drolatique se présentent très souvent à la campagne dans les réunions de personnes qui ne se voient qu’à de rares intervalles et dont les idées sont dans la vie publique en contradiction.

À Paris on a assez souvent le bon goût d’éteindre les rivalités politiques dans les assemblées de famille ou littéraires. En province c’est une occasion de raviver les rivalités ou d’assouvir par quelques grossièretés des haines pour la plupart incompréhensibles.

Un naturel du Neubourg vit un jour Henri Rochefort causer avec Raoul Duval ; il déclara immédiatement, le soir même, au Cercle de la Démocratie, que le directeur de l'Intransigeant ne pouvait être qu’un affreux réactionnaire.

Les groupes extrêmes de Paris sont, eux aussi, dans cette note anti-libertaire. Du moment que vous êtes l’ami d’un tel, vous devez avoir forcément les mêmes opinions. Vous n’avez pas le droit de parler à un prêtre, de recevoir un journal réactionnaire, ou d’avoir des opinions philosophiques différentes de celles exprimées dans ces cénacles.

On se demande, dès lors, ce que devient la Liberté pour laquelle ces groupements croient très sincèrement combattre.

L’humanité, hélas ! n’a qu’une physionomie morale. Partout elle présente les mêmes plaies, la même ignorance des causes, la même incurie, l’éternelle insouciance de l’avenir.

Au nom de la Liberté, en prêchant l’Egalité et la Fraternité, elle fusillera ou guillotinera, comme elle fusille et guillotine sous un régime royal, en se couvrant avec le principe d’autorité.

Elle attaque les prisons mais, quand la démocratie, parti qui prétend sauvegarder l’indépendance, arrive au pouvoir, elle s’empresse de les remplir et d’en édifier de nouvelles.

Contradictions étranges, mais explicables pour ceux que les passions n’émeuvent jamais.

Cependant Beauvoisin, qui sentait l’imminence du danger, se multipliait.

— Voyons, Trouillard, vous n’êtes pas à votre club de la démocratie. Vous n’allez pas transformer la noce de ma fille en réunion politique ?

— Allons Drouet, allons Bourdais, laissez mon bijoutier tranquille, il ne baptisera pas vos enfants de force.

Beaugoujat, très digne, se disposait à prononcer un discours.

Mais Joseph Sourtardier se mit à chanter avec des éclats de voix formidable.

Esprit saint, descendez en nous,
Esprit saint, descendez en nous.

Cela fit l’effet d’une douche glacée sur le dos des belligérants.

Trouillard s’enfuit en criant :

— C’est horrible ; assez, assez !

Beaugoujat, interloqué, s’arrêta au beau milieu de sa phrase de début, une phrase très étudiée.

— Mesdames, messieurs, l’esprit de conciliation qui nous a toujours guidés…

— Ah ! il va t’en donner de l’esprit ce brave Soutardier, s’écria Boulard.

Et le chanteur continuait :

Embrassez notre cœur, de vos feux.
De vos feux les plus doux.

La bossue ébaubie, plantée sur sa bonne jambe d’un côté et de l’autre sur sa béquille, hurlait :

— Ah ! ben, il est rien farce. Ça me rappelle ma première communion.

La mariée était montée dans un vieux briska avec son futur ; Beauvoisin, la demoiselle et le garçon d’honneur pénétrèrent à leur tour dans la voiture nuptiale, l’unique d’ailleurs.

Les Soutardier avaient escaladé leur tilbury, les autres les carrioles, tous endimanchés, redingotes trop courtes, chapeaux hauts de forme invraisemblables, cravates blanches extraordinaires.

Seul le docteur Boulard était encore à terre, occupé à découvrir son vieux cheval, dont la poitrine délicate demandait des ménagements. Il avait invité à prendre place dans son cabriolet, le greffier à conférences, Beaugoujat, qui pestait contre Joseph Soutardier.

— Comprenez-vous, monsieur le docteur, sa suprême inconvenance. Il y a des plaisanteries acceptables et d’autres qui ne le sont pas.

— Oui, je sais bien, mais pour ceux qui ont le caractère bien fait….

— Vous conviendrez cependant que cela dépasse les bornes.

— Alors vous concluez, insinua perfidement le praticien, que lorsque les bornes sont dépassées il n’y a plus de limites.

— Assurément, docteur.

— À moins qu’il n’y ait d’autres bornes un peu plus loin et celles-là franchies, d’autres encore.

Mais le greffier ne s’élevait jamais à ces hauteurs philosophiques et ne comprit pas. Il poursuivit cependant son idée :

— Ces cléricaux se complaisent à insulter la France républicaine. Il n’est pas courtois de répondre à la Libre-Pensée par le cantique du Saint-Esprit. Vous verrez ce que dira Trouillard de cet incident regrettable, dans Le Réveil démocratique.

Le landau nuptial était déjà sur la route du Neubourg, suivi de près par le tilbury des frères Soutardier. Derrière, la cohue des carrioles et cabriolets.

Les chevaux hennissaient, piaffaient, mis en belle humeur par une radieuse matinée de printemps.

Seul, Trouillard avait pour le traîner ainsi que sa famille composée de son épouse et de la fille issue de cette union déjà ancienne, un phaéton antique dont le siège postérieur portait habituellement une espèee de coffre de commis-voyageur déboulonné pour la circonstance.

Ce genre de voiture n’est pas l’affaire des villageois. C’est lourd, d’équilibre instable, et les roues n’ont pas la voie. Il est presque impossible d’aller avec dans les chemins à ornières.

Le bijoutier avait laissé derrière ses adeptes de la Libre-Pensée, les époux Giraud et l’aîné de leurs marmots, tous incommodément assis sur un coussin de drap bleu passé qui avait dû servir pendant sa longue existence à d’innombrables véhicules, briskas, calèches, victorias, tilburys, peut-être même carrioles et finalement phaéton. Quand il était trop court, cela importait peu, et lorsqu’il semblait un peu long pour le siège auquel on l’adaptait, on se contentait de replier ses extrémités.

Dans le feu de la discussion le docteur avait presque oublié la noce et, lorsqu’il se souvint, la file des voitures avait pris une avance d’au moins cinq cents mètres.

Il dut, à son grand regret, appliquer quelques solides coups de fouet sur la croupe de son vieux cheval qu’il avait appelé, on ne sut jamais pour quelle raison, Putiphar.

Le cabriolet médical, troublé dans ses œuvres vives, gémit lamentablement tandis que ses ressorts et attaches métalliques sonnaient comme les anneaux rouillés d’une vieille chaîne.

Le greffier Beaugoujat, à moitié rassuré, dit :

— Est-il solide ?

— Parbleu ! quand il verse, et cela arrive souvent, jamais il n’a d’avaries graves.

— Vous dites que cela lui arrive souvent.

— Sans doute.

— Alors, c’est imprudent d’essayer de rattraper. Beauvoisin avec sa jument grise va un train d’enfer.

— Je le reconnais, puisque Putiphar est obligé de galoper. J’ai promis, vous comprenez n’est-ce pas, j’ai promis d’être un des témoins de la mariée, et ne puis vraisemblablement arriver une demi-heure après tout le monde. Allez, Putiphar, allez !

Et le fouet s’abattit de nouveau sur la bête qui prit un galop désuni tout à fait désagréable. Le cabriolet ébranlé craquait et la ferraille sonnait furieusement, lorsque les roues rencontraient les flaques de cailloux qu’un cantonnier avisé avait semées de-ci de-là sur la route.

— Ne craignez rien, disait le docteur Boulard, ne craignez rien, je ne sors que rarement des bornes au-delà desquelles il n’y a plus de limites et ma voiture a les mêmes principes que moi.

Beaugoujat cramponné au tablier n’eut aucune envie de continuer la discussion.

— Et puis, continua le praticien, si j’ai la chance, comme cela m’arrive communément, d’assez bien tomber, je pourrai vous être de quelque secours si vous vous cassez quelque chose.

Ils arrivèrent toutefois sans encombre à Braye où devaient avoir lieu les cérémonies civiles et religieuses.

Le médecin eut tout juste le temps de sauter de son cabriolet, car le père Beauvoisin, homme expéditif, était déjà, sa fille au bras, dans l’escalier de la mairie.

— Je vous recommande mon cheval, dit-il à Beaugoujat.

— Ah ! mon vieux lapin, grommela le greffier, tu peux te fouiller et ta bête aussi.

Mais Putiphar ne sembla nullement choqué du procédé. Sa longue carrière l’avait habitué au mépris des hommes qu’il dédaignait sans doute afin de leur rendre la pareille. — Œil pour œil, dent pour dent.

Donc il se plaça commodément sur le côté de la route, près d’un talus sur lequel l’herbe commençait à pointer, et se mit tranquillement à brouter sans se soucier aucunement de la sueur qui tachait ses flancs.

Giraud et le père Mathieu, qui surveillaient le demi-sang des Soutardier et la Grise du patron, dirent simultanément :

— Hein ! connaît-il son affaire le vieux Putiphar.

Les autres invités avaient simplement attaché l’une des roues de leurs voitures respectives avec une chaîne spécialement consacrée à cet usage.

La cérémonie civile terminée, le cortège précédé par les nouveaux conjoints, style judiciaire, s’achemina vers la petite église, simple construction en pierres gélives, sorte de grange énorme surmontée d’un clocher minuscule, en forme d’éteignoir, contexture qu’on aimait jadis à donner en Normandie aux beffrois champêtres.

Dans les murs de petites ouvertures ogivales closes par des verres incolores entourés par une bordure de carreaux rouges et bleus.

Seules les ouvertures du chœur présentaient deux vitraux extrêmement communs, offerts par un vicomte de Courtembray, depuis longtemps disparu de cette terre de douleurs, suivant la belle expression que sortait chaque année monsieur le curé de Bray.

Quelques lierres audacieux escaladaient les contreforts de l’édifice, succession de cubes de pierre gélive dont le dernier était taillé en toit.

La couverture de l’église et du clocher était en ardoise et en bois de chêne d’âge inconnu. Les champignons croissaient sur la charpente et la mousse jaune sur la face externe et terne de la toiture.

Cette bonne vieille église, outre celle des vivants, faisait la joie des moineaux, des hiboux et des chouettes.

Beaugoujat, qui cheminait le bras sur celui du bijoutier Trouillard, s’arrêta soudain et s’écria dans la langue des dieux, car il était poète à ses heures, poète même très estimé à Broglie :

J’aime bien les églises
Par les siècles surprises,
Et les nefs du vieux temps
Sur leurs gros piliers sales.
Et les trous attristants
Des dalles colossales.


Il crut utile d’apprécier lui-même son œuvre :

— Monsieur le juge de paix m’a dit beaucoup de bien des dalles colossales.

— Ça n’est pas une raison pour honorer de notre présence la petite comédie religieuse présidée par le calotin de Bray, fit observer Trouillard.

— Sans doute, répliqua Beaugoujat.

Et les deux hommes abandonnèrent la noce pour aller griller derrière le monument religieux quelques cigarettes.

Cependant un fait de nature à ébranler les convictions politiques de l’horloger se produisit. Le sectaire de la Libre-Pensée vit, ô puissance de l’habitude ! s’engouffrer sous la petite porte de l’église le ménage Giraud. La bossue, qui traînait son gosse cramponné à sa jupe, prit dévotement de l’eau bénite, présenta son doigt humide à son homme et tous deux firent le signe de la croix. Le marmot les imita.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria Trouillard, regardez donc, Beaugoujat, regardez donc les Giraud. Certes voilà d’excellents soutiens de l’Athéisme !

— Mon cher, répliqua le greffier, il faut être indulgent pour les natures frustres.

— Tonnerre de Dieu ! je démontrerai tout de même à Courtamblaize la nécessité de rédiger une circulaire et plus tard un catéchisme à l’usage des Libres-Penseurs.

Quand la noce revint à la ferme de Pierrelaye, une heure sonnait à la vieille horloge de la cuisine, dont le fourneau surchauffé ronflait comme une forge.

Dans une marmite aussi colossale que les dalles de Beaugoujat, des litres et des litres de bouillon odorant lançaient autour du tuyau, rouge à sa base, des panaches de vapeurs.

Les rouelles de veau dans un jus roux où naviguaient des oignons de faible taille, très revenus dans le beurre, les gigots de mouton sans ail, suivant la mode normande, les abattis de poulets en ragoût dans des plats énormes destinés à la domesticité, se disputaient les profondeurs du four.

Mais le plus beau spectacle culinaire était donné dans la pièce voisine dont la cheminée avait conservé son immensité.

Sur deux tourne-broche monumentaux, mus par un mouvement d’horlogerie puissant, restauré pour la circonstance par Trouillard, les dindes, les canards, les poulets, les cuissots du chevreuil offert par Giraud, tournaient lentement devant le feu clair des troncs de sapin fendus en quatre.

La flamme pétillait avec de petites détonations partielles, les peaux de bêtes sacrifiées prenaient une belle couleur, tandis que s’épandaient alentour de délicieux effluves.

Le petit gardeur d’oies, Bourguel, jetait de temps à autres quelques bûches nouvelles dans la fournaise et les pétillements, les détonations redoublaient, tandis que le gamin trempait dans la bonne sauce qui s’échappait des poulets ou dans celle que laissaient couler les cuissots un croûton de pain bis qu’il grignotait ensuite, la tête enfouie sous sa blouse.

— Qui que tu fais, gâs, sous ton cotillon ? interrogeait la cuisinière.

— Mais rien du tout.

La bonne femme, peu dupe de son mensonge, s’écriait :

— En v’là un goulu.

Au grand tumulte de l’arrivée, clameurs joyeuses, jurons des hommes rentrant les chevaux dans les écuries, succéda un grand silence. La noce entière s’était engouffrée dans la grange transformée en salle à manger.

La décoration était très simple mais coquette à l’œil.

Comme tentures, des draps d’une blancheur éblouissante dont les lignes d’union étaient masquées par des guirlandes de lierre piquées pas des fleurs aux couleurs vives collectionnées chez un horticulteur d’Evreux, dont les serres sont fort prisées par les habitants de cette ville : camélias, géraniums vulgaires et doubles, pétunias hâtifs, roses surchauffées, ombelles d’hortensias roses ou teintes en violet par le procédé de culture connu, pensées aux pétales veloutés.

Du reste, quand il manquait au jardinier quelques primeurs, fleurs ou fruits réclamés par de bons clients, il n’était jamais pris au dépourvu.

Il télégraphiait tout simplement à une maison de Paris qui lui expédiait les marchandises demandées.

La promenade avait ouvert l’appétit des convives et, quand le potage apparut dans de nombreuses soupières, sous forme de tapioca, peut-être un peu épais, des bravos frénétiques saluèrent l’avant-garde des victuailles.

Puis le défilé continua dans un ordre un peu fantaisiste ;

Rouelles de veau, gigots sans ail, canards dorés à l’extérieur, mais peu cuits, entourés de croûtons sombres, cuissots de chevreuil, nageant dans une sauce brune relevée par un filet de vinaigre, épaules du même animal.

Ce dernier plat souleva l’enthousiasme des invités et en particulier celui du père Mathieu, l’antique bouvier de la ferme, qui s’écria :

— Ah ! c’est un rude gâs que Gi…

— Veux-tu te taire, vieux brigand, interrompit le braconnier.

Les poulets et les canards commençaient à circuler passivement, transportés de-ci de-là par les servantes dont les tailles se plaignaient par réflexes aboutissant à la gorge, des attouchements masculins.

Un brouhaha d’estomacs satisfaits bourdonnait dans la grange et d’immenses salades dans des saladiers immenses prenaient place parmi les volatiles cuits à point.

Beauvoisin, légèrement ému par les trous normands, représentés par de nombreux petits verres d’eau-de-vie de cognac ( ?) et d’excellente de cidre, larmoyait dans le gilet blanc du docteur Boulard. Il murmurait à l’oreille du médecin :

— Un bien beau jour, un bien beau jour.

— Et une bien belle nuit pour ce veinard de Perrot, s’écria Joseph Soutardier.

— Taisez-vous, polisson, répliqua Mme Beauvoisin.

Et les grosses plaisanteries prirent leur essor, pendant que le dessert — tartes aux pommes, nougats traditionnels, biscuits non moins habituels, babas, saint-honoré, noisettes, amandes, noix, pommes, poires — succédait aux rôts déjà presque entièrement disparus, aux salades dispersées dans les estomacs et sur la table.

Soudain le notaire Bouscatelle, venu sur le tard de Beaumont-le-Roger, tabellion qui avait rédigé le contrat de mariage, acte d’ailleurs savamment combiné, se leva, raide, imposant ; Beauvoisin frappa vivement avec un couteau sur son verre vide pour réclamer le silence.

L’officier ministériel débita d’une voix calme, où l’émotion n’eut aucune note, une petite harangue éclose dans le silence du cabinet où les cartons bâillaient d’ennui depuis une centaine d’années.

Il félicita les jeunes époux de leur bonheur actuel et futur dans un style faiblement imité de celui des oraisons funèbres de Bossuet, et se permit en terminant une allusion discrète et aussi immaculée que le nœud de sa cravate blanche à la nombreuse descendance du couple nouveau, nouveau, répéta-t-il, à cette heure encore, aux joies de l’amour.

Ce fut la seule pointe anacréontique de son discours.

Il se rassit au milieu des applaudissements, cependant que Beauvoisin hurlait :

— Tout de même, monsieur Boscatelle, faudrait pas qu’ils en construisent deux par an.

Ricard de la Vacherie et Verson du Tilleul-Othon furent pris d’un accès de rire tel que cela bouleversa la table entière.

Trouillard voulut à son tour faire entendre sa parole autorisée, cette parole si célèbre au Cercle de la Démocratie. Mais le fermier le surveillait.

— Doucement, Trouillard, fit-il ; avant de commencer promettez-moi de ne pas faire de politique.

Cette observation le suffoqua. Sa dignité lui interdit de répondre à la question et il se contenta de jeter un regard indigné du côté de Beaugoujat qui, très alcoolisé, ne saisit pas la grande portée morale de cette pantomime oculaire.

Néanmoins il parla, pas Beaugoujat, mais l’horloger, il parla et une seule phrase, une seule suffit à le mettre en communion d’idée avec l’assemblée.

Tour de force qu’il conta le lendemain aux purs de la Libre-Pensée.

— Au nom du Neubourg républicain, dit-il très simplement, je bois à la prospérité des nouveaux époux !

Mais Beaugoujat, très animé, le verre à la main, s’écria :

— Je vais vous en chanter une de ma composition. Hein les amis, ça va-t-il ?

— Vas-y, Ernest, fit Jean Soutardier.

— D’abord je ne m’appelle pas Ernest, répliqua le greffier vexé.

— Bon, on ne te demande pas ton prénom, dit Joseph Soutardier. Chante, mon vieux, chante.

Et le greffier chanta :

Le plaisir nous assemble…

Mais s’interrompit pour une déclaration importante :

— Mes amis, mesdames, messieurs, je dois vous déclarer que cette chanson fort vieille n’est pas de moi. C’était vraiment par erreur que je vous l’avais indiquée comme étant de mon cru. Elle est la propriété de ma grand-mère… Encore je n’en sais rien, vu qu’elle ne me l’a pas dit. Enfin elle était en vogue dans notre bonne et chère Normandie vers l’an 1760. Je continue :

Le plaisir nous assemble.
L’amour de près le suit.
Unissons-les ensemble.
Dansons toute la nuit.
Eh mais, oui-dà !
Comment peut-on trouver du mal à ça ?

Le rythme musical de cette chanson était cadencé sur un mode lent au début, vif à la fin qui séduisit tout le monde. Cela leur rappelait cette antique Normandie dont avaient parlé les bonnes femmes de grand’mères au chef tremblant, cela avait la puissance des légendes religieuses sur les imaginations simples. On applaudit à tout rompre. Le fermier dodelinait de la tête en battant la mesure sur son verre mélancoliquement vide. Et Beaugoujat reprit :

De notre vieille ville
Les ris étaient proscrits,
Mais ils ont un asile
Chez les époux chéris ;
Eh mais, oui-dà !
Comment peut-on trouver du mal à çà !


Le bon jus de la pomme
À tous grise l’esprit
Et c’est l’Amour, en somme.
Qui se lève et sourit.
Eh mais, oui-dà !
Comment peut-on trouver du mal à ça ?


Pour chanter cette fête.
Pourquoi le blond Phœbus
Ne met-il dans ma tête
Quelques rimes de plus.
Eh mais, oui-dà !
Comment peut-on trouver du mal à ça ?


Le greffier eut une ovation.

— C’est très sentimental, très convenable, disait madame Beauvoisin.

— Ce n’est peut-être pas très littéraire, expliquait Beaugoujat, les règles prosodiques n’y sont peut-être pas très observées, mais c’est naïf, simple.

— Veux-tu te taire, imbécile, hurlait Trouillard. Tu crois peut-être, ô illusion ! que tu parles devant l’illustre auditoire du cercle de la…

— Pas de politique, horloger du diable, interrompit Jean Soutardier.

Mais Beaugoujat n’avait retenu que le mot imbécile, et fortement secoué par la folie alcoolique aiguë et momentanée, demandait des explications au remonteur de pendules.

— Hein ! Ils vont s’étriper, vas-y, Giraud, s’écria la bossue.

Toutefois la querelle s’apaisa comme par enchantement, sans qu’on put s’expliquer cette subite accalmie.

Enfin, la bossue hissée sur une table, sa béquille dans une main, sa gibbosité dans l’autre, en chanta une raide. Chaque couplet se terminait par cette ritournelle :

C’est dégoûtant, les hommes.

Elle eut un succès fou.

Le petit gardeur d’oies, enthousiasmé, répétait :

C’est dégoûtant, les hommes.

— Veux-tu te taire, avorton, s’écria le père Mathieu. C’est pas d’ton âge.

Mais le gamin poursuivait une idée qui tout à coup partit comme un coup de fusil :

— Dites donc, Estelle, ça ne vous dégoûtait pas, sur le vieux four.

Tout le personnel, qui était au courant des amours passées de la bossue, lorsqu’elle était à la ferme avec Giraud, se tordit dans une tourmente de rire indescriptible.

— N’y a plus d’enfants, non, vrai, là, y a plus d’enfants, criait le père Mathieu.

— Sale morveux, disait la bossue en brandissant sa béquille.

— Allons danser, ajouta un convive.

Madame Beauvoisin, qui affectionnait beaucoup les Soutardier, s’y opposa.

— Pas avant que Joseph nous ait chanté quelque chose.

— C’est ça. Allons, Joseph, du bon, du neuf.

— Eh bien, les amis, en avant la romance parisienne du Chat-Noir, un cabaret épatant que vous ne connaissez pas, une romance de circonstance. Ecoutez plutôt, elle n’est pas plus de moi que celle de Beaugoujat. Le père est un bon bougre qui a nom Mac-Nab.

— Un Arabe, sans doute, dit le notaire Bouscatelle. Ah ! c’est que les Soutardier, eux, ne donnaient pas dans l’antiquaille.

Ils aimaient la Normandie, mais étaient aussi de leur siècle. Cela leur donnait un petit cachet de distinction, dont ils se montraient fiers. Enfoncé le Beaugoujat avec la chanson 1700. Et Joseph commença :

Qu’il est doux d’être deux, de sentir dans sa main
Frissonner une main que l’amour a bénie !
Qu’il est doux d’être deux, deux hier, deux demain.
Deux toujours au banquet d’amour et d’harmonie.
S’il est vrai qu’ici-bas l’on ne puisse être heureux
Sans qu’on se soit donné le plaisir d’être deux.
Il faut bien l’avouer, dans la nature entière,
L’être le plus à plaindre est… le ver solitaire.

Alors, de toutes les bouches, les exclamations admiratives et les réflexions plaisantes s’échappèrent :

— Ah ! est-il drôle, ce Soutardier. Le ver solitaire… Hé, docteur, qu’est-ce que vous en dites ? Hein, ça vous connaît, le ver solitaire. C’est-i’vrai qu’il est malheureux ?

Mais Boulard, qui avait hâte de rentrer, à cause des malades du lendemain, s’était déjà éclipsé et cheminait depuis dix minutes, traîné majestueusement, lentement, par Putiphar, sur la route de Neubourg, dans la direction de Beaumont-le-Roger.

La jeunesse avait envahi la grange voisine, disposée pour le bal. Mêmes draps, mêmes guirlandes et mêmes fleurs.

Le chef de musique de Beaumont dirigeait l’orchestre composé d’un trombone, d’un cornet à piston, de deux violons et d’une petite flûte échevelée qui jouait à tort et à travers.

Le vieux bouvier Mathieu dansait, le grave notaire Bouscatelle aussi, et la bossue-bancale s’agitait dans la foule avec sa béquille emportée dans le tourbillon par l’enragé petit gardeur d’oies. Les Soutardier fignolaient des entrechats avec les filles Ricard de la Vacherie, deux demoiselles élevées dans un pensionnat de Bernay, tandis que Beaugoujat se livrait à une chorégraphie savante avec la riche madame Coureau de Braye, dont il convoitait la descendance féminine, une charmante personne d’un peu plus de quinze ans — quinze printemps, constatait poétiquement Baratou.

