La Biosphère/Préface de l’édition russe

Félix Alcan (p. ix-xii).

PRÉFACE DE L’ÉDITION RUSSE

Parmi les nombreux ouvrages géologiques il manquait une étude d’ensemble sur la biosphère, qui l’exposât comme un bloc intégral, comme la manifestation régulière du mécanisme de la planète, de sa région supérieure, l’écorce terrestre.

La soumission même de l’existence de la biosphère à des lois fixes n’est généralement pas prise en considération.

La vie sur la Terre est envisagée comme un phénomène accidentel, c’est ainsi que nos conceptions scientifiques méconnaissent l’action de la vie sur la marche des processus terrestres qui se manifestent à chaque pas : nous entendons la non-contingence du développement de la vie sur la Terre et la non-contingence de la formation, à la surface de la planète, et à la limite du milieu cosmique, d’une enveloppe spécifique pénétrée de vie, la biosphère.

Un tel état de connaissances géologiques est en rapport étroit avec la notion particulière, historiquement élaborée, qui envisage les phénomènes géologiques comme un ensemble de manifestations de causes insignifiantes, comme un peloton d’accidents. On perd la notion scientifique de phénomènes géologiques comme de phénomènes planétaires, dont les régularités ne sont pas propres à notre Terre seule ; la notion de la structure de la Terre comme d’un mécanisme dont les parties forment un ensemble harmonieux et dont les particularités doivent être étudiées en relation avec cette notion du mécanisme, c’est-à-dire comme d’un ensemble indivisible.

En géologie, ce sont les particularités seules des phénomènes se rapportant à la vie qui sont généralement étudiées. L’étude du mécanisme dont ils font partie n’est pas posée comme un problème scientifique. Dès lors et faute de la conscience de l’existence de ce problème, l’investigateur passe à côté de ces manifestations qui l’entourent sans les apercevoir.

Dans ces essais, l’auteur a tenté de considérer autrement l’importance géologique des phénomènes vitaux.

Il ne construit aucune hypothèse. Il tâche de demeurer sur un terrain solide et ferme, celui des généralisations empiriques. Se basant sur des faits précis et incontestables, il essaie d’exposer la manifestation géologique de la vie, de donner un tableau du processus planétaire qui se déroule autour de nous.

Il laisse cependant de côté trois idées préconçues dont la pénétration, historiquement établie dans la pensée géologique, lui semble en contradiction avec les généralisations empiriques de la science, ces acquisitions fondamentales du naturaliste.

L’une de ces idées, c’est la conception, dont il a été question plus haut, de phénomènes géologiques comme de coïncidences accidentelles de causes, aveugles par leur essence même, ou apparaissant telles, par suite de leur complexité et de leur pluralité, inaccessibles à la pensée scientifique de l’époque actuelle.

Cette idée préconçue, courante dans la science, est en relation partielle avec des concepts de l’univers philosophiques et religieux déterminés ; elle est généralement basée sur une analyse logique imparfaite des fondements des connaissances empiriques.

L’auteur suppose que les deux autres idées préconçues qui se sont glissées dans le travail géologique prennent racines dans des constructions étrangères aux principes empiriques de la science et y sont venues du dehors. D’une part l’existence d’un commencement de la vie, de sa genèse à une certaine étape du passé géologique de la Terre, est considérée comme logiquement nécessaire. Cette idée a pénétré dans la science sous forme de spéculations religieuses et philosophiques. D’autre part, la répercussion des étapes pré-géologiques de l’évolution de la planète, dont l’état se distinguait nettement de celui actuellement soumis à l’investigation scientifique, sur les phénomènes géologiques, est considérée comme logiquement nécessaire. En particulier, on estime l’existence de l’étape de la terre ignée-liquide ou incandescente gazeuse comme absolument certaine. Ces notions ont pénétré dans la géologie quand on a conçu un domaine d’intuitions et de recherches philosophiques et surtout cosmogoniques.

L’auteur admet l’obligation d’accepter les conséquences logiques de ces idées pour illusoires, et considère leur application au travail géologique courant comme nuisible et dangereuse pour celui-ci.

Sans anticiper sur l’existence du mécanisme de la planète combinant les diverses parties de celle-ci en un ensemble indivisible, il tâche d’embrasser à ce point de vue tous les faits empiriques scientifiquement établis et perçoit la concordance parfaite de cette idée avec celle de la répercussion géologique de la vie. Il lui semble que l’existence du mécanisme planétaire comprenant la vie et en particulier la région de sa manifestation, la biosphère, comme sa partie intégrante, répond à toutes les données empiriques et découle nécessairement de son analyse scientifique.

N’acceptant pas la nécessité logique de l’admission d’un commencement de la vie et de la répercussion des étapes cosmiques de la planète sur les phénomènes géologiques, en particulier de l’existence d’un état antérieur igné-liquide ou gazeux, l’auteur les rejette du domaine de ses recherches. Ne découvrant ainsi aucune trace de leur manifestation dans les données empiriques accessibles à l’étude, il trouve possible de tenir ces notions pour des constructions inutiles, restreignant les limites des généralisations scientifiques solides et de valeur. En analysant désormais ces généralisations et la synthèse théorique liée à elles, il convient de renoncer à ces hypothèses philosophiques et cosmogoniques qui ne peuvent être fondées sur les faits. Il faut en chercher de nouvelles.

Les deux essais La biosphère dans le Cosmos et Le domaine de la vie, qui constituent ce volume sont indépendants l’un de l’autre, mais reliés par le point de vue commun exposé plus haut. La nécessité de leur élaboration est apparue à l’auteur lors des études sur les phénomènes de la vie dans la biosphère, qu’il poursuit depuis l’année 1917.