La Bonne aventure (Sue)/3/I

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-39).
II  ►

I

La porte du salon du docteur s’ouvrit, et un vieux domestique qui avait fait partie de la maison de l’ex-marquise de Blainville annonça :

— Monsieur et madame Fauveau !

Joseph portait l’habit noir et la cravate blanche de rigueur, et tenait galamment sur son bras le châle de sa femme soigneusement plié. Maria était si charmante, avec sa simple robe de soie gorge de pigeon et son frais petit bonnet de dentelle orné d’un nœud de rubans et de quelques boutons de rose mousseuse, que madame Bonaquet ne put s’empêcher de dire tout bas à son mari, au moment où il allait au devant de ses amis :

— Mon Dieu que cette jeune femme est donc jolie !

— Combien vous êtes aimable, ma chère madame Fauveau, d’avoir, ainsi que Joseph, accepté notre invitation, — dit Jérôme à la gentille parfumeuse en la conduisant auprès d’Héloïse.

Celle-ci, s’avançant avec empressement vers Maria, lui dit avec la plus gracieuse affabilité :

— Je suis heureuse, Madame, d’avoir l’honneur de vous recevoir ici ; je sais que vous et M. Fauveau êtes les meilleurs amis de M. Bonaquet ; puis-je espérer que vous m’accorderez un peu de cette bonne amitié que vous avez pour mon mari et à laquelle il est si sensible ?

— Madame… — répondit Joseph en saluant de son mieux, — Madame… certainement…

— Tenez, Madame, reprit vivement Maria, — je n’irai pas, moi, par quatre chemins, je vous dirai tout de suite : vous avez l’air d’une si aimable personne, votre figure me revient tant, qu’il me sera très facile et très agréable d’être amie avec vous… comme nous le sommes avec M. Bonaquet.

— Et moi, Madame, — répondit Héloïse touchée de l’accent sympathique et sincère de la jeune femme, — je vous dirai non moins franchement que vous me plaisez aussi beaucoup et qu’il faut me promettre que nous nous verrons souvent.

— Oh ! mon Dieu ! tous les dimanches si vous voulez, madame, car les autres jours les gens de boutique comme nous sont à leur comptoir. Aujourd’hui, par exemple, c’est un extra, j’ai prié maman de venir à ma place tenir le magasin pendant la soirée et garder ma petite fille. Mais à propos de ma petite fille, madame, — ajouta Maria en regardant M. Bonaquet avec un ineffable sourire, — je vous l’amènerai ; vous verrez comme elle est gentille ; ça vous fera comprendre mieux que des paroles tout ce que nous devons à votre mari et combien nous avons sujet de l’aimer, lui, le sauveur de notre chère enfant !

— Oh ! oh ! moi ?… — reprit gaîment le docteur, — moi… et vous aussi, ma chère madame Fauveau. Vos soins de tous les instants ont fait autant que les miens.

— Je crois bien. Figurez-vous, madame, que pendant plus d’un mois, jour et nuit, Maria n’a pas quitté cette pauvre petite, — dit Joseph avec un gros soupir. — Oui, madame pendant plus d’un mois elle n’a pas quitté notre petite fille.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — reprit Maria en haussant les épaules et faisant une ravissante petite moue, — que c’est donc impatientant, n’est-ce pas, madame, d’entendre les gens être toujours à s’extasier de ce qu’il fait soleil en plein midi ?

— Que voulez-vous, madame, — reprit Héloïse en souriant, — rien n’est sans doute moins extraordinaire qu’un beau jour de printemps bien pur, bien doux. Cela doit-il empêcher de dire que rien n’est plus charmant ?

— Bravo ! — reprit Joseph en se frottant les mains et tout enchanté du compliment qu’on adressait à sa femme. — Ah ! ah ! vois-tu, petite Maria, que j’ai le droit de te répéter tant que ça me plaît que je te trouve bonne et charmante.

— Je le crois bien, mon bon Joseph, que tu en as le droit, — reprit gaîment le docteur Bonaquet, — la loi le dit : la femme doit obéissance à son mari. Or donc, ta femme est forcée de se laisser adorer du matin au soir et de s’entendre dire qu’elle est adorable. Ah ! mais oui, madame Fauveau… c’est ainsi ! il n’y a pas à plaisanter avec la loi, au moins.