Mais le bon greffier en était, lui aussi, à son quinzième amour, amour destiné encore au malheur d’un échec, défaite prévue pour la même raison que les autres, raison charnue et postérieure, disait Joseph Soutardier.

— Que c’en serait indécent si c’était une femme ! ajoutait son frère Jean.

Muratel lui-même, Muratel, le digne et calme rentier de Beaumont-le-Roger, dansait gravement toutefois et avec grand art une scottish, accompagnant madame Beauvoisin, qui essayait de suivre son partenaire méthodique.

Quand les jeunes mariés eurent pris la fuite, le bal s’anima encore davantage. Les Soutardier, après avoir dirigé le fameux quadrille des lanciers, organisèrent des galops splendides pendant lesquels les pieds des danseurs faisaient résonner les planches posées sur le sol de la grange, et dont les joints un peu larges causèrent quelques accidents, notamment la chute du poète Beaugoujat dont le nez perça un trou dans la robe de mousseline d’une des demoiselles Ricard.

Jean Soutardier le releva vivement en lui appliquant un coup de pied formidable en cette région magnifique que masquaient très incomplètement les pans d’un habit d’ailleurs trop court.

Mais l’aurore rose pointait timidement sur l’horizon.

Les musiciens, gorgés de cidre et d’eau-de-vie, commençaient à ronfler.

Seule, la petite flûte continuait son vacarme. Elle était animée par un grand maigre infatigable dont l’alcool augmentait le souffle.

Le chef de musique, très somnolent, affalé sur une chaise, sise au centre de son orchestre improvisé, continuait à battre, avec son bras, la mesure par habitude.

Alors la petite flûte sonna la retraite, une retraite plaintive, lente, qui fait songer, lorsqu’on l’entend, aux rues pleines d’ombre des vieilles et petites villes de province.

Soudain, le trombone, le cornet à piston et les deux violons se réveillèrent et firent leur partie, heureux enfin de s’acheminer vers ce repos qu’ils estimaient avoir si bien gagné.

Et les jurons des hommes éclataient en coups de tonnerre dans la cour, tandis qu’ils attelaient les bêtes aux carrioles et aux cabriolets.

La clarté matinale montait sur le ciel, chassant devant elle la nuit brumeuse.

Les femmes, soigneusement empaquetées dans leurs manteaux et des grands fichus de laine, s’installaient sur les sièges des véhicules :

Les hommes, excités par les libations nocturnes, impatients de partir, faisaient claquer leurs fouets près des oreilles de chevaux heureux de regagner l’ordinaire écurie, très gais, et bondissant.

Méprisant les ornières du chemin de ferme, le flot des voitures rurales s’élança en torrent vers la route départementale.

Les cris des femmes apeurées se mêlaient aux grincements des essieux, aux bruits des roues sortant des ornières pour y retomber aussitôt, aux claquements des fouets, et puis aussi, aux chants éclatants des coqs qui saluaient la venue du jour nouveau.

Les Soutardier, avec leur demi-sang, avaient pris la tête, et leur tilbury n’était plus qu’un point imperceptible sur la route accessoire qui conduit au Tilleul-Othon et rencontre perpendiculairement la large voie du Neubourg.

Cependant, Muratel, fidèle aux prescriptions du docteur Boulard, sa canne dans la main droite, s’acheminait péniblement vers Beaumont-le-Roger, pedibus cum jambis, suivi de très loin par la petite flûte, décidément enragée, jouant sans interruption aucune une marche, la marche affectionnée par toutes les musiques, mais qu’on commence à délaisser, parce qu’on l’a trop entendue :

\relative c'{
    \clef treble
     c' a f c f a c d a d e c
    }



Dix jours après la célébration de la noce, Giraud, repris par la nostalgie forestière, fit écrire un dimanche soir par sa femme à Beauvoisin, qu’étant malade il ne pourrait se rendre à son travail le lundi, ni le mardi, ni peut-être le mercredi.

— Bon, v’là le gâs en débandade, dit simplement le fermier en tendant la lettre à sa femme. Pour sûr, il se fera pincer tôt ou tard. Enfin, ça le regarde.

— C’est embêtant d’avoir un homme sur lequel on ne peut pas compter.

— Parbleu ! je suis de ton avis. Mais il est peut-être alité tout de même.

Il l’était, en effet, mais par calcul. Congestion au cerveau dans la journée et affût la nuit.

Ragneux de Bernay avait en effet écrit, demandant s’il n’y avait pas un bon porc dans la contrée. Cela voulait dire qu’il avait le placement d’un cerf ou d’une biche d’âge tendre.

D’autre part, le père Muriel, sevré de gibier depuis quelques semaines, réclamait, moyennant finances, pour son estomac malade, la part de butin forestier nécessaire, croyait-il, à sa digestion difficile.

Mais toutes ces incitations n’étaient, à vrai dire, pour Giraud, que des motifs servant à excuser sa passion du braconnage, comme les excuses dont se servent les ivrognes — chagrins intimes, coups du sort — pour expliquer leur amour immodéré des boissons fermentées.

Et les nuits de veille, l’œil au guet, l’oreille attentive, le doigt sur la gâchette du fusil, se succédèrent désormais sans interruption, tandis que Billoin, averti, multipliait les rondes nocturnes et les affûts humains.

Les braconniers avaient, du reste, tenu conseil, loin des oreilles humaines, loin des oreilles féminines surtout, dont ils se méfiaient par suite de la réputation séculaire des langues qui les desservent.

Lors de l’invasion de 70, ils avaient élu domicile dans une sorte de catacombe sise sous le pied d’un vieux château féodal, dont les ruines lamentables se dressent au flanc d’un coteau que suit en sinuosant la Risle, petite rivière capricieuse, ennemie des chaleurs estivales, sans doute, cheminant sous terre en juillet-août, et sous les étoiles durant les nuits polaires ou le soleil pâle des jours d’hiver.

Quatre pans de murs enserrés par les lierres, un chaos de pierre, des noisetiers au travers, des ronces partout avec quelques serpents parmi, accusent encore l’existence finie d’un castel important de jadis.

Ce fut Giraud père qui découvrit, en furetant les lapins, l’orifice du souterrain obstrué depuis nombre d’années par les décombres de l’antique demeure.

Il ne fit part de sa découverte à personne, se réservant de l’utiliser pour dérober en temps utile les victimes de ses chasses nocturnes, ou même sa silhouette si besoin était, lorsque les gardes, attirés par les coups de feu, s’acharnaient à le poursuivre dans les brumes des taillis éclairés faiblement par les rayons lunaires.

Cependant, dès que les Allemands eurent envahi le pays, il se départit de sa réserve et dévoila aux camarades l’existence du caveau qui fut transformé, partie en corps de garde, partie en magasin de munitions.

Et les braconniers, devenus guérillas, harcelèrent de leur mieux les colonnes prussiennes.

Insaisissables, ils tuaient par-ci, ils tuaient par-là, tant que l’ombre de la nuit les protégeait, et regagnaient leur cachette au point du jour.

Il vint un moment, cependant, où ils se lassèrent des surprises et attaques nocturnes. Une folie guerrière les saisit ; ils voulurent combattre à la face du soleil, et gagnèrent, pour réaliser ce désir, les plaines du Neubourg.

Là, ils connurent les déboires des armées régulières. Leurs carabines à faible portée devinrent inutiles, et les feux lointains de l’ennemi frappèrent mortellement quelques camarades.

Alors les braconniers se décidèrent à regagner la forêt.

Pour ce, il fallut faire un long détour et battre en retraite du côté de Bernay, tentant de-ci, de-là, quelques retours offensifs, lorsque la pénombre d’une nuit sans lune enveloppait les sillons.

Toutefois, en cette reculade douloureuse, ils eurent la satisfaction d’une revanche inespérée.

Tandis qu’ils s’acheminaient, l’œil morne, las de la marche, vers les bois protecteurs, ils se heurtèrent à un bataillon de mobiles inexpérimentés, sans chefs, suivis à distance par un détachement de uhlans dont la mission évidente consistait à surveiller ce troupeau d’hommes inconscients du danger.

— Attention, les gâs, s’écria Giraud père, y a un beau coup à faire, et il ne sera pas dit que nous serons rentrés bredouilles. Hé ! les enfants, fit-il, en s’adressant aux mobiles, prêtez-nous pour un instant vos flingots qui portent plus loin que les nôtres, et nous allons en deux temps, trois mouvements, vous débarrasser de ces mangeurs de choucroute. Continuez votre marche. Nous allons nous embusquer dans ce bouquet de bois que vous distinguez sur votre droite et vous m’en direz des nouvelles.

Ainsi fut fait.

Les uhlans ne virent pas, masqués qu’ils étaient par les broussailles, les braconniers revenir sur leurs pas, et se dissimuler dans le taillis.

Quands ils furent à cinquante mètres, Giraud dit à voix basse :

— Chacun notre homme, les enfants. Ils sont dix, nous sommes neuf. Celui qui descendra le dernier à la volée sera le roi des affûteurs. Pas vrai ? Allons, du coup d’œil. Feu dans le tas !

Neuf cavaliers roulèrent sur le sol. Le dixième tourna bride et s’enfuit au galop de sa monture.

— Trop tard, mon vieux ? s’écria Giraud, qui prestement, avait rechargé son arme.

Il épaula, le bras rigide comme une barre d’acier, et le survivant, atteint entre les deux épaules, s’abattit lourdement sur la culasse de son cheval qui se débarrassa du cadavre par une ruade.

— Pour du bel ouvrage, c’est du bel ouvrage, dit Lanfuiné.

— Vive le roi des braconniers ! ajouta Lorillon de Gouttière.

Depuis ce fait d’armes, Giraud était demeuré le chef des maraudeurs, et, monarque sans couronne, conservait néanmoins la majesté et le commandement gagnés devant l’ennemi.

D’ailleurs on le savait de bon conseil, et sa prudence n’était mise en doute par personne.

Le caveau du vieux castel, une fois la paix signée, resta, comme par le passé, l’inconnu et mystérieux asile des braconniers pourchassés, non plus par les Prussiens, mais par la loi.

Lorsque les événements graves survenaient dans leur existence de lutte perpétuelle, ils se réunissaient en cette cave féodale pour délibérer ou préparer une excursion nouvelle.

Or, depuis la chasse fatale où la guerre leur avait été déclarée par le marquis de Curvilliers, ils éprouvaient le besoin de se concerter, afin de parer aux dangers qui se multipliaient.

Billoin, toujours bilieux, s’exténuait dans des veilles quotidiennes. Le garde-chef Loriot organisait des rondes et l’espionnage durant le jour dans les villages habités par les braconniers.

La situation se tendait de plus en plus, devenait intolérable.

Giraud résolut de convoquer les camarades à une réunion dans le souterrain du vieux château ; elle eut lieu pendant une nuit du mois de juillet.

Giraud père, le roi des braconniers, exposa en quelques mots l’objet de la réunion à Lanfuiné du Noyer, Langlois et Ballu de la Soudière, Lorillon et Tâcheux de Gouttière. Le fils Giraud, survenu sur le tard, à cause d’Estelle, envahie cette nuit-là par de sombres pressentiments, fut d’avis d’en finir avec Billoin en lui logeant quelques chevrotines dans la carcasse.

Lanfuiné approuva :

— Puisqu’il est devenu enragé, tant pis pour lui.

— C’est ben grave, dit Lorillon. — Risquer sa tête pour cet oiseau-là, ajouta Tâcheux, ça me paraît une mauvaise opération.

— Je suis de ton avis, murmura Langlois. Mais Giraud fils, toujours monté contre Billoin, peu respectueux pour Estelle, insistait.

— C’est un grand lâche, un propre à rien, qui insulte les femmes et empêche le pauvre monde de vivre. Je vous demande ce que ça peut lui faire que le marquis ait un cerf de plus ou un cerf de moins. C’est-i’ses rosseries qui mettront de l’argent dans sa poche. Ben sûr que non. Il m’en veut, je le déteste, pour sûr qu’il ne finira que par mes mains.

— Bien, gâs, objecta Giraud père, tu parles pour toi ; mais laisse les autres libres d’agir à leur guise. Moi, j’aime pas tuer quelqu’un, à moins que ce ne soit un Prussien. Les gardes nous font bien des misères, mais si on peut éviter leur mort, je trouve que c’est préférable.

— Mais je ne propose pas de le tuer comme ça sans raison. Seulement je dis que s’il me met la main sur la peau, c’est moi qu’aurai la sienne, parce qu’il s’acharne trop contre moi. Les gens de la haute, quand ils s’embêtent entre eux, se battent avec des broches à rôtir ou des pistolets. Nous autres c’est au fusil et les étoiles simplement pour témoins. Seulement on nous guillotine et eux autres sont félicités dans les journaux.

— Si on peut faire autrement tout de même, opina Lanfuiné, tu avoueras, gâs, que ça vaudrait mieux.

— Voyons, les enfants, s’écria le père Giraud, ne bavons pas de bêtises inutiles. En cas de légitime défense on fait ce qu’on peut. Nous n’avons pas à examiner cette déveine, mais bien les façons d’éviter les embûches qu’on nous tend. À mon sens, il suffit de ne plus opérer isolément et de surveiller Billoin, afin de savoir quelle nuit il se décidera à dormir.

— Inutile, dit Lanfuiné. Il se couche toute la journée et se ballade la nuit.

— Eh bien ! opérons ailleurs, dans la garderie de Bourgougnon par exemple, un bon zig qui aime mieux dormir que de nous donner la chasse, proposa Langlois.

— Va pour Bourgougnon, fit Lorillon. Avec la carriole à Tâcheux, ça peut se faire. On nous surveille à Grosley et au Noyer ; il est tout indiqué d’aller du côté de Serquigny. Ce salaud de Billoin en aura la jaunisse.

— Mais il n’en saura rien, objecta Giraud fils. Y a pas de danger que Bourgougnon jase. Si le chef Loriot et Billoin entendent les coups de fusil, il dira au besoin que c’est lui qu’a tiré sur un renard, pour ne pas avouer qu’il dormait. Seulement c’est embêtant de fuir devant Billoin.

— Qui que tu veux, gâs, les chênes ne résistent point toujours contre le vent. Et puis Ragneux se plaint. I’s’entendrait p’t’êt’e avec ceux de Broglie ; alors j’pourrions même pas y vendre après une queue de chevreuil. Sûr qu’il n’achète point ça, mais c’est une façon de parler.

La résolution étant prise ils se turent et harcelèrent leurs pipes, de bonnes grosses pipes en bruyère à demi-consumées par le tabac incandescent dont ils les bourraient chaque jour.

La fumée tournoyait, montait vers la voûte de pierre qu’elle suivait en esquissant de capricieux courants dont le bleu indécis caressait les moëllons rongés par le temps et l’humidité.

Quelqu’un d’imagination vive, dans la pénombre créée par une chandelle de suif, eut certainement pu, abstraction faite des pipes, se croire au moyen âge en une assemblée de soudards de l’époque préparant une expédition contre le castel voisin.

D’autres, d’humeur superstitieuse, auraient inventé pour effrayer leurs contemporains une histoire terrifiante de revenants.

Cependant les chouettes, en quête de pâture, hurlaient sur les pans de murs des ruines et les chats-huants hululaient au loin.

— Eh bien ! lundi soir à neuf heures chez moi, proposa Tacheux.

— C’est dit, gâs, conclut Giraud père.

Silencieusement ils abandonnèrent leurs sièges — des pierres humides détachées de la voûte — et quittèrent, l’un après l’autre, à dix minutes d’intervalle environ, la salle souterraine.

Il fallait en effet ne pas s’exposer à être rencontré en groupe par quelque garde ou paysan bavard.

Le roi des braconniers, en qualité de chef suprême, demeura le dernier. Le temps réglementaire écoulé, il prit la chandelle et, parvenu près de l’ouverture masquée par un buisson de ronces, la souffla et la mit dans la poche de sa veste en murmurant :

— J’avons ben rossé les Prussiens, pourquoi que nous ne viendrions pas à bout des gardes du marquis. Mais le fieu a p’t-êt’e raison ; faudrait quelques chevrotines à c’te mauvaise graine de Billoin.

Comme il atteignait le chemin vicinal conduisant à Grosley, il eut la malchance de rencontrer Billoin qui le reconnut et l’arrêta en lui disant :

— Voyons, père Giraud, qui que vous faites à cette heure-là par les chemins ?

— Et vous ?

— Moi je fais mon service. Le marquis n’est pas tendre depuis la fameuse chasse dont vous vous souvenez sans doute.

Goguenard, Giraud répliqua :

— Même que vous ne dormez pas toutes les nuits maintenant. Et qui que vous pincez à ce métier ? Du vent. Allez, à votre place, je me dirais « Mon lit vaut mieux que les manies du marquis ».

— Paraît, répliqua Billoin, que vous ne prêchez pas pour vous, puisque vous voilà par les chemins aux environs de onze heures. Si vous écriviez des petits machins sur des bouts de papier, comme le fils de l’instituteur, on pourrait croire que vous reluquez la lune ou les étoiles. Mais vous êtes ben trop sensé pour ça.

Toujours goguenard, Giraud ne se pressa pas de répondre. Comme il s’obstinait dans son mutisme, le garde continua :

— Hein, ça vous embarrasse ?

— Moi, pas du tout. Je pourrais vous dire que la route est à tout le monde de minuit à minuit et que je n’ai de comptes à rendre à personne. Mais, puisque vous voulez savoir, c’est à cause de vos maudits lapins, qui rongent notre pâture, et notre blé, que je me promène à ces heures-là. Ah ! le marquis ferait ben mieux de vous employer à surveiller c’te mauvaise graine qu’à chasser des braconniers qu’existent point. En avez-vous vu un depuis plus de deux mois que vous furetez toutes les nuits à travers les taillis et les bruyères ? En avez-vous vu, dites ? Et puis quand il y en aurait, croyez-vous qu’ils ne rendent pas des services au marquis qui veut ses plaisirs et du rapport. Vous savez ben que ce ne va pas l’un avec l’autre. Il aime l’argent et les bêtes. Lui faut des taillis à couper tous les quinze ans et puis ses animaux ne les laissent pas quasiment pousser. Vous le savez ben, vous vous en plaignez, si bien que vous arrivez à décider le marquis qui organise quelques chasses au fusil pour détruire la bicherie. Alors qui que ça peut faire que les braconniers, s’il y en a, j’en sais ren, moi, en descendent une trentaine par année ?

Et puis toutes ces sales bêtes mangent autour de la forêt le bien au pauvre monde. Faut aller trouver le régisseur, faut tourmenter madame la marquise pour se faire payer les dommages.

« Ah ! vous vous plaignez toujours, père Giraud, qu’elle fait. C’est pas possible que des lapins dévorent tant que ça. » Et puis un tas de raisons qui n’en finissent pas, pour payer le moins possible. À la fin des fins vous ne rentrez point dans votre dû.

Aussi j’aime mieux les épouvanter la nuit à coups de fusil que d’aller quémander pour ren ou presque ren avoir au château.

Alors, l’été j’suis comme vous, mon pauvre Billoin. J’dormons quasiment point. Seulement, vous, c’est parce que vous le voulez ben. Pas de danger que le marquis se tire de la plume pour venir voir si vous êtes sur votre couette à minuit.

Le garde assommé par cette faconde au travers de laquelle la finesse villageoise glissait des arguments irréfutables, hochait la tête, pas convaincu mais désarmé. Sans doute il s’était dit bien des fois que M. de Curvilliers avait tort de laisser pulluler les animaux au détriment des taillis. Il fallait transformer la forêt en futaies et renoncer à tout rapport, ou bien diminuer les bêtes. On ne pouvait sortir du dilemme. Mais le marquis ne se le posait pas. Il disait au régisseur :

— Baptiste, combien la forêt rapportera-t-elle cette année ?

Et aux gardes :

— Veillez le gibier ; je compte faire de belles chasses à courre et au fusil.

Pour un homme qui aurait raisonné, il y avait vraiment de quoi perdre la tête.

Mais Billoin ne raisonnait pas ; ancien sous-officier du second empire il ne se permettait pas, même dans la vie civile, de discuter une consigne.

Le marquis commandait :

— Billoin, veillez au gibier…

Il veillait au gibier.

— Billoin, arrêtez les braconniers.

Il s’efforçait d’en arrêter, même si l’exécution de l’ordre lui semblait impossible. À cette ponctualité toute militaire s’ajoutait un peu d’amour-propre froissé. Giraud fils avait décidément fait un pas de clerc, en fusillant à son nez un cerf chassé par le marquis. La jeunesse est toujours la jeunesse, disait le roi des braconniers pour excuser son fieu.

Le marquis, lui, ne supposait pas que des ordres donnés dans un accès de colère pouvaient avoir des conséquences aussi fâcheuses et occasionner mort d’hommes. Au bout de deux journées, il n’y songeait même plus.

Seulement il s’acharnait après Billoin, comme les chefs militaires s’acharnent souvent après les meilleurs soldats auxquels ils préfèrent les débrouillards, suivant l’expression consacrée dans l’armée. Il se payait sa tête toutes les semaines.

— Eh bien, Billoin, ces braconniers ?

Et puis, comme il ne recevait pas de réponse, il haussait les épaules et s’en allait en riant aux éclats.

Or, cela vexait terriblement le garde qui veillait, veillait toujours, s’exténuant en des rondes de nuit interminables, l’oreille toujours attentive, tressaillant au moindre bruit, attendant le coup de feu révélateur, tandis que le vent agitait mollement ou furieusement les feuilles des arbres à la clarté des étoiles, sous les rayons pâles de la lune, par les brouillards épais ou les gelées intenses d’hiver.

À ce métier il se sentait devenir fou, mais fou de rage, fou de vide, à guetter un ennemi invisible et par suite insaisissable.

Il était à la fois gibier et chasseur, situation délicate, plus facile à soutenir dans les batailles qu’en son métier de garde où l’isolement remplace la cohésion dans le rang.

Cet état d’âme était deviné par le braconnier, piètre psychologue sans doute, mais possesseur, comme tout être animé, d’un instinct de conservation supérieur bien certainement à toutes les psychologies professorales ou artistiques.

Aussi le garde restant à son tour silencieux, il attaqua :

— Hein, c’est-i’pas vrai ?

Billoin répliqua :

— La consigne est la consigne. Bonsoir.

Et faisant demi-tour, il regagna à grands pas la forêt dont l’ombre, sur le coteau qu’elle escaladait, faisait tache dans la nuit.

— C’est drôle la consigne, murmurait le braconnier, tout en s’acheminant vers le village, quand ça peut faire tuer des hommes qui n’ont point de motifs pour se détruire.

Dans le lointain un ivrogne, qui revenait de la ville, chantait une vieille chanson :


La Bergère près du berger
File le lin sous les ombrages


— C’est encore ce gueux de Berloquin qu’a pris son grain à Beaumont.

Et le père Giraud, très philosophe, dodelina de la tête avec un sourire indulgent sur la face, qu’il expliqua en disant :

— C’est pourtant la consigne de ne pas boire sans soif.

Or la lune, tardive jusqu’alors, masquée par de gros nuages gonflés de pluie, s’évada de derrière son écran et jeta sa lueur sur toute la vallée, réunissant dans sa clarté le garde touchant la lisière de la forêt, le braconnier et l’ivrogne sur la route conduisant au hameau de Grosley, toute l’existence humaine en un tableau champêtre qu’on eût pu intituler : Clair de lune, mais qui, en réalité, aurait pu porter en exergue :

— La consigne, la lutte, la fantaisie, états d’esprit résumant la vie humaine et que la morale ou le Code traduit par d’autres mots :

— Devoir, révolte, passions.

Le lundi, les braconniers furent exacts au rendez-vous et se rendirent à la garderie de Bourgougnon. Vers deux heures du matin trois coups de feu jetèrent sur le sol deux biches et un dix-cors jeune. Giraud fils descendit, à l’intention du père Muratel, un chevreuil.

— C’est trop de vacarme, protestait Giraud père ; tu nous feras pincer, gâs.

— Faut bien que le bonhomme ait son morceau. Et puis Estelle a ses clients ; elle écoulera le reste.

Il s’en allèrent tranquillement avec leur butin qu’ils chargèrent dans la carriole à Tâcheux.

Seulement, comme la chasse était fermée, ils durent ruser pour passer l’octroi de Bernay. Ils pénétrèrent dans la ville par un chemin interdit — cela était écrit sur un écriteau — aux objets frappés de droits.

Toutefois, Ragneux protesta ; il avait demandé une biche ou un cerf, mais pas trois animaux. Il n’en trouverait pas le débit. L’affaire s’arrangea avec une petite diminution.

Estelle fut contente de l’attention en ce qui concernait le chevreuil :

— T’es vraiment gentil, Giraud. Ça vaut mieux que de la soupe. Ce que le père Muratel va être heureux. Le percepteur s’arrangera de l’autre cuissot. C’est un de la Libre-Pensée, tu sais. Le gibier du marquis est supérieur pour cet homme.

Il paraît que la République n’aime pas les chasses à courre et les forêts qu’appartiennent aux nobles, du moins à ce que dit M. Courtemblaize dans son journal.

— Ça m’est égal, pourvu qu’il paie le gibier, il peut penser comme il lui plaira.

— J’entends bien, mais tu n’aurais jamais fait du bon commerce, mon pauvre Giraud. Faut connaître, pour vendre, les manies des gens. Et puis nous en sommes de la Libre-Pensée.

— Tu crois ?

— Ben sûr.

— J’aime mieux faire un beau coup de fusil que de m’occuper de tout ça.

— Même que M. Baratou est le parrain de notre dernier.

— Pour c’te chose-là, je ne l’ai point oubliée, parce qu’il donne pour le petit. Mais le curé en ferait autant que leur église.

Et la vie de braconnage recommença. Les grandes expéditions se faisaient sur la garderie de Bourgougnon ; mais le fils Giraud capturait pour ses clients et ses besoins personnels, un lapin par-ci, un chevreuil par-là, malgré la surveillance de Billoin qui devenait maigre comme un coucou, suivant l’expression de la bossue.

Bourgougnon, jaloux de sa tranquillité, s’était bien gardé de parler des déprédations commises par les braconniers dans sa région située tout à l’extrémité de la forêt. Seulement le garde-chef Loriot, entendant toujours tirer de ce côté, malgré l’éloignement, interrogea le garde fainéant. Il équivoqua, comme aurait dit Rabelais.

Cela éveilla les doutes du brigadier. Depuis fort longtemps à son poste, il connaissait à quelques têtes près le nombre et l’âge des animaux divisés par troupeaux dans la forêt.

Un jour, il se leva de grand matin et, dès l’aube, commença son inspection. Il connaissait les taillis dans lesquels remisaient les troupeaux, la nuit.

Il constata de sérieux vides. Trois cerfs, têtes mûres pour les chasses, manquaient à l’appel. Le nombre des biches et des daguets sur lequel il était fixé approximativement, avait sensiblement diminué.

Que dirait M. le marquis, renseigné par lui sur l’effectif mâle, s’il lui prenait idée de chasser sur cette garde qu’on appelait la petite, par opposition à l’autre plus vaste et qui, pour ce, avait reçu l’adjectif féminin et distinctif de grande ?

Grave problème à solution scabreuse. Heureusement on chassait rarement de ce côté. Enfin il fallait tout prévoir.

En attendant il allait admonester sévèrement Bourgougnon.

Ce dernier, quand il parvint à sa demeure, petite maison encastrée dans les chênes, dormait, suivant l’expression reçue, du sommeil du juste. Certes, sa conscience ne lui reprochait rien et la fin tragique de ses pensionnaires ne l’avait ému en aucune façon.

Ce fut un réveil pénible suivi d’un entretien non moins désagréable.

— Comment, pas encore debout, commença le brigadier.

— C’est que j’ai veillé tard, chef.

— On ne le dirait vraiment pas.

— ? ? ?

— Vous ne répondez rien.

— Que voulez-vous que je dise ?

— Je croyais que vous aviez à m’entretenir de disparitions fâcheuses dans les deux troupeaux de votre garderie ?

— Je comptais vous en causer au rapport, ce matin.

Loriot se gratta l’oreille, constatant qu’il avait été trop vite en besogne. Il aurait du s’y prendre d’autre façon et dire simplement : avez-vous quelque chose de nouveau à me signaler sur votre garderie ? Il lui avait mis la puce à l’oreille. Après tout on se tire comme on peut. Chacun pour soi, affirme un proverbe égoïste.

Il continua cependant sur un ton rogue qui faisait sentir au subalterne qu’il n’était point dupe :

— Ah ! ils savent bien ce qu’ils font en se déportant chez vous. Ils connaissent vos habitudes d’homme rangé. Couché à huit heures, levé à sept. Et puis y a la petite Françoise de Serquigny, chez qui on fait des poses. Je ne suis pas ennemi du sentiment, mais le service avant tout. C’est pourquoi je préfère les hommes mariés. Ça reste au lit pendant deux jours, mais ça décaniche pendant quinze. Les femmes ne sont pas tous les soirs de bonne humeur et on se lasse de tout. Tandis que les célibataires c’est toujours amoureux. Après l’une, c’est l’autre et ainsi de suite. Alors les cerfs se gardent tout seuls.

— Vous serez content, chef, je vais me marier.

— Avec la Françoise ?

— Précisément.

— Ah ben ! Zut alors. Vous serez sur le flanc pendant deux mois. Attendez au moins que nous ayons pris tous les braconniers.

— Pour lors que je me marierais jamais.

— Pourquoi cela, Bourgougnon ?

— Dame ! v’là six mois qu’ils nous mettent sur les dents.

— Oh ! vous n’avez pas à vous plaindre.

— Sans doute ils me laissaient tranquille à cause de l’éloignement. Mais depuis que Billoin est devenu enragé, vous voyez qu’ils ont changé d’avis.

— Ne blaguez pas Billoin, c’est un bon serviteur.

— Je ne le blague pas. Seulement c’est lui qu’est cause de ce qui m’arrive. Je ne pouvais m’attendre à cela. Ils m’ont surpris, les brigands.

— Eh bien ! qu’allez-vous faire ? Prévenir M. le marquis sans doute.

Bourgougnon se frictionna le front en homme qui redoute quelque catastrophe.

— Si ce n’est pas vous ce sera moi, ajouta le brigadier. Vous comprenez que je ne veux pas qu’on me lave la tête pour défaut de surveillance. Hein ! j’ai déjà assez de la salle histoire de Billoin.

— Si Billoin n’avait rien dit, M. le marquis n’aurait rien su.

— C’est possible. Mais si on me donne l’ordre de détourner le vieux dix-cors qui n’est plus là ?

— On dira que les chiens ont pris le change sur une autre tête. Il y a une dizaine de daguets et deux jeunes dix-cors.

— Ah ! vous n’êtes guère embarrassé, vous. Ça passera une fois, mais pas deux. Je crois qu’il serait préférable de signaler au rapport la disparition du vieux et ne pas parler des autres. Vous forgerez une histoire… Enfin vous avez bien entendu quelques coups de fusil, quoique votre sommeil soit aussi lourd que celui des hérissons, l’hiver ?

— Mais oui, chef. Dans la nuit du 3, vers deux heures du matin, trois coups de feu suivis d’un autre plus éloigné. Même que je me suis levé et que j’ai couru dans la direction ; mais plus personne.

— Je vous crois. Ils ne vous auront pas attendu. Ce n’est pas de cette façon qu’on pince ces gaillards-là. Il faut les voir pénétrer dans la forêt, puis les suivre jusqu’à ce qu’ils aient choisi leurs places et tomber dessus.

— Compris, mais tout seul c’est pas facile, d’autant que pour ces maraudes ils sont toujours en nombre.

— Ah ! Billoin n’hésiterait pas, lui.

— Oui, mais c’est un enragé et il va mourir à la tâche. Il est aussi maigre qu’un cent de clous.

— Enfin, le service est le service ; nous ne sommes pas là pour faire du lard. J’avoue en outre que nous ne sommes pas assez. J’en parlerai à M. le marquis. Votre histoire me servira de motif. À quelque chose malheur est bon. Et puis, j’y songe, ce sera peut-être une façon de les pincer.

Et tout à sa pensée, il conclut machinalement :

— Consignez ça dans votre rapport. Je le porterai moi-même demain au château.

Puis il s’éloigna et disparut dans le taillis.

Cependant Bourgougnon monologuait :

— Tonnerre ! en voilà une tuile. Salauds de braconniers ! Jamais ils ne venaient sur ma garderie. Mais c’est la faute aussi à ce cochon de Billoin. Il faut pourtant que je fasse un coup d’éclat. C’est ça, c’est parbleu ça. Billoin en séchera d’envie. Y a Mathieu de Serquigny qui vient toutes les semaines affûter un lapin dans le taillis de Cinq-Mars. C’est un ami : il sait que je ferme les yeux. Combien de fois que j’aurais pu l’agripper dans son buisson ? Il se doute bien que je l’ai aperçu souvent pendant sa faction ; mais il l’ignore puisqu’on n’en a jamais causé. Et puis, au fait, j’ai un moyen sûr de le prendre malgré moi. Il viendra ce soir. C’est son jour. S’il ne s’amène pas, ce sera fâcheux. Partie remise, alors. Ouf, une nuit, deux nuits, peut-être trois à passer. Pas gai, le métier.

Tout en causant à soi-même, il avait pénétré dans la cuisine de son immeuble, était monté sur une chaise pour saisir une sorte de lacet en fil de laiton recuit, machine qui sert aux braconniers pour colleter les gros animaux.

Puis il s’achemina, à travers bois, vers la lisière non loin de laquelle il s’arrêta. Un buisson d’épines noires assez touffu, entouré de trembles à l’écorce blanche, avait poussé à cet endroit.

— Bon, voilà l’affût du bonhomme, fit le garde.

Alors il courba un tremble jeune et flexible, fixa au centre de la cime le collet et un peu plus haut une corde qu’il noua par l’autre extrémité au pied d’un tremble plus robuste dont la moitié du tronc disparaissait dans une vieille touffe de houx.

— Bon, v’là la machine prête. N’y aura plus qu’à attendre le gibier. Ça sera un affût pas dangereux, attendu que le bonhomme est froussard comme un lièvre. À ce soir, mon brave.

Et le garde, content de lui, s’éloigna en fredonnant une marche militaire.

Un peu plus loin, il éprouva le besoin de se féliciter :

— C’est parfait, ça, mon vieux Bourgougnon. On n’a pas été zouave pour rien. Quand il viendra s’embusquer, faudra qu’il passe entre les deux buissons par une sente large comme la main. Il s’emberlificotera dans le collet par la tête. Probable qu’il se foutera par terre et alors, en avant la ficelle.

À dix heures, il se dissimula derrière la touffe de houx, commodément assis sur un caillou qu’il avait apporté, aimant ses aises, d’un tas voisin, et attendit.

Onze heures sonnèrent. Rien.

— Diable ! est-ce qu’il ne viendrait pas ? C’est pourtant son jour, pensait le garde qui ne monologuait plus et pour cause.

Mais à ce moment même une silhouette vague apparut sous l’ombre des taillis, silhouette aux allures timides. Puis cela prit une forme indiscutablement humaine. L’homme s’avançait avec mille précautions, s’arrêtant de temps à autre pour prêter l’oreille, puis reprenait sa marche vers le buisson ; enfin il s’engagea dans la sente étroite ; soudain, un juron involontaire accusa sa présence et le bruit de sa chute indiqua que l’engin avait fait son œuvre.

Alors Bourgougnon coupa la corde et il eut la satisfaction d’apercevoir son homme se débattant dans le vide, fort bien saisi par le collet au milieu du corps.

Comprenant le danger de la situation, le braconnier ne disait mot et essayait de se dégager sans y parvenir. Il tenait instinctivement son fusil d’une main et, surpris, ne songeait point à le lâcher.

Le collet tenait bon et l’homme restait silencieux.

— Il ne va pas gueuler, le cochon, murmurait Bourgougnon. Il est plus malin que je ne croyais. Ça ne fait rien, je vas le cueillir tout de même. À la guerre comme à la guerre.

Il le voyait maintenant fouiller de sa main gauche dans sa poche dont il tira un couteau. Puis il lâcha le fusil dont un coup partit en tombant.

— Bigre, j’ai du plomb dans les pattes. Il ne l’a pas fait exprès, mais ça y est tout de même.

La blessure légère ne l’empêche point d’accourir et, quand il fut sous le braconnier qui s’agitait dans l’air et essayait de couper le fil de laiton, Bourgougnon, triomphant, s’écria :

— Ah ! je t’y prends enfin, mon vieux. On ne se fout pas de ma fiole tous les jours.

Et, jouant la surprise :

— Tiens, c’est toi, Mathieu. Qui que tu fais au bout des arbres à c’t heure là ! Mon pauvre vieux, c’est pas de ma faute si je te pince. On n’est pas si bête que ça, parole d’honneur. Se prendre dans les lacets qu’on tend soi-même, c’est pas malin. Seulement, c’est pas chic de causer des ennuis à un ami. T’as pris avant-hier le dix-cors de la garderie. Le marquis en a été prévenu par le brigadier. Tu vas me suivre et plus vite que ça.

— Détache-moi, au moins, je suis à moitié étouffé.

— C’est vrai, je n’y pensais plus. Attention, je te tiens par un pied, ne gigote plus.

— Mais tu m’étouffes.

— Je ne peux pas faire autrement. Bon, j’ai une branche. Te v’là à terre. Desserre le collet. Ça y est. Là ; maintenant, tu vas me faire le plaisir d’me suivre. Pour que tu ne m’échappes point, j’vas te ligotter les bras derrière le dos avec ma corde à chiens. Bouge pas ou je t’extermine, mon bon Mathieu.

Le bon Mathieu, à peine remis de son colletage, tremblait de tous ses membres. Petit, maigrelet, souffreteux, il ne pouvait songer à opposer la moindre résistance. Son adversaire, gros et trapu, lui était supérieur en force et en vitesse.

Inconscient d’ailleurs, à cause de l’enserrement brutal du collet, il ne songeait à opposer aucune résistance.

Une fois qu’il fut « ligotté » convenablement avec la corde dont l’extrémité libre était assujettie dans la main vigoureuse du garde, Bourgougnon, le fusil du maraudeur en bandoulière et le sien sous le bras, commanda :

— En avant, marche, vers la cahute du compère Loriot.

Le chemin était pénible et long. Après une demi-heure de calvaire, l’homme sortit de son assoupissement intellectuel et essaya d’attendrir son conducteur.

— Voyons, Bourgougnon, c’est pas sérieux ? Tu ne voudrais pas livrer un ami à la justice ?

— Mon vieux, tu m’as joué trop de tours depuis quelque temps. Tu ne me feras pas croire que ton collet était destiné à prendre des lapins.

— Mais c’est pas moi qui l’ai posé.

— C’est peut-être moi, alors ?

— Je ne dis pas ça ; mais il n’y a pas que moi qui viens sur ta garderie.

— Alors, t’as des complices. Raison de plus pour que j’te coffre. Et puis, tu sais, tu m’as foutu du plomb dans les jambes. Même que celle de droite ne manœuvre pas comme à son habitude. Enfin, ça ne fait rien, on en a vu d’autres en Afrique.

— Je t’assure que je ne l’ai pas fait exprès, c’est mon fusil en tombant…

— Bigre, je m’en doute bien, sans quoi, mon vieux, ton compte serait bon. J’ai fourré, pour démontrer la chose, ton collet dans ma poche, un fameux, entre nous ; je ne te croyais pas aussi calé pour fabriquer ces machines-là.

Ça, c’est le meilleur de ton affaire. Quand je raconterai l’histoire, le tribunal aura mal au ventre à force de rire. Coût, cent francs d’amende et ton fusil confisqué ; un beau fusil. Tout de même, ça sera dommage ; mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs et tu t’en tireras encore à bon compte.

— Lâche-moi, hein ? Bourgougnon, mon vieil ami. Tiens je te les donnerai les cent francs.

— Non, mon vieux. Tu m’offrirais mille francs que je ne te laisserais pas aller. Tu m’as fait sermonner par le chef ; demain, je serais peut-être congédié par le marquis qui ne badine pas avec nous depuis l’histoire de la chasse que je t’ai contée. T’aurais dû, sachant cela, ne plus venir sur ma garderie surtout pour y tendre des collets comme celui que j’ai dans ma poche. Une supposition que le chef aurait été pris, eh bien ! j’aurais trinqué, comme on disait à Oran.

Voyant l’inutilité de ses supplications, l’homme se tut, résigné à son sort. D’ailleurs, il sentait que le garde ne le chargerait pas. Et puis, le tribunal rirait et serait à moitié désarmé, ainsi que l’affirmait Bourgougnon. Mais on ne le reprendrait plus, ah ! mais non, plus jamais à l’affût. Et il expliquait cela tout en cheminant à travers la forêt et son mystificateur le félicitait de ses bonnes résolutions :

— T’as raison, mon pauvre Mathieu.

Le feu n’en vaut pas la chandelle. On est pris un jour ou l’autre, malgré la bonne volonté des gardes. Et puis, songe un peu si je ne m’étais pas trouvé là ; tu étais étouffé net comme une pièce de gibier. Admets même que le collet t’ait pris par le cou… Je n’aurais pas eu le temps d’accourir et couic, plus de bonhomme.

— Et couic, c’est juste, répéta Mathieu visiblement effrayé par le danger couru.

Tant il est vrai que le péril passé fait plus d’impression sur les natures faibles que le danger immédiat.

Et le prisonnier remerciait maintenant son vainqueur :

— Mon pauvre Bourgougnon, et moi qui t’accusais d’ingratitude tout à l’heure. Tu m’as peut-être sauvé la vie. Mais je te jure que ce n’est pas moi qui ai tendu le collet, je te le jure sur saint Marc, tu sais bien, saint Marc de la chapelle, à côté de ta maison, saint Marc que personne dans la contrée ne voudrait tromper, tant il est bon pour tout le monde, à preuve qu’il a guéri les yeux de mon aîné. Je te jure encore que je n’ai jamais tué de cerf de ma vie, tout au plus une biche, et bien par hasard, puisque c’était un lapin que je guettais.

— J’te crois à cause de saint Mare, dit Bourgougnon qui riait à se tordre dans l’échine du captif, mais j’te le demande, qui te croira ? j’te le demande, qui te croira ?

— C’est vrai, les apparences sont contre moi. Ah ! je suis bien perdu. Et la bourgeoise, a va en faire un tumulte.

Mais ils arrivaient devant la maison du chef, lequel dormait à poings fermés.

Bourgougnon, qui s’en doutait, à cause de sa visite matinale, fit un vacarme de tous les diables.

— Hé ! chef, réveillez-vous, chef.

Les chiens hurlaient à perdre haleine, et le chef dormait toujours.

— Attends un peu, Mathieu, je vas ben l’éveiller. Bouche-toi les oreilles, vieux.

Une détonation mit en émoi tous les échos de la forêt et du même coup le brigadier qui se précipita à la fenêtre en criant :

— Encore ces cochons de braconniers !

— Doucement chef, doucement chef, hurla Bourgougnon, c’est moi, pas de bêtise. Je n’ai pas pu vous faire entendre autrement.

— Comment, c’est vous, Bourgougnon ?

— Un peu, chef. On ne dort pas toutes les nuits. Même que je vous amène un prisonnier. Ouvrez vite.

— Comment vous avez pincé un braconnier, vous… ?

Son étonnement était visible. Il suffoquait et Bourgougnon riait sournoisement.

— Mais oui, chef, un braconnier. Même que j’ai du plomb dans les pattes. Seulement je dois dire que ce n’est pas de la faute de Mathieu, car mon prisonnier s’appelle Mathieu. Enfin je vous expliquerai. Dépêchez-vous d’ouvrir, cet enragé de Billoin doit courir à perdre haleine de ce côté, à cause de mon coup de fusil, et je ne tiens pas à ce qu’il me prenne pour Giraud de Grosley, sa bête noire.

Mais Loriot était déjà à la porte de la clôture :

— Entrez donc, mon cher Bourgougnon.

— Ah ! je suis son cher Bourgougnon maintenant. Pour sûr qu’il a dû m’arranger au château, ce matin. Hypocrite, va, grommela le garde.

Toutefois il fit son rapport, un rapport circonstancié où nul détail n’était omis, tandis que le pauvre Mathieu tremblait de tous ses membres, cependant que Loriot, en proie à une gaieté folle, se tordait sur sa chaise, riant à perdre haleine.

— Ah ben, en v’là un braconnier, clamait-il entre deux hoquets d’hilarité, en v’là un braconnier qui se prend dans ses collets. Là, vrai, vous n’avez pas eu de mal à le capturer, Bourgougnon. Je me demandais aussi comment ça se faisait que vous en ayez pris un. Cela ne m’étonne plus maintenant.

Mais Bourgougnon, vexé, protestait :

— Pardon, chef, je vous ferai remarquer, j’avais oublié de vous faire remarquer, veuillez le noter dans votre rapport, que j’avais découvert le matin après votre visite ledit collet. Alors au lieu de m’en emparer, je l’ai arrangé à ma manière dans le but de pincer le maraudeur.

Alors il expliqua sa combinaison.

Le chef ne riait plus et félicitait son subordonné.

— Mâtin, on voit que vous avez été chacal.

— J’m’en flatte, chef, et au premier zouaves encore.

Cependant Mathieu, qui commençait à comprendre sa mésaventure et à soupçonner un peu de vérité, protestait :

— C’est pas bien de faire ça à un ami.

— Taisez-vous, l’homme, fit brutalement Loriot. Je félicite mon garde parce qu’il y a lieu de le féliciter. Songez, mon vieux, que ce lapin-là nous tire une rude épine du pied. Il y a six mois, oui, six mois, mon vieux, que nous ne pouvons mettre la main sur les gens de votre espèce, malgré les ordres du marquis, qui jure, tempête, nous bouscule que c’est à en perdre la raison. Tenez, voilà justement Billoin. Regardez-le, ce pauvre homme ; voyez dans quel état vous et vos pareils l’avez mis. Il est sec comme un coucou. Les veilles l’ont exténué et la fatalité a voulu que ce soit un collègue qui mette la main à votre collet. Vrai de vrai le bon Dieu n’est pas juste.

— Puisque je vous jure sur saint Marc que je ne suis pas l’auteur du collet qui m’a suspendu par le milieu du corps.

— Hein, pas de plaisanterie, mon vieux. Tâchez d’avoir du respect pour l’autorité dont je suis en ce moment le représentant. Je vous parlais de votre collet, mais pas de l’autre.

— Mais je vous répète que je suis innocent de la chose. Je n’ai jamais posé de ces machines-là. J’avoue que j’affûtais des lapins, bien honnêtement avec mon fusil, mais jamais le gros gibier avec des lacets.

— Allons, taisez-vous. Personne ne vous croira.

— C’est vrai, confessa Mathieu, Bourgougnon me l’a dit, personne ne me croira.

— Alors faites-en votre deuil. Et puis, voyez-vous, vous êtes pris et bien pris. C’est une malchance. A quoi bon récriminer. Si vous n’êtes qu’un quart de braconnier, vous n’en paierez pas moins pour les plus coupables. D’ailleurs c’est toujours comme ça.

Maintenant on va vous conduire au brigadier de gendarmerie, afin qu’il n’y ait pas d’erreur sur votre état civil, lequel recevra notre déclaration, et puis vous serez libre d’implorer le marquis. S’il est de bonne humeur, ce dont je doute, il pourra peut-être arranger l’affaire.

Dans tous les cas nous aurons fait notre devoir.

Cependant Billoin maugréait, accusait le ciel d’injustice :

— Ce Bourgougnon, toutes les veines. Les braconniers, comme les alouettes, lui tombent rôtis dans le bec. Il n’a qu’à se baisser pour les prendre.

— Faites excuse, collègue, répliqua le garde, j’ai été obligé de me mettre sur la pointe des pieds dans le but de cueillir l’inculpé, même que ça n’était pas facile, vu que j’ai du plomb dans une patte.

À propos, chef, on pourrait réveiller le docteur pour examiner ça.

— Parfaitement, on lui sonnera le réveil en passant. Allons en route, mon vieux, fit-il en s’adressant au prisonnier. Et vous Billoin en avant, vous accompagnez l’homme, pour la raison que Bourgougnon traîne salement la jambe.

— Bon, il ne me manquait plus que cette corvée, protesta Billoin.

Le lendemain, au rapport, le marquis félicita chaudement Bourgougnon.

— À la bonne heure, mon brave. Ah ! ce n’est pas Billoin qui aurait fait une capture comme celle-là. Chef, vous donnerez deux cents francs de gratification à mon garde de Serquigny, un brave garde celui-là. Tâchez de l’imiter, Billoin. Et vous tous aussi. Allez, mes amis. Ah ! cela va se gâter, messieurs les braconniers.

Et les gardes se retirèrent, jaloux du succès de leur collègue, tandis que l’infortuné Billoin répétait, assommé par la harangue seigneuriale :

— Ah ! le bon Dieu n’est pas juste tout de même.

Les braconniers rirent trois jours entiers, bien que graves comme tous les frustes dignes de ce nom, de la capture de Bourgougnon.

— En v’là un qu’a du vice, disait Giraud l’aïeul, ainsi que l’appelaient les camarades par opposition au fieu.