— Ta, ta, ta ! monsieur Bonaquet, — reprit Maria d’un petit ton mutin rempli de finesse ; — mêlez-vous de ce qui vous regarde, sinon je vous dirai, moi, que si vous étiez forcé d’écouter les actions de grâce de tous ceux à qui vous avez rendu la vie, vous n’auriez pas le temps de la rendre à d’autres.

— Attrape ! Jérôme, — dit Joseph tout fier de la répartie de sa femme. — Va donc t’y faire mordre maintenant.

— Après tout, mon ami, — dit Héloïse en souriant et de plus en plus charmée de la gentillesse de Maria, — vous n’avez que ce que vous méritez !

— Ah ! mon Dieu ! Joseph, — s’écria tout-à-coup madame Fauveau qui venait seulement de remarquer les portraits de famille dont le salon était orné. — Vois donc, Joseph, — ajouta-t-elle en s’approchant pour les regarder, — les beaux tableaux !

Puis, se tournant vers Héloïse, elle reprit ingénûment :

— C’est des rois et des reines de l’ancien temps ! n’est-ce pas, madame ? Faut avouer, par exemple, qu’ils ont l’air de braves gens ; ça se reconnaît à leur mine. Cette reine-là surtout, avec son beau manteau bleu tout brodé d’or ; regarde donc, Joseph, quelle figure douce et avenante ? Je parierais qu’elle était aimée de ses sujets, celle-là. Mon Dieu, mon Dieu ! est-on sotte et malheureuse d’être ignorante comme une carpe et de ne savoir rien de rien, — ajouta Maria avec un naïf accent de regret. — Mais vous qui savez tout, monsieur Bonaquet, vous devez savoir son nom à cette belle et bonne reine-là ? Dites-nous le donc, car mon pauvre Joseph, n’est pas plus fort que moi en histoire.

Il s’agissait, on le devine, du portrait qui représentait une femme en grand costume de la cour impériale, la mère d’Héloïse ; celle-ci, touchée de la sympathie que les traits de sa mère inspiraient à Maria, lui répondit avec un sourire ému :

— Vous ne sauriez croire, madame, quel plaisir vous me faites en me disant que la figure de cette personne vous agrée ; vous la jugez, d’ailleurs, à merveille : sa douceur, sa bonté, la faisaient chérir de tous et chaque jour, en contemplant son image bien-aimée, je me rappelle sa tendresse et ses vertus.

— Comment, madame, — dit Maria stupéfaite, — vous la connaissiez ?

— C’était ma mère.

— Votre mère, madame ! — s’écria Maria de plus en plus abasourdie et ne pouvant croire à ce qu’elle entendait. — Ah ! mon Dieu ! votre mère, cette belle reine ?

— Ma femme n’a pas eu de si royales destinées, ma chère madame Fauveau, — reprit Bonaquet en souriant. — Ce brillant costume vous trompe ; les originaux de ces portraits n’étaient ni des rois ni des reines, c’étaient des…

— Des acteurs, n’est-ce pas ? — dit vivement Maria, enchantée de sa pénétration, exprimée d’ailleurs avec un accent de respectueuse déférence, car un comédien lui semblait un personnage. — Ainsi, — reprit-elle d’un ton d’admiration naïve en ouvrant ses jolis yeux de toutes ses forces pour regarder les tableaux, — c’est ça, c’étaient des acteurs dans leurs plus beaux costumes de théâtre ? Oui, oui, voilà là-haut une autre dame déguisée en marquise avec sa robe à paniers.

Sancta simplicitas ! — murmura Bonaquet, en regardant sa femme.

Celle-ci, malgré l’émotion que lui avait causé le souvenir de sa mère, ne put s’empêcher de sourire de la méprise ingénue de la jeune femme, tandis que Jérôme reprenait gaîment :

— Autre erreur, ma chère madame Fauveau. Erreur très-concevable, du reste ; car les personnages que vous voyez-là étaient quelquefois, à regret, obligés de paraître ainsi affublés sur un théâtre où l’on joue d’assez pauvres comédies. Ce théâtre s’appelle la cour.

— Et là souvent on accepte un rôle qui contrarie la modestie et la simplicité de nos goûts. — ajouta Héloïse. — Ma mère était du nombre de ces personnes qui se plaisent peu à la cour.