Lanfuiné de Gouttière, qui connaissait Mathieu, avait donné tous les renseignements sur le pseudo-braconnier — un honnête cultivateur, lequel se payait tous les mois un lapin du marquis. Pas un premier fusil, ajoutait-il. À l’appui de cette assertion il citait notamment un fait, ou plutôt une farce démontrant la maladresse du bonhomme.

— Faut vous dire, narrait-il, que ce bon bougre de Mathieu se figure être le meilleur tireur de la contrée. Quand il habitait Gouttière, car y a pas plus d’un an qu’il est à Serquigny, il avait en location deux ou trois méchants lopins de terre autour de ma maison. Un jour précisément je tue un lapin, un biau lapin sur la lisière de la forêt. La bourgeoise le dépouille et n’avait pas fini que je lui dis :

— Faut que je joue un tour à Mathieu ; et v’là que j’entasse de la paille à la place de la viande.

— Qui que tu fais ? disait-elle.

— Marche toujours, que je lui fis, y a p’us qu’à prendre ton aiguille et à faire une couture sous le ventre. Ça n’effarouchera pas les moiniaux, mais ça fera de l’effet à Mathieu. Seulement mon bougre de lapin ne tenait pas sur ses pattes et ses oreilles étaient molles comme une chique. Je remédie à la chose avec du fil de fer, puis je vas poser mon empaillé dans un sillon sous un pommier, dès le petit jour, et j’attends, caché derrière un buisson, mon homme.

Sur le coup de six heures, le v’là qui s’amène, sa pioche sur l’épaule, une pelle sous le bras, vu qu’il était occupé, au moment, à nettoyer un fossé.

Faut vous dire que, pour avoir l’air de rien, je m’étais mis à gauler des pommes dans ma cour ; mais je ne le quittais pas de l’œil.

Le bonhomme rotait, se mouchait, éternuait, bref, toutes les opérations qu’on a l’habitude de faire en se levant.

Ça continua jusqu’à cent mètres de mon lapin qu’il aperçut sans vouloir croire toute de suite que c’en était un.

Il se frotta les yeux, puis, avec mille précautions, revint sur ses pas, rentra dans sa turne, d’où il sortit sans pioche, ni pelle, mais avec un fusil à la main.

J’avais appelé la bourgeoise pour jouir du coup d’œil qu’elle avait bien mérité à cause de la couture. Mais ces femelles, ça ne peut rien garder pour soi, ce qui fit qu’elle alla chercher vivement deux voisines.

Mon Mathieu avançait avec prudence, pour ne pas effaroucher le gibier. Il allait vers la bête, de pommier en pommier, restant deux ou trois secondes caché derrière chaque trône.

Mais v’là les sacrées femmes qu’éclatent de rire. Je leur allonge un coup de poing dans le dos à chacune pour les faire taire. Bref, à trente pas, il lâche un coup de fusil. Le bougre de lapin ne bougea pas. Il l’avait manqué, l’imbécile, mais ne comprenait pas qu’il s’obstinât à lui tourner le cul, sans remuer une patte. Pour sûr que ça devenait drôle.

Les femmes en pissaient dans leurs jupons.

Pourtant, il tira son second coup qui porta juste. Cette fois le lapin culbuta à la façon d’un clown de cirque qui fait un saut périlleux et resta étendu sur le dos les quatre fers en l’air — c’est le cas de le dire à cause des fils de fer embrochés dans ses pattes.

Jamais chasseur n’avait vu un lapin tomber comme ça. Mais mon Mathieu était déjà dessus et le saisissait par les pattes de derrière pour lui donner le coup de grâce sur le bout de son sabot. C’est alors qu’il s’aperçut de la malice ; mais, comme c’est un bon garçon, il ne se fâcha pas, et, m’ayant découvert avec les femmes, s’écria :

— Pour un bon tour, c’est un bon tour. C’est vous qui avez inventé le truc, Lanfuiné.

Je me défendis, tandis qu’il me disait :

— Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit vous ou un autre. Le tour est bien joué, seulement je suis un fichu chasseur pour ne m’être pas aperçu tout de suite de la chose. C’est pas vous qu’auriez coupé là-dedans.

Enfin, bref, on a moins ri que s’il avait été vexé. Pourtant l’histoire démontre que c’est un drôle de braconnier.

Bourgougnon est un malin ; on lui aura reproché quelque chose à notre endroit, et l’gâs, pour se faire mousser près du marquis, a tendu un piège à Mathieu. J’en mettrais ma main au feu. Et quand ça n’aurait été que pour faire enrager cette canaille de Billoin ?

Dans tous les cas elle est bien bonne. Fâcheux que je ne sois pas juge à Bernay. Je lui chanterais à l’audience :

Tiens ! voilà Mathieu, Comment vas-tu, ma vieille ?

C’est peut-être pas nouveau, mais ça irait, j’en suis sûr, droit au cœur, qu’il a sur la main, car pour être un brave garçon, c’est un bon garçon.

Mais ils ne rirent pas longtemps, car, quelques jours après la capture de Mathieu survint celle de Tâcheux, surpris dans la forêt avec un chevreuil sur les épaules.

— Bigre de bigre, dit Giraud père, v’là la veine qui tourne. Serait bon d’arrêter les frais.

Ils se mirent au repos pour quelques semaines, afin d’endormir les gardes dans une fausse sécurité.

Ce fut Bizais qui opéra cette importante arrestation. Et Billoin se morfondait pour cette raison qu’aucun braconnier, à cause de son zèle, n’osait aller sur sa garde.

Et, au rapport, M. de Curvilliers dit encore une fois :

— Tâchez de l’imiter, Billoin !

Vraiment il n’avait pas de chance. Impossible de mettre la main sur un maraudeur ni dans sa région, ni même dans celle des autres.

Sa présence faisait fuir tous les chapardeurs, dès qu’elle était signalée. Avec ses collègues ils se risquaient à ruser, mais avec lui purement et simplement ils s’enfuyaient.

Giraud fils, lui-même, s’abstenait de visiter sa garde. Sans doute, pour le braver, une fois tous les deux mois environ, il venait rôder par les sentiers ou bien essayait de mettre bas un lapin ou un faisan.

Mais il était presque impossible de le surprendre, car, en ces expéditions rares, il apportait la prudence et la sûreté d’instinct d’un sauvage.

Le proverbe : « Les innocents paient pour les coupables », est contrairement à quelques autres entièrement exact ; cela n’a pas lieu d’étonner, puisque la justice, sociale ou particulière, a toujours été boiteuse, sourde et aveugle. Le nez lui a fait séculairement défaut, et elle est devenue bossue par suite du stock énorme d’iniquités qu’elle porte.

Ce pauvre Mathieu, sans se poser les questions philosophiques ci-dessus, avait deviné immédiatement toute l’horreur de sa situation ; et ce fut ce qui l’incita à tâter près de Bourgougnon la corde de l’amitié, hélas ! détruite ou annihilée par celle bien plus robuste de l’intérêt personnel.

Victime de machinations savantes, il fut, en outre, sacrifié par le hasard, un sale personnage qui, pour une bonne action, commet des milliers de crimes.

La mésaventure de Tâcheux aggrava considérablement son cas. Le brigadier Loriot avait consigné dans son rapport qu’il s’était montré grossier.

Le brigadier de gendarmerie, assez brusque, l’avait fourré au violon un peu vivement, et, comme les honnêtes gens ont toujours un peu de fierté déplacée, Mathieu s’était rebiffé. D’où le mot rébellion inscrit dans le procès-verbal du représentant de l’autorité.

Le tribunal, conséquence prévue par le ministère public, vit dans Tâcheux et Mathieu deux membres d’une association ayant le braconnage pour objet.

C’était exact en ce qui concernait le premier, mais faux pour le second. Cependant Tâcheux — n’avouez jamais — soutint qu’il avait trouvé le chevreuil mort dans un fourré. Comme il n’avait aucune arme au moment de sa capture, la chose était soutenable.

Il s’en tira avec cent francs d’amende.

Les juges furent pris sans doute d’un accès de rire fou, lorsque Bourgougnon raconta la capture au collet de Mathieu. Mais ledit Mathieu avait un fusil ; il avouait être bien venu dans la forêt pour braconner ; en outre, l’insolence et la rébellion envers des représentants de l’autorité attestaient son mauvais naturel. Aussi fut-il condamné à deux cents francs d’amende et trois mois de prison pour outrages au brigadier de gendarmerie.

Bourgougnon trouva a priori la condamnation un peu raide, mais, après réflexion, il l’estima excellente pour lui, puisque le jugement affirmait que ce pauvre Mathieu était un des plus hardis et dangereux braconniers de la forêt.

Si Mathieu avait été citadin, il serait sans doute devenu anarchiste, bien que doué d’une naturel excellent. Il n’existe rien d’aussi dangereux, affirme encore le proverbe, qu’un mouton devenu enragé.

Il avait pourtant été implorer saint Marc, l’illustre saint Marc que personne dans la contrée ne suppliait en vain. Il lui avait fait part de ses appréhensions. Puis, dans un plaidoyer un tant soit peu normand, il avait tenté son panégyrique :

« Sans doute il avait eu tort de venir à l’affût dans le but de tuer un lapin, un pauvre petit lapin, rien qu’un bien sûr.

» Il y en a tant, dans la forêt, mon bon saint Marc, tant qu’un de plus, un de moins, ça ne paraît pas. Et puis ça fait tant de dégâts dans les champs du pauvre monde que ce serait péché que de ne pas les détruire.

» Ah ! je comprendrais qu’on se montrât sévère avec Lanfuiné ou Tâcheux qui ne vivent que de ça. C’est un cerf aujourd’hui, c’est une biche demain.

» Et pourtant on m’a arrêté, on va me traîner devant le tribunal, à Bernay, moi qui suis, ainsi que vous pouvez vous en rendre compte en m’écoutant, le moins coupable de tous. »

Mais saint Marc, très occupé sans doute, n’entendit point le pauvre hère.

Mathieu s’en plaignît au tribunal.

— Figurez-vous, mes bons juges, que j’ai expliqué mon affaire à saint Marc, comme à vous, p’t’êt’e mieux, car nous nous connaissons depuis bien plus de temps. Je pensais qu’il me sauverait ; car c’est un saint qu’a jamais refusé rien à personne dans la contrée.

Le président un tant soit peu loustic l’interrompit :

— Vous vous êtes trompé d’adresse, mon brave. La chasse ne concerne pas saint Marc, mais bien saint Hubert.

Cette plaisanterie et même la condamnation qui la suivit de près ne lui enlevèrent point l’estime qu’il professait pour son saint, lequel s’abritait en une niche disposée dans le mur d’une petite chapelle.

Les cultivateurs, les bourgeois, les braconniers, et même les nobles venaient rendre au sanctuaire de nombreuses visites intéressées, ou du moins qui pouvaient paraître telles ; car, si on lui apportait quelques présents, on lui en demandait le paiement à usure immédiat.

Les uns avaient besoin de son appui pour gagner un procès, les autres pour se débarrasser d’infirmités réputées incurables par les praticiens.

Mais sa réputation était universelle en ce qui concernait les yeux qu’il guérissait, quand ils étaient malades, cela va de soi, avec l’eau d’une fontaine s’échappant de la chapelle même où l’on avait recueilli et soudé les restes de sa statue.

On avait trouvé cette dernière en la vase de la petite fontaine qu’une fantaisie seigneuriale avait fait curer.

D’abord ce fut le chef du vénérable saint qu’on déposa avec beaucoup de boue sur la berge du ruisseau minuscule. Puis on découvrit le tronc auquel il manquait un bras et la moitié d’une jambe, décapitation et amputations attribuables à messire le Temps, destructeur impassible et inexorable des choses de ce monde.

Déjà la source dans le pays jouissait d’une grande réputation curative à l’égard des yeux ; aussitôt après la découverte du saint, qui s’appelait ainsi que l’affirmait une inscription : Marc, l’enthousiasme et la curiosité atteignirent leur apogée. On ne s’étonnait plus des miraculeuses propriétés de la fontaine qu’elle tenait évidemment du bienheureux.

Le clergé s’en mêla, tant et si bien qu’une chapelle fut édifiée ; ses murs portèrent bientôt les ex-voto des obligés reconnaissants et saint Marc, rajusté en sa tête et ses membres par d’habiles ouvriers, reçut avec aisance les quémandeurs.

Sa réputation devint universelle dans la eontrée. Seuls quelques anciens, vite disparus dans les profondeurs des cimetières, avaient prétendu que la puissance curative de la fontaine était diminuée sinon perdue depuis qu’on en avait retiré le saint.

Cette légende, admise comme article de foi par les gens pieux, ne constituait, comme bien on pense, pour les républicains adeptes de la Libre-Pensée qu’une branche cléricale de l’exploitation humaine.

Il fallait entendre Courtamblaize lâcher au « Cercle de la démocratie du Neubourg » la branche cléricale de l’exploitation humaine. Cela ronflait ainsi qu’un boulet de canon de la bataille d’Austerlitz, comme disait le pharmacien Baratou.

L’épicier Mourruot, loustic de la troupe, se lançait dans les calembours : saint Marc ne vaut pas un bon petit verre de marc.

— Sont-ils bêtes ces gens de Beaumont avec leur fontaine !

— C’est leur eau de Jouvence, ajoutait Baratou qui se piquait de littérature.

— N’empêche que, malgré leur ruisseau, souverain pour les aveugles, ils ne distinguent pas les fariboleries des pantins de sacristie, concluait Mourruot.

Mais à ce moment Courtamblaize s’emportait contre ce qu’il appelait l’abêtissement humain.

— Voyons, messieurs, peut-on s’imaginer qu’il existe encore des intelligences assez obtuses pour croire aux miracles et par suite accomplir des pèlerinages ? Et cela est pourtant puisque saint Marc existe, puisque Lourdes prospère, puisqu’on baise encore la mule du Pape.

Baratou, très suffisant en sa qualité de méridional, s’écriait :

— Hé ! cher ami, si tous les hommes pensaient juste, comment des esprits comme les nôtres paraîtraient-ils supérieurs aux autres ?

Ces dissentiments prenaient une note aiguë chaque année, dans les jours qui précédaient ou suivaient la fête du digne saint que l’on célébrait en grande pompe.

Le matin, le doyen de Beaumont-le-Roger disait la messe dans la petite chapelle et priait saint Marc de répandre, comme d’habitude, ses bienfaits sur la contrée. Le marquis de Curvilliers, la marquise et leurs enfants assistaient au service divin. Des personnes atteintes d’affections oculaires faisaient leurs ablutions dans la célèbre fontaine.

Et puis le curé bénissait tout le monde ainsi que les baraques foraines installées dans une vaste clairière au centre de laquelle s’élevait la chapelle. Alors les réjouissances commençaient à l’assemblée de saint Marc.

On dansait, on buvait surtout ferme dans des sortes de cafés organisés sous des tentes.

Et saint Marc était un peu oublié ; les filles de ferme et quelques demoiselles de cultivateurs cossus tournoyaient soutenues à la taille par leurs galants.

Rouges, la parole animée, les yeux vifs, elles se trouvaient en d’excellentes dispositions pour s’arrêter dans les taillis, aux bras de leurs amoureux, sous les feux discrets des étoiles d’été et l’œil bienveillant, quand cela se présentait à l’époque de son apogée, de la lune, astre préféré des poètes et des amants.

C’est alors qu’assez souvent elles revenaient quelques mois après implorer le bon saint Mare. Leur taille s’était élargie singulièrement et leurs faces avaient des masques de femmes grosses.

— Mon bon saint Marc, que vais-je devenir, criaient-elles chacune invariablement ?

Mais l’immortel ne s’émeuvait en aucune façon. Sa figure placide avait son sourire énigmatique de tous les jours, sourire indulgent que lui avait plaqué un artiste fruste sur la physionomie, en des temps reculés qu’il était impossible de préciser.

Ce sourire chacun l’interprétait en faveur de ses secrètes pensées ou de ses désirs.

En somme, il voulait dire probablement, étant l’expression sans doute d’une idée philosophique :

— Allez, tout est bien dans le meilleur des mondes. — Optimisme à outrance qui constitue l’assise principale de toutes les doctrines religieuses. Vous ne savez pas distinguer, disent-elles à leurs adeptes, ce qui est mal de ce qui est bien, ou ce qui paraît bien de Ce qui vous semble mal. Votre jugement n’est pas en effet d’essence divine et ce qui vous fait souffrir peut être un bien d’ordre général.

Pour ceux que la fatalité poursuit, désagrément qui s’attache aux gens honnêtes puisque les autres sont en majorité, les religions sont l’espoir d’une vie future, miroitement semblable à celui d’un miroir d’alouettes, miroir divin toutefois près duquel on abat les consciences pures et les vies des naïfs de l’existence.

Qui résoudra le problème que se pose l’homme depuis des siècles ?

Personne sans aucun doute, et c’est assurément la punition de cet être orgueilleux qui s’est intitulé le roi de la création et déclaré libre par excellence, quand il est prisonnier de lui-même et de ses semblables.

Les sages, j’entends ceux qui ont compris leur impuissance relative, et il en est de toutes les classes, laissent les autres courir soit après leurs rêves, soit après la fortune.

Ils ne se meuvent qu’autant qu’ils y sont contraints par la nécessité de manger et de boire, ou les exigences instinctives de leurs sens, sortes de statues inférieures aux véritables parce qu’elles sont animées.

Et plus les sociétés se civiliseront, plus les inerties volontaires croîtront en nombre, résultantes de la compréhension de luttes impossibles.

— Ils sont trop, oui, trop de sots et d’indélicats, trop de faibles, trop d’inutiles protégés par des lois destinées à accroître la collectivité et à détruire l’individu sans lequel la collectivité ne saurait exister. Affreux non-sens ; mais tout est non-sens dans les civilisations en tant que bloc ; les détails sont supportables et souffrent l’explication, mais l’ensemble constitue une négation.

L’homme d’ailleurs ne peut créer un ensemble, car l’ensemble c’est le tout qui comprend la terre, les arbres, les animaux, l’eau, le feu, les nuages, les soleils, la lune, les étoiles, les planètes et l’éther où tous les mondes se meuvent.

Aussi ce qui édifie l’influence de ces antiques statues de saints attirants les foules, c’est, en dehors des légendes, le besoin d’être secouru par une puissance intangible, incalculable humainement parlant, une puissance capable de diriger dans la bonne voie l’homme libre, si libre qu’il est en train d’en mourir.

Les fées bienfaisantes des contes, les magiciens, les sorciers, les somnambules, ne sont que la conséquence de la faiblesse d’action de l’homme devant les forces naturelles ou celles coalisées de ses pareils.

Aussi, parmi ces faibles, il en est, suivant l’éducation et le genre de cerveau, qui préfèrent comme appui Dieu, les saints, les sorciers et un gouvernement fort ; d’autres aiment mieux l’anarchie comme pouvoir, pouvoir étrange, futur dispensateur d’une liberté factice détruite à chaque instant par celle du voisin, état social défini par quelques-uns dans cette formule : « Ni Dieu, ni maître », formule presque impossible à réaliser intégralement parce qu’elle constitue un simple et magnifique mirage qui console de la vie.

Dieu, à la rigueur, peut être nié, mais le maître est toujours là : aujourd’hui c’est l’instituteur, le professeur, demain ce sera un monarque, un ministre, un président, un patron ; ce sera encore le vent, la neige, le soleil et enfin la mort, point d’interrogation éternel qui termine toutes les luttes humaines.

Le chat seul paraît jouir d’une liberté illimitée ; mais, quand son humeur vagabonde l’a entraîné trop loin et que la faim l’assiège, il revient vers le logis où le hasard l’a fait naître avec des maîtres comme nourrisseurs.

L’homme ne serait véritablement libre que s’il pouvait traiter avec indifférence son tyran implacable, l’estomac, qui ne sera dompté que par l’organisation du travail, unique solution de la question sociale.

Alors à quoi bon se moquer de ceci ou de cela, puisque rien n’existe, si on veut sortir de la sphère humaine, en dehors du vide et de l’inconnu ? Et la résultante — conclusion de cette métaphysique psychologique, — n’est-elle point que le sentiment de liberté logé dans le cerveau de l’homme, n’y a été placé que pour triompher des tyrannies des ensembles, qu’ils s’appellent tribus, monarchies ou républiques bâtardes ?

Ce bon saint Marc, étant donné son caractère d’immortel, devait connaître toutes ces choses et encore bien d’autres. D’où le bon sourire que lui avait offert le créateur de sa statue.

« Mes amis, ne vous tourmentez point, disait ce bon sourire. Mesdemoiselles, si vous avez fait des enfants dans mes taillis, ne vous en chagrinez pas autrement, malgré tout ce que pourra vous dire monsieur le doyen. Si vous ne vous mariez point les enfants viendront tout de même. Ils n’en seront ni moins beaux ni plus laids ; tout au plus pourra-t-on blâmer l’indifférence des pères et l’imprévoyance des demoiselles avant leur soumission prématurée au mâle ; mais cela s’arrangera ; si vous n’épousez point Paul, vous vous marierez avec Pierre un jour ou l’autre, et vous viendrez m’en remercier. Tout profite à qui sait attendre, et savoir c’est pouvoir. »

Ces accidents ne nuisaient point au bon renom des assemblées suivantes. Car le paysan est philosophe et ne récrimine jamais contre les choses acquises. Il en parle seulement pour éviter de tomber dans les mêmes fautes ou pour suivre une même voie, quand lui ou ses aïeux l’ont jugée excellente et même simplement bonne.

On venait à cette fête champêtre des points les plus reculés du canton et les braconniers, gens pieux comme les marins, s’y donnaient rendez-vous afin d’honorer le saint en l’honneur duquel ils vidaient de nombreux pots de cidre et quelques verres d’eau-de-vie de pommes, de la vraie, car on n’aurait pas voulu mécontenter le protecteur céleste du pays.

De méchantes langues prétendaient cependant que les cabaretiers du chef-lieu, démocrates frisant l’athéisme ou le dépassant même devant la galerie, suivant l’expression du curé qu’on appelle le doyen de Beaumont-le-Roger, ne se gênaient pas pour fournir des alcools de mauvais aloi que la pomme n’avait nullement contribué à établir.

Mais il y avait aussi des débitants imbus de principes religieux qui venaient des centres de culture où les doctrines subversives n’étaient point encore en honneur.

Les électeurs de ces agglomérations rurales avaient voté, il est vrai, pour le candidat républicain, gros manufacturier retiré des affaires avec une colossale fortune ; mais leurs sympathies allaient non point aux principes qu’il représentait, mais au caractère affable de l’homme et à la facilité d’ouverture de sa bourse, facilité qui s’était traduite en érections d’écoles, réfections d’églises, oui, d’églises, contradiction évidente, pourtant très appréciée des électeurs, en aumônes discrètes, rafraîchissements de gosiers altérés, entretien même d’ivrognes avérés.

Tandis que M. de Curvilliers, pensant que son titre de marquis suffisait à satisfaire les foules, comme au bon vieux temps, lésinait, s’informant des opinions de ses obligés, s’enquérant près du curé s’ils venaient aux offices, s’ils se reposaient le dimanche, pratiques démodées avant 1830.

Et comme en France l’Inquisition n’a jamais été prisée, des haines sourdes au lieu de sympathies entouraient le châtelain inconscient qui croyait tenir uniquement son prestige de Dieu, méconnaissant ce principe religieux : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. »

Ce qui, en somme, veut dire qu’il ne faut guère compter que sur soi dans les périodes difficiles. Maxime que l’on peut encore interpréter bibliquement : « l’homme faible de volonté est perdu, quand bien même on voudrait le sauver. » À quoi bon tirer d’affaire un être dont le péril d’existence est incessant par inertie d’âme, être inutile à lui-même, aux autres et à l’ordre général.

D’autre part, l’homme revendiquant à tout instant la sûreté de son jugement, la rectitude de son esprit et son droit de liberté, doit avoir la force nécessaire pour résister aux événements qui lui sont contraires et démêler la bonne voie de la mauvaise.

Ne dit-on pas, bien souvent : il y a un Dieu ou une Providence pour les ivrognes. Cela signifie qu’un homme sans raison se tire quelquefois mieux de difficultés que celui qui jouit de son bon sens. Or, les gens pieux devraient dire :

— Ne pouvant s’aider eux-mêmes, le Ciel les aide. « Heureux les pauvres d’esprit, le ciel leur appartient, » autre formule d’irresponsabilité leur assurant une fin souhaitée par les croyants.

Les athées ne manqueraient pas de répliquer si on leur opposait ces arguments :

« Que Dieu n’aurait dû créer que des idiots, puisque les intelligents n’ont en perspective que la lutte, lutte d’autant plus dure que leur esprit est plus développé, puisqu’ils demeurent seuls, ou presque seuls contre tous. »

De cette discussion tissée d’opinions diverses, il semble ressortir que le parfait en tant qu’absolu n’existe pas par suite d’une ignorance des causes premières, ignorance que des siècles d’études n’ont pu dissiper.

Et l’affirmation de Socrate, qui pouvait être une manifestation de modestie, nécessaire pour faire excuser par les autres hommes une supériorité humiliante et par suite destinée à l’anéantissement — la ciguë l’a bien prouvé — reste ce qu’on a dit de plus vrai sur la science humaine quand on veut la pousser aux limites extrêmes :

— Ce que je sais le mieux est que je ne sais rien.

Rien évidemment si on a la bouffée d’orgueil de vouloir tout expliquer, beaucoup si on laisse en de justes limites la souffrance humaine.

Car les religions, et en cela elles sont sages, ne tentent pas la compréhension de l’inconnu. À la démonstration, au raisonnement, elles substituent la foi. Elles ne procèdent pas comme Descartes, parce qu’il est puéril de nier ce dont on est très sûr, j’entends son existence propre ; elles se contentent de dire et d’écrire dans leurs traités dogmatiques : « Je crois parce que je crois, » ce qui dispense de toute explication et ce qui engendre la superstition, mal qu’on eût pu éviter si l’intelligence de l’homme n’était en réalité d’une essence très inférieure.

Ce roi-pygmée de la création veut tout régenter, tout asservir et tout savoir. S’il pense avoir levé un coin du voile, ou un peu de ténèbres, aussitôt il veut faire partager son opinion à ses semblables ; si les semblables résistent, il les jette au bûcher, à la torture, à la guillotine. Relisez les légendes, l’histoire, et vous constaterez à toutes les époques les manifestations presque toujours sanglantes de cette suffisance insupportable qu’on a appelée tyrannie quand elle est devenue roi, empereur, ou pouvoir oligarchique.

Cham est chassé pour avoir ri de son père, suffisance paternelle ; les protestants sont décimés à la Saint Barthélémy, exilés par Louis XIV, suffisance religieuse et monarchique ; l’inquisition prospère, suffisance ecclésiastique ; la guillotine fonctionne sans relâche après la monarchie, suffisance démocratique. Quant à la Liberté, la pauvre est assassinée dès sa naissance par tous les partis, religieux ou civils.

Après ces épreuves d’incohérence on ne peut vraiment édifier un panégyrique de la cervelle humaine.

Ceux qui ont écrit, donné le plus de bien-être aux foules n’ont jamais été appréciés par ceux qui les dirigeaient et ceux qui ont travaillé en silence, sans s’occuper des problèmes insolubles, sont précisément les hommes devant lesquels bien des écueils ont disparu.

La vapeur, l’électricité, pour ne citer que ces branches de sciences positives, ont ouvert à l’homme des horizons nouveaux. Ces principes naturels asservis à ses volontés n’ont fait qu’accroître sa suffisance, cette suffisance séculaire.

Il prend texte des découvertes de savants qu’il a primitivement bafoués pour affirmer que presque rien ne demeure inexplicable et que d’ailleurs la science lui donnera la démonstration du néant de l’infini.

Et voilà la Science, jadis honnie, qui prend la place de l’Inquisition et deviendra dans la main des hommes de demain la divinité au nom de laquelle on guillotinera, puisque cet instrument a remplacé la hache antique, les bûchers, la torture et les gibets de ceux qui brûlaient, torturaient et pendaient au nom de la Foi ; ce ne sera d’ailleurs qu’une réédition de 93, dont l’excuse historique est l’invasion étrangère encouragée et sollicitée par les derniers représentants d’un régime vaincu.

Juste retour des choses, prétendront les fatalistes, gens dont les prévisions se réalisent toujours parce qu’ils n’en font jamais.

Idiotie crasse, pourrait écrire un Juvénal moderne.

Allez donc vous permettre, après tant de manifestations imbéciles, de rire des simples qui ont confiance dans les saints, ne pouvant plus l’avoir dans les hommes au milieu desquels ils se sentent plus seuls que s’il habitaient le Sahara ? Moquez-vous donc des marins qui implorent la Vierge, des braconniers qui portent leurs hommages aux saints vénérés depuis des siècles dans leurs forêts, saint Hubert, saint Jean, saint Chrysostôme ou saint Marc ! Peu importe le nom, vraiment.

Ces naïfs n’ont jamais occis personne de leur propre mouvement. Si leurs aïeux ont commis des crimes au nom de la religion, c’est qu’ils étaient les instruments de chefs à cervelles détraquées dont l’intérêt était en jeu. Ces remarques s’appliquent d’ailleurs aux démocraties.

Aussi, quand il y a un progrès réalisé, qui n’est qu’une manifestation de bonté et de tolérance à l’égard des humbles, il ne l’est jamais par la collectivité mais par un homme unique qui a su se servir de ses semblables pour accomplir une portion de Bien et de Beau en même temps : car ce qui est bien est beau et ce qui est beau est bien.

Cela est tellement rare du reste qu’il est presque impossible d’en trouver des exemples dans l’histoire. Cependant la justice de saint Louis a acquis la précision d’un axiome ; on a toujours parlé avantageusement de la poule au pot d’Henri IV, mais ce dernier pour ce, probablement, fut assassiné ; Socrate fut un sage mais dut absorber de la ciguë ; Jésus émit une doctrine où la douceur commande la force, mais il fut crucifié et ses adeptes inventèrent par la suite les bûchers, la torture et les dragonnades ; la Révolution, désireuse de bien faire, s’est contentée du suicide, ce qui s’explique par sa formule qui est encore celle de la future : des principes, mais pas d’hommes. De sorte qu’il n’est plus resté au Directoire que des principes, lesquels n’ont pu s’appliquer seuls.

Ce qui est en contradiction encore avec cette splendide maxime : « Les hommes passent, mais les principes demeurent. »

Ils demeurent, certes, mais dans la poussière des bureaux et des bibliothèques.

Idiotie toujours, idiotie encore, idiotie éternellement, les sacrifices personnels excitant plutôt le rire que l’admiration.

L’humanité, en tant qu’agglomération, n’a jamais été qu’une femme folle pendue aux bras des ambitieux ; je crains bien qu’elle ne demeure éternellement ainsi comme les immortels principes.

Si l’homme n’avait pas un besoin instinctif du mouvement, même quand la fortune lui permet l’immobilité relative, il pourrait peut-être vivre à la façon des chênes, vie végétative troublée encore, dans les solitudes où l’être humain est moins important qu’un puceron, par les ouragans, les pluies et les sécheresses excessives. Car tout n’est que mouvement dans l’univers et ce qui paraît reposer se meut encore en se transformant.

De là la théorie du mouvement père de tout et du reste — la matière naît de la matière — rien ne se perd dans la nature, etc., etc… Folie nouvelle d’explication… Il n’est pas sûr que les promoteurs de cette doctrine ne massacreraient pas, s’ils avaient le pouvoir, ceux qui refuseraient de l’adopter.

Alors, puisque la démence universelle n’est malheureusement que trop manifeste, il n’appartient ni à l’écrivain, ni au penseur de prendre parti. Il suffira à l’un comme à l’autre, soudés presque toujours dans le même corps, de numéroter les bêtises humaines, gardant toute leur indulgence pour les moins dangereuses. Leur rôle ressemble à celui de l’historien ou du peintre et l’œuvre n’est qu’une succession de tableaux dont la fidélité du reste constitue le seul mérite.

« L’homme a été créé pour engendrer le mal, » ont écrit les pessimistes. On serait tenté de le croire en constatant que dans les choses les plus infimes sa malignité apparaît. Ainsi le cafetier, Rambard, de Beaumont-le-Roger, démocrate avéré, disait aux amis, assemblés en petit cénacle :

— Il n’y a pas besoin de se gêner pour les imbéciles qui vont adorer saint Marc. Je te vas leur en foutre des eaux-de-vie de cidre qui viennent de je ne sais où. Tous ces bondieusards, ça ne vaut pas la corde qui les pendrait. Et de l’eau dans le cidre et le vin en veux-tu en voilà !

— Va, tu peux en mettre à c’te canaille-là, s’écriait un énergumène.

Alors, le notaire, un fin matois, prétendaient les indigènes de toutes nuances, plaçait son mot :

— Bah ! Est-ce que Jésus n’a pas changé l’eau en vin aux noces de Cana.

Pourtant les villageois n’y mettaient pas tant de malice ; ils venaient à la chapelle entendre la messe, puis ils dansaient ensuite toute la journée et une partie de la nuit dans la clairière ; à part le service divin, ils faisaient de même dans toutes les assemblées. Toutefois cette messe extraordinaire était remplacée par l’habituelle du dimanche, jour de chômage, jour par conséquent forcé de ces réunions.

Mais les libres-penseurs y voyaient une manifestation cléricale, parce que saint Marc avait une chapelle spéciale, des pèlerins, les sympathies. Oh ! simplement par tradition, du châtelain. Dans la famille des de Curvilliers, depuis cent ans environ, on choyait saint Marc ; alors on continuait à choyer cet immortel, bien que le marquis fût voltairien, nuance qui donnait un peu de relief dans les salons de jadis, car ceux d’aujourd’hui estiment plutôt les je-m’en-foutistes, hommes aimables, aux goûts et mœurs larges, professant le dédain de la vie qu’ils seraient désolés de quitter, tant que leurs goussets peuvent sonner le carillon des louis.

Les braconniers, tout d’un pièce comme les marins, venaient honorer leur saint pour lui-même et fumaient ensuite leurs pipes en regardant danser la jeunesse ; de maraudage il n’était plus questions.

Ils se reposaient.

Giraud, l’aïeul, Lanfuiné, Langlois, Ballu, Lorillon et Tâcheux vidaient des pots de cidre tout en émettant des opinions sur les récoltes passées ou à venir.

— Vous souvenez-vous, disait Langlois, de l’année où l’on était obligé d’étayer les branches des pommiers qui cassaient sous la charge. Y en avait-i’, des pommes, y en avait-i’. Ah ! le cidre n’était, ma fine, pas cher. Si on avait eu assez de pipes on en aurait rempli pour dix ans.

— C’est pas la même chose, cette année, observait Tâcheux.

— Les années se suivent et ne se ressemblent pas, opinait Lorillon sentencieusement.

— Mais regardez donc votre fieu, s’écria Ballu en s’adressant à Giraud, regardez donc comme il s’en donne de la danse avec sa femme.

La bossue, quoique bancale, adorait le quadrille, voire les polkas. La valse seule lui inspirait une défiance justifiée.

Dans toutes les assemblées, avant de se marier, elle se livrait à son plaisir favori, pas autant qu’elle l’aurait désiré toutefois, car les garçons, s’ils trouvaient « farce » de la faire danser une fois, ne récidivaient pas.

Mais, depuis son mariage, elle s’en donnait à cœur joie avec Giraud qui n’osait rien lui refuser. Cela égayait les acteurs et les assistants.

Pourtant ils ne se permettaient plus les plaisanteries de jadis, car la force musculaire du braconnier était connue et respectée.

— Tout de même, une drôle d’idée qu’a eue votre fieu de se marier avec Estelle, remarqua Lanfuiné.

— Qui que tu veux, répliqua le père Giraud, chacun prend son plaisir où ça lui plaît.

— Il me semble qu’avec une fille droite on doit en prendre davantage.

— Si ça te semble et que ça ne lui semble point.

— Positivement, chacun est libre, appuya Lorillon.

— Pourtant, j’en ai eu mal au cœur pendant longtemps, avoua le père Giraud ; un gâs si bien planté avec une estropiée, j’en étais tout chagrin. Mais les éfants sont beaux et forts comme des chênes. Y a qu’à demi-mal.

— C’est la vérité pure, dit Tacheux, quoique ce soit extraordinaire.

— En y réfléchissant, continua Giraud, j’estime la chose naturelle. Un gâs comme lui sème trop vigoureusement pour que la mère ait de l’influence. Seulement elle en a trop, à mon sens, sur son cerveau. Elle ferait mettre mon fieu dans un trou de souris, et Dieu sait si ça serait facile.

Cependant Giraud et Estelle prenaient part à un quadrille échevelé, ou considéré tel dans la campagne où la moindre manifestation chorégraphique prend des proportions géantes. Quand les gâs tapent des pieds sur les planches des bals, cela constitue déjà quelque chose d’énorme, mais s’ils se livrent à des entrechats fantaisistes, ou lèvent les jambes à trente centimètres du sol, on affirme aussitôt que c’est une façon de danser échevelée. Tel ne serait point l’avis des habitués d’un bal parisien.

— Vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà.

La bossue était tenue d’avoir certains égards pour sa jambe infirme qui, malmenée, aurait pu compromettre l’équilibre général. Mais dans les moments difficiles, elle s’accrochait à Giraud après avoir fait quelques foulées à cloche-pied, bien que cette situation ne fût nullement justifiée par les règles du quadrille. En somme, elle s’amusait énormément et se rafraîchissait pendant les valses et les scottishs.

— Oui, continuait le père Giraud, elle a bien trop de volonté sur lui, ça m’effraie. Tenez, ajouta-t-il en baissant la voix, le cerf de la chasse du marquis, cause de tous nos ennuis, il l’a jeté bas pour la venger de Billoin qui l’avait plaisantée, paraît-il. Un peu plus il l’aurait tué, moi je ne trouve pas ça naturel. Elle a ensorcelé le gâs et, si saint Marc voulait du bien à mon fieu, il devrait le rendre comme tous les autres hommes près de leurs femmes pourtant mieux que c’te bossue.

Sans doute nous aimons faire un coup de feu dans la forêt par les temps de lune, ou même sans lune, ce qui est plus prudent, mais lui c’est tous les soirs et presque toutes les nuits. Il ne se risque pas trop chez Billoin, mais ça viendra à cause de la proximité de la garderie. Alors je ne veux pas penser à ce qui arrivera.

Avant de prendre Estelle le gâs ne pensait pas trop à l’affût. Il travaillait chez maître Beauvoisin de Pierrelaye ; je pensais que ça allait continuer, mais les gosses sont venus et la bossue ne veut point s’en séparer. Alors comme il n’entend pas coucher six jours sur sept hors de chez lui, car le fieu est jaloux, oui mon père Lorillon, il est jaloux, alors il n’est plus que braconnier, rien que braconnier, vivant exclusivement de son métier. Tandis que nous on travaille un tant soit peu dans la semaine et on attend pas trop après le gibier pour manger.

Et, comme la nuit commençait à tomber, il se levèrent après avoir payé et disparurent bientôt dans l’ombre d’une allée, tandis que les violons, les pistons et une clarinette faisaient rage, afin de contenter les danseurs tournoyant sur l’herbe courte de la clairière de saint Marc, délaissé dans sa niche, toujours son sourire bon enfant sur la face, qui semblait plus malicieux dans l’obscur. Peut-être le bienheureux songeait-il aux supplications futures des filles dont le dos, au retour, toucherait les bruyères.

Il y eut un peu de relâche dans la surveillance, causée par le départ du marquis pour Trouville où il séjournait pendant toute la durée des courses.

Il allait ensuite à Dieppe. Cela constituait près d’un mois de tranquillité relative.

Le brigadier Loriot avait tenté d’apaiser Billoin qui s’obstinait à passer les nuits :

— Voyons, prenez un peu de repos, que diable. Nous avons pincé deux braconniers ; le marquis est content. Les maraudeurs n’ont pas de raison de nous embêter. J’ai lancé quelques paroles en l’air. L’autre jour, j’ai causé dans une vente avec Giraud, pas le jeune, mais le vieux, et je lui ai dit :

— Vraiment ces bougres de braconniers ne sont pas intelligents ; s’ils ne démolissaient que de la bicherie, on les laisserait tranquilles ; tandis qu’ils ont la manie, je ne sais pourquoi, de s’attaquer aux cerfs.

Le bonhomme a répondu d’un air indifférent :

— Vous avez raison, bien que ce soit un vilain métier.

Mais ça n’a pas tombé dans les oreilles d’un sourd.

Vous pouvez dormir tranquille, aussi tranquille que Bourgougnon, qui nous l’a fait à la pose avec son braconnier.

Mais faut pas le blâmer, car M. le marquis est gentil maintenant. Bizais avec sa capture y a été aussi pour beaucoup.

— S’il est gentil avec vous, il ne l’est guère avec moi, grommela Billoin.

— Mon vieux, cela a été un peu de votre faute. Il ne fallait pas dire la vérité au marquis au sujet du cerf de la Saint-Hubert. En voilà une tuile qui nous est restée trop longtemps sur les épaules. Enfin c’est fini, oublié ; le château n’y pense plus. Faites comme lui : Et puis vos rondes ne servent qu’à effrayer les braconniers. Si vous renoncez, ils s’enhardiront et vous pourrez peut-être prendre votre revanche.

— J’y compte bien et le conseil me paraît bon. Il y en a un que je voudrais bien pincer.

— Le fils Giraud.

— Vous l’avez dit, brigadier. Rien ne m’ôtera de l’idée que c’est lui qui a fait le coup pour me faire attraper. Du reste sa bossue m’en veut, parce que je la surveille et que j’ai eu le tort de la blaguer sur sa tournure. Je ne pensais guère à cela, mais depuis l’idée m’est venue. La Saint Hubert tombait juste quelques jours après… Au fait vous ne savez pas, brigadier. La bossue revenait du marché de Beaumont par la forêt ; comme elle va lever les collets de son homme, je lui ai fait ouvrir le panier qu’elle avait au bras, je l’ai menacée et humiliée ; naturellement elle n’avait dedans que de la viande et de l’épiceric. Car, en général, nous tombons toujours au mauvais moment. Et c’est pour se venger que Giraud a tué le cerf du marquis.

— Vous avez peut-être raison.

— Si j’ai raison… ! aussi je lui en veux.

— Ecoutez, Billoin, vous avez tort. À votre place j’éviterais même de le pincer. Vous avez trop d’animosité contre lui et lui contre vous. Ce n’est plus votre devoir que vous accomplirez, mais un acte de haine.

Dans ces conditions la vie des hommes ne tient qu’à un fil.

— Chacun suit sa destinée.

— Soit, mais je prétends que ça vous portera malheur.

— On ne meurt qu’une fois.

— Si vous en êtes là, je n’ai plus rien à dire.

Et Loriot s’éloigna.

Toutefois Billoin prit un repos bien mérité ; désormais il avait du temps devant lui. L’absence du marquis devait être d’assez longue durée. Il arriva même, comme à presque tous les surmenés, que ce repos lui fut fatal. Il tomba gravement malade et dut garder le lit. Le docteur du château diagnostiqua une fièvre muqueuse.

Cela se sut à Grosley et le fils Giraud en fut très aise :

— S’il pouvait seulement crever, l’animal.

Car on est féroce aux champs et c’est vraiment là que le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. La puissance de dissimulation étant presque nulle, les haines prennent des dimensions fantastiques.

Les amitiés au contraire sont tièdes, tempérées qu’elles sont par l’intérêt que le paysan n’essaye pas non plus de dissimuler.

Aussi dit-il volontiers quand le père meurt tard :

— Il était ben assez vieux pour faire un mort.

Ce n’est point non plus du cynisme, ainsi que le prétendent les citadins, mais bien la simple constatation d’un fait et l’assurance d’une conviction que les gens de villes ont sans l’avouer. Aussi ne leur appartient-il pas de s’indigner.

La bossue, elle, se contenta de dire :

— Le bon Dieu l’a puni. Il était trop dur au pauvre monde.

Trop dur ! cela pouvait paraître exagéré, puisque c’étaient ses collègues qui avaient verbalisé contre des braconniers et non lui. Cependant il était dur, tout simplement parce qu’il faisait peur.

On le craignait et par suite tous le détestaient, bien qu’il n’eût pris personne, précisément parce qu’on le redoutait.

Drôle de boîte que le cœur humain !

Cependant le fils Giraud, désormais tranquille, son ennemi étant cloué par la maladie, pénétra sur le territoire interdit.

Chose curieuse, allez donc nier après cette constatation l’esprit des bêtes, le gibier avait en foule élu domicile sur la garderie de Billoin. Il avait constaté sans doute qu’il régnait en cette partie forestière une tranquillité inconnue dans les autres.

Les ramiers, hôtes du Luxembourg et du parc Monceau, ont assurément fait des réflexions analogues, puisqu’ils sont devenus en ces jardins aussi familiers et hardis que de vulgaires pigeons de colombier.

Aussi le braconnier fit-il la première nuit une belle moisson, si belle qu’il ne la put emporter entièrement. Seulement il avait tenu compte de la recommandation de Loriot en ne descendant que deux biches. Toutefois les faisans avaient eu des morts et les lapins aussi.

Il avait fourré ces derniers dans son sac, caché une biche sous des fagots et jeté l’autre sur ses épaules.

Les gardes n’étaient pas sortis de leurs lits, et Billoin, qui délirait, n’avait rien entendu.

Pourtant ses divagations avaient toutes trait aux braconniers.

Il se figurait être toujours au moment où le dix-cors frappé à mort par Giraud s’abîmait dans la mare couvert par les chiens.

— Le salaud y a fichu çà au défaut de l’épaule. Son compte est bon. Que va dire M. le marquis ? Vous entendez, Billoin, il faut me pincer ces braconniers, qui me narguent au point de s’attaquer aux cerfs de chasse.

— Eh bien, Billoin, et ces braconniers ?

— Mais je n’en vois plus, monsieur le marquis.

— Ah ! ce n’est pas Billoin qui aurait su faire une capture comme celle de Bourgougnon.

— Ça viendra, monsieur le marquis.

— Tâchez de l’imiter, Billoin.

— J’essayerai, monsieur le marquis.

Ce qui pouvait paraître curieux pour l’observateur, c’est que dans son délire le garde osait répondre aux plaisanteries du châtelain, et que, dans la réalité, il se taisait, jugeant inutile de faire rendre à sa langue la pensée enfantée par son cerveau.

Mais dans la folie de la fièvre le jugement n’existe plus pour arrêter dans la bouche les paroles inutiles ou dangereuses.

— C’est fâcheux d’être comme il est, disait le garde-chef Loriot à Bizais, mais à quelque chose malheur est bon. D’abord il en reviendra, le docteur l’affirme du moins, et puis ce diable d’homme aurait continué son manège de toutes les nuits. Et nous aurions été obligés de le suivre dans une certaine mesure. Alors, adieu le repos bien gagné par six mois de veilles et de fatigues. Bourgougnon seul, à cause de l’éloignement et de son coup d’éclat avait quelque chance de dormir, comme à son habitude du reste.

Il faut avouer que le bon Dieu fait bien les choses. Toi, mon bonhomme, dit-il sans doute, tu vas t’esquinter à des besognes impossibles ; tiens, voilà la fièvre muqueuse. Comme cela tu seras bien forcé de rester tranquille et les camarades pourront se défatiguer.

Ce serait un beau sujet de sermon pour le doyen ; mais il se garderait bien de le prononcer par crainte du château où il dîne tous les dimanches quand les maîtres y sont. C’est tout de même drôle de ne pouvoir jamais dire ce que l’on pense quand on n’a pas des millions comme le marquis.

Enfin c’est la vie, paraît-il, qui est ainsi, et ce ne sont point mes remarques qui la changeront.

Tout de même ce sale Giraud est un être dégoûtant. Quand on pense qu’il vient tirer des biches presque sous les fenêtres de Billoin ! Et il n’ignore pas qu’il est à la vie et à la mort.

— Il a raison, affirma Bizais. Il n’aura jamais si beau jeu.

— Peut-être bien. Mais ça me donne des envies de le pincer. Et je le ferais si je n’avais pas entretenu son père de la bicherie, dont la disparition, partielle bien entendu, est un bien pour la forêt. Il sait ce que parler veut dire, et la parole donnée est toujours la parole donnée.

— Ah ! ils peuvent en tuer des biches, chef, il y en aura toujours assez.

— C’est ce que j’ai laissé entendre au bonhomme Giraud. Aussi ils s’en donnent à cœur joie. C’est de la politique aussi, Bizais. Car que veut M. le marquis ? Des cerfs pour les chasses à courre. Eh bien ! malgré notre surveillance, ils finiraient par les tuer tous par vengeance, tandis qu’en fermant les yeux pour les biches, ces maudits braconniers épargneront les mâles. C’est un prêté pour un rendu et le pacte conclu sans dire mot sera respecté.

Je ne craignais que cet enragé de Billoin. Quelques jours avant sa maladie, j’avais essayé de l’amadouer. Plus souvent, il ne voulait rien entendre. Ah ! je le répète, Bizais, le bon Dieu fait bien les choses.

Ils ne s’embêtaient pas, les gardes, lorsque le marquis montait sur les pur-sang à Trouville et à Dieppe. Couchés à huit, levés à sept. Chaque semaine le brigadier Loriot allait faire son rapport au régisseur qui pensait toujours à l’interrogation annuelle.

— Combien tirerez-vous de la forêt eette année ?

— Eh bien. Loriot, quoi de nouveau, demandait l’homme de confiance du marquis ?