— La cour ?… un rôle ?… — répéta Maria en faisant de vains efforts pour comprendre.

Puis, se tournant vers son mari :

— Et toi, Joseph, y es-tu ?

— Ma foi non ! — répondit Fauveau avec bonhomie, et s’adressant à Héloïse :

— Il faut nous excuser, madame ; nous ne sortons guère, voyez-vous, de notre boutique ; nous ignorons bien des choses, et notre ami Jérôme, qui voit tant de monde est un gros monsieur auprès de nous.

— En deux mots, mon bon Joseph, — reprit le docteur. — voici cette énigme : ma femme appartient à une noble et ancienne famille qui a occupé de grandes charges dans l’État. Ces portraits sont ceux de ses parents les plus proches, de même que tu vois aussi là les portraits de mon digne père et de ma chère mère.

— Cette bonne vieille en bonnet rond, n’est-ce pas, monsieur Bonaquet ? — reprit Maria en examinant le tableau avec attention. Puis elle reprit : — Eh bien, moi qui ne me connais pas en peinture, je gagerais pourtant qu’elle avait un cœur d’or, votre chère mère. Vois donc, Joseph, quel air doux et bon.

— Oh ! c’est vrai ; il semble qu’on l’aimerait rien qu’à la voir.

— C’est tout de même drôle, — reprit Maria d’un air pensif en contemplant tour-à-tour les portraits aristocratiques et les portraits plébéiens ; — là, une grande dame en manteau de cour… ici, une bonne femme en bonnet rond.

Et ensuite d’un moment de silence, la jeune femme ajouta, comme si elle eût répondu à une secrète pensée :

— Après tout, pourquoi donc pas ?

— Voyons, ma chère madame Fauveau, — dit gaîment le médecin, — Soyez franche comme toujours… dites-nous… toute votre pensée.

— Oh ! n’aie pas peur, — reprit le bon Joseph qui attendait les paroles de sa femme pour savoir s’il devait ou non se montrer surpris de ce que Bonaquet avait épousé une grande dame, — n’aie pas peur, va, Jérôme ; quand Maria ne dira pas ce qu’elle pense… c’est qu’elle sera muette.

— Mon Dieu, c’est tout simple, ce que je pense, — reprit madame Fauveau. — D’abord je me suis dit : Tiens, tiens, tiens ! M. Bonaquet, notre ami, à nous petits boutiquiers, qui épouse une belle dame noble, dont les parents étaient de la cour, c’est drôle ! Et puis, en réfléchissant, j’ai ajouté : Ah çà ! mais, voyons donc un peu ! Pourquoi donc ce mariage m’étonnerait-il ? Ils s’aimaient, ils se convenaient, ils se sont mariés, voilà tout. Est-ce que si j’avais été la fille d’un gros banquier, ça m’aurait empêché d’épouser Joseph, parce qu’il n’aurait été que petit détaillant ? Est-ce que de son côté, si Joseph avait été gros banquier, il ne m’aurait pas épousée quoique fille de petits commerçants ?

— Moi ! — s’écria Joseph, je me serais fait couper en morceaux plutôt que de renoncer à toi, petite Maria.

— Pardi ! je le crois bien, monsieur Joseph, — répondit la jeune femme en riant, et avec une gentille mine de coquetterie. — C’est donc pour vous dire, monsieur Bonaquet, qu’à mon avis, du petit au grand, quand de braves gens s’aiment et se plaisent, il est tout simple qu’ils se marient ; richesse et noblesse n’y font ni chaud ni froid, car après tout, — ajouta Maria en riant de ce petit air mutin qui la rendait si séduisante, — ce n’est pas avec de la noblesse que l’on s’adore, ni avec des écus que l’on s’embrasse ; mais par exemple, il faut dire une chose, — reprit Maria en redevenant sérieuse, presque émue, en s’adressant à Héloïse, — pour une grande dame, vous n’êtes pas fière du tout, madame, ce qui montre que vous avez bon cœur. Et je me sens aussi à l’aise avec vous, que tout-à-l’heure, quand j’ignorais votre rang. Ah ! pour ça non, vous n’êtes pas fière !