— Pas grand chose, sinon que ces sacrés braconniers fusillent ferme la bicherie.

— Et les cerfs ?

— Tous intacts.

— Parfait, laissez-les faire, ils n’en tueront jamais assez, affirmait-il lui aussi, suivant la formule adoptée. C’est une compassion de voir des taillis coupés depuis dix ans à peine aussi hauts que moi. Les baliveaux ont été broutés tant de fois qu’ils ressemblent, le diable m’emporte, aux colonnes de mon buffet de salle à manger. Allez donc vendre des bois troussés, truissés plutôt comme ça.

Examinez les ventes situées au-dessous de Grosley, celles avoisinant le val Saint-Martin, c’est comme si le feu y avait passé. Et il y en a bien d’autres semblables.

Pourtant M. le marquis veut que je lui trouve de l’argent là-dedans chaque année. C’est à en donner sa langue aux chats.

Ah ! mon pauvre Loriot, tout n’est pas rose dans l’existence d’un régisseur. Laissez vos braconniers descendre la bicherie.

— C’est ce que je fais.

— Très bien. Et Billoin comment va-t-il ?

— Toujours de mal en pis. Depuis la Saint-Hubert, il nous semblait tout chose.

— Ah ! oui, l’histoire du cerf de chasse tué sous le nez du marquis. Je me souviens parfaitement. Il me semble même que M. de Curvilliers lui gardait rancune depuis ce jour, bien à tort suivant moi.

— Que voulez-vous les maîtres sont souvent injustes.

— À qui le dites-vous ? Enfin faites pour le mieux, n’est-ce pas. À propos je vous enverrai demain un marchand de bois de Bernay qui désire acheter le taillis et les chênes du secteur de la Soudière. Montrez-lui tout cela en évitant de le conduire dans la partie sud qui a été ravagée, dès la première année, par les animaux.

— C’est entendu.

— Bon, adieu Loriot.

Alors le brigadier se retirait et s’acheminait lentement vers la forêt, trop lentement même, car il s’arrêtait pour parler à l’un et à l’autre, buvant du cidre ici, de l’eau-de-vie là, si bien qu’en regagnant son poste le digne homme voyait les arbres doubles.

Son amabilité en ces circonstances qu’on pourrait appeler alcoolique, était au-dessus de tout éloge.

Il avait ce qu’on appelle : l’ivresse bonne. Une pointe de galanterie pour les dames, suivant son expression, venait encore y ajouter un amendement.

Alors, quand il rencontrait des femmes en train de ramasser du bois mort dans la forêt, il se permettait quelques discours licencieux.

— Eh ben ! la Françoise ça va-t-il toujours comme vous voulez ? Mâtin ! vous avez des couleurs aujourd’hui et une tournure ! Nom d’un chien ! votre mari n’est pas à plaindre.

— Ah ! ça ne le tourmente plus guère le cher homme.

— Tonnerre ! si j’étais à sa place !

— Pardine, vous ne seriez peut-être pas plus curieux que li, mon père Loriot.

— Que si.

— Enfin ça ne peut pas se faire, n’est-ce pas ?

— Avec votre assentiment, tout de même.

— Vous ne l’aurez point aussi.

Le garde, émoustillé par le cidre et les petits verres, devenait alors un peu audacieux, hasardant quelques pincements de mâles aux bons endroits. Tantôt c’était la Françoise, tantôt une autre. Elles se défendaient mollement, bien décidées cependant à envoyer promener le bonhomme au moment dangereux, mais n’osant point trop le molester pourtant parce qu’elles le savaient maître dans la forêt et qu’il pouvait les empêcher de venir ramasser le fagot nécessaire à la cheminée par les temps de bise ou utile dans les jours d’été pour mener à bien la cuisine quotidienne.

Au reste, à la première rebuffade, étant de la catégorie des gens simples, il n’insistait guère.

— C’est bon, c’est bon, disait-il, puisque ça ne vous convient pas, on repassera.

Puis, lorsqu’il était parti et que sa silhouette s’enfonçait sous l’ombre des taillis, elles ne se gênaient point pour se gausser du garde amoureux.

— Pauvre père Loriot, il a son grain aujourd’hui.

— Pour sûr qu’il vient de Beaumont.

— On voit bien que le marquis n’est pas au château.

Lui, quelques centaines de mètres franchis, n’y pensait plus. Mais les arbres continuaient à rester doubles et les sentiers, difficiles à suivre, lui semblaient semés d’écueils inconnus.

Enfin, quand il atteignait sa demeure, il était accueilli plutôt mal par sa ménagère.

— C’est toutes les fois la même chose quand tu vas à Beaumont ; c’est vraiment honteux pour ton âge et pas d’un fameux exemple pour tes hommes. Tu es bien heureux qu’ils ne soient pas comme toi ; car il te serait difficile de leur faire des reproches.

Ces sorties justifiées d’une épouse prévoyante n’avaient point le pouvoir d’assombrir son front ; il devenait même en quelque sorte plus gai ; sur ses joues enluminées s’épanouissait un gros rire d’homme heureux :

— Hé ! s’écriait-il, on ne va pas tous les jours à Beaumont. Et puis du bon cidre ça n’a jamais fait de mal à personne.

— Si tu ne prenais que du cidre…

— Faut bien faire un trou normand par-ci, par-là, sans quoi les liquides noieraient l’estomac.

— Ah ! si M. le marquis était là…

— Tu conviendras qu’on a besoin un peu de vacances, surtout après les terribles journées, plutôt les nuits qu’il nous a fait passer à cause de l’histoire de Billoin.

— Je le lui dirai au marquis.

— Bon il ne manquerait plus que cela ; tu me ferais aller à Monte-à-regret tout de suite.

— Si, je lui dirai.

Alors il riait, riait à perdre haleine, prenait sa femme par la taille et lui débitait des douceurs un peu plus risquées qu’à la Françoise, tout près de l’oreille, si bien que son souffle un peu alcoolisé causait à la pauvre femme des sensations désagréables dans l’appareil auditif, tandis que l’odorat se révoltait contre les vapeurs des petits verres emmagasinés.

— Oui, protestait-elle, on te connaît, c’est toujours la même rengaine. T’es un enjôleur quand tu as du liquide dans le ventre. Les ramasseuses de bois en savent quelque chose.

— Si on peut dire…

— Si on peut dire !!! Mais la Françoise, la Jean-Pierre ne se gênent pas pour me conter tes gentillesses.

— C’est pour m’entretenir chaud jusqu’à la maison.

— Va les trouver.

Mais lui, toujours joyeux, continuait tant et tellement ses agaceries qu’elle finissait par céder :

— Tiens, vaut mieux que ça soit tout de suite. Après tu me laisseras surveiller ma soupe.

Et le gardien-chef, une fois son ardeur calmée, s’abîmait sous les couvertures dans un sommeil de plomb.

Quant à la ménagère, pas trop fâchée tout de même, ayant conscience sans doute du devoir accompli, elle murmurait en écumant sa soupe :

— Faudrait que tous les ivrognes soient pas plus méchants que mon homme.

Le lendemain, rigide, tout à son affaire, le fusil en bandoulière, il partait de bonne heure, inspectant les taillis et les troupeaux.

Billoin cependant se rétablissait lentement ; sa forte nature avait fini par vaincre le mal.

Le délire s’en était allé avec la fièvre visiter d’autres infortunés que la Vie tourmente avec les maladies jusqu’à ce que la Mort vienne écrire le mot : fin.

Fin ! fin de qui ? fin de quoi ? Sait-on au juste ce qu’est une fin et ce que représente un commencement ?

Ces mots ne sont-ils pas des expressions, de pures idées de convention ? Car en vérité, il n’y eut jamais, de connaissance d’homme, ni de fin, ni de commencement. Et ce sont là, depuis des siècles, sujets de tribulations pour les cervelles humaines.

L’individu qui commence au sein de sa mère et finit par la mort, n’est qu’un chaînon d’une chaîne qui n’a ni commencement, ni fin.

Il n’est que la suite d’un être et lui-même donne suite à un autre.

L’homme, dont le cerveau tient à tout expliquer, manie singulière ou plutôt orgueil incommensurable, a inventé les créations du monde, les unes spiritualistes, les autres de nature purement matérielle. La peur de l’inconnu lui a fait imaginer des systèmes de la fin commune de tout être vivant entièrement différents.

Pour quelques esprits, après la dissolution du corps, il n’existe plus rien ; la matière retourne à la matière dont la vie n’est qu’une manifestation, une transformation chimique qu’on n’a pu reproduire dans des manipulations de laboratoire sans doute jusqu’à présent par la seule raison que la formule chimique n’en a pas été trouvée ; de même, il n’a pas été possible, malgré les recherches des alchimistes, de créer de l’or. Les uns nient l’âme, par dépit, les autres par crainte des châtiments bibliques. Le raisonnement de ces derniers est simple : — Puisqu’il n’y a rien après la vie, satisfaisons tous nos goûts, saturons tous nos vices, sacrifions même les autres existences à celles de nos individus.

Ces théories actuelles n’ont pas peu contribué à développer les instincts mauvais de nature et à grossir, pour me servir d’une expression à la Prudhomme, les rangs de l’armée du crime.

Les intelligences faibles n’ont pas la compréhension du bien ; il faut en quelque sorte la leur imposer.

D’autres, et c’est le plus grand nombre, supportent les maux terrestres avec l’espoir des biens futurs de l’autre vie. Ils ne peuvent admettre que l’intelligence qui anime leur corps puisse être créée par la matière. Rébus et solutions bien inutiles à creuser et à chercher.

Ne semble-t-il pas qu’il suffirait de rester juste et bon sans se préoccuper des problèmes primordiaux de l’existence.

Mais l’homme, dans sa folie de curiosité, s’irrite de trouver des bornes qu’il ne peut franchir.

Le délire dans les affections de l’organisme semblerait être une arme dans les mains des matérialistes. L’esprit, pourraient-ils dire, déséquilibré quand le corps souffre, n’est-il pas une preuve qu’il ne peut conserver son indépendance, puisque la matière est atteinte dans son fonctionnement ?

Hélas ! sait-on pourquoi la douleur existe ? Pourquoi la lune est blanche, tandis que le soleil est jaune ? Ces astres ne semblent-ils pas à d’autres verts, verdâtres, argentés, blafards, en ce qui concerne le premier ; couleur d’or, rouge, sanglant en ce qui concerne le second ? Est-ce que leurs colorations ne changent pas chaque matin ou chaque soir ?

Cruelle énigme, dirait Theuriet.

Que l’énigme ultime reste énigme, affirmeront les sages.

Mais les simples, qui sont des sages, ne pensent point à toutes ces choses. Billoin était content de sa guérison, parce que tout être vivant à moitié tué par la maladie est heureux de renaître à l’existence.

Pareil contentement se rencontre parfois, même chez ceux que la vie dégoûte au point de se suicider et dont la tentative de meurtre personnel n’a pas réussi.

Loriot, lui, n’en éprouvait pas une satisfaction considérable. Sans doute il estimait beaucoup Billoin, mais il aimait encore plus sa tranquillité. Et ce diable d’homme, aussitôt sur pieds, n’allait-il pas être repris par son idée fixe qui consistait à pincer le braconnier Giraud.

Car de tous les autres il se souciait peu ; sans doute il les eut pris par métier, pour accomplir son devoir. Mais son amour-propre, froissé par l’époux de la bossue, lui suscitait des idées de revanche préjudiciables au repos de ses collègues.

Cette blessure morale serait-elle guérie avec l’affection du corps ?

Le garde-chef eût bientôt la conviction que la réponse à cette question devait être négative.

Un soir qu’il causait avec son subordonné encore alité, deux coups de fusil retentirent non loin de la maison du garde.

Billoin tressauta sous les couvertures.

— Nom d’un chien ! je parie que c’est encore ce brigand de Giraud.

Le ton de cette exclamation haineuse atteignit le brigadier en plein cœur. Tonnerre ! il n’avait point oublié. Est-ce que la chasse à l’homme, dès son rétablissement, allait recommencer, chasse terrible dans la nuit et dans celle plus sombre des taillis, des futaies et des sapinières ?

On était en septembre ; déjà le soleil était pâle pendant le jour et des tempêtes précoces agitaient la forêt.

Le vent, au dehors, en cette soirée, passait avec des gémissements dans les branches des arbres et s’engouffrait en la cheminée dans laquelle brûlaient deux troncs de sapin, pour chasser l’humidité froide de la tempête.

Loriot se taisait, n’osant aborder un sujet difficile pour lui à traiter et sifflotait un air de cor afin de se donner une contenance.

— Eh bien ! vous ne bougez pas, chef, reprit Billoin. Vous n’avez donc pas entendu ?

— Si.

— Alors, je ne comprends plus.

— Ecoutez, Billoin, hasarda le garde-chef, l’homme n’est pas de fer. La maladie qui vous a terrassé en est une preuve, n’est-ce pas. Ne vous semble-t-il pas que nous avons bien gagné quelques jours de repos ?

D’ailleurs, les braconniers ne tuent en ce moment que de la bicherie. Ne rendent-ils pas des services au marquis qui désire avoir de beaux taillis à vendre ? C’est ce que m’assurait encore avant-hier le régisseur.

— Mais puisque je vous dis que c’est Giraud.

— Que ce soit lui ou un autre…

— Ah ! chef, vous m’abandonnez.

— Vous le haïssez donc bien ?

— Oui, à cause de l’avanie qu’il m’a fait avoir, à cause des humiliations que j’ai dû subir au château.

Mais Loriot essayait de l’apaiser.

— Voyons, Billoin, voyons, tout ça c’est de l’histoire ancienne. Le marquis n’y pense déjà plus. Faites comme lui.

Le garde s’abstint de répondre, ce qui inquiéta plus le garde-chef qu’une explosion de colère.

— Hein ! tu l’embêtes, ce Billoin, mon homme, disait quelques heures plus tard la bossue à son mari qui rapportait, cachés sous sa blouse, deux superbes faisans.

— Je crois bien qu’il n’entend pas encore grand’chose.

— Que si ; une voisine, qui a été le voir, m’a affirmé qu’il va mieux.

— Alors, il faudra veiller au grain, maintenant.

— C’est ce que j’allais te dire. C’est un sale gâs que ce Billoin.

— Oh ! je ne le crains pas.

— Oui, mais un malheur est vite arrivé.

— Sois tranquille, je connais mon affaire.

— Je sais bien, mais il ne faut l’exaspérer, cet homme, et comme maître Beauvoisin est venu te réclamer aujourd’hui…

— Non, laisse-moi avec ton Beauvoisin. Vois-tu, je voudrais travailler que je ne le pourrais plus maintenant. Ça irait peut-être deux ou trois jours, et puis la forêt me reprendrait.

Tiens, veux-tu que je te dise, tu as eu tort de ne pas reprendre ton travail à la ferme. Tu as voulu ton chez toi, garder ton mioche au lieu de le confier à une nourrice.

Alors de mon côté je ne pouvais rester des semaines entières loin de toi ; c’est à ce moment que la forêt m’a pris pour ne plus me lâcher.

L’affût c’est comme le jeu pour les gens de la ville. Le marquis joue, moi je braconne.

— Seulement tu braconnes trop souvent.

— Faut bien vivre.

— Non ça n’est pas la raison ; tu aimes la chasse plus que moi.

— Si on peut dire.

— C’est la vérité.

— Eh bien ! écoute, tu as peut-être raison. Mais c’est de ta faute. Il ne fallait pas me pousser à te quitter la nuit pour aller à l’affût.

Tu te souviens du vieux rusé. N’est-ce pas toi qui me conseillais, chaque soir, de le descendre. N’est-ce pas toi ? Tu me blaguais même, quand je rentrais vexé de n’avoir pas pu l’approcher.

— Je ne dis pas, mon homme. Mais on vieillit, on prend de l’expérience et le danger effraie davantage. Et puis nous n’avions qu’un moutard à ce moment. Tiens, Giraud, veux-tu que je te dise, c’est pas tout ça, mais j’ai peur de ce mauvais bougre de Billoin. Tant qu’il a été malade et que j’ai espéré sa crevaison, j’étais tranquille. Et p’is v’là qu’i’se rétablit.

— Tant mieux.

— Comment ! tant mieux ?

— Ben sûr ! Ça devenait embêtant de faire ce qu’on voulait dans la forêt.

— J’te comprends pas, mon pauvre Giraud.

— C’est facile pourtant. C’était, comme qui dirait quelqu’un qu’aurait un permis de chasse.

Mais la bossue ne saisissait pas la pensée du braconnier. Ses grands yeux bleus enchâssés dans des orbites en souterrain jetaient des lueurs d’étonnement. Vraiment elle ne pouvait s’imaginer que le péril conjuré est une des joies les plus intenses de l’homme. Comment il lui était facile de choisir ses victimes parmi le bétail de la forêt, puisque les gardes fermaient les yeux et cela ne le satisfaisait pas, cela même le contrariait au point de désirer le rétablissement de Billoin.

Toutefois elle se rendit compte qu’en dehors de cet amour du danger, il y avait aussi la haine, la haine qu’il ressentait pour le garde, lequel la lui rendait bien, haine explicable et incompréhensible, explicable par suite de la lutte quotidienne de jadis, incompréhensible parce qu’elle était instinctive comme celle du monsieur qui dit d’un autre : « Sa tête me déplaît ».

Alors sa frayeur fut encore plus forte.

— Ecoute, Giraud, fit-elle ; je ne t’ai pas tout conté. Maître Beauvoisin m’a demandée aussi et j’ai réfléchi que nous serions mieux chez lui qu’ici. Je n’ai dit ni oui ni non pour avoir l’air de faire la difficile. Je suis lasse de cacher du gibier dans des fagots et sous mes jupes. Mais, si tu ne veux pas revenir à la ferme, eh ben ! moi j’irai.

— Tu me laisserais ici tout seul.

— Ben sûr que je te laisserais, parce que cela prouverait que tu n’as pas grande affection pour moi.

— Ah ben ! Ah ben ! murmurait le braconnier qu’est ce qui se serait attendu à ça. Mais tu dis c’te chose-là pour m’effrayer.

— Non, c’est la pure vérité.

— Voyons, Estelle, voyons.

— Y a pas de voyons.

Giraud, désespéré, se frottait la tête avec ses mains. Vraiment cela lui coûtait de quitter cette forêt qui les nourrissait tout en satisfaisant sa passion de la chasse : qu’allait-il devenir maintenant lui qui aimait d’un amour irraisonné, les pénombres nocturnes des taillis et des futaies, la chanson du vent dans les arbres, les sentiers perdus dans les bruyères, le ronflement monotone des sapins autant peut-être qu’un beau coup de fusil dans les jours d’affût heureux ?

Tout à coup il s’écria triomphant :

— C’est bel et bon mais où vas-tu mettre les mioches ?

— Chez ton père, parbleu. Je lui en ai causé aujourd’hui.

— Et il consent ?

— Oui, mon homme, et il m’a même conseillé d’accepter la proposition de maître Beauvoisin. Il pense, comme moi, que la forêt finira par t’être malsaine, à cause de Billoin.

— J’te dis que je ne le crains pas. S’il me met la main dessus, ça sera tant pis pour lui.

— P’t’ête ben, mais tant pis pour toi aussi et puis pour moi, pour les enfants. Car après que tu l’auras escoffié faut pas croire que les gendarmes te laisseront tranquille.

D’abord les soupçons tomberont tout de suite sur toi parce que personne n’ignore que tu détestes Billoin, pas vrai ?

C’est pour ça que je suis décidée à m’embaucher à la ferme de Pierrelaye : et si tu ne veux pas me suivre, c’est que tu ne m’aimes pas comme dans le temps.

— Allons, c’est dit, murmura Giraud qui ne savait rien refuser à la bossue, je retourne chez le père Beauvoisin.

Alors elle lui sauta au cou, satisfaite de constater que son autorité sur le colosse était toujours la même. Cependant elle avait un peu tremblé tandis qu’il hésitait. Jamais il ne lui avait parlé avec tant d’énergie, jamais il n’avait osé lui reprocher quelque chose.

Et pourtant cette fois il avait franchement, comme on dit, abordé la position ennemie détenue par Estelle, qui semblait depuis leur liaison nuptiale avoir enchaîné la victoire.

Il l’avait même accusée d’avoir contribué au développement de sa passion du braconnage.

— Ah ! mon homme, comme t’es gentil, disait-elle en l’embrassant, comme t’es gentil. Je savais bien que tu ne pourrais jamais m’abandonner pour des animaux. Ah ! mon homme, comme t’es gentil, comme t’es gentil.

Ce débordement de tendresse acheva la déroute du braconnier. Il serrait la bossue dans ses grands bras avec une force musculaire dont il ne se rendait pas compte. Elle protesta :

— Mais finis donc, grande bête, tu vas m’étouffer.

Alors il modéra son étreinte, et se mit à l’embrasser.

— Finis donc, grande bête, finis donc.

Mais lui la déshabillait lentement avec des précautions de maman pour l’enfant qu’elle allaite ; puis il la porta dans le lit quand elle n’eut plus que sa chemise sous laquelle bombait la bosse postérieure.

— Tu vois bien, mon pauvre Giraud, murmurait la bossue en lui rendant ses baisers, que tu ne pourrais pas te passer de moi.

Le lendemain, maître Beauvoisin avait une mine de joie qui intrigua beaucoup le personnel de la ferme.

— Qui qu’a donc le maître, fieu, dit le père Mathieu au petit gardeur d’oies ?

— J’sais quasiment pas. Ce qu’y a de sûr c’est qu’il est content et la maîtresse itou ; faut qu’il y ait du nouveau dans l’air.

— C’est p’t’-ête ben qu’il a trouvé une bonne servante pour remplacer celle qui s’est mariée hier. Fieu, faut une fille d’ordre, puisque la maîtresse est souvent malade. Le patron a joliment regretté Estelle. C’est qu’elle était active, malgré sa jambe trop courte et ses deux bosses. Fallait voir comme elle se remuait.

— Ah ! oui, répliqua le gamin sournoisement, surtout sur le vieux four.

— Tais toi, morveux, ces choses là ne sont pas de ton âge.

— Tout de même personne ne s’était aperçu qu’elle avait enflé et si je ne vous l’avais pas dit…

— J’sais ben fieu, mais à quoi que ça t’a avancé ?

— ? ? ?

— À ren, pas vrai. Alors pourquoi que t’en reparles. Moi je dis que maître Beauvoisin n’est pas prêt d’en trouver une pareille.

— Elle était ben regardante, père Mathieu.

— Sûr qu’elle ne te laissait pas saucer ton pain dans les fricots et elle avait raison.

Et le bouvier Mathieu hocha la tête pour mieux accentuer son opinion.

Enfoui dans sa limousine, assis en tailleur sur le sommet d’un sillon, il surveillait ses vaches et ses génisses très occupées à tondre une luzerne maigre de septembre.

Un soleil pâle lançait ses derniers rayons à travers la plaine où les récoltes prochaines s’apprêtaient déjà à pousser et disséquait à coups de rayons les branches noires des pommiers dont les feuilles étaient parties, tuées par des gelées précoces.

Au loin, des coups de fusil de chasseurs qui essayaient la portée de leurs armes sur des perdreaux aguerris, un meuglement de vache saoule, auquel répondaient celles du troupeau entre deux bouchées, et, par instants, les cris aigres des oies se mêlant aux gloussements prétentieux des dindons.

— Tiens, on dirait le maître, s’écria tout à coup le père Mathieu.

C’était lui en effet qui avançait à grands pas, le fusil en bandoulière, précédé par son chien, un bel épagneul de Pont-Audemer quêtant en vain, la queue dans un perpétuel mouvement.

Quand il fut à la hauteur du bouvier, le fermier s’arrêta :

— Eh bien ! père Mathieu, ça va-t-il comme vous voulez ?

— Mais oui, not’e maître. Et vous aussi car vous avez la mine ben trop réjouie pour qu’il en soit autrement.

— Hein, vous voyez ça, vieux papa ? Sûr que je suis content, parce que j’ai trouvé une servante qui vous fera de la bonne cuisine. Ça te va moutard, s’écria-t-il en s’adressant au gardeur d’oies et de dindons. Toi qui es pas mal porté sur ta bouche, tu seras à ton affaire. Seulement, tu sais, faudra pas fourrer tes cinq doigts dans les sauces. Devinez qui c’est, père Mathieu ?

— Je ne saurais quasiment point : seulement je disais tout à l’heure au fieu qu’il vous en faudrait une comme la bossue.

— Les anciens sont toujours de bon conseil, père Mathieu ; alors je suis enchanté de l’avoir reprise.

— Comment, c’est la Giraud que vous avez embauchée. Mais ses mioches qui qu’a va en faire ? Et puis son homme qui qu’i’va dire ?

— Les mioches restent chez les grands parents et j’ai engagé Giraud.

— Alors c’est différent. Le gâs est bon ouvrier, mais je crains ben que sa chasse ne le débauche.

Maître Beauvoisin leva les bras en l’air pour exprimer son ignorance et ses doutes. Cependant il ajouta :

— Oui certainement, mais du moment que la bossue habitera la maison…

Le vieux dodelina de la tête et murmura très bas :

— L’amour ça passe avant la passion de braconnier.

— Enfin qu’est-ce que vous voulez je n’y puis rien. À propos les vaches vont bien ?

— Très bien not’e maître.

— Dites donc, il me semble qu’ils n’ont plus rien à se fourrer dans le ventre sur cette pièce là. Il faudra les mener dans celle qui longe la route du Neubourg, vous savez bien, la pièce carrée. Bonsoir, père Mathieu.

Et il s’éloigna, toujours à grands pas, le fusil sur l’épaule, son épagneul devant, qui quêtait avec le même zèle les sillons absolument dépourvus de gibier.

Quelques jours après, Giraud et sa femme reprirent leurs postes d’antan.

Il tient à son porte-veine, dirent les cultivateurs.

On eut dit vraiment qu’il n’y avait pas eu d’interruption dans leur service.

Estelle s’était remise à astiquer la cuisinière, les casseroles, les poêles et les marmites avec l’entrain des anciens jours.

Sa jambe ne la gênait pas plus que naguère pour courir d’un côté, revenir de l’autre, monter sur les chaises afin d’atteindre les ustensiles de cuisine pendus aux murs.

— Toujours la même, disait la fermière.

Quant à Giraud, il soignait et conduisait ses poulains comme par le passé avec des regrets de la forêt dans ses yeux.

Lorsqu’il allait au Neubourg avec son attelage et sa charrette chargée de sacs de blé jusqu’au faîte, le voyage et les gens avec lesquels il causait sur la place parvenaient à le distraire.

Toutefois il avait l’air d’un corps sans âme et, lorsqu’il traçait des sillons avec la charrue sous un ciel d’hiver brumeux, on ne pouvait savoir vraiment si la tristesse du temps était supérieure à la sienne.

Et puis les bonnes soirées qu’il passait avec son Estelle en leur maisonnette, n’étaient-elles pas aussi à regretter. Sans doute à huit heures l’ouvrage était terminé, mais fatigués tous les deux, ils ne songeaient plus, une fois dans leur chambre, qu’à dormir.

En outre les enfants lui faisaient défaut ; sans doute il savait qu’ils étaient bien soignés et que rien du nécessaire ne leur manquait. Mais il ne les avait plus tous les soirs dans ses jambes, tandis qu’il chauffait ses pieds au bon feu de l’âtre.

Et le mal de forêt, le mal du braconnage, aggravé encore par ce changement d’habitude, faisait chaque jour des progrès appréciables.

— Mon homme, s’écriait la bossue, qui observait ces symptômes, t’auras beau faire ta mine d’une lieue, puisque je suis bien ici, j’y reste.

En exprimant cette opinion, elle était sincère ; le besoin d’une vie tranquille, après tant de tribulations, d’effrois pendant les nuits d’affût, après des années de luttes continuelles contre les gardes du marquis, s’était fait vivement sentir. Elle ne l’aurait pas cherché ce repos, mais puisqu’il était venu à elle en la personne de Beauvoisin, elle l’avait immédiatement accepté comme une délivrance.

D’ailleurs, elle n’avait plus des inquiétudes de vie. Ce qu’elle mangeait la veille ne retranchait rien à la nourriture du lendemain.

Et puis, quand elle allait au Neubourg porter le beurre, elle ne manquait jamais de visiter monsieur Courtamblaize, le directeur, le supérieur de la Libre-Pensée et le grand prêtre du baptême civil.

— Eh ben ! votre machine, disait la bossue, ça va-t-i’toujours, monsieur Courtamblaize ?

Lui, un peu vexé qu’on appelât sa « grande pensée » « votre machine » répliquait cependant avec l’aplomb d’un arracheur de dents, profession à qui l’opinion a décerné, on ne sait pourquoi, la palme du mensonge :

— Mais très bien, fort bien, madame Giraud, quoique sa société ne comptât qu’une trentaine d’adhérents, bien que les enfants de la bossue fussent les seuls à bénéficier des avantages du baptême civil.

Ces avantages consistaient dans l’envoi chaque année d’un catéchisme du parfait citoyen et d’un article quelconque de bazar, présents somptueux de Trouillard, l’horloger-parrain.

Cependant Courtamblaize avait réussi à planter quelques jalons dans les villes voisines. Il avait des adeptes à Bernay notamment, ville très réactionnaire qu’il espérait conquérir par la persuasion bien entendu, et inféoder aux idées modernes.

Pour ce, il avait usé d’un truc, suivant son expression, qui réussit toujours et qu’il appelait la vibration patriotique.

La ville de Bernay avait esquissé en 1870, un semblant de défense contre les Prussiens. Ce fait d’armes avait été si minime que presque tous l’avaient oublié. Mais Courtamblaize veillait, lui.

En cette triste année d’invasion, on avait organisé là, comme ailleurs, une garde nationale.

Armée de fusils invraisemblables, composée de guerriers ventrus, de vieux garçons et de très jeunes gens, renforcée par quelques mobiles, elle ne pouvait vraiment opposer qu’une résistance dérisoire.

Et ce furent le père Giraud et ses braconniers embusqués dans les bois environnants qui causèrent le plus de préjudice à l’ennemi.

— Toutefois l’intention y était, s’écriait Courtamblaize.

Elle y était tellement que le commandant de cette garde civique, hanté par le désir d’avoir des canonniers, ne sut point résister à l’idée de remettre en action une vieille pièce d’artillerie d’on ne sait quel siècle, laquelle sommeillait depuis nombre d’années dans la salle du musée.

Ce canon était une sorte de tonneau en bois cerclé de fer.

Le commandant réquisitionna, en guise de mitraille, tous les clous des quincailliers.

Il commença par mettre dans le tonneau, pardon, dans la pièce d’artillerie, beaucoup de poudre, puis, tous les clous réquisitionnés et fit faire des manœuvres variées à ses artilleurs en attendant le moment propice.

Il ne se fit pas attendre, et les éclaireurs, un beau matin, signalèrent l’ennemi.

Alors la garde nationale sortit silencieusement de la ville dans la direction indiquée et se dispersa en tirailleurs tandis que l’artillerie prenait position au flanc d’une colline avoisinant la route sur laquelle on distinguait l’avant-garde prussienne.

À cinq cents mètres, cette dernière ayant aperçu sans doute les artilleurs fit halte.

Cependant le commandant criait :

— Ne tirez pas, ne tirez pas, attendez qu’ils soient à cinquante mètres.

Cette tactique ne convenait que médiocrement aux canonniers. Toutefois la discipline étouffait les murmures.

Mais voilà-t-il pas que soudain une grêle de balles passa sur leurs têtes, tandis que le crépitement d’une salve de mousqueterie se faisait entendre.

Seconde salve, cette fois deux hommes tombèrent.

Alors le servant, qui tenait à la main une mèche allumée, jugea opportun de ne pas attendre plus longtemps.

Une détonation extraordinaire déchira l’air, tandis que le tonneau volait en éclats, blessant les artilleurs survivants.

Mais le commandant se multipliait, ralliant ses hommes qui battaient en retraite et pour cause, criant à tout instant :

— Feu, mais feu donc, mille caronades !

Ils obéissaient, mais leurs fusils ne portaient qu’à deux cents mètres.

Et la retraite se changea en déroute.

Ce que voyant, les Allemands avancèrent, mirent en position deux pièces de campagne, pas des tonneaux, et lancèrent quelques obus sur la ville.

Cette démonstration, demeurant sans réponse, ils continuèrent leur marche en avant, ce qui permit aux braconniers de descendre chacun leur homme et de profiter de l’étonnement de l’ennemi pour disparaître.

Courtamblaize avait découvert ce fait d’armes et le commandant qu’il avait fait décorer.

Puis, continuant à secouer la corde patriotique, il avait créé un banquet annuel dont les cartes portaient : « Anniversaire de la défense de Bernay. »

Il avait profité de cette réunion pour faire quelques adeptes. Car on lui était reconnaissant d’avoir tiré de l’ombre une tentative de résistance qui, pour n’être pas brillante, n’en constituait pas moins un acte fort méritoire.

Le commandant n’avait pas, somme toute, volé sa décoration ; car n’était-il pas plus courageux, malgré l’inutilité de marcher avec de telles armes à l’ennemi, que de le combattre avec de vrais fusils et de vraies munitions, comme l’armée régulière ?

Inutile de dire que cette défense de Bernay était amplifiée démesurément par Courtamblaize.

Dans les comptes rendus du banquet il coulait des ruisseaux de sang, le tonneau était dénommé coulevrine et le mouvement d’arrêt des lignes allemandes devenait une retraite précipitée.

Les braconniers étaient invités à ces agapes et le commandant, ruban et croix sur la poitrine, félicitait le père Giraud, le capitaine, comme il disait, des francs-tireurs forestiers.

Le roi des braconniers amenait, avec les camarades de 70, son fils et sa bru.

Et la bossue, au dessert, y allait de sa chanson patriotique.

On buvait à la France, à l’armée, à la revanche et au Président de la République.

Mais le pharmacien Baratou, en sa qualité de méridional, devenait, dans cette réunion, suivant le mot de Courtamblaize, l’âme de la patrie. Il discourait, discourait à perdre haleine et terminait par une note émue, celle qu’il consacrait chaque année aux tués et disparus. Il invoquait successivement Danton, Robespierre, Garibaldi, Hoche, La Tour-d’Auvergne, brouillant sans vergogne les noms et les époques, faisait couler des flots de sang supérieurs à ceux de Courtamblaize, des flots de sang rouges comme un soleil couchant, ouvrait des blessures béantes, fracassait des crânes ouverts, jetant sur le tout les éclats de mitraille, l’explosion des obus et les coups de fouet de la fusillade.

— Superbe, magnifique, hurlait Courtamblaize.

Or, la bossue était très reconnaissante au grand prêtre de la Libre-Pensée de l’avoir introduite, comme elle disait, dans le grand monde.

Une fois qu’elle avait serré la main du journaliste, vendu son beurre et fait les provisions, elle revenait à la ferme dans le cabriolet ou la carriole du maître, suivant qu’il prenait l’un ou l’autre.

Alors, Beauvoisin l’interrogeait :

— Eh bien, Giraud pense-t-il toujours à sa forêt ?

— Ah ! je ne sais point, mais je le crains. Il est toujours triste comme un bonnet de nuit. Seulement, y a pas de danger qu’il parte tant que je serai là.

— C’est tout de même, Estelle, la main sur la conscience, je n’aurais jamais cru que tu trouverais à te marier, surtout avec un gaillard comme Giraud. Ah ! tu n’as pas pris le plus petit du canton. Et puis, il t’aime davantage que ses yeux.

— Je le sais bien.

— T’as eu de la chance. C’est un travailleur et sobre comme une jeune fille. Et puis vous avez des enfants qui ne sont pas piqués des vers.

— Quant à ça, je n’ai pas à me plaindre.

— Ce pauvre docteur Boulard en fait une tête quand on y parle de toi et de tes mioches. Pourtant, docteur, que je lui fais, elle devait claquer si elle en avait et elle en a, et de fameux.

— Sûr qu’il s’est trompé. À vrai dire, pour le premier, ça a été dur, mais il est venu tout de même et ben vivant, même qu’il criait comme un viau qui vient de naître.

À l’étonnement de Beauvoisin succédait un peu de libertinage gaulois.

— Mille pétards, il doit rien paraître lourd tout de même, dans les moments intéressants.

— Ça, c’est pas votre affaire, répliquait la bossue.

— Hue, la grise, criait le fermier.

Et la jument, accélérant son allure, ne tardait pas à atteindre la ferme et son écurie où un bon picotin d’avoine l’attendait.

Les Giraud vécurent de la vie des champs, sans intermèdes, jusqu’à Noël. Ils allaient, le dimanche, voir les enfants chez le père.

Mais la bossue, accrochée au bras de son homme à l’aller et au retour, ne le quittait pas un instant.

— T’as raison, ma fille, disait le roi des braconniers, t’as ben raison. Vous avez des éfants, pas vrai, eh ben ! faut les élever, gagner sa vie pour ça et ne pas risquer sa peau. Et puis v’là-t-i’pas que c’te mauvaise graine de Billoin est ressuscitée ?

La maladie l’a rendu enragé. On ne peut même p’us aller ramasser du bois mort sur sa garderie.

Paraît qu’il est furieux de ton départ. Il t’en veut toujours à cause du cerf de chasse.

Ah ! gâs tu nous as causé ben du tort, ce jour-là.

Cet animal de Billoin dort encore moins qu’avant sa fièvre. Malgré tout notre savoir, nous avons failli, y a huit jours, nous faire pincer par lui, Lanfuiné et moi. On n’ose plus tant seulement fusiller un lapin. Vous êtes ben heureux, ben heureux vous autres qui gagnez de l’argent sans risques.

Le fils Giraud ne soufflait mot.

— Eh ben, gâs, t’es donc pas satisfait ?

— Mais si p’pa. Seulement tu sais c’est dans notre sang et je ne peux pas m’empêcher de regretter nos nuits d’affût.

— Oui, mais faut se faire une raison à cause des éfants. À mon âge je peux me risquer de temps en temps. T’es élevé, pas vrai. T’as une femme de raison, mon fieu. Suis ben tous ses conseils. C’est pas pour dire, mais quand vous vous êtes mariés je ne l’aurais pas cru comme ça ; même, je le dis franchement que j’y étais un peu opposé. Tu comprends ça, Estelle ; tout le monde en aurait fait autant à ma place.

Et puis c’te bout de femme qu’a de la tête fait des éfants comme celle du brigadier de Beaumont, une commère dont les fesses et les estomacs sont plus gros que les citrouilles à M. le curé.

Le soir venu, après souper, ils retournaient bras dessus, bras dessous à la ferme.

Il fallait traverser pour revenir les bois de Conché sous lesquels les animaux de la forêt font parfois des excursions après avoir traversé une petite vallée où les fontaines décrivent des demi-cercles avant de se jeter dans la Risle. Giraud, emporté par sa passion de la chasse, examinait les pieds imprimés sur le sol humide. Mais la bossue l’interpellait vivement :

— Dis donc, mon homme, j’avons autre chose à nous occuper. Demain matin faudra être de bonne heure à l’ouvrage.

Il soupirait et silencieusement se remettait en route.

À Noël le père les invita pour réveillonner.

La bossue, heureuse d’embrasser ses enfants pendant toute une journée et une partie de la nuit, — car Beauvoisin leur avait donné congé pour un jour et une nuit — accepta de grand cœur.

Vers minuit le fils Giraud dit à son père :

— Si on allait faire un tour en forêt. Billoin est à la messe de minuit avec ses collègues ; y a pas de danger.

Mais Estelle protesta :

— Non tu n’iras pas, mon homme, pour que ça te reprenne encore. Tiens je préfère aller me noyer tout de suite.

— Voyons puisque je t’explique qu’il n’y a pas de danger. Le père le sait bien.

— Sans doute, gâs, mais ta femme a raison.

Il disait cela sur un ton peu convaincu, désireux lui-même d’aller faire un coup de fusil.

Et son fils lisait dans sa pensée :

— Voyons p’pa, si t’étais tout seul, est-ce que tu n’irais pas ? C’était l’habitude et ça l’est eneore. Je suis sûr que Lorillon et Lanfuiné sont déjà partis.

— Je ne dis pas, gâs. À mon âge on ne risque somme toute qu’une vieille peau.

— Alors, partons.

— Non tu ne partiras pas, s’écria la bossue.

— Voyons, Estelle, ma petite Estelle, tu ne peux pas me refuser ce plaisir là. Ça ne m’arrive pas tous les jours. Est-ce que j’ai bougé depuis un mois ? Est-ce que je n’ai pas travaillé tout mon chien de saoul ? Est-ce que je ne mérite pas une récompense ?

Et puis je te le dis encore, il n’y a aucun danger. Tu le sais aussi bien que moi. Tiens je te jure que je n’y repenserai plus demain. Je reprendrai mon travail sans dégoût, sans tristesse et je continuerai jusqu’à l’autre Noël.

— Allons, ma fille, dit le roi des braconniers, donne-lui ce consentement, puisqu’il te jure qu’il reprendra son travail demain.

Les deux hommes n’attendirent point sa réponse :

Ils décrochèrent deux fusils suspendus à des cornes de cerf au-dessous de l’âtre, sortirent dans la cour et le bruit de leurs pas qui faisaient sonner la terre durcie par la gelée devint, de moins en moins distinct et cessa tout à fait.

— Hé ! gâs, dit le père Giraud, t’es content hein ? La culture ça ne vaut pas notre métier. Mais, vrai, Estelle a raison ; y a trop d’animosité entre Billoin et toi. Et puis t’es aussi trop nerveux pour un braconnier. T’y mets de l’amour-propre. Faut pas de ça. Tiens, moi, je suis calme comme une vieille souche qui pourrit dans une vente de bois. Quand je rencontre Billoin, Bizais ou Loriot, je m’arrête avant qu’ils ne me voient ; je me dis que j’ai marché sur une mauvaise herbe ce jour-là et je rentre. Toi, gâs, tu te piquerais et t’irais faire le coup de feu un peu plus loin pour les narguer.

— C’est vrai p’pa.

— Eh ben ! tu vois qu’Estelle est une femme de sens. T’aurais grand tort de ne pas l’écouter. C’était point son idée que tu sortes ce soir. Rentre, gâs, j’irai tout seul.

— Non, ça serait trop bête. Après un mois de travail, c’est bien mon tour de m’amuser.

— Comme tu voudrais, puisque y a pas de danger à courir. Billoin est à la messe de minuit et ses collègues aussi ; car madame la marquise est à cheval là-dessus. Et puis M. le doyen est content et Mme la marquise aime beaucoup M. le doyen.

Ils atteignaient la lisière de la forêt. L’ombre des hêtres de la bordure s’étendait sur les prairies couvertes de givre dont l’éblouissante blancheur jetait de la lumière, lumière indécise des nuits d’hiver sans nuages au-dessus de laquelle scintillent les lueurs vives des étoiles et planent des clartés planétaires. Silence absolu ; les êtres vivants dormaient d’un sommeil augmenté par le froid.

Soudain, les cloches des églises jetèrent des notes joyeuses à travers l’espace. Celles de Beaumont-le-Roger, au son grave, étaient accompagnées par les humbles clochettes des communes environnantes : Barc et Grosley.

— Hé ! fieu, dit le père Giraud, ce serait le moment de mettre quelque chose dans les sabots de tes mioches.

Ils gravissaient la colline au pied de laquelle commençait la forêt.

— Les bêtes sont dans la coupure du vieux château à l’abri du vent du nord, murmura le vieux braconnier. Tu te mettras d’un côté et moi de l’autre. Un coup de fusil chacun, t’entends bien, gâs, et nous rentrons.

Ils se séparèrent. Les cloches avaient terminé leur carillon et le silence absolu régnait à nouveau sous la forêt.

Il y avait à peu près un quart d’heure que le fils Giraud, immobile derrière un buisson le fusil à l’épaule et le doigt sur la gâchette attendait le passage d’un troupeau de biches et de cerfs qui s’avançait lentement de son côté. Il se disposait à tirer, quand il sentit une main vigoureuse sur son épaule.

Il se retourna et se trouva face à face avec Billoin.

— Eh ben ! mon vieux, je te tiens enfin. C’est pas trop tôt, s’écria le garde.

Mais le braconnier brusquement s’était dégagé.

— Pas encore, brigand, cria-t-il.

Il épaula vivement et déchargea son arme sur le garde.

Billoin avait fait un saut de côté afin de s’effacer derrière un gros chêne. La charge de plomb l’atteignit cependant à l’épaule droite. Il s’écria :

— Cochon !

Et eut encore la force de viser le braconnier avec son fusil. Une détonation retentit et le fils Giraud s’affaissa comme une masse.

Alors, à bout de forces, perdant son sang abondamment par sa blessure béante, il tomba à son tour en murmurant :

— Fallait que ça arrive : mais M. le marquis verra bien que je ne suis pas un « feignant ».

Et le silence absolu s’empara de nouveau des taillis et des futaies.

Cependant le père Giraud, qui avait perçu les deux coups de fusil attendait patiemment, le corps dissimulé derrière un bouleau, le passage du troupeau que son fils, suivant son idée et son expression, devait avoir « dégoté ».

Et, chose fort compréhensible, les animaux sur lesquels ce dernier allait tirer, effrayés par les détonations, s’enfuirent du côté précisément où les attendait le roi des braconniers.

À bonne portée le bonhomme épaula, visa et abattit d’un seul coup de fusil un superbe dix-cors.

— Bougre, dit-il, si le gâs en a fait autant nous allons être ben embarrassés pour emporter notre chasse. Faut que je l’appelle tout de même.

Alors il chanta une romance lugubre qu’on pouvait prendre pour le hululement lointain d’un chat-huant. Mais son oreille ne perçut aucune réponse. Il récidiva, mais sans plus de succès.

Très inquiet, il traîna sa victime jusqu’à un fossé où il la précipita, puis jeta dessus des fagots qu’il arracha à un tas voisin.

Il s’achemina vers l’endroit d’où étaient partis les deux coups de feu. Il connaissait parfaitement le buisson d’affût et trouva à quelques pas son fils étendu la face contre terre dans une mare de sang. Il essaya de le relever, mais le corps retomba lourdement sur le sol. Il l’examina de plus près et constata qu’il avait un grand trou dans le dos sous l’omoplate gauche d’où le sang s’échappait encore. Il leva les bras vers le ciel pour exprimer sans doute sa douleur, mais pas un cri, pas une plainte ne sortirent de sa bouche.

Il tourna brusquement sur ses talons, ramassa son fusil qu’il avait posé à terre et se disposait à partir, abandonnant là le cadavre, quand soudain il aperçut un autre homme à terre quelques pas plus loin.

Il s’approcha prudemment de ce qu’il supposait un second cadavre et reconnut Billoin.

— Salaud ! cria le bonhomme, oubliant toute prudence, il n’était pas à la messe de minuit. Le Bon Dieu l’a puni tout de même.

Et il s’en alla lentement, affaissé, mais sans une larme dans les yeux, n’accusant de la catastrophe que cette fatalité contre laquelle les natures frustes ne se révoltent jamais.

Quand il parvint à sa maisonnette, les femmes et les enfants dormaient profondément.

Il ne voulut point les réveiller, pendant qu’elles apprendraient le malheur assez tôt. Il se déshabilla et se glissa sans mot dire sous les couvertures à côté de sa femme.

— C’est toi, Giraud, fit-elle, à demi sortie de son sommeil.

— Oui, femme, c’est moi, dit-il simplement.

Et il ne bougea plus, mais ne put cependant, malgré sa volonté, oublier dans un instant de somnolence.

Dès l’aube, la bossue s’éveilla et s’aperçut que son mari n’était pas à côté d’elle. Elle se leva aussitôt et courut à la chambre de ses beaux parents. Le roi des braconniers était déjà debout et l’attendait :

— Ma fille, dit-il brusquement, ton mari a été tué cette nuit par Billoin et je crois que Billoin l’a été aussi par lui.

Et, profitant de la stupeur douloureuse produite par une nouvelle aussi terrible, il sortit sans donner d’autres explications.

Quelques jours après les funérailles du braconnier, qui fut enterré dans le petit cimetière de Grosley situé au pied de l’église, Estelle retourna à la ferme de Pierrelaye.

Beauvoisin était venu à l’enterrement, tandis que le chef de la Libre-Pensée, l’illustre Courtamblaize se contentait d’envoyer une lettre d’excuses et de condoléances au nom de tous ses collègues.

— Ma fille, avait dit le fermier à la bossue, ta place est toujours à ta disposition, si ça te convient.

— Merci, maître Beauvoisin, j’accepte et je vous suis bien reconnaissante, allez, de ce que’vous faites pour moi et mes pauvres mioches. Dans quelques jours j’emporterai mes affaires et je reprendrai mon travail.

Au château l’événement avait causé une émotion considérable.

Le marquis s’était montré fort courroucé et avait blâmé fortement Billoin ; car le garde avait survécu à sa blessure et le médecin répondait de son existence.

— A-t-on jamais vu un imbécile de cette trempe-là, s’était écrié M. de Curvilliers. On lui commande d’aller à la messe de minuit ; il refuse sous prétexte de migraine et va tuer quelques instants après un braconnier. C’est inouï, c’est idiot. Quelle buse, mon Dieu, quelle buse !

Car le marquis voulait bien qu’on traquât les braconniers, qu’on les traduisît même en police correctionnelle, mais n’avait jamais désiré leur mort.

Il estimait même horrible de tuer un homme pour protéger des bêtes. Et puis cela troublait sa tranquillité et cet événement pouvait, avec les idées modernes, lui causer des ennuis pour sa réélection au Conseil général.