— Vous vous trompez, madame, — reprit Héloïse en tendant la main à la jeune femme avec une cordialité croissante, — je suis fière, très-fière, d’avoir pressenti, d’après ce que mon mari me disait de vous, qu’il n’y avait rien de meilleur que votre cœur, rien de plus aimable que votre esprit et votre naturel.

— Vrai, madame ? vous trouvez cela ? — répondit Maria en serrant avec effusion la main que lui tendait madame Bonaquet. — Eh bien ! tant mieux ; vos compliments devraient m’embarrasser, et au contraire, ils me rendent toute heureuse pour Joseph et pour moi. C’est peut-être orgueilleux de ma part ; mais que voulez-vous, je ne peux pas m’empêcher de dire ce que je pense.

Sancta simplicitas ! — murmura de nouveau le docteur Bonaquet en regardant sa femme avec une douce émotion qu’elle partageait.

À ce moment, le vieux domestique ouvrit la porte du salon, et vint discrètement parler à l’oreille de madame Bonaquet ; celle-ci dit alors à son mari :

— Mon ami, il est sept heures passées, M. Ducormier n’arrive pas ; nous pouvons, je crois, agir sans façon avec lui, voulez-vous que l’on serve ?

— Anatole aura sans doute été retenu par quelque affaire imprévue, — répondit Jérôme Bonaquet ; — il ne peut tarder à arriver ; mais l’on ne se gène pas entre amis : ma foi ! mettons-nous à table.

Héloïse fit un signe au vieux domestique qui sortit.

— C’est ça, à table, c’est le meilleur moyen de le faire arriver, ce traînard d’Anatole, — dit gaîment Fauveau.

— Et, comme nous avons l’habitude de dîner toujours à cinq heures, — ajouta non moins gaîment Maria, — il se trouve, mon pauvre monsieur Bonaquet, que j’ai une faim de tigresse, et je vais tout-à-l’heure joliment me guérir de cette maladie là, sans avoir besoin de vos ordonnances, car…

Mais, s’interrompant et s’adressant à son mari qui, sans avoir des usages très-raffinés, tâchait de lui faire comprendre par signes qu’il était inutile de parler de son appétit. Maria lui dit :

— Quoi donc, Joseph ? qu’est-ce que tu as ?

— Moi ? rien, mais rien du tout, ma petite Maria, — se hâta de dire Fauveau en rougissant jusqu’aux oreilles ; — je… je cherchais où placer ton châle.

En effet, le digne garçon avait jusqu’alors toujours tenu le châle plié sur son bras.

— Bon, j’y suis, je comprends ! — dit Maria en se mettant à rire comme une folle ; — tu me fais les gros yeux parce que je dis tout haut que j’ai bon appétit, n’est-ce pas ?

— Mais non, — reprit Joseph de plus en plus embarrassé ; — mais non, je t’assure.

— Au fait, peut-être ne doit-on pas dire en belle société que l’on a faim lorsqu’on a faim reprit gaiement Maria en regardant Héloïse. — En ce cas, excusez-moi, madame.

— C’est, au contraire, à vous de nous excuser de vous faire dîner si tard, — répondit gaiement Héloïse, — et, au risque d’être aussi grondée par M. Fauveau, je vous avouerai tout haut, comme vous, que j’ai grand faim ; mais heureusement nous sommes servis, — ajouta madame Bonaquet, en voyant le vieux domestique ouvrir les deux battants de la porte du salon qui conduisait à la salle à manger. — Monsieur Fauveau, donnez-moi votre bras, je vous prie.

— Ma foi, tant pis pour Anatole ? — dit le médecin en prenant à son tour le joli bras de Maria ; — il nous trouvera à table ; ça lui apprendra à avoir des affaires imprévues.

Et les quatre convives, entrant dans la salle à manger, prirent place à une table modestement servie et seulement remarquable par une excessive recherche de propreté.

L’entretien continua de la sorte entre nos quatre personnages :

— Du reste, — dit le docteur Bonaquet à sa femme, — il ne faut pas nous étonner beaucoup, ma chère Héloïse, de l’inexactitude d’Anatole ; un déménagement de garçon n’est sans doute pas grand’chose, mais ce pauvre ami se sera sans doute occupé de ce soin ; de là son retard.

— Tiens ! Anatole déménage ? — demanda Fauveau.