Et tous les jours, plusieurs fois dans la même journée, on l’entendait monologuer, tempêter, fulminer, constamment au paroxysme de la colère :

— Quelle buse que ce Billoin, quelle buse ! Tonnerre de Brest ! peut-on avoir à son service de tels idiots. Quelle brute, corne de cerf ! Quelle brute ! Et dire qu’on lui avait ordonné de venir à la messe de minuit. On n’a pas idée d’un pareil entêtement et d’une telle désobéissance. Aussi je vais le flanquer à la porte dès son rétablissement. Ce serait déjà fait, si le médecin, il a toujours peur, ce diable de docteur, ne craignait pas les complications, suites inévitables, prétend-il, d’émotions vives.

Et la valetaille, affolée par cette fureur, filait épouvantée dans tous les corridors, disparaissant le plus qu’elle pouvait, afin de ne point se rencontrer avec le marquis.

Son valet de chambre donnait des signes appréciables d’aliénation mentale à la suite de conversations inénarrables avec son seigneur et maître :

— Tu es un imbécile, Jean.

— Mais oui, monsieur le marquis.

— Un imbécile comme cette buse de Billoin.

— Je ne veux pas contredire monsieur le marquis.

— Ah ! ça, triple idiot, as-tu bientôt fini de me servir des phrases toutes faites.

— Mais, monsieur le marquis…

— Il n’y a pas de monsieur le marquis. D’ailleurs je suis las d’avoir constamment sous les yeux des crétins aussi crétins que vous. Je veux faire maison nette et pour ce, vous flanquer tous à la porte, comme Billoin qui tue un braconnier pour ne pas aller à la messe de minuit.

— Mais, monsieur le marquis…

— Encore.

— Cependant, je ferai remarquer à M. le marquis que ce n’est pas parce qu’il a tué un braconnier qu’il n’a pas assisté à la messe de minuit, mais bien parce qu’il n’y a pas été qu’il l’a tué.

— Jocrisse. Voilà, le diable m’emporte, que tu fais de l’esprit, mon pauvre Jean.

— Je vois monsieur le marquis si contrarié que je fais ce que je peux pour le distraire.

— Tu es encore le meilleur, Jean.

— Mais oui, monsieur le marquis.

Madame de Curvilliers, elle, s’indignait :

— Croyez-vous, mesdames, disait-elle le soir à ses invitées, que nous lui avions donné l’ordre de se rendre à la messe de minuit. Enfin, je suis bien libre, avec l’assentiment de M. de Curvilliers, de commander telle chose plutôt que telle autre à mes gardes ; ils n’ont pas à discuter, ou alors il n’y a plus de direction possible.

Et puis M. le doyen tient à ce que tout notre personnel assiste à la messe de minuit.

Alors, vous comprenez, il a prétexté une migraine et, en réalité, c’était pour surprendre un braconnier.

Et la marquise ajouta, elle aussi : Le bon Dieu l’a puni.

— Il me semble, dit la comtesse de Merville, que le braconnier l’a été encore plus.

— Sans doute, répliqua madame de Curvilliers, ils l’ont été tous les deux, mais monsieur le marquis déplore, comme moi du reste, cet affreux accident. Et nous eussions préféré que les braconniers tuassent tous les cerfs de la forêt durant la nuit de Noël.

L’infortuné Billoin, outre sa blessure, eut à subir, dès qu’il fut mieux, la douleur morale que fait éprouver le zèle méconnu, surtout quand on croit que ce zèle n’est que la manifestation du devoir accompli.

Loriot l’avait admonesté sévèrement, conséquence fatale de la semonce que lui avait infligée le marquis de Curvilliers.

— Enfin, brigadier, lui avait-il dit, cet événement prouve que vous n’avez aucune autorité sur vos hommes.

— Mais je ne pouvais pas supposer, monsieur le marquis m’excusera, qu’il me tirait une carotte avec sa migraine.

— Enfin, vous savez parfaitement que je vous avais interdit de tirer sur un braconnier.

— Je ne dis pas le contraire, mais dans le cas de Billoin, c’est Giraud qui a tiré le premier ; alors, vaut mieux tuer le diable que le diable vous tue.

— Bon, mais dans ces conditions, je mets l’homme à la porte. Vous aurez l’obligeance de signifier cela à Billoin dès qu’il sera complètement rétabli ; je le garderai cependant jusqu’à ce qu’il ait trouvé une place ailleurs. Et puis, vous entendez. Loriot, si ça arrive encore une fois je vous flanque dehors aussi.

Le garde-chef, furieux de la semonce, n’avait pas été voir le blessé de peur que la colère ne le portât à dire des choses désagréables à son subordonné.

Billoin était resté environ une heure sans connaissance à la place où l’avait reconnu et abandonné le roi des braconniers. Ce dernier n’avait pas hésité à laisser sur place ce qu’il supposait être deux cadavres. La plus élémentaire prudence lui commandait cette conduite que des gens sensibles blâmeraient, oubliant qu’il leur arriva souvent d’agir ainsi dans des cas différents mais dont la finale est la même.

Combien même ne reculent pas devant l’accomplissement d’un crime, ce qui est bien pis, pour dissimuler aux yeux de personnes à préjugés ce qu’on dénomme une faute féminine, quand cela n’est que l’accomplissement d’une fonction instinctive ayant pour but la reproduction de l’espèce.

Le froid avait tiré Billoin de son évanouissement avant de l’achever.

Après quelques tentatives infructueuses, il réussit à se relever, mais dut s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber. Le coup de fusil l’avait atteint juste au-dessus de la clavicule, sans léser aucun organe essentiel. Il avait du plomb dans le cou et autour de l’articulation scapulo-humérale, tandis que le fort de la charge avait traversé, déchiqueté les muscles sans léser, par le plus grand des hasards, ni le poumon, ni aucun vaisseau important.

Cependant la perte de sang l’ayant fort affaibli, il eut toutes les peines du monde à regagner sa loge où un feu de bois vif, qui brûlait dans l’âtre avant son départ, le ranima un peu.

Puis, il but un demi verre de rhum qui le fouetta et lui donna la force nécessaire pour gagner son lit dans lequel le brigadier, inquiet de ne pas l’avoir vu, le trouva aux environs de dix heures du matin.

Billoin lui narra le drame et c’est alors qu’ayant prévenu la gendarmerie et le parquet on alla relever le cadavre du braconnier.

La bossue, bien stylée par son beau-père, était partie à sept heures pour la ferme de Pierrelaye, afin de ne point faire soupçonner le roi des braconniers, dont les bras devenaient utiles à l’existence des enfants.

Quand elle arriva, maître Beauvoisin lui demanda aussitôt :

— Eh bien, qu’est donc devenu Giraud ?

— Comment il n’est pas arrivé ?… Mais il est parti de grand matin, car il ne faisait pas jour, afin d’être là pour soigner ses poulains.

— Ma fille, je n’ai vu personne.

— Pour sûr qu’il lui est arrivé quelque chose.

Et elle était repartie aussitôt pour Grosley afin de s’informer, disait-elle.

— Le gâs se sera fait pincer dans la forêt, murmura Beauvoisin. Enfin ça le regarde.

Vers le soir elle était revenue pleurant toutes les larmes de son corps difforme. Enfin, elle était heureuse de pouvoir exhaler sa douleur, son immense douleur.

Il lui avait fallu une force d’esprit considérable pour la cacher à tous jusqu’à la découverte officielle du corps.

— Ma pauvre Estelle, dit la fermière, il fallait que ça arrive tôt ou tard. Il était ben trop passionné pour l’affût.

— Qui que tu veux, ma fille, faut bien supporter ce qu’on ne peut empêcher.

Les oraisons funèbres et les consolations sont d’une grande simplicité à la campagne.

La bossue, après l’annonce de la fatale nouvelle, était retournée près de son beau-père chez lequel on avait rapporté le corps après les constatations légales.

Puis, une fois la cérémonie funèbre terminée, elle avait réintégré la ferme, laissant les enfants chez leurs grands-parents.

Elle reprit son service, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

Seulement sa joie avait disparu, mais son activité était doublée. Il fallait bien tuer le chagrin par le travail. Beauvoisin était enchanté de l’avoir engagée à revenir ; il avait craint tout d’abord la douleur, au point de vue de l’affaissement physique qui en est l’ordinaire suite ; mais, dès les premiers jours, il fut rassuré.

Toutefois, pendant que la soupe bouillait en l’immense marmite, elle tombait dans des rêveries imprécises pendant lesquelles le monde extérieur disparaissait.

On pouvait lui parler, mais elle n’entendait pas ; il était possible d’entrer dans la cuisine et d’en sortir sans qu’elle s’aperçut de la présence d’une personne dans la même pièce qu’elle et cependant elle continuait machinalement à surveiller la cuisson et à enlever l’écume exubérante.

Son travail néanmoins était irréprochable, mais sa tristesse inquiétait fort la fermière.

Beauvoisin la rassurait :

— Laisse-la tranquille. Avec le temps cela passera. Sans doute elle a été frappée plus dur qu’une autre ; car elle ne trouvera jamais à remplacer Giraud. Une bossue-bancale ne peut inspirer deux fois une passion semblable à celle que nous avons connue. Il faut en effet, dans ce cas-là, avoir vu pour croire.

— C’est bien pour ça que je la crois touchée à mort.

— Mais non, ma pauvre femme, mais non. Ah ! si elle n’avait pas ses deux mioches, je ne dis pas ; elle les aime trop pour se faire du mal, et plus tard ils la distrairont.

Le père Mathieu, lui, se contentait, suivant son habitude, de dodeliner de la tête. Il avait son idée qu’il ne communiquait à personne.

Le gardeur d’oies, les enfants n’ont pas de pitié, insinuait qu’il fallait à la bossue de nouvelles excursions sur le vieux four.

Mais le bouvier s’indignait :

— Veux-tu te taire, mauvaise graine, on ne plaisante pas avec la mort.

— Pourtant elle n’est pas morte, la bossue.

— Allons, tu sais bien ce que je veux dire et t’as pas besoin de finasser. Si tu continues, gâs, j’te casse mon bâton sur l’échine.

Alors le gamin, qui savait bien que le bonhomme rhumatisant ne pouvait l’attraper, simulait une grande frayeur et se sauvait à toutes jambes.

Toutefois le vieillard, dont l’expérience des hommes et des choses était grande, ne bougeait pas de place. Au bout de dix minutes environ le petit gardeur d’oies revenait s’asseoir près du bouvier qui, un quart d’heure plus tard, lui allongeait sournoisement un coup de trique sur les épaules.

— Tiens, gâs, t’as rien perdu pour attendre.

Beauvoisin emmenait la bossue, afin de la distraire, à tous les marchés du Neubourg sous prétexte de lui faire vendre les poulets et le beurre.

Elle acceptait cette besogne, bien qu’elle excitât une curiosité qui l’agaçait, parce que cela lui permettait de relancer le président de la Libre-Pensée au sujet de ses enfants.

Mais Courtamblaize faisait la sourde oreille : il lui promettait tout ce qu’elle voulait et ne s’exécutait jamais.

— Tout de même, disait-elle, quand on est d’une société ça doit servir à quelque chose, au moins, à soutenir les veuves et les orphelins. Et votre fameux baptême, comment que vous l’appelez, civil j’crois ben, il devait, suivant vos dires, protéger les éfants dans le malheur. Jusqu’à présent les miens, qui sont pourtant du baptême civil, n’ont pas encore vu rien de rien. Alors c’est pour enjôler le monde que vous imprimez des prospectus et que vous prononcez des belles paroles. M. le curé, lui qu’est pourtant pas de la libre-pensée, m’a déjà donné cent sous, et le marquis, qu’en est point non plus, a envoyé cent francs.

— Il vous devait bien cela, répliquait rageusement Courtamblaize, après avoir fait assassiner votre mari.

Alors il repartait comme une machine musicale toute montée à l’avance et enfourchait son dada favori :

— Ah ! il vous a donné cent francs, ma pauvre femme, cet aristocrate riche à plus de deux millions. C’est comme si je vous donnais cent sous, et, tenez, les voilà, ajoutait-il en fouillant à regret dans la poche de son gilet.

Puis il continuait :

— Les voilà bien ces aristocrates ; ça fait tuer des citoyens par leurs gardes et ils se croient quittes parce qu’ils envoient quelques méchants louis à la veuve et aux orphelins.

Nous causions de ce forfait au cercle, et nous pensions qu’une révolution devient de plus en plus nécessaire pour délivrer le pays de ces monstres à face humaine. En attendant nous ferons échouer le marquis aux prochaines élections du Conseil général ; nous jouerons du cadavre. On traînera celui de votre cher mort, madame, dans toutes les réunions publiques ; il en sera question dans toutes les affiches et nos agents électoraux le conduiront à domicile.

Vous me direz que nous n’appartenons pas comme électeurs à la circonscription du marquis. Qu’importe vraiment ! Est-ce que les honnêtes et les républicains libres-penseurs ne se soutiennent pas dans l’univers entier.

Notre feuille criera l’assassinat à tous les échos et nous allons ouvrir une souscription en votre faveur dans le prochain numéro.

Je réunirai après-demain le Comité qui vous votera un secours immédiat.

Tenez, j’aperçois à l’horizon une magnifique campagne, et dire que je ne pensais pas à tout cela avant votre visite.

Oui, ma brave femme, vous pouvez compter sur toute notre sympathie, sur notre entier dévouement à votre cause qui est devenue celle de la Libre-Pensée.

Peut-être irons-nous jusqu’à vous fournir le moyen de traîner M. de Curvilliers devant les tribunaux de son pays ! Je dis peut-être, car je crois que le cas de légitime défense est acquis à Billoin, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur Courtamblaize, les gendarmes ont prétendu qu’on ne ferait ren de ren à ce gueux de garde.

Et la bossue serrait les poings, mais n’ajoutait plus une parole, comme si elle avait été retenue par une pensée secrète, dont la divulgation pouvait lui causer des ennuis.

Alors, toute troublée, les larmes aux yeux, manifestations qui s’expliquaient par sa douleur, elle remerciait Courtamblaize :

— Merci bien, mon bon monsieur.

Mais lui d’un geste large la congédiait :

— Vous n’avez pas à nous remercier, nous accomplissons un devoir ; or le devoir accompli porte avec lui sa récompense.

Cette catastrophe avait en effet rendu très perplexe l’illustre journaliste. Les collègues du comité ne semblaient nullement disposés à ouvrir leurs bourses pour les enfants de la bossue.

Ils étaient déjà écrasés, affirmaient-ils à bon droit, par les frais du cercle et d’impression du journal maigrement subventionné par la préfecture.

Quant aux adhérents du comité, ils ne payaient jamais ou presque jamais leurs cotisations, de sorte que les gros bonnets du cercle étaient obligés de subvenir à toutes les dépenses.

Cependant, Courtamblaize avait fait ressortir les difficultés de la situation ; on affirmait tous les jours dans le Réveil démocratique que le baptême civil, société par le fait de secours mutuel, rendrait des services bien supérieurs à celui des calotins.

Et voilà qu’à la première catastrophe l’inanité des promesses apparaissait.

Mais ils ne voulaient rien savoir et levaient les bras vers les plafonds des salles du cercle pour affirmer leur impuissance.

L’égoïsme humain terrassant le dévouement à la cause sacrée de la révolution, apparaissait dans toute sa hideur.

Or, d’après sa conversation avec la bossue, Courtamblaize avait entrevu de nouveaux horizons. Il fallait faire vibrer la corde politique comme celle du patriotisme à Bernay.

Le succès était assuré. En effet, huit jours ne s’étaient pas écoulés que le secours immédiat se trouvait voté et qu’une souscription était ouverte dans les colonnes de la feuille républicaine.

Le doyen de Beaumont, vexé, donna vingt francs à Estelle et le château se fendit à perpétuité de deux pains de six livres et de quatre livres de viande par semaine.

— Décidément la bosse porte bonheur, disaient les cultivateurs du plateau de Pierrelaye.

Ils ne songeaient point que l’infirme avait encore plus d’intelligence que de bosse.

Il est en effet digne de remarque qu’un déshérité au physique reçoit de la nature une compensation cérébrale, comme si l’intelligence était en rapport inverse du muscle : beaucoup de viande peu d’esprit, beaucoup d’esprit peu de viande.

Beauvoisin émerveillé contait à sa femme le succès des démarches de la servante.

— C’est étonnant, s’écriait-il, de constater chaque jour comme elle est débrouillarde. À l’ouvrage c’est tout pareil. Aussi cela m’embête de la voir toujours triste. J’aurais pensé, comme je te le disais, que cela durerait pas trop longtemps ! Pourtant on ne peut pas pleurer éternellement son mari ?

— Tu crois cela, mon pauvre Beauvoisin. Comme tu connais peu les femmes !

Mais le fermier incrédule s’esquivait en haussant les épaules, ce qui était sa façon d’exprimer ses doutes sur un fait ou une opinion.

Un jour la bossue apprit que Billoin était entièrement rétabli et que le marquis renonçait provisoirement à le chasser. Ce fut le roi des braconniers qui lui apprit, un dimanche, cette nouvelle.

Elle se contenta de dire, comme si cela ne l’intéressait guère :

— Ah !

Et puis parla d’autres choses.

Cependant, après quelques instants employés à embrasser les moutards, très indifférente, elle demanda :

— Alors il a repris son service, ce gueux de Billoin.

— Ben sûr, affirma le père Giraud, et c’est tant pis pour le pauvre monde.

Le soir, au lieu de s’acheminer directement vers la ferme, elle se dirigea vers la maisonnette dont elle payait encore le loyer jusqu’à la fin de l’année. Elle avait donné congé, mais elle attendait pour déménager le mobilier et les hardes chez les grands-parents, sous prétexte que le temps lui manquait et qu’elle ne pouvait par suite ranger et emballer ses affaires.

Il faisait presque nuit, quand elle pénétra dans son ancien logement, qui avait vu prospérer son amour et naître ses enfants.

À peine entrée sa douleur s’exhala bruyamment en larmes et sanglots. La maison était isolée et elle ne craignait point les oreilles indiscrètes.

Comme cela faisait du bien de pleurer enfin depuis le temps qu’elle avait les yeux secs par une force de volonté extraordinaire.

On se lasse de tout, même de pleurer, surtout plutôt de pleurer, car ce n’est point là un état habituel du corps humain. Et bientôt, sans transition aucune, elle se mit à rire, un petit rire sec et qu’il eût été douloureux d’observer.

Puis elle monta sur une chaise, s’empara du fusil de son cher mort suspendu au-dessus de la eheminée, fit jouer les batteries, introduisit deux cartouches de gros plomb à loup dans les canons, épaula par deux fois l’arme qu’elle remit presque aussitôt à sa place.

Cela fait, elle sortit, referma soigneusement la porte et prit, boitant, tandis qu’elle frappait le sol avec sa béquille, le chemin de la métairie.

Pendant quelques jours elle travailla ferme. Les casseroles luisaient, frottées, astiquées comme les boutons de tunique d’un soldat.

Mais, pendant une nuit sombre, au cours de laquelle le vent hurlait dans les rafales de pluie, elle se leva, sortit de sa chambre dont la porte s’ouvrait directement dans la cour, s’assura que tout le monde dormait à la ferme et se dirigea vers une petite brèche qui donnait sur les champs du côté du village de Barc.

Il était dix heures. La bossue marchait cahin-caha à travers les sillons, puis elle atteignit le chemin vicinal qui conduit à Grosley ; mais elle ne le prit pas et continua sa route par les champs et des sentiers perdus dans l’ombre des taillis.

Vers minuit, elle parvint à son ancienne demeure, monta sur une chaise, s’empara du fusil chargé, glissa deux cartouches dans sa poche et se dirigea vers la forêt. Là elle prit un sentier qui conduisait à la loge de Billoin. À cent mètres de la maison du garde elle tira un coup de fusil et courut s’embusquer, tout en rechargeant l’arme, près de la porte de sortie de la cour.

Soudain elle perçut le pas précipité d’un homme, la porte s’ouvrit brusquement et Billoin apparut son fusil à la main.

— Zut, fit-il, je ferais aussi bien de rentrer puisque le marquis ne veut pas qu’on…

Il n’eut pas le temps d’achever : une détonation retentit et le garde, atteint en pleine poitrine, tomba lourdement à la renverse.

Alors la bossue sortit de sa cachette, s’approcha de l’homme qui râlait encore et lui déchargea le second coup dans la région du cœur.

— Cochon ! dit-elle, t’as ton compte cette fois.

Puis elle s’en alla clopin-clopant, un trot singulier qui avançait tout de même.

Quelques instants après elle rentrait dans sa maison, prenait un bâton auquel elle accrocha un chiffon et se mit à nettoyer les canons ; puis elle versa dedans de l’eau, passa un linge mouillé ensuite et remit l’arme à sa place.

— Demain ça sera rouillé ; ce sera bien le diable s’ils s’aperçoivent qu’on a tiré ce soir avec ce fusil-là, dans le cas où les gendarmes en auraient l’idée.

Il pouvait être deux heures du matin. Le temps pressait, car on se levait de bonne heure à la ferme, à cinq heures environ.

Pour s’en retourner elle reprit le même chemin, qu’elle parcourut marchant et courant de ce trot bâtard que lui imposait sa jambe trop courte.

À trois heures et demie, tout en sueur, elle pénétrait dans sa chambre, signalée par le chien qui ne l’ayant pas reconnue s’était mis à aboyer avec fureur.

Elle avait eu un moment de frayeur ; si quelqu’un allait s’éveiller et la surprendre. Mais les travailleurs des champs ont le sommeil lourd, et elle en fut quitte pour la peur.

Ses vêtements étaient trempés et pleins de boue.

Elle s’assura que sa porte était bien fermée, les volets bien clos ; alors elle alluma un grand feu dans la cheminée, les fit sécher complètement et les brossa ensuite soigneusement.

Quand elle eut fini le jour commençait à poindre ; les hommes dans les écuries donnaient la pâture aux chevaux et les coqs chantaient. Le dernier tison achevait de se consumer dans l’âtre.

Cependant, pour plus de précautions, elle étouffa la braise dans la cendre et sortit enfin en ayant soin de fermer sa chambre à clef comme elle faisait d’ailleurs tous les jours.

Puis, tranquille comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé, elle aborda la besogne habituelle.

Maître Beauvoisin trouva à son lever sa soupe fumante qui l’attendait, et elle était si appétissante qu’il complimenta Estelle :

— Mâtin ! voilà de la bonne soupe.

— Vous croyez, not’e maître.

— Bien sûr que je crois, ma fille ; faut me la faire toujours comme ça.

Ce fut Loriot qui trouva le cadavre de Billoin. Les deux coups de fusil avaient fait balle ; l’un avait emporté un morceau du poumon droit et l’autre avait réduit le cœur en bouillie.

Le garde-chef alla chercher Bizais pour prévenir la gendarmerie.

— Je lui avais bien dit, s’écria Loriot, que sa chasse aux braconniers lui porterait malheur. Ce cochon de cerf de la Saint-Hubert a causé la mort de deux hommes.

Le parquet fut averti et le juge d’instruction donna la vengeance comme mobile probable du crime ; mais ce ne fut pas l’avis du procureur qui ne vit là qu’une répétition pure et simple du premier drame.

Enfin on suivit les deux pistes : les gendarmes se rendirent immédiatement chez le roi des braconniers.

Par bonheur pour lui le père Giraud était atteint depuis quatre jours d’une pneumonie qui lui interdisait toute sortie ; il délirait même quelque peu.

Le procureur triompha :

— Vous voyez, disait-il au juge, vous voyez, mon cher ami, que nous nous trouvons simplement en face d’un crime commis par un braconnier surpris par le garde.

— Mais les braconniers, objecta le juge, n’ont pas l’habitude d’aller à l’affût auprès des maisons des gardes. Or la victime a été frappée à quelques mètres de son habitation, près de la porte de sortie.

— Mais, mon cher juge, il n’y avait qu’une personne qu’on pouvait accuser et l’individu en question est atteint depuis quatre jours d’une fluxion de poitrine.

L’enquête n’aboutissait à aucune piste sérieuse.

On ne pensa même pas à perquisitionner dans le logement de la bossue qui ne pouvait être soupçonnée, à cause de ses infirmités et puis de sa présence à la ferme la nuit du crime.

Seul, le bouvier dodelinait de la tête ; le vieux, — les anciens ont le sommeil léger, — avait entendu les aboiements du chien.

Mais cela ne le regardait pas, et somme toute ce n’était pas une preuve de la culpabilité de la bossue.

Toutefois il dodelinait de la tête pour se former sans doute une conviction, et, quand on annonça, le lendemain matin, la nouvelle à la servante, il l’examina attentivement.

Mais pas un muscle de sa face ne bougea et elle se contenta de dire :

— Malgré qu’il ait tué mon homme, c’est ben malheureux !