— Il est vrai, tu ne savais pas cela, mon bon Joseph, — reprit le docteur. — Anatole vient demeurer dans notre maison et se fixer auprès de nous.

— Ah bah : — fit Joseph. — Voyez-vous le sournois ! Hier il a dîné avec nous et il ne nous en a pas soufflé mot, n’est-ce pas, Maria ?

— Non, — répondit la jeune femme, — et ce n’est pas gentil de sa part.

— Je vais défendre M. Ducormier, — reprit Héloïse. — C’est qu’hier, il n’avait pas encore pris la résolution dont vous parle M. Bonaquet.

— Mais alors, — reprit Joseph, — comment s’arrangera-t-il avec son ambassadeur ? Anatole ne retournera donc pas à Londres ?

— Non, mon cher Joseph ; il abandonne ses fonctions de secrétaire, et je suis certain de lui trouver ici de l’occupation.

— Ma foi, tant mieux, reprit Fauveau, mis de plus en plus à l’aise par l’affabilité de ses hôtes ; — je dis tant mieux, pour deux raisons : d’abord parce que nous le verrons davantage, ce brave Anatole, et puis, selon moi…

— Eh bien, Joseph ?

— Eh bien, dans mon gros bon sens, je crois que pour des gens comme nous, la fréquentation du grand monde n’est pas saine ; il faut que cela soit vrai ; car enfin, Anatole, un cœur d’or, un garçon d’esprit s’il en est… — Puis s’interrompant, Fauveau ajouta : — Voyons, Jérôme, entre nous, est-ce qu’ Anatole ne t’a pas paru un peu changé ?

— Si… ce n’était plus là notre ami d’autrefois ; mais grâce à Dieu, dans peu, mon bon Joseph, tu le reverras ce qu’il était jadis.

— Ce qu’il y a de certain, reprit gaîment Maria, — c’est que Joseph m’avait dit hier : Tu verras Anatole, comme il est bon enfant, comme il est timide ; c’est une vraie demoiselle ; à telle enseigne que le croyant une demoiselle, je lui avais fait moi-même de la crème au chocolat… mon triomphe.

— Comment ! — dit Bonaquet, — est-ce qu’Anatole aurait eu la scélératesse de n’en pas manger de cette fameuse crème au chocolat, madame Fauveau ?

— Ah ! par exemple ! M. Anatole est trop poli pour m’avoir fait un pareil affront, monsieur Bonaquet ; il a mangé de ma crème ; il en a même mangé deux fois.

— Ce qui ne m’étonne pas du tout, — reprit le docteur ; — car moi…

— Oh ! vous, monsieur Bonaquet, — dit Maria en riant comme une folle, — chez nous, vous mangiez toujours vos trois petits pots.

— Et encore, — reprit le docteur en riant, — je m’arrêtais par discrétion.

— Eh bien donc, — reprit Maria, — j’ai trouvé M. Anatole très gai, très bon enfant, si vous voulez ; mais pour être timide et une vraie demoiselle, c’est autre chose ; aussi, en l’entendant parler de tous ces grands seigneurs, de toutes ces belles dames qu’il voyait, nous disait-il, tous les jours ; de ces fêtes, de ces bals superbes, qu’il nous dépeignait à nous éblouir, j’ai été d’abord comme honteuse du pauvre petit dîner que nous lui donnions dans notre arrière-boutique, et puis après, ma foi ! je me suis dit : Dame ! on est ce qu’on est, on donne ce qu’on a ; nous recevons M. Anatole de tout cœur, il doit être de tout cœur avec nous, puisque c’est un des meilleurs amis de Joseph, et mon embarras s’en est allé comme il était venu. D’ailleurs, M. Anatole a été très aimable, seulement, je l’ai trouvé un peu trop moqueur ; mais du reste, il parle si joliment, il sait tant d’histoires, que notre soirée a passé comme un éclair, et onze heures sonnaient que nous croyions qu’il était à peine huit heures, n’est-ce pas, Joseph ?

— Certainement, et nous étions si éveillés, si émoustillés, que l’idée nous est venue d’aller intriguer Anatole au bal de l’Opéra, où tu nous a rencontrés.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? — dit soudain Héloïse à son mari. — Vous semblez préoccupé ?

— Voilà bientôt huit heures et Anatole ne vient pas, — reprit le médecin. — Malgré moi, ce retard m’inquiète. Mais bah ! c’est folie que de m’inquiéter. N’ai-je pas sa parole ? Allons, mon bon Joseph, un verre de ce vieux vin de Bordeaux (cadeau d’un de mes malades) ; à la prompte arrivée d’Anatole et à son heureux retour parmi nous !

— De tout mon cœur, Jérôme, car Anatole est au fond le meilleur garçon du monde. Mais c’est au physique qu’il est changé. Quand je pense que nous l’avons quitté portant des souliers lacés, une casquette de loutre et des habits à manches trop courtes, et voilà que je le retrouve mis comme un prince, beau à peindre, hardi comme un page, et vous parlant des ducs et des princes avec autant de respect que nous parlions au collège des pions et des chiens de cour. Aussi, ma foi, je ne pouvais résister au plaisir de l’écouter et même de le regarder, car je n’en revenais pas. Je me disais : Comment ! ce beau et charmant garçon, qui doit faire tourner la tête de toutes les femmes, c’est notre Anatole d’autrefois !

— C’est pourtant vrai, madame, — reprit Maria. — Figurez-vous que depuis hier, Joseph n’a cessé de me répéter : Mon Dieu, qu’Anatole a une jolie figure ! quelle jolie tournure ! Est-il mince, est-il mince, est-il bien mis, a-t-il l’air distingué ! Qu’est ce que je dois donc paraître auprès de lui ? Que je donnerais donc de choses pour lui ressembler !

— C’est que c’est la vérité, aussi, — reprit le bon Joseph. — N’est-ce pas, Jérôme, que nous autres nous ne sommes que de la Saint-Jean auprès de ce beau garçon-là ?

– N’est-ce pas, madame, que Joseph dit des bêtises ? — s’écria Maria en rougissant d’impatience. — Qu’est-ce que cela signifie, qu’on n’est que de la Saint-Jean ? qu’on paraît moins bien que celui-ci ou que celui-là ? Paraître ? Aux yeux de qui… paraître ? Aux yeux de votre femme, probablement, monsieur Joseph ? car il n’y a qu’elle que ça regarde, vu qu’elle ne regarde que vous ! Et si elle vous trouve bien, très bien comme vous êtes, c’est encore poli et gentil, de dire que vous n’êtes que de la Saint-Jean. Alors vous pensez donc que votre femme a mauvais goût ou qu’elle ne s’y connaît pas, puisqu’elle vous préfère à tous ?

Il y avait tant de sincérité dans la petite boutade de Maria, tant de justesse dans ses paroles, qu’Héloïse dit en souriant à Joseph :

— Je dois avouer, monsieur, que vous méritez ces reproches ; madame Fauveau a parfaitement raison ; nous autres femmes, nous sommes les seuls, les meilleurs juges des dehors qui nous plaisent.

— Allons, madame, j’ai tort, — dit Joseph ; — mais, que voulez-vous ? j’aime tant ce petit démon-là ! il me rend si heureux, si heureux ! que quelquefois je désirerais être tout ce qu’il y a de meilleur, de plus riche et de plus charmant au monde, afin d’être digne de tout le bonheur que je lui dois.

Ces derniers mots furent prononcés par Fauveau d’une manière si touchante ; il regarda sa femme d’un air si tendre, si bon, que Maria tout émue et combattant l’envahissement d’une larme qui noya ses yeux, s’écria :

— Ah ! Joseph, ça n’est plus de jeu ! nous plaisantions ; je n’ai pas de défiance, et tu viens me dire des choses tendres qui vous font monter les larmes aux yeux. N’est-ce pas, madame, que ce n’est pas généreux à lui ?

Héloïse, qui s’intéressait de plus en plus à Maria dont la gentillesse, la droiture et la sincérité la charmaient, allait lui répondre, lorsque le vieux domestique entra et remit une lettre au docteur.

— L’écriture d’Anatole, — se dit Bonaquet avec une inquiétude involontaire. Puis s’adressant à sa femme :

— Voulez-vous, ma chère amie, que nous rentrions dans le salon ?

Le dîner étant terminé, Héloïse se leva, prit le bras de Fauveau, tandis que le docteur offrit le sien à Maria, et les convives quittèrent la salle à manger